Conclusion
p. 333-337
Texte intégral
1Au terme de cette étude, la chanson poétique du xixe siècle apparaît à la fois comme l’héritière de la chanson des siècles précédents, littéraire ou non, et comme une novatrice dans ses formes et dans son propos.
2Une longue évolution de la chanson poétique a eu lieu du Moyen Âge à la fin du xviiie siècle. À l’aube de l’histoire de la littérature française, « toutes paroles mises en vers [sont] chansons » et, dans une société où fêtes profanes et religieuses, banquets, événements de la vie nationale sont l’occasion de chanter, troubadours et trouvères ont commencé de donner à la chanson des marques littéraires. La chanson est alors un texte accompagné de musique et le poète est aussi un musicien. Mais au fil du temps, la poésie autant que la musique se complexifie avec, d’un côté, le remplacement progressif de l’assonance par la rime et les combinaisons savantes qui en découlent et, de l’autre, l’apparition de la polyphonie : il devient rare alors que le poète soit aussi musicien, et dans les traités théoriques qui commencent à être publiés, très vite la versification n’est plus liée à la musique mais à la rhétorique.
3Cependant, si les poètes se consacrent désormais à l’art des « bos motz », ils continuent à rêver d’une alliance idéale de la poésie et de la musique. Les musiciens puisent dans l’œuvre des poètes, mais prennent des libertés avec elle, modifiant ou tronquant les textes, et mettent également en musique des œuvres qui n’étaient pas destinées à être chantées, comme les épigrammes de Marot. Donc, tout texte poétique peut être chanson chantée, en même temps que, paradoxalement, le statut de la chanson devient problématique au sein de la poésie. Elle est en effet rattachée à un type de poésie dédaignée parce que cultivant une simplicité de style qui ne cadre pas avec le goût nouveau pour la « rare et antique erudition1 ». Les arts poétiques ne cessent de débattre autour de la définition de la chanson que certains, comme Sébillet ou Aneau, confondent avec l’ode, tandis que d’autres, comme Du Bellay, l’en distinguent strictement, et par conséquent la méprisent comme étant « chanson vulgaire ». Mais parce que les poètes découvrent les odelettes d’Anacréon, dont le style a des « naïvetez et graces2 » qui rappellent celles de la chanson marotique, et parce que le public lettré est sensible à cette poésie légère, la chanson, parfois appelée ode, odelette ou élégie, continue d’être présente dans l’œuvre des poètes de la Renaissance, y compris chez Du Bellay. Face à la rigidité de la forme fixe du sonnet, elle offre une extrême variété de mètres et de strophes, variété que continuent à souligner les Arts poétiques de la fin du siècle, et qui explique que les définitions qui sont faites du genre — mais est-ce un genre à proprement parler ? — demeurent floues : la chanson est-elle plus « rurale » que l’ode ? Les arts poétiques opposent-ils en fait la chanson « populaire » à la chanson poétique confondue avec l’ode ? Si la réponse est loin d’être claire chez Vauquelin non plus que chez Laudun, c’est un fait que le statut de la chanson continue d’évoluer dans le courant du xviie siècle.
4À une période où la grande poésie se veut oratoire, la chanson devient un genre négligeable dont se désintéressent les arts poétiques, qui la rejettent du côté de la musique. En fait, la chanson a ainsi suivi l’orientation d’une partie de la poésie qui, à partir de la fin du xvie siècle, est devenue de plus en plus liée aux circonstances de la vie mondaine et constitue un simple divertissement chanté. La terminologie continue d’être floue puisque d’une part toute une poésie de circonstance — madrigaux, odes, stances, idylles, églogues, élégies — est mise en musique et, que d’autre part les recueils de textes chantés ont pour titre soit « air », « air de cour », « vaudeville » ou « chanson ». Mais cela importe peu car cette poésie chantée est considérée comme une production mineure, aux yeux même de ceux qui la composent, et estimée essentiellement pour son accompagnement musical. À défaut d’avoir une définition précise, elle continue à se caractériser par sa fantaisie métrique et strophique, la musique permettant l’introduction de vers inusités qu’elle accompagne librement. La chanson conserve ces traits de fantaisie et d’inventivité formelle durant le xviiie siècle où les poètes ne riment « que pour rire3 » et où la chanson continue d’être un jeu mondain. Les poètes sont essentiellement des hommes d’esprit et la chanson moderne, pour certains4, a en quelque sorte remplacé l’ode des Anciens. Au cours du xviiie siècle, elle a tendance à adopter souvent un style populaire, d’abord sur le mode parodique, en réaction au genre mignard de la poésie de l’époque, comme chez Collé ou chez Vadé, célèbre pour ses « chansons poissardes », tantôt sur le mode sentimental, avec l’apparition, à la veille de la Révolution de la romance : archaïsme et inspiration « rustique » continuent d’être associés et Marot inspire toujours les poètes dans une veine pseudo-populaire qui a un succès croissant.
