Rhétorique professorale et légitimation des institutions politiques
L’analyse des manuels de droit constitutionnel
p. 65-76
Texte intégral
1L’efficacité sociale d’un discours, on le sait, est moins affaire de contenu que de contexte de communication. La rhétorique la plus habile ne peut convaincre que si la situation de communication crée les conditions d’une relation d’influence entre le locuteur et son public. Les discours que nous prenons ici comme objets ont pour caractéristique de s’insérer dans un contexte, l’autorité professorale, qui est très favorable à leur efficacité. Nous avons plus précisément travaillé sur des manuels d’institutions politiquesdestinés à des étudiants de DEUG et à des postulants aux concours administratifs 1. La problématique qui inspire cet article est la suivante : nous voudrions montrer que les manuels d’institutions politiquesne sont pas seulement, comme tous les manuels, des outils et des vecteurs de légitimation de la discipline universitaire dont ils traitent ; ils sont aussi des outils et des vecteurs de légitimation des objets sur lesquels porte cette discipline, à savoir les institutions politiques. Nous montrerons trois choses : d’abord, que ces manuels additionnent et confondent les postures d’autorité en se situant sur le double terrain de l’apprentissage scolaire et de l’apprentissage politique ; ils interpellent le lecteur à la fois en tant qu’étudiant et en tant que citoyen ; ensuite, que ces manuels usent d’une rhétorique assez systématique de l’évidence qui déproblématise, et peut-être naturalise les institutions politiques ; enfin, que ces manuels légitiment de la sorte les institutions politiques et plus généralement le champ politique tel qu’il se présente aujourd’hui en France.
2Cette problématique s’adosse à la théorie des champs de Pierre Bourdieu. Nous entendons en effet montrer que ces manuels sont écrits de l’intérieur du champ du pouvoir, par des auteurs qui adhèrent d’autant plus volontiers (et d’autant plus sincèrement) aux idéologies fondatrices de ce champ qu’ils se situent à l’intérieur de celui-ci. Ils en partagent les croyances, ils ont foi en sa légitimité. Ils bénéficient de ce fait, par ricochet, de la légitimité qui irrigue toutes les institutions politiques dont ils sont spécialistes 2. Leur parole obéit donc nécessairement aux lois qui régissent le champ au sein duquel elle se déploie 3.
L’imposition d’une posture de réception : la construction de la figure idéale de l’étudiant citoyen
3C’est peu de dire que le genre « manuel universitaire » invite les lecteurs à adopter une posture de réception caractérisée par la remise de soi 4. Le lecteur est incité à s’abandonner aux recommandations des spécialistes. La volonté de réussir l’examen crée, dans un contexte bien connu de tension sociale autour du diplôme, les conditions d’une totale dissymétrie entre celui qui sait et celui qui ne sait pas. Le prestige universitaire, l’âge, la culture, tout autorise les faiseurs de manuels à parler d’en haut, à distiller avec autorité des conseils, des prescriptions, à imposer des jugements, des comportements, des attitudes. S’agissant de notre objet précisément, l’autorité (banale) du maître sur l’élève, déjà double en ce qu’elle additionne l’autorité du savant qui sait et celle du pédagogue qui évalue, se renforce du poids de l’autorité du juriste qui dit le droit et du publiciste qui sait comment doit être organisée la cité. En ce sens, ces manuels, par leur objet, empruntent à trois univers différents : l’univers pédagogique, l’univers juridique, et l’univers politique. Ce faisant, ils mobilisent trois types de normes qu’ils confondent et imposent à l’étudiant-lecteur. Celui-ci est interpellé en tant qu’étudiant désireux de réussir, en tant qu’apprenti-juriste soucieux de mieux comprendre le droit, mais aussi en tant que citoyen intéressé aux débats de la cité. Intéressement égoïste du candidat voulant assurer, par sa réussite personnelle, son salut individuel ; intéressement corporatiste du candidat aux métiers du droit ; enfin intérêt général plus ou moins marqué par l’universalité : le lecteur est comme pris dans un contrat de communication très serré. On est en présence d’un texte total, un texte qui prend en charge son lecteur sur de multiples registres en même temps, et qui désamorce par avance toute lecture sauvage.
