La construction de l’identité galicienne
p. 167-178
Texte intégral
1La reconnaissance en 1978 par voie constitutionnelle d’une autonomie des régions a-t-elle entraîné ipso facto un essor culturel, en particulier dans les régions dont l’originalité pouvait se prévaloir d’un fait linguistique différentiel ? Ce questionnement qui affecte en premier lieu les autonomies historiques (Catalogne, Galice, Pays basque) recouvre en fait une double problématique : l’usage de la langue vernaculaire et l’existence d’une littérature dite « nationale ». Nous essaierons à propos de la Galice de montrer combien depuis presque trente ans, elle a accédé à un système littéraire qui lui permet d’afficher plutôt qu’une identité spécifique, une légitimité reconnue. Si nous considérons la production littéraire galicienne depuis son renouveau (Rexurdimento) à la fin du XIXe siècle jusqu’à la situation actuelle, nous sommes en présence d’une région qui est passée d’une littérature « marginale », à une littérature « nationale », si l’on veut bien considérer qu’une littérature nationale peut trouver corps, d’une façon stable et homogène, même lorsque le pays dont elle est l’émanation, ne jouit pas d’une totale indépendance politique (cf. le cas du Québec).
2Le cas de la Galice nous a semblé offrir un champ d’observation privilégié pour comprendre comment le littéraire occupe dans le discours social un rôle constitutif de l’identité en liaison plus ou moins étroite avec la politique linguistique définie par la Xunta (gouvernement régional galicien). Mais par ailleurs, on ne peut pas ignorer la porosité des frontières à l’intérieur du macro-système espagnol. Chacune des littératures nationales accusent des phénomènes de contacts, de transferts et d’interférences en interaction permanente, qui favorisent l’instabilité du champ littéraire. C’est dire aussi notre dette à l’égard de la théorie du polysystème de Evan Zohar, peu connu en France, mais dont la Galice a ses représentants comme Antón Figueroa et Xoán González Millán, qui a leur tour sont des acteurs du polysystème, dans la mesure où en tant qu’universitaires, ils participent par leurs travaux à une légitimation du champ galicien. Pour comprendre les évolutions et la construction de l’identité galicienne, nous examinerons quatre pôles qui définissent le champ : 1. l’extension de la production littéraire ; 2. les instances médiatrices ; 3. l’autorégénération du système ; 4. l’existence d’un public.
L’extension de la production littéraire
3Depuis la création et la reconnaissance des régions, il s’est écoulé un peu plus de vingt ans, soit le temps d’une génération, qui a permis à une large couche de la population, et en particulier celle qui a fréquenté l’université, d’accéder à la maîtrise d’une langue normalisée, dont l’assise sociale montre qu’elle réinvestit des secteurs qu’elle avait désertés. Entre le milieu rural, où elle restait langue vernaculaire, et l’université où elle constitue autant un objet d’étude qu’un moyen de communication, une frange importante de la population urbaine a manifesté un regain d’intérêt pour la langue grâce à la presse et à la télévision galicienne. C’est bien évidemment un facteur important de développement et de cohésion d’une conscience linguistique spécifique. Les données quantitatives dont nous disposons concernant la pratique et le niveau de compréhension de la langue galicienne, révèle des distorsions étonnantes. Une enquête menée en 1989 dans le cadre d’une étude de marché pour la télévision fait apparaître que 88,6 % des consultés parlent et comprennent cette langue. Ce chiffre est confirmé par les études du CIS 1 qui font apparaître en 1990 une progression flatteuse (96 %). Mais en même temps, elles signalent une régression pour le moins inattendue du pourcentage capable de lire et d’écrire le galicien (moins 20 à 30 %). Faut-il en déduire que les efforts pédagogiques n’apportent pas les fruits escomptés ou que les chiffres de l’année 1976 étaient largement surévalués ? Nous n’avons pas de réponse satisfaisante pour l’instant. Quoi qu’il en soit, il y a une distorsion réelle entre l’usage de la langue et l’accès au patrimoine littéraire. Cette distorsion peut être perçue positivement comme un « manque à gagner » que les écrivains qui commencent à se faire connaître au tour de 1976 tendent à combler. La progression spectaculaire des nouveautés éditoriales a été multipliée par vingt (1233 titres en 1997 contre 83 en 1973). Cela prouve l’existence d’un marché qui demeure encore très fragile et presque dérisoire par rapport aux 42 330 titres annuels en langue castillane 2. A côté de l’aspect purement socio-économique, on peut dire que cette production est le signe tangible que la langue galicienne est sortie du confinement qui était le sien avant 1978, qu’il existe aussi un usage savant de la langue, qui est un des facteurs constitutifs de l’identité culturelle.