5La chanson du xixe siècle amalgame tous ces héritages. La Révolution a entraîné une nostalgie du bon vieux temps et une curiosité pour le passé littéraire de la France, qui se traduit par de nombreux travaux de recherche sur les troubadours qui, quoique menés sans grand souci scientifique, suscitent l’engouement du public et des poètes : la jeune Muse romantique est charmée par l’archaïsme et la simplicité naïve du « genre troubadour ». En 1828, Sainte-Beuve, par son Tableau de la poésie française du xvie siècle, fait redécouvrir des poètes passés de mode. Poésies du Moyen Âge et de la Renaissance sont alors plus ou moins confondues avec les « vieilles chansons » du folklore français, pour lesquelles l’intérêt va croissant depuis la fin du xviiie siècle.
6C’est Victor Hugo qui le premier, dans les épigraphes de ses Odes et Ballades, remet à l’honneur ces poésies du passé qu’il considère toutes comme de « vieilles chansons populaires ». Mais, dans son œuvre, de toute la poésie du xvie siècle, il élit essentiellement une forme, celle du poème de Ronsard : Quand Ce beau printemps je voy…, dont il va assurer la fortune nouvelle en reprenant sa structure strophique pour Sara la Baigneuse, à l’intérieur des Orientales, recueil de « pure poésie » qui devient la référence de tous les poètes du xixe siècle. Presque tous — Musset, Nerval, Gautier, Banville, Verlaine — ont repris cette forme de strophe dans leur œuvre. Lui retient davantage les systèmes de répétition des chansons populaires, qu’il développe et complique. Il s’inspire aussi de la chanson du xviiie siècle qu’il connaît et apprécie autant pour son esprit primesautier et galant que pour la variété de ses structures métriques et strophiques. Il est ainsi le premier poète de l’époque à avoir renoncé à toute poésie chantée tout en en conservant les traits stylistiques, dans des poèmes qui « chantent » sans toujours être intitulés « chansons ». L’introduction ces formes considérées comme légères au sein d’œuvres poétiques majeures participe au mélange des genres dans « ce grand jardin de poésie, où il n’y a pas de fruit défendu », comme le rappelle Hugo dans la préface des Orientales ; elle permet au poète de rivaliser avec les chansonniers — ces poètes sachant chanter — qu’il admire, comme Béranger et Pierre Dupont, et de toucher, espère-t-il, un public plus grand, quand l’œuvre poétique devient politique.
7La chanson continue de figurer chez nombre de poètes contemporains et postérieurs. Les performances rimiques et métriques recherchées par ces amoureux de la forme rare que sont les Parnassiens, s’intègrent bien dans ce cadre qui a toujours été marqué du sceau de la fantaisie et de la variété, et, dans une période où s’exerce la tyrannie de la rime, « unique harmonie des vers » selon Banville, la chanson poétique, parce qu’elle implique de remplacer la musique des notes par celle des mots, est un terrain propice aux jeux sonores élaborés. Plus attentifs que Hugo aux formes poétiques du Moyen Âge et de la Renaissance, ils s’en inspirent dans leur œuvre, ressuscitant, comme Banville, les poèmes à forme fixe tels le virelai, le triolet, le chant royal, la villanelle de Passerat, ou imitant les « odelettes » ronsar- diennes. Ils découvrent aussi des chansons d’autres folklores, comme les chansons du poète écossais Burns pour Leconte de Lisle, les chansons anglaises pour Verlaine, le pantoun malais juste cité par Hugo mais dont s’inspirent Leconte de Lisle, Baudelaire ou Verlaine, qui retiennent de ces chansons les reprises complexes de vers et celles de sonorités à la rime et dans le vers. Si on s’est beaucoup battu dans les siècles précédents sur la terminologie, délicate, puisque bien des formes poétiques en dehors des chansons se chantent, au xixe siècle, la poésie emprunte à la chanson sous différents vocables — ballade, villanelle, pantoum, complainte… — pour donner une note ancienne ou exotique à son propos et emmener le lecteur loin dans l’espace ou dans le temps.