4Il est ainsi frappant de voir se juxtaposer dans ces manuels des conseils et des mises en garde oscillant entre le registre pédagogique (conseils pour étudiants) et le registre juridico-politique (conseils pour juristes-citoyens). Au carrefour des deux se trouve implicitement sollicitée la figure idéalisée de l’étudiant citoyen, certes soucieux de réussir, mais qui ne saurait accéder à la réussite (et donc au diplôme) par l’enfermement dans le manuel, ni même par l’enfermement dans l’étude.
Le moment de la vie étudiante doit être un moment de construction de son engagement dans l’université (conditions d’études et de vie) et également « dans le monde ». A cet égard, il est important de souligner que la vie d’étudiant ne se résume pas à une confrontation solitaire avec les connaissances savantes, le travail en petit groupe est essentiel. La discussion entre amis sur les problèmes traités en cours est indispensable à une meilleure assimilation des connaissance (Oppenheim et Le Masson, p. 8) 5.
5Cet extrait est instructif en ce qu’il montre comment se trouve désamorcée la tension potentielle entre carrière individuelle et vie de la cité, entre finalité égoïste et intérêt général. Le repli sur soi n’est pas, dit le manuel, la solution. On peut être en même temps bon étudiant et bon citoyen. Mieux : la citoyenneté active conditionne la réussite scolaire. Autorité du pédagogue et autorité du spécialiste de la citoyenneté fusionnent pour postuler un même modèle, celui de l’étudiant citoyen possédant une « bonne culture générale », et « assidu au travail » (ibid.,p. 7).
6Faire coïncider l’idéal citoyen et l’idéal universitaire n’est possible qu’à condition de dépouiller le premier d’un attribut qui ne sied pas au second, la disposition à l’engagement militant. En même temps qu’il insiste sur l’importance de la « culture historique » et de « l’observation de l’actualité », un manuel fustige par exemple la confusion entre connaissance et militantisme :
En tous cas, il faut éviter de se laisser influencer par ses opinions de citoyen et s’abstenir de les faire passer dans la dissertation d’examen (…). Il faut être très prudent et limiter ses objectifs en ne retenant dans l’actualité que les faits bruts et incontestables (Pactet, p. 4 et 8).
7Au fil des textes, le portrait de l’étudiant-citoyen idéal se dessine : travailleur assidu, apprenti savant récusant l’aveuglement partisan, mais citoyen malgré tout intéressé par les débats de la cité. Un tel plaidoyer pour une citoyenneté distanciée, qui récuse tout à la fois l’enfermement du carriériste soucieux du seul diplôme et le militantisme aliénant 6, n’exclut pas une socialisation totalisante : les auteurs n’hésitent pas à formuler des prétentions quant à l’occupation du temps de loisir de leurs lecteurs :
Il reste à chacun à accroître sa culture en la matière par des lectures complémentaires (…). On peut toujours trouver un peu de temps pour lire. [Figurent à cette rubrique] les ouvrages que l’on pourrait qualifier de distraction utile (…), des ouvrages de mémoire sur l’exercice du pouvoir ou sur ses coulisses (Pactet, p. 9).
8La construction de ce lecteur idéal, à la fois étudiant exemplaire et citoyen irréprochable, sert l’entreprise rhétorique de diffusion de normes à la fois pédagogiques et politiques. Il s’agit d’imposer en même temps des pratiques d’étude et des pratiques politiques, sans contradiction entre les unes et les autres. Ainsi de l’obligation de s’informer, de suivre et de comprendre l’actualité.