4Si l’on se penche sur la production littéraire proprement dite, l’extension de la production accompagne une variété des genres tout à fait semblable à celle qui caractérise le marché national espagnol. En ce qui concerne les lettres galiciennes, cette évolution arrache la production au secteur dans lequel elle s’est trouvé cantonnée au tournant du XIXe siècle, celui du discours poétique. Il suffit d’évoquer le rôle joué par Rosalía de Castro. Toutefois, la génération Nós, dans les années 20 avait fait émerger d’excellents auteurs de fiction (V. Risco, Castelao, Otero Pedrayo, R. Dieste) et l’essai commençait à livrer des œuvres dignes d’intérêt (en particulier Castelao avec Sempre en Galiza, véritable bible de la galicianité). Le conte bénéficiait d’une tradition plus ancienne et la veine était encore prolifique avec Otero Pedrayo, Contos do camiño e da rúa (1932) ou encore R. Dieste avec Dos arquivos do trasno.
5Pour la période qui va de 1975 à nos jours, la nouvelle a diversifié ses tendances : à côté de celles qui maintiennent un lien avec le passé, comme le réalisme de mœurs, il faut ajouter des tendances plus actuelles comme le roman noir (Xosé Manuel Valcárcel) et une littérature de kiosque où les collections érotiques occupent un terrain jusque là ignoré en langue galicienne.
6L’œuvre romanesque de Manuel Rivas met en évidence les signes majeurs d’une société qui connaît une mutation : le choc entre le monde rural et le monde urbain. La production romanesque depuis 1975 se trouve à la croisée des chemins, car il lui faut consolider et remodeler une identité culturelle dont les caractéristiques avaient été établies par trois grands auteurs dont la disparition coïncide avec la fin de la dictature : Otero Pedrayo, E. Blanco Amor et Alvaro Cunqueiro. S’il est toujours difficile de distinguer des tendances dominantes dans une production extrêmement diversifiée, sans prendre le risque d’une simplification abusive, les romanciers actuels se sont engouffrés dans quatre directions dont on peut dire qu’elles ne sont pas absentes du panorama général de la pénin : la récupération du passé historique récent et d’une mémoire confisquée (Carlos Casares, Os mortos daquel verán, 1987) où l’essence même de l’être national galicien peut être mis en question, la mise en scène d’un passé recomposé (Victor Fernández Freixanes, A cidade dos Césares, 1992), le goût pour le roman à intrigue policière, qui est sur le point de devenir une formule stéréotypée, un renouveau du roman d’aventures qui n’a plus rien à voir avec l’exotisme, mais qui s’intéresse aux populations urbaines en crise d’identité (Suso de Toro). S’il ne fait pas de doute, que ces romans participent à la construction de l’identité nationale, celle-ci est-elle véritablement autochtone ? L’écriture de la mémoire est selon Jean Tena « l’une des données fondamentales de la production narrative espagnole des trente dernières années de Muñoz Molina à Javier Cercas).
