Charles Méré
Aujourd’hui, 12 juin 1943
p. 54-55
Texte intégral
1L’année théâtrale se place décidément sous le signe des Atrides. Après Dieu est innocent, de M. Lucien Fabre, après le cycle des Iphigénie – celles de Racine, de Goethe et d’Hauptmann –, après l’Électre de M. Giraudoux, voici une version nouvelle des Euménides. L’auteur, M. Jean-Paul Sartre, romancier de talent, ne manque ni d’imagination ni de puissance, mais l’une et l’autre l’entraînent loin ! Il s’agissait pour lui d’accorder le respect des faits légendaires avec le désir de faire du neuf. M. Jean Giraudoux y avait naguère réussi. Mais M. Jean-Paul Sartre manque des qualités majeures qui assurèrent le succès de l’auteur d’Électre : la mesure et le goût. M. Sartre s’est refusé à matérialiser, sous un aspect humain, les Érinnyes de la mythologie. Il les a transformées en mouches ! Ne souriez pas, c’est ainsi !… Les mouches, les horribles mouches engendrées par les charniers et en qui revivent les âmes des morts, infestent Argos, la ville des crimes. Atmosphère sombre, étouffante, aggravée par le bourdonnement des mouches… Une musique de scène de M. Jacques Besse imite à merveille leur bruissement : et les acteurs, par les tapes qu’ils s’administrent sur le visage, complètent l’illusion. Les Érinnyes invisibles emplissent l’air… Idée de poète ! On ne peut nier qu’elle soit curieuse et hardie. Oreste, revenu au palais d’Agamemnon, est hésitant, timide. Sa sœur Électre, telle une furie, excite sa haine. Oreste tuera donc Égisthe et égorgera sa mère. Et voici l’heure des mouches ! Les voici enfin visibles et à l’échelle humaine… Ce sont des artistes, vêtues de noir, ailées comme au music-hall ou dans les féeries, qui incarnent les insectes vengeurs… On rirait bien si le moment n’était tragique ! Zeus exhortera vainement Oreste à se repentir. Mais Oreste ne courbera pas la tête. Il préférera quitter la ville, entraînant à sa suite l’essaim lugubre des mouches ! Argos sera délivrée…
2J’ai oublié de vous dire que Zeus, sous les traits de Ch. Dullin, étrangement maquillé et costumé en magicien, intervient à tout instant dans l’action, observant, conseillant, menaçant et, somme toute, affirmant son impuissance totale à diriger les événements, C’est un drôle de Dieu ! On ne peut dire s’il est innocent ou coupable. Mais il apparaît, dans l’obscurité de ses desseins, comme un magistrat raseur.
3Quelques homuncules hydrocéphales – ce sont les idiots de la ville – ajoutent, par leur présence, à l’étrangeté d’un décor hétéroclite où le barbare s’allie au monumental.
4Il y a un peu de tout dans la pièce comme dans le spectacle, du meilleur et du pire, de l’invention heureuse et du mauvais goût, de la bonne littérature et du vulgaire bazar. On sort de là, éberlué, avec l’envie toute simple de relire l’Orestie d’Eschyle ou l’Électre de Sophocle et, dans notre souvenir, les Érinnyes du bon Leconte de Lisle font, tout à coup, et par comparaison, figure de chef-d’œuvre…
5Il faut rendre hommage pourtant à cet original et grand effort de mise en scène. M. Charles Dullin n’a rien négligé pour monter avec éclat la pièce de M. Jean-Paul Sartre. Mlle Délia-Col incarne avec une solide autorité Clytemnestre. M. Henri Norbert est un remarquable Égisthe. Louons l’ardente sincérité de M. Lanier (Oreste) et de Mlle Olga Dominique (Électre), la bonhomie de M. Joffre (le pédagogue), la majesté de M. Paul Œttly (le Grand Prêtre)…
6Cela dit, allez voir cette étonnante pièce. Elle vaut, comme on dit, le voyage !
7Aujourd’hui, 12 juin 1943.
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