8La chanson semble à première vue détachée de la subjectivité de son auteur : les voix qui se font entendre dans la chanson populaire, voix qui peuvent être multiples dans ce genre souvent dialogué, sont celles des personnages de la fiction de la chanson — épouse attendant son mari parti à la guerre, page annonçant la mort du guerrier dans Malbrough, roi mourant, mère cachant la vérité à la femme qui questionne, dans le Roi Renaud, mari oublié et femme bouleversée dans Brave marin —, et du conteur plus ou moins présent — que l’on songe aux adresses à l’auditoire dans la complainte. Même lorsque le « je » s’exprime, il reste cantonné à la fiction de sa chanson et il semble qu’il n’y ait pas de rapport à établir entre l’amante délaissée dans À la claire fontaine et le poète. Et parce que, de plus, la chanson est faite pour être chantée par d’autres, on pourrait la qualifier, comme la lyrique médiévale, de « poésie presque totalement objectivée, c’est-à-dire dont le sujet, la subjectivité qui jadis s’investit dans le texte, s’est pour nous totalement abolie5 ». Les poètes du xixe siècle ont joué de ce rapport ambigu à la chanson, pour se révéler tout en restant masqués, dans un « cri d’affectivité » qui peut après tout se présenter comme « codifié6 ». La chanson permet de tenir à distance les émotions exprimées car il y a toujours doute sur l’identité véritable de celui qui parle. Musset, dans toute l’œuvre duquel le thème du masque et du double est présent, les Parnassiens qui prônent une poésie impersonnelle ne pouvaient qu’être séduits par le cadre énonciatif de la chanson. Bien des poètes qui l’ont introduite dans leur œuvre soulignent le décalage qu’elle permet, entre la légèreté de la forme et la gravité du propos. Gautier parle de ses vers qui « pleurent bien souvent en paraissant chanter », Verlaine de ses « vers tristement légers » et la complainte laforguienne tourne parfois cruellement en dérision le spleen du poète.
9Forme labile, au point qu’on refuse le plus souvent de la définir comme un genre, la chanson n’a cessé de séduire les poètes par la variété des jeux métriques et rimiques qu’elle permet. Elle est revenue en force dans la poésie française du xixe siècle qui, à la fois, renoue avec les formes poétiques du passé et ne cesse d’innover dans le domaine de la versification : il n’est finalement pas étonnant que la chanson, grâce aux irrégularités qu’elle tolère en tant que genre mineur, soit pour certains, comme Rimbaud, Verlaine ou Laforgue, la dernière étape avant le vers- librisme. « Genre » populaire autant que littéraire, où le créateur prête sa voix à toute une communauté, la chanson avait sa place au sein d’une poésie qui renouait avec le « bon vieux temps », et allait de l’exposition du moi romantique à une progressive dépersonnalisation, à l’œuvre dans la poésie de la « modernité ».
Notes de bas de page
1 Du Bellay, Deffence et Illustration de la Langue française, p. 133.
2 Montaigne, Les Essais, Livre I, chap. xxxii, « La Pléiade », p. 212.
3 Lattaignant, « La Critique », Poésies diverses et pièces inédites, p. 105.
4 Voir ci-dessus la préface de Meusnier de Querlon aux œuvres de Lattaignant, p. 139.
5 Paul Zumthor, Essai de poétique médiévale, Paris, Le Seuil, 1972, p. 65.
6 Voir ce que dit Michel Zink sur la poésie chantée du premier état du lyrisme médiéval, qui est une « poésie de la formalisation rhétorique et de la généralisation éthique » et qui s’oppose à une « poésie récitée, qui est une poésie de l’anecdote du moi » : le « je » de la chanson n’est pas le moi du poète (Michel Zink, La subjectivité littéraire. Autour du siècle de saint Louis, Paris, PUF, 1985, p. 47 sq.).
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