Le français face aux bilinguismes et aux métissages culturels
p. 59-64
Texte intégral
1Des communautés d’origines diverses, de cultures et de langues différentes cohabitent dans les cités — de banlieues ou non — et les quartiers des villes françaises. Du fait des pratiques langagières de ces différentes communautés une interlangue émerge entre le français véhiculaire dominant, à savoir la langue circulante, et l’immense variété de vernaculaires qui compose la mosaïque linguistique des cités : arabe maghrébin, berbère, langues africaines et asiatiques, langues de type tzigane, créoles des Départements et Territoires d’Outre-Mer, turc pour ne citer que ces langues ou parlers. Les locuteurs, jeunes et moins jeunes, qu’ils soient français de souche ou issus de l’immigration, sont parfaitement conscients de cette mixité langagière et ils savent parfaitement utiliser cette variété de français métissé à des fins identitaires. De telles pratiques sociales et langagières constituent les foyers les plus actifs pour l’émergence de formes argotiques, qui sont elles-mêmes autant de preuves des stratégies d’évitement, de contournement des interdits et tabous sociaux1 mises en œuvre par les locuteurs, les groupes de locuteurs qui produisent de telles formes. Une contre-légitimité linguistique peut ainsi s’établir2. La situation linguistique française correspond bel et bien à ce schéma et des parlers argotiques, plus ou moins spécifiques à tel(s) ou tel(s) groupe(s) ont toujours existé de manière concomitante avec ce que l’on appelle par habitude « langue populaire3 ». Dans cette variété de français se met alors en place un processus de déstructuration de la langue française circulante par ceux-là même qui l’utilisent en y introduisant leurs propres mots, ceux de leur origine, de leur culture. Les formes langagières, au travers de leurs diverses variantes régionales, deviennent autant de marqueurs identitaires et elles exercent de ce fait pleinement leur fonction d’indexation. Les personnes qui vivent dans des cités de banlieue ou dans des quartiers dits « défavorisés » — entre des tours et des barres — parlent par conséquent de plus en plus fréquemment une forme de français que certaines d’entre elles désignent par « verlan », d’autres « argot », voire « racaille-mot » (< « mots de la racaille »). Cette variété de français intersticiel (interlangue), mentionnée plus haut et que l’on peut désigner par « argot des cités » ou « argot de banlieue » est en réalité la manifestation contemporaine la plus importante d’un type de langue française, qui au cours des dernières décennies, tout comme les diverses populations qui l’ont parlée, a perdu tout d’abord son caractère rural, par la suite toute indexation ouvrière, voire prolétaire, pour devenir le mode d’expression de groupes sociaux insérés dans un processus d’urbanisation4. Progressivement se sont alors développés des parlers urbains français, qui sont pratiqués de manière plus ou moins importante au quotidien (usages actifs/passifs) par des millions de personnes en France, que celles-ci soient françaises d’origine ou non, issues de l’immigration ou étrangères5. Bien souvent ces personnes subissent au quotidien une « galère » (ou violence) sociale, que reflète leur expression verbale, au même titre que leur « violence réactive »6.
2Pendant toutes les années 1990, cet argot de cités, ce Français Contemporain des Cités (FCC en abrégé), est sorti d’entre les tours et les barres, qui l’ont vu naître, émerger, exploser au début des années 19807. Les formes lexicales du FCC sont puisées d’une part dans le vieux français et ses variétés régionales, d’autre part dans le vieil argot, celui de Mimile, mais aussi dans les multiples langues des communautés liées à l’immigration8. Par ailleurs le FCC comporte aussi un nombre important de créations lexicales spécifiques, qui ne sont pas uniquement du verlan, comme on peut le croire communément et les exemples qui suivent illustrent le caractère métissé de certains mots utilisés en Français Contemporain des Cités 9 :
Bledard, bledman, blédos, blédien : celui qui arrive de son bled, ignorant, paysan (= rustre) ; arabe. Suffixation en -ien, suffixation argotique en -os, -ard de bled (substantif argotique d’origine arabe). L’arabe classique bilafid a donné en arabe maghrébin bled avec le sens de terrain, ville, pays. C’est par l’intermédiaire de l’argot militaire d’Afrique du Nord à la fin du siècle dernier (époque du colonialisme) que ce terme est passé en argot, synonyme : deblé man.