7Le retour sur un passé déformé par le filtre de la dictature franquiste a fourni la matière à de nombreux textes de fiction qui apportent un éclairage sur des frustrations tant individuelles que collectives. En langue castillane, Juan José Millas offre un exemple patent avec les hallucinations auditives de Julio Orgaz dans El desorden de tu nombre. (Julio Orgaz perçoit à plusieurs reprises à différents endroits l’air de l’Internationale qu’il ne reconnaît pas d’emblée). Le souvenir des projets révolutionnaires avortés montre le désir chez certains romanciers d’accéder à une vérité que le discours rationnel de l’histoire ne permet pas d’établir. La quête est devenue le moteur de la création romanesque, d’où le fait que l’intrigue puisse se saisir souvent des méthodes de l’investigation policière. Cette poétique du récit narratif largement présente dans les aires culturelles castillane et galicienne : historicisation de la trame et marginalité plurifonctionnelle du protagoniste. Cela montre bien que les contacts dépassent le cadre des frontières territoriales. L’apprentissage de la liberté qui commence après 1978 ne génère pas malgré le fait linguistique différentiel des poétiques totalement autonomes. Ce qui a changé en Espagne c’est le poids de plus en plus déterminant de la culturelle urbaine qui n’épargne pas les régions comme la Galice où avait prévalu la culture agraire. La rupture sociale est même devenue un champ d’expérimentation propice à une synthèse originale entre la tradition fantastique et la réapropriation du passé national. Manuel Rivas constitue un des exemples les plus frappants : En salvaxe compaña (1993), O lapis do carpinteiro (1998). Mais il faut reconnaître que ce réinvestissement du passé historique galicien n’obéit plus à des revendications ethnicistes ni nationalistes au premier degré.
8L’éventail des modalités littéraires mériteraient plus amples commentaires pour montrer la vitalité actuelle de la poésie galicienne alors que le théâtre, malgré des efforts considérables et des résultats incontestables, ne parvient qu’exceptionnellement à se projeter au-delà de ses frontières. La création du Centro Dramático Galego en 1984 est certainement un point de départ décisif pour se doter d’une véritable expérience professionnelle et artistique : « Vingt-cinq ans d’existence pour constituer notre propre héritage », selon Manuel Guede Oliva. Le bilan dressé par Anxo Abuín González pour la revue Insula est intitulé très significativement : « Matériaux pour un rêve : le théâtre galicien aujourd’hui 3 ».
9Dans ce panorama, la poésie offrirait un contre point encourageant ; cela tient au fait que depuis le Rexurdimento, le genre n’a pas connu de rupture de continuité ; et elle s’inscrit dans un réseau de filiations qui en même temps déterminent sa spécificité : le substrat médiéval réinvesti par le cunqueirismo, le celtisme, l’irrationalisme dérivé des avant-gardes des années 20/30. Si dans une étape maintenant dépassée, la poésie galicienne affichait sous la plume de Rosalía de Castro des accents accusateurs, marqués par un nationalisme exacerbé face aux Castillans, la charge idéologique a trouvé aujourd’hui des détours plus subtils et elle n’est pas un critère identitaire obligatoire. Le ressentiment a pu se couler chez Rosalía de Castro dans une mortification rédemptrice :
Plût à Dieu, oh Castillans,
Castillans que j’abomine Que les Galiciens se meurent Plutôt que de mendier leur pain 4.
10A plus d’un siècle de distance, dans un texte sans lien apparent avec un contenu social, mais d’inspiration amoureuse et érotique, Claudio Rodríguez Fer propose une vision allégorique de la libération de la femme où se superpose une Galice libérée :
VISTA ALEGRE
Aujourd’hui Compostelle m’apparaît depuis Vista Alegre Et mon cœur tressaille comme un chamois fou d’amour Et j’ai envie de crier en te voyant nue Car je t’aime indépendante comme si tu étais la Galice 5.
11Par rapport aux poètes sociaux des années 60, le civisme actuel a su trouver un discours plus complexe, plus imaginatif, en croisant les niveaux de signification. La spécificité galicienne affleure sans doute dans certaines thématiques moins présentes dans le reste de la péninsule : en particulier, la nostalgie comme quête d’un passé révolu et le thème du voyage. Cela favorise l’ancrage dans un monde magique où l’irréel acquiert la consistance des découvertes récentes. Le thème du retour au pays, qui est en même temps une refondation, n’a jamais été aussi présent : Luís González Tosa, (A caneiro chao, 1988), Xavier Seoane (Inicio e regreso, 1986), Ramiro Fonte (Para en segundo, 1988). On ne peut pas ignorer non plus, même s’il nous semble hasardeux d’invoquer une spécificité féminine de la lyrique galicienne, l’existence d’une anthologie exclusivement féminine (Queimar as meigas ) qui nourrit le débat sur le rôle des femmes comme élément du paradigme historiographique en littérature.