La rhétorique de l’évidence démocratique
9Cet étudiant-citoyen, que doit-il penser et croire ? On s’attachera ici à démontrer que les manuels imposent un jeu relativement cohérent de représentations et de croyances qui sont au fondement des institutions politiques et du droit constitutionnel. Pour cette raison, ces croyances n’ont pas le statut d’explicites qu’il s’agirait pour les auteurs de discuter frontalement. Simples préalables au déploiement du savoir disciplinaire sur les institutions politiques, elles demeurent souvent implicites, on les trouve au mieux dans les préfaces et dans les introductions, rarement dans les développements eux-mêmes. Ces représentations sont communes à tous les auteurs, quelles que soient leurs orientations disciplinaires (et sans doute politiques). C’est donc sur le ton de l’évidence la plus innocente qu’elles acquièrent parfois le statut d’énoncé. On peut penser, sans évidemment conclure à quelque conspiration que ce soit, qu’une telle rhétorique de l’évidence contribue à une diffusion particulièrement efficace de ces croyances disciplinaires fondamentales. C’est sous la forme d’évidences indiscutables, de vérités de bon sens, voire d’implicites, que ces croyances sont imposées aux lecteurs étudiants ainsi appelés à s’imprégner de ce qu’il faut pourtant bien appeler une idéologie disciplinaire. Cette idéologie peut s’analyser comme idéologie professionnelle. L’autorité et la légitimité sociales ne sont conférées aux enseignants de droit constitutionnel qu’à condition qu’ils souscrivent, comme tous les professionnels du champ politique, aux croyances fondatrices de celui-ci. Ils ne peuvent autrement dit travailler à leur propre légitimité d’auteurs qu’en légitimant à la fois la discipline qu’ils enseignent et l’univers social (les institutions politiques) auquel s’adosse cette discipline 7.
10Cette rhétorique de l’évidence n’est jamais aussi manifeste que dans les développements qui se veulent les plus pédagogiques : résumés, tableaux, schémas… Le savoir sur les institutions politiques ne se laisse mettre en fiches qu’au prix de simplifications extrêmes. L’illustration la plus saisissante de cette simplification se trouve être l’acharnement à définir les mots constitutifs du lexique institutionnel. Des termes comme « Etat » ou « nation », éminemment flottants, sont ainsi figés en définitions ne craignant pas l’essentialisme. Le verbe « être » est conjugué au présent de vérité générale. Les concepts sont, selon le mot de Roland Barthes (1957) qui y voyait la caractéristique du mythe, « privés d’histoire ». Nation et Etat échappent, le temps d’une « définition » à toute problématisation socio-historique. Ils existent en soi, et se trouvent crédités d’une naturalité évidemment indémontrée. Pour reprendre la formulation de Pierre Bourdieu (1993) : « Du fait qu’elle est l’aboutissement d’un processus qui l’institue à la fois dans ses structures sociales et dans des structures mentales adaptées à ces structures, l’institution instituée [ici l’Etat] fait oublier qu’elle est issue d’une longue série d’actes d’institution et se présente avec toutes les apparences du naturel ».
La nation est un groupement humain qui est le produit d’influences diverses : la langue, la race, la religion, le passé… Nation et Etat coïncident le plus souvent ; il arrive cependant que plusieurs nations soient soumises à l’autorité d’un même Etat ou qu’une même nation soit partagée entre plusieurs Etats (Grandguillot, p. 7).
11De même lorsqu’un tableau distingue, sans référence à Montesquieu ni à un quelconque contexte socio-historique, « les pouvoirs de l’Etat : législatif, exécutif, judiciaire 8 ». Les taxinomies (des régimes, des formes d’Etat, des pouvoirs…), répétées d’un manuel à l’autre, fonctionnent de la façon la plus routinière qui soit, comme des évidences. On oublie qu’elles sont des constructions sociales arbitraires et contingentes, discutables et falsifiables, parfois pertinentes, parfois aveuglantes 9.
12L’usage, récent dans ces disciplines, du QCM, durcit encore un peu plus des savoirs qui, tous les auteurs en conviennent, n’ont de sens que s’ils sont mis en discussion. La même rhétorique d’évidence (vrai/faux ; bonne réponse/mauvaise réponse) recouvre des interrogations qui certes concernent parfois des questions de fait (nombre de député, contenu d’une législation, date, durée d’un mandat, nom d’un ministre…), mais qui touchent aussi souvent des points de vue éminemment subjectifs :
La révision de la constitution de 1958 est : facile ? difficile ?
Les autorités politiques qui nomment les neuf juges constitutionnels ont tendance
à désigner des amis politiques et personnels : vrai ? faux ?
Le chef d’Etat qui s’est livré malgré lui à un véritable impérialisme présidentiel est : de Gaulle ? Pompidou ? Giscard d’Estaing ? Mitterand II ? Chirac ? (Champagne).