Carbichounette : prostituée, putain ; fille, femme (avec le sens de petite amie). Mot valise formé à partir de l’arabe qœhbœ (prostituée) + choune (déformation phonétique du berbère hœtʃun/hœtun désignant le sexe féminin + diminutif -ette.
Dareuf : frère. Préfixe berbère da désignant celui qui bénéficie du droit d’aînesse dans une fratrie + reuf, verlan de frère. La construction même de ce terme est le reflet linguistique d’un trait culturel particulier aux populations d’origine maghrébine, à savoir le rôle « paternel » joué par le grand frère dans une famille.
Gorette : fille, femme. Wolof gorr (homme) avec adjonction du suffixe -ette. Il s’agit ici d’un procédé de suffixation identique à celui qui à partir de beur au masculin donne beurette au féminin ;
Hétiste : personne désœuvrée (sans travail, généralement au chômage). Arabe dialectal maghrébin + suffixe -iste. Le hétiste est par conséquent celui qui est adossé au mur, passant son temps à ne rien à faire, parce qu’il n’a pas de travail ;
Kiffer : aimer. À rapprocher d’une part de l’arabe kiff (mélange de cannabis et de tabac) et du fait, par conséquent, d’aimer le kiff mais à rapprocher aussi de locutions telles être kiff de qqn.
Raclette : fille, femme. Forme diminutive en -ette de racli, forme féminine correspondant à raclo (dialecte kalderash [tsigane] rakl-o, garçon non Tsigane, homme non marié non Tsigane en sinto) et désignant une femme non Tsigane.
Scarlette : fille, femme. Suffixation en -ette de scarla, verlan de lascar (a-vaurien ; b- gars, gars de la cité, avec connotation de ruse, de force, autant de qualités attendues de la part d’un soldat [cf. étymologie de ce mot] ou de quelqu’un qui doit faire face aux exigences de la vie), homme ; persan laskhar, soldat, puis en arabe).
3L’identité linguistique affirmée (« le français, c’est une langue, c’est pas la mienne », « l’arabe c’est ma langue », « l’espagnol c’est ma langue mais c’est pas ce que je parle »), elle-même corrélée de manière très forte à l’identité ethnique, va pouvoir être exprimée par les locuteurs qui pratiquent le Français Contemporain des Cités grâce à l’utilisation de termes empruntés aux langues de leur culture d’origine. Ceci peut s’opérer non seulement de manière intercommunautaire (étrangers et personnes issues de l’immigration/français de souche ; maghrébins/africains/asiatiques/antillais, etc. ; strates d’immigration plus anciennes/nouveaux arrivants) mais aussi par rapport à l’extérieur de la cité, du quartier où l’on réside.
4On note ce type de comportements plus particulièrement chez les jeunes issus de l’immigration, qui tiennent à se distinguer de ceux qui ont un mode de socialisation lié au travail, alors qu’eux-mêmes se sentent exclus du monde du travail et marginalisés10. Pour les jeunes issus de l’immigration « la langue d’origine acquiert une valeur symbolique indéniable… cette représentation "lignagière" de la langue d’origine ne va pas obligatoirement de pair avec un usage intensif de cette langue ni même sa connaissance » ainsi que le précisent Louise Dabène et Jacqueline Billiez11. Suivent quelques exemples de mots empruntés à diverses langues :
mots d’origine arabe, berbère : arhnouch (policier) (< arabe bnœʃ « serpent, policier ») ; casbah (maison) (< arabe qasba « maison ») ; choune (sexe féminin) (cf. supra) ; haram (péché) (< arabe hœrœm « péché ») ; hralouf (porc) (< arabe hœluf « porc ») ; mesquin (pauvre type)12 (< arabe miskin « pauvre ») ; shitan (diable) (< arabe ʃetan ou ʃitan « diable ») ; zetla (haschisch) (prononciation de SEITA13 par des locuteurs pratiquant l’arabe maghrébin) ; zouz (fille, femme) (en arabe dialectal maghrébin zudjou zuj (deux) est aussi utilisé pour désigner le « deuxième » d’un couple, l’autre, c’est-à-dire suivant les cas le mari ou la femme) ;