12Le marché de la traduction constitue un médiateur utile sur les contacts et les transferts qui s’opèrent dans la circulation des idées en générale et dans le domaine de la littérature en particulier. L’intérêt n’est pas nouveau et il faut bien reconnaître que les nationalistes qui dans les années 20 animèrent les « Confréries de la Langue » (Irmandades da Fala ) ainsi que les intellectuels du groupe Nós ont contribué à définir des principes qui aujourd’hui ont conservé toute leur validité : rendre accessibles les textes grecs et latins en langue galicienne, intégrer les grands auteurs étrangers au patrimoine galicien comme ce fut le cas pour l’Ulysse de James Joyce. L’entreprise fut interrompue pendant la première période franquiste. Elle reprend partiellement aux débuts des années 60 avec la traduction d’auteurs de l’Antiquité classique, mais aussi d’auteurs plus récents : Anouilh, Giraudoux, T. S. Eliot. L’envol décisif sera postérieur à 1980 avec la mise en place du statut d’autonomie de la Galice et surtout de la loi de normalisation linguistique ; il répond à des initiatives tant privées que publiques. La Xunta de Galicia planifie la collection « Clásicos en galego » ou encore les éditions Xeráis lancent une collection spécifique de contemporains étrangers, « Grandes do Noso Tempo ». Cependant la traduction se heurte à une double difficulté qui limite son rôle dans le champ littéraire : le degré insuffisant de « normalité littéraire » du galicien et le manque de rigueur dans le choix des œuvres destinées à la traduction et qui seraient susceptibles d’enrichir le patrimoine culturel autochtone 6.
Les instances médiatrices
13Le rôle tenu par les maisons d’édition est essentiel dans la construction d’une identité littéraire. Mais cette instance est soumise à une grande instabilité dans le champ littéraire, parce qu’elle est au cœur des pressions idéologiques et économiques dans la conquête d’une position hégémoniques. Pour les maisons d’édition, les contraintes sont doubles ; elles relèvent des lois du marché, mais en même temps elles sont tributaires de la canonisation esthétique. Or, l’année charnière 1975 est marquée par une redistribution des rôles. Les éditeurs issus de la résistance anti-franquiste ont en général conforté leurs positions, même si les productions liées à la littérature de l’exil allaient connaître un sérieux fléchissement. L’ère qui s’ouvre avec le rétablissement des libertés démocratiques conduit les agents médiateurs à assurer en premier lieu l’institutionnalisation du discours littéraire galicien. La question d’une spécificité ne se décrète pas, à moins d’épouser les thèses essentialistes. Par ailleurs, ce serait une erreur de croire qu’on peut raisonner en vase clos, à l’intérieur des frontière territoriales, comme si celles-ci étaient imperméables aux échanges extérieurs. Si on admet aisément que dans la phase d’accès à l’autonomie politique, les raisons idéologiques aient pu prévaloir, parce qu’elles favorisaient une institutionnalisation souveraine dont les objectifs pouvaient être perçus comme la reconnaissance de la galicianité, les transformations rapides n’ont pas toujours apporté les fruits escomptés en matière sociale, économique et même culturelle. La lenteur avec laquelle les maisons d’éditions ont absorbé les manuscrits qui leur étaient proposés, ont pu parfois entraîner des distorsions qui firent que le discours d’un écrivain n’était plus en phase avec les changements qui se produisaient dans la société du moment. Ce fut le cas avec le roman de Xosé Luís Méndez Ferrín (Antón e os iñocentes, 1976) dont on peut dire qu’il véhicule des archétypes idéologiques que le lecteur accepte mal parce que le monde social et politique où il vit, a changé.