13Ainsi se constitue, au fil d’une vulgate relativement figée, un corpus de savoirs techniques, juridiques, mais aussi politiques, qui mêle en une même rhétorique du constat objectif des éléments de fait et des jugements de valeur. Cette déproblématisation (ou dépolitisation) du politique permet le développement d’une posture professorale, celle-ci se distinguant à la fois de l’aveuglement de l’acteur engagé et de l’ignorance du simple citoyen. La pratique institutionnelle est traduite en énoncés indiscutés, au même titre que la règle de droit.
La légitimation du champ politique
14Présenter les énoncés fondateurs du champ politique comme de simples évidences de bon sens permet de donner au savoir constitutionnel une légitimité politique qui vient doubler sa légitimité juridique. La légitimation des institutions politiques françaises contemporaines suppose la déproblématisation de toutes les représentations auxquelles ces institutions s’adossent. En remontant vers les soubassements les plus fondamentaux, on trouve la démocratie, l’Etat, la nation. C’est la légitimité conférée à ces trois piliers du droit constitutionnel qui rend possible le déploiement de celui-ci.
15« L’homme est par nature un être social », lance d’emblée un auteur 10. Parmi tous les regroupements humains possibles, la nation s’impose avec le même degré d’évidence que par exemple la famille. Egalement privées d’histoire, ces deux institutions existent l’une et l’autre a priori. Certes, les auteurs restituent les débats autour de la définition de la nation. Mais si la notion est problématisée, la réalité qu’elle désigne, elle, est indiscutée. Il n’est pas dit que ces débats, au siècle des « nationalismes », ont justement contribué à faire exister comme évidente une catégorie jusque là ignorée 11. Il n’y a évidemment pas de nation avant le discours nationaliste, et c’est la force de celui-ci, fonctionnant comme prophétie autocréatrice, qui a donné à la catégorie son actuelle légitimité. Les manuels ignorent ces mécanismes, la nation y existe comme entité agissante qui peut par exemple coïncider ou non avec l’Etat. (« Toute nation a-t-elle droit à un Etat ? 12 »). La catégorie finit par exister toute seule, faisant oublier son statut de construction sociale. Ainsi dans des énoncés comme :
La surface de la Terre est divisée en nations (…). Chaque nation comporte des institutions gouvernementales, lesquelles constituent un Etat » (Duverger, p. 13).
Le plus souvent, dans la démarche occidentale, l’Etat est venu consacrer et conforter la nation dans son existence (…). Il n’y a pas, aujourd’hui, de nation constituée sans Etat » (Debbasch, p. 9 et 17).
16Adossé à la catégorie de la nation, l’Etat bénéficie de la même légitimité. C’est d’abord le pouvoir politique qui est légitimé sur le mode de l’évidence, puis la forme universalisée de l’Etat :
Les relations entre individus (…) exigent une organisation, en d’autres termes une régulation sociale et un processus d’élaboration de règles de fonctionnement en vue de l’établissement d’un ordre. Ces règles, cet ordre, doivent être conçues, fixées, appliquées et respectées. Cela suppose donc qu’il y ait une autorité supérieure qui coiffe les autres pouvoirs et impose cet ordre : la notion d’Etat y répond » (Oppenheim et Le Masson, p. 9) 13.
Toute société politique comporte un corps de règles, écrites ou non, destinées à fixer les modalités d’acquisition et d’exercice du pouvoir politique (Jacqué, p. 43).
L’Etat est une réalité ancienne, incontournable et salutaire en ce qu’il permet de distinguer l’intérêt général de celui propre des gouvernants (Debbasch, p. 17).
17La logique du raisonnement est toujours la même : la nation existe comme réalité première, la régulation sociale s’impose comme nécessité, l’Etat est donc lui-même nécessaire. Si cet enchaînement n’exclut pas totalement la perspective historique, il n’autorise en revanche aucun relativisme historique. Il emprunte à une philosophie de l’Histoire très hégélienne, selon laquelle les institutions qui naissent et se développent sont le produit d’une nécessité dans laquelle s’incarne la Raison, et pas du tout les expressions contingentes et arbitraires d’un rapport de force historiquement situé 14.