mots d’origine tzigane : bédo 14 (cigarette de haschisch) ; choucard (bien, bon, chouette) (romani ʃukar, ainsi qu’en dialecte kalderash [tzigane] et en argot serbo- croate à base tzigane, etc., cf. entre autres, Marcel Cortiade15, p. 162) ; chourav (dérober, voler) (< romani tʃorav, « je vole » ; cf. aussi tʃoriʃem, « je vole » en argot serbo-croate à base tzigane, cf. Marcel Cortiade, op. cit., p. 155) ; craillav (manger) (< romani xav, sinto xova, xajav, « je mange », cf. Frédéric Max, « Apports tsiganes dans l’argot français moderne », Études Tsiganes, 1972/1, p. 16) ; gadji (fille, femme) ; gadjo (gars, homme)16 ; gavait (fille, femme) (< sinto piémontais gavali, « femme » ; correspond au masculin gavalo, « homme ») ; marav (battre, frapper, tuer) (< romani marav, « je frappe » ; sinto maravo, « je tue » ; caló marar, « tuer », cf. Frédéric Max, op. cit., p. 17) ; raclo (gars, homme) (< dialecte kalderash (tsigane) rakló, « garçon non tsigane » ; cf. Georges Calvet, op. cit., p. 300) et la forme féminine correspondante racli (fille, femme) ; rodav (regarder ; utilisé en argot traditionnel avec le sens de trouver) ; schmitt (policier)17 ;
mots d’origine africaine : go (fille, jeune femme) (déformation phonétique de l’anglais girl) ; gorette (fille) (wolof go : r) (cf. supra) ;
mots d’origine antillaise : maconmé (homosexuel) (prononciation « créole » de ma commère) ; timal (gars, homme) (< petit mâle).
À noter aussi l’existence de faux mots tsiganes, par ajout d’un suffixe -av(e), tels bédav (fumer) (cf. bédo ci-dessus) ; couillav (tromper quelqu’un) (du français couillonner, couiller) ; graillav (manger) (argot grailler + craillave) ; pourav (sentir mauvais) (pourri + av) ; tirav (voler [à la tire]) (argot tirer).
5L’utilisation de tels termes « identitaires » dans le système linguistique dominant correspond à une volonté permanente de créer une diglossie, qui est de toute évidence la manifestation langagière d’une révolte avant tout sociale18. L’environnement socio-économique immédiat des cités et autres quartiers vécu au quotidien est bien souvent défavorable et parallèlement à la fracture sociale une autre fracture est apparue : la fracture linguistique 19. Ceux et celles qui utilisent de telles formes linguistiques peuvent ainsi s’approprier en quelque sorte la langue française circulante, qui devient alors leur langue ; ils et elles peuvent de ce fait non seulement se fédérer mais aussi et surtout espérer résister et échapper à toute tutelle en se donnant un outil de communication qui se différencie d’une part des différents parlers familiaux, qu’ils ou elles pratiquent, d’autre part de la forme véhiculaire de la langue française dominante légitimée. Les normes linguistiques maternelles sont alors développées comme autant de « contrenormes » à la langue française, académique, ressentie comme langue « étrangère » par rapport à sa propre culture.
Notes de bas de page
1 Toute société humaine fonctionne avec des interdits, des tabous, entre autres, d’ordre social, politique, religieux, moral, qui sont véhiculés par la (ou les) forme(s) légitimée(s) de la langue. Voir à ce sujet Jean-Pierre Goudaillier, « De l’argot traditionnel au français contemporain des cités », Argots et Argotologie (sous la dir. de Jean-Pierre Goudaillier), La Linguistique, vol. 38, 2002-1, p. 5-23.
2 Cette contre-légitimité linguistique ne peut s’affirmer, conformément à ce qu’indique Pierre Bourdieu, que « dans les limites des marchés francs, c’est-à-dire dans des espaces propres aux classes dominées, repères ou refuges des exclus dont les dominants sont de faits exclus, au moins symboliquement » (Pierre Bourdieu, « Vous avez dit “populaire” », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 46, p. 98-105, p. 103).
3 Comme le rappelle Françoise Gadet, « La notion de français populaire est plus interprétative que descriptive : la qualification de “populaire” nous apprend davantage sur l’attitude envers un phénomène que sur le phénomène lui-même », Le Français populaire, Paris, PUF, « Que sais-je ? », n° 1172, 1992, p. 122.