14L’une des difficultés aux quelles se sont heurtées les maisons d’édition, en particulier dans le domaine littéraire, est apparu dans les années 80, liée au niveau de langue utilisé par les romanciers. Basilio Losada, dans un article publié dans La Voz de Galicia (8/11/1984) écrivait sans ambages que les écrivains avaient recourt à « un langage de plus en plus raffiné, plus enclin à s’adresser à une élite, et aussi très éloigné de la situation réelle de la langue ». Cette remarque pointe les limites de la normalisation linguistique qui gomme à l’excès la variété d’un lexique qui puise aux sources locales. Chercher une langue standard qui serait le reflet du galicien parlé dans la rue, n’est pas sans risque. Mais l’écueil qu’ont voulu contourner les éditeurs est d’une autre nature ; au delà d’une langue qui ne serait qu’un calque du castillan, soumis à la morphologie grammaticale du galicien, c’est une vision dite élitiste de la littérature qui est en cause. Dans le partage du marché entre les différents genres (y compris la para-littérature, « literatura de quiosco »), rien ne pouvait être ignoré pour contrer la langue dominante. C’est ainsi que de nouvelles maisons d’édition furent créées pour satisfaire la demande ; depuis 1985 ont été fondées Vía Láctea, Ir indo, Edicións do Cumio, et dans les années 90, Edicións Positivas, Bahía, Laiovento, Novo Século et Espiral Maior. Cette relative prolifération d’une activité en pleine expansion n’échappe pas aux tensions qui caractérisent de façon générale le champ de la production : la littérature de masse VS la littérature savante. Quelles que soient les stratégies éditoriales et leur façon de couvrir le champ de la production, ils leur faut gérer les contradictions entre les exigences culturelles et les équilibres financiers. Cela ne veut pas dire que certains petits éditeurs ne prennent pas le risque de promouvoir des écrivains novateurs, essayant ainsi de remédier aux tendances qui écornent considérablement l’idée d’une spécificité galicienne, parce que les stratégies éditoriales ne sont pas différentes du reste de la péninsule et elles ont tendance à privilégier les formules qui ont fait leur preuve ailleurs. Le bilan dressé par Domingo García Sabell, Président de la Royale Académie Galicienne, met en garde contre l’imitation qui n’est pas sans affecter la qualité de la création. Il faisait en 1999 le constat suivant : « les efforts des écrivains se sont engagés dans un chemin dangereux, malgré toutes les renaissances que l’on peut et que l’on doit signaler. Une certaine tendance à l’imitation persiste. Qui aujourd’hui s’est accentuée. Imitation non seulement de ce qui a du succès à l’extérieur de nos frontières, mais, qui plus estimitation même servile de ce qui se crée chez nous avec une volonté de style7 ».
15Parmi les instances médiatrices, il convient de situer le rôle joué par la critique littéraire à un double niveau : journalistique et universitaire. C’est aussi à partir de 1975 qu’un métadiscours se met en place pour institutionnaliser une pratique de la critique, qui devient à son tour une instance de légitimation. Les principaux journaux galiciens inaugurent des suppléments ou des sections littéraires avec l’intention d’accorder une large place à la production en langue galicienne El Correo gallego, La Voz de Galicia, Faro de Vigo, Diario 16 et son Suplemento literario, ou encore un hebdomadaire comme A Nosa Terra se font les relais attentifs de l’actualité éditoriale participant ainsi à l’ancrage d’un métadiscours littéraire, mais qui relève le plus souvent de l’initiative individuelle plus que d’une démarche collective et programmatique. La situation en 1990 est encore « artisanale » et précaire ; les tribunes qui pourraient servir à une programmation concertée, appuyée par une critique professionnelle sont inexistantes. Le constat établi en 1990 par Carmen Blanco dans Diario 16 est clair : « Il manque des canaux de communication, le livre galicien est promu par le bouche à oreille, il n’y a pas une critique spécialisée, pas même un véritable service de nouveautés qui arrive finalement au public » (20/9/1990). Les initiatives liées à la presse ne se dégagent pas toujours à cette époque de certaines pressions idéologiques et elles ne peuvent pas combler les insuffisances du secteur de la distribution qui en Espagne comme ailleurs n’échappe pas aux rivalités commerciales et aux contradictions des stratégies de développement. Parallèlement des actions très intéressantes pour créer un lectorat émanent de certains quotidiens. Après l’expérience menée par El Correo gallego en 1992 en offrant à ses clients une « bibliothèque galicienne » de 116 volumes, à son tour La Voz de Galicia crée tout récemment une Biblioteca Galega en 120 volumes avec reliure (1 € l’exemplaire du journal + 1 € le livre). Les 118 titres ont été choisis parmi les œuvres les plus représentatives de la littérature galicienne des origines à nos jours ; chaque titre a été tiré à 60 000 exemplaires. Les deux derniers volumes réunissent des articles critiques et des interviews publiées dans La Voz de Galicia à propos des titres sélectionnés. Si l’on fait abstraction de l’intérêt tactique qui permet à La Voz de Galicia d’étoffer son lectorat, le quotidien contribue à donner à la société galicienne une existence visible. Cette initiative est un élément de construction de la culture galicienne à l’instar de ce qui s’était produit au moment de l’accès aux autonomies où l’on a vu chaque région se doter de son Encyclopédie spécifique (c’est-à-dire exclusivement consacrée à l’étude et au patrimoine de la Région). Une étude de l’iconographie de telles encyclopédies serait extrêmement enrichissante pour comprendre les mécanismes de cohésion d’une identité régionale forte, qui correspondent par ailleurs à un phénomène général en Europe occidentale de conservation et de mise en valeur du patrimoine culturel et artistique.