18On retrouve cette philosophie de l’Histoire implicite dans la présentation de la démocratie représentative. L’Histoire et la Raison sont invoquées pour justifier la démocratie dans sa forme représentative. La démocratie directe est par exemple condamnée au nom de son impossibilité pratique et de ses dérives démagogiques :
L’idéal serait bien sûr que les citoyens puissent s’exprimer et décider chaque fois que le pouvoir doit prendre une décision (…). Il est bien évident que cet idéal théorique est irréalisable dans la pratique, même dans les plus petits Etats (…). La séduction du scénario [de démocratie directe électronique] qui n’est encore que simple politique-fiction, ne sauraient supprimer les risques considérables que le recours à de tels procédés ferait courir à la démocratie : ils court-circuitent en effet tous les organes de représentation et de délibération (comme les partis politiques et les assemblées) que les systèmes démocratiques ont édifiés pour éviter que les pulsions passionnelles des opinions publiques puissent être exploitées par quelques manipulateurs populistes (Oppenheim et Le Masson, p. 38).
Le pouvoir ne peut être exercé par tous sans un minimum d’organisation et sans être incarné par des autorités responsables (Debbasch, p. 45).
19La coupure entre gouvernants et gouvernés est ainsi légitimée au nom de la normalité la plus universelle :
Dans toute société un tant soit peu organisée, donc, existe une distinction, plus ou moins avouée ou masquée, entre le petit nombre des gouvernants et la masse des gouvernés (Turpin, p. 13).
[La] conception littérale de la démocratie – gouvernement du peuple par lui-même – repose sur une illusion et peut en fin de compte se révéler dangereuse (…). Cette démocratie étymologique idéale se rencontre d’ailleurs plus dans les livres des faiseurs de systèmes ou dans les textes constitutionnels que sur le terrain concret (…). Tout étudiant normalement constitué sait bien comment manipuler une assemblée où l’on vote par acclamations » (Turpin, p. 161) 15.
20Ici encore, la pratique du résumé permet de déproblématiser à l’extrême les énoncés :
La souveraineté nationale appartient au peuple qui est formé par la collectivité des individus ayant la qualité de citoyens. Le citoyen est celui qui a l’aptitude à participer aux différentes procédures permettant à la volonté nationale de s’exprimer. Le peuple exerce son pouvoir par l’intermédiaire de ses représentants et/ou par la voie du référendum (Grandguillot, p. 13).
21Condamnée par la Raison, la démocratie directe l’est donc aussi par une histoire constitutionnelle nécessairement en progrès, et dont les verdicts sonnent comme des jugements définitifs :
L’initiative populaire n’a jamais été instaurée dans les institutions politiques françaises car elle présente un danger. Elle risque de permettre aux pulsions de l’opinion publique de s’exprimer sans réflexion, sans recul (Oppenheim et Le Masson, p. 51).
22C’est plus généralement l’ensemble du régime politique de la Ve République qui se trouve pris dans la rhétorique de légitimation. Les actuelles institutions politiques ne sont pas présentées comme le produit circonstancié d’un rapport de force nécessairement politique, mais comme l’incarnation raisonnable d’un idéal progressivement imposé par l’Histoire. On en veut pour preuve la dénonciation unanime des « dérives » de la IVe République qui « a fait la démonstration de son incapacité 16 ». Dans les QCM, cette dénonciation prend force d’évidence :
La IVe République est morte en raison de son incapacité à : régler la crise algérienne ? [oui] ; réformer les institutions ? [non] ; résoudre la crise économique ? [non] (Champagne, p. 11).
23De même est récurrent le parti pris de considérer l’actuelle constitution comme équilibrée, sinon comme le point d’aboutissement d’une histoire constitutionnelle longtemps troublée mais désormais achevée. Une telle philosophie de l’Histoire se retrouve dans les réflexions sur l’évolution de la Ve République : le régime se modifie jusqu’à trouver son point d’équilibre.
La constitution de 1958 a longtemps souffert des circonstances qui ont entouré son élaboration. Le péché originel du 13 mai, la fréquence du recours au référendum dans les premières années… (…). [L’auteur évoque ensuite] l’adaptabilité du régime qui a permis un fonctionnement normal des institutions (Jacqué, p. 131).