4 Pour Pierre Guiraud (entrée « Argot », Encyclopedia Universalis, p. 934.) « …les parlers populaires des grandes villes… se muent en argots modernes soumis aux changements accélérés par la société ».
5 Pour Pierre Bourdieu «... ce qui s’exprime avec l’habitus linguistique, c’est tout l’habitus de classe dont il est une dimension, c’est-à-dire, en fait, la position occupée, synchroniquement et diachroniquement, dans la structure sociale » (Pierre Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982, p. 85).
6 « …l’argot assume souvent une fonction expressive ; il est le signe d’une révolte, un refus et une dérision de l’ordre établi incarné par l’homme que la société traque et censure. Non plus la simple peinture d’un milieu exotique et pittoresque, mais le mode d’expression d’une sensibilité » (Pierre Guiraud, « Argot », Encyclopedia Universalis, p. 934).
7 Voir à ce sujet Christian Barchman et Luc Basier, « Le verlan : argot d’école ou langue des keums », Mots, n° 8, 1984, p. 169-185.
8 Geneviève Vermes et Josiane Boutet (dir.), France, pays multilingue, Paris, L’Harmattan, collection « Logiques sociales », 1987, t. I (Les Lingues en France, un enjeu historique et social), et t. II (Pratiques des langues en France).
9 Pour d’autres exemples, cf. Jean-Pierre Goudaillier, Comment tu tchatches ! Dictionnaire du français contemporain des cités, Paris, Maisonneuve et Larose, 1re éd., mars 1997 ; 2e éd., 1998 ; 3e éd., 2001.
10 Jean-Pierre Goudaillier, « La langue des cités françaises comme facteur d’intégration ou de non intégration », rapport de la Commission nationale « Culture, facteur d’intégration » de la Fédération nationale des collectivités territoriales pour la culture, Paris, Conseil Économique et Social, 16 février 1996, in Culture et intégration : expériences et mode d’emploi, Voiron, Éditions de La Lettre du cadre territorial, février 1998, p. 3-14.
11 Louise Dabène et Jacqueline Billiez, « Le parler des jeunes issus de l’immigration », France, pays multilingue, op. cit., t. II, p. 62-77, p. 65.
12 C’est par métaphore que celui qui est pauvre d’un point de vue économique est considéré comme pauvre d’esprit. Ceci est à rapprocher du mot argotique jobard (idiot), qui est formé avec le même effet métaphorique. Celui qui est pauvre comme Job est aussi pauvre dans sa tête, est donc bête.
13 Ce terme a tout d’abord désigné le tabac à priser, le tabac à chiquer, ensuite le tabac à cigarettes, avant même d’être utilisé pour le haschisch. La forme verlanisée tlazz (< zetla) existe aussi.
14 Substantif sinto piémontais pour désigner de manière générique un truc, un machin (Georges Calvet, Dictionnaire tsigane-français ; dialecte kalderash, Paris, L’asiathèque, 1993), d’où l’utilisation qui en est faite en argot et en langue des cités pour le joint de haschisch.
15 Marcel Cortiade, « Hauptarten der morphologischen Anpassung der Romani-Lexeme in der serbo- kroatischen Gaunersprache “satrovaski” von Bosnien und Herzegowina », in Peter Bakker and Marcel Cortiade (éd.), In the Margin of Romani, Gypsy languages in Contact, 1991.
16 Gadjo est à l’origine un substantif romani désignant un homme marié non tsigane, c.-à-d. tout autochtone non rom (Jean-Paul Colin et Jean-Pierre Mevel, Dictionnaire de l’argot, Paris, Larousse, 1990, p. 291) ; ce sens d’étranger à la communauté peut être utilisé par des locuteurs autres que roms. Toutefois, dans la majeure partie des cas une désémantisation a lieu et ce mot désigne simplement un homme, plus ou moins jeune, tout comme le féminin gadji est employé pour désigner une femme. Gadjo est déjà connu en argot à la fin du xix e siècle avec le sens de « paysan ».
17 Ce mot est classé parmi les mots d’origine tzigane : il aurait été « importé » d’Allemagne par des groupes d’origine tzigane, le patronyme Schmitt étant particulièrement courant dans ce pays.
18 Cf. David Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Éditions Odile Jacob, 1997.
19 Jean-Pierre Goudaillier, « Les mots de la fracture linguistique », La Revue des deux mondes, mars 1996, p. 115-123.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007