16La véritable consolidation d’un discours critique légitimateur, cohérent et suffisamment ouvert aux idées venues de l’extérieur émane de l’activité universitaire, de la part de personnalités qui sont à la fois des écrivains et des « théoriciens » et qui s’expriment dans des revues à plus large diffusion que les revues savantes : Méndez Ferrín à la tête de A Trabe de Ouro, Carlos Casares et Grial et encore Anxo Tarrío Varela, auteur d’une Histoire de la littérature galicienne (Literatura galega. Aportacións a unha historia crítica, 1994), mais aussi fondateur du Boletín Galego de Literatura (1989), et qui entendait faire de la revue une plate-forme indispensable aux travaux d’analyses, de critiques et de théorie littéraire appliqués au champ galicien. C’est dans cette voie que s’est engagé Claudio Rodríguez Fer en publiant son Acometida atlántica. Por un comparatismo integral (1996). L’auteur s’est inscrit dans une démarche comparatiste qui entend ouvrir la littérature universelle à la sphère galicienne et faire entendre la voix de la Galice dans la littérature universelle. Projet ambitieux, mais qui a l’avantage de mettre en évidence à partir d’une grille de références extralittéraires (nation, extraterritorialité, sexe, pouvoir, cinéma, presse) les interférences et les spécificités. C’est un volet complémentaire qu’offre Poesía Galega. Crítica e Metodoloxia. Il s’agit d’un ouvrage qui va bien au-delà d’un manuel de méthodologie à vocation universitaire. La variété des approches de l’objet poétique fait entrer dans le métadiscours littéraire un syncrétisme tout à fait nouveau par assimilation des différentes méthodes d’analyse du littéraire, mais en cherchant à articuler les niveaux intratextuel et extratextuel. Les exemples galiciens choisis, tous empruntés au XXe siècle, ne sont jamais étudiés pour eux-mêmes mais toujours mis en perspective par rapport aux courants esthétiques européens. C’est effectivement par comparaison avec d’autres sphères géographiques et culturelles que l’analyste pourra dégager le cas échéant des facteurs irréductibles propres à la culture galicienne.