24Cette légitimation de l’ensemble des institutions politiques, depuis la nation jusqu’à l’actuel régime politique, ne constitue finalement qu’un incontournable préalable à la légitimation du savoir juridique relatif à celles-ci. C’est bien, en dernière analyse, la discipline « droit constitutionnel » qu’il s’agit de légitimer, et avec elle l’autorité professorale et sociale du juriste constitutionnaliste. Le « droit constitutionnel » est défini comme « connaissance aussi objective que possible » (Pactet, p. 4). A la plasticité des pratiques, si difficiles à modéliser, il substitue la solidité de l’énoncé constitutionnel, ne s’autorisant à penser les premières que comme écart par rapport au second. Les énoncés constitutionnels deviennent constats sociologiques :
Le premier ministre est nommé par le président de la République. Il dirige l’activité du gouvernement. Les décisions du gouvernement ne sont pas l’œuvre de tel ou tel ministre, mais le résultat d’une délibération collective (Grandguillot, p. 29)
25Ainsi est rendue possible la solidification du savoir concernant les institutions politiques : les pratiques, relativement dispersées, sont rapportées au texte, dont la centralité est postulée. Certaines pratiques, trop éloignées du texte, sont classées dans la catégorie dévalorisante de l’exception :
A ce jour, la pratique présidentialiste du régime a été la règle, et la cohabitation l’exception ? vrai [bonne réponse]/faux.
26Le droit constitutionnel devient force agissante :
Le droit constitutionnel régit la structure et l’organisation de l’Etat, l’agencement et l’application de sa constitution. Il se préoccupe, aussi, de choisir un type de régime politique parmi tous ceux qui sont concevables (…) et de fixer les conditions d’exercice du pouvoir dans le cadre de ce régime (…). Le droit constitutionnel ne se conçoit et ne s’élabore que pour être mis en œuvre. Ses préoccupations sont donc concrètes. Sans lui, l’Etat laisse vite la place à un régime anarchique (Debbasch, p. 5).
27Quel bilan dresser de ce trop rapide survol de la rhétorique professorale en matière constitutionnelle ? Il est incontestable que l’on est en présence d’une entreprise collective de légitimation (orchestration sans chef d’orchestre) visant à faire partager au lecteur-étudiant les croyances fondatrices du consensus démocratique. Pourquoi un tel consensus chez les auteurs sur la nécessité de légitimer le régime politique ? Tout se passe comme si le sort du droit constitutionnel comme discipline était étroitement lié à celui des objets sur lequel il porte. La fusion en un même discours de la légitimation des institutions, de la légitimation du droit qui les régit, et de la légitimation de la discipline qui étudie ce dernier, démontre l’ambiguïté de la posture professorale en ce domaine. Elle ne s’inscrit pas dans la perspective critique d’un regard distancié sur le droit, elle relaie celui-ci et démultiplie sa puissance légitimatrice. Elle ne s’extrait pas du champ dont elle propose l’analyse. Elle parle des institutions politiques de l’intérieur, sans mettre en question les croyances fondatrices du champ politique 17.
Bibliographie
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Bibliographie
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10.3917/arss.p1993.96n1.0049 :Bourdieu Pierre, « Esprits d’Etat », ARSS, n ° 96-97, mars 1993, p. 49-62. (repris dans : Raisons pratiques, Seuil, 1994).
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Lacroix Bernard, « Le politiste et l’analyse des institutions », in Lacroix Bernard et
Lagroye Jacques (dir.), Le président de la République, Presses de la FNSP, 1992, p. 13 sq.
10.14375/NP.9782020342476 :Thiesse Anne-Marie, La création des identités nationales, Seuil, 1999.
Notes de bas de page
1 On trouvera en annexe la liste, arbitraire, de ces manuels. La palette est assez large, depuis le classique des années 70 qu’ont connu plusieurs générations d’étudiants jusqu’au document de synthèse sans prétention théorique mais se voulant un outil de travail efficace (plans détaillés, QCM,…).
2 De ce point de vue, l’opposition entre droit constitutionnel et science politique est d’abord un conflit entre grandeurs : grandeur politique d’un côté, grandeur savante de l’autre. Le droit constitutionnel se doit de participer de ce qu’il décrit, la science politique s’oblige à la distance.
3 « Les langues spéciales que les corps de spécialistes produisent et reproduisent [sont] le produit d’un compromis entre un intérêt expressif et une censure constituée par la structure-même du champ dans lequel se