17Le métadiscours littéraire lié aux pratiques universitaires a-t-il fait émerger une spécificité galicienne ? Il convient d’être très prudent sur la réponse. Antón Figueroa et Xoán González Millán sont eux-mêmes hésitants, car ils reconnaissent « l’appropriation de formules discursives (le roman policier par exemple) déjà existantes et canonisées dans d’autres espaces littéraires » (p. 113 : Communication littéraire en Galice, L’Harmmatan). Les mêmes auteurs pointent parmi les traits spécifiques, « la persistance de la tradition orale dans les textes narratifs publiés dans les premières années de l’après franquisme. » (p. 113). L’argument ne tient pas véritablement parce que ce processus existe aussi dans la littérature castillane et il constitue même un trait caractéristique de son originalité, en particulier chez les romanciers de l’école léonaise (L. Mateo Díez, José María Merino, Julio Llamazares). Un trait remarquable de l’oeuvre romanesque de Luís Mateo Díez tient à sa façon d’assimiler la tradition orale du filandón pour en faire une technique d’écriture. Si les mécanismes de la mémoire culturelle sont aussi fréquents chez ces romanciers, c’est aussi parce que l’écrit est garant d’une pérennité contre l’oubli et la mort, dans le cadre de la successivité des œuvres, comme a pu l’être pendant des siècle la transmission orale, plus tenace qu’il n’y paraît dans la conservation des archétypes. Cet exemple est loin d’être isolé ; le roman de Carmen Martin Gaite, La Reina de las nieves, ne place-t-il pas au cœur des mécanismes du récit le réinvestissement par le narrateur des contes d’Andersen ? Le passage par la mémoire est obligatoire ; il est une donnée essentielle de la quête d’identité. J’avancerai avec les précautions d’usage que la nostalgie des origines est peut être plus marquée dans la littérature galicienne que dans le reste de la littérature péninsulaire.
18La critique universitaire sert un double objectif : elle alimente le discours métalittéraire, mais aussi elle s’est fixée comme tâche de fournir des éditions critiques des grands auteurs galiciens du XXe siècle dans la plus rigoureuse tradition philologique avec la collection « Clásicos Galegos » chez l’éditeur Sotelo Blanco. Le projet primitif, piloté par Claudio Rodríguez Fer, envisageait la publication d’une vingtaine de titres. Malheureusement, des raisons économiques ont freiné considérablement le programme et nous ne disposons aujourd’hui que de 5 volumes (Rosalía de Castro, Manuel Antonio, Luís Amado Carballo et 2 volumes pour Eduardo Pondal). Assez curieusement, les seuls auteurs publiés sont des poètes. L’appareil critique avec ses variantes phonologiques, morpho-syntaxiques et lexico-sémantiques est un indicateur précieux des effets redoutables de la normalisation.
L’autorégénération du système
19A l’heure actuelle, trois facteurs contribuent très largement à l’extension du système ; ce sont tous des phénomènes de masse : l’introduction de la littérature galicienne dans l’enseignement secondaire et supérieur. Cette disposition génère à la faveur des programmes obligatoires des tirages relativement élevés. Il suffit de consulter les réimpressions régulières de certains titres dans la « Biblioteca das Letras Galegas » des éditions Xerais : Con pólvora e magnolias (7 éditions depuis 1989), O soño sulagado (6 éditions depuis 1991) et en parallèlle, les Edicións do Cumio offrent des guides de lecture. Il ne fait pas de doute que le livre scolaire et para-scolaire contribuent au dynamisme de l’édition.
20La littérature de kiosque (roman noir, science fiction, récit érotique), malgré ses détracteurs, suscite un débat, parce que dans le contexte d’une littérature en voie de construction, elle peut inviter les auteurs à se plier à des exigences esthétiques nouvelles, ce domaine étant encore en friches en langue galicienne. Cela va de pair avec la conquête d’un lectorat de plus en plus nombreux.
21Enfin le troisième facteur tient à la transposition à l’écran d’œuvres littéraires ; elle a pour effet de pointer un certain nombre d’auteurs qui fournissent une source d’inspiration aux scénaristes, en assurant en même temps un ancrage identitaire, basé plus sur l’esprit que sur la lettre des textes, comme c’est le cas avec les adaptations des œuvres de Valle Inclán : Flor de Santidad (1972), Beatriz (1976) d’après des contes empruntés à Jardín umbrío, Tirano Banderas (1993). Mais il faut ajouter à cette liste les réalisations directement inspirées par des auteurs galiciens : A metade da vida (1994), adaptation libre d’un conte de Xosé Luís Méndez Ferrín, La lengua de las mariposas de José Luis Cuerda, à partir d’un scénario qui réunit plusieurs écrits extraits de ¿ Qué me queres amor ? de Manuel Rivas (1999), qui est un hommage rendu au maître d’école, voué corps et âme au combat contre l’analphabétisme et l’obscurantisme. Ce film inspiré d’un récit d’abord écrit en galicien (A lingua das volvoretas ) a connu un succès considérable au niveau national. Enfin, tout récemment, à partir du texte de Suso de Toro, 13 campanadas, Xavier García Villaverde nous livre une magistrale mise en scène, qui à partir du schéma du thriller développe un récit en s’inspirant de la tradition revisitée du « conto de medo » (2002).
L’existence d’un public
22Dans une région qui compte à peine trois millions d’habitants, les statistiques fournies à partir de l’ISBN montrent que les habitudes de lectures en langue galicienne progressent lentement et concernent une frange de la population soumise à l’obligation scolaire. Sur les 1233 titres publiés en 1997, la répartition par critères thématiques est la suivante : enseignement : 402, littérature pour la jeunesse : 287, création littéraire : 215, autres : 329 8. Si l’on met de côté les livres liés à l’enseignement (manuels de classes et lectures obligatoires), la lecture divertissement laisse apparaître des disponibilités de développement. D’après un sondage réalisé para la Société des Editeurs Espagnols, sur les 2.800 000 habitants que compte la Galice, 29 % reconnaît acheter plus de 4 livres par an. Mais dans ce pourcentage, le livre en langue galicienne ne dépasse pas les 13 %, ce qui représente un peu plus de 105 560 lecteurs. Mais il s’agit dans ce sondage de lecteurs qui n’appartiennent pas au système scolaire. On comprendra aisément l’intérêt que constitue l’usage du galicien à l’école comme levier pour inciter à la lecture d’ouvrages. A l’heure actuelle, le public est essentiellement représenté par des jeunes d’âge scolaire et universitaire, et un public adulte, ayant suivi des études supérieures, âgé au moins de 40 ans et pour qui la lecture en langue galicienne est un acte militant ou une affirmation identitaire. Cela explique les efforts déployés par la Xunta qui voit dans les programmes scolaires en galicien le tremplin qui permet de penser l’avenir. Une analyse plus fine nous conduirait à une approche de la lecture par le biais d’une diversification thématique plus poussée. Les tendances qui caractérisent le marché de l’édition en langue espagnole sont les mêmes que le marché galicien, avec les corrections quantitatives qui s’imposent. Il convient en effet de faire la part qui revient à la création littéraire proprement dite et les ouvrages de vulgarisation dont les contenus contribuent aussi, souvent de façon « massive », à la construction de l’identité galicienne : les ouvrages les plus achetés dans ce domaine concernent l’histoire, la géographie, les traditions. Cette opposition constitue par ailleurs un véritable défi. Comment concilier production culturelle et production littéraire dans un pays où le public n’a pas de critères d’exigence solidement établis par une longue tradition ? Dans un tel contexte, l’écrivain et son éditeur sont en quelque sorte les seuls garants d’une perception positive du discours littéraire galicien en quête d’une autonomie et d’une reconnaissance toujours plus stable et plus gratifiante.
Notes de bas de page
1 Centro de Investigaciones Sociológicas,. M. García, E. López Aranguren, M. Beltrán, La conciencia nacional y regional en la España de las autonomías, Madrid, CIS, 1994, p. 39.
2 Sources ISBN, citées par Víctor F. Freixanes, « 1978-1998 : la infraestructura de las letras », Insula, n ° 629, Veinte años de letras gallegas, mayo 1999, p. 4.
3 Insula, n ° 629, mai 1999, p. 33-35
4 Cantares gallegos (1863) : « Premita Dios, castellanos,/castelllanos que aberreço,/qu’antes os gallegos morran/qu’ir a pedirvos sustento. »
5 C. Rodríguez Fer, Tigres de ternura, Santiago de Compostela, 1981, p. 35 : « Compostela amence hoxe en Vista Alegre/E o meu corazón relouca como un rebezo de amor e dinamita/E danme ganas de berrar ao verte tan espida/Que te quero independente como se foras Galicia.
6 Si l’on admet que les grands classiques en langues étrangères méritent d’être traduits, on peut discuter le choix qui consiste à traduire le Quichotte en galicien. Les lecteurs galiciens attirés par la littérature classique lisent parfaitement le castillan.
7 Insula n ° 629, mai 1999, p. 18.
8 Insula n ° 629, mai 1999, Freixanes, p. 6.
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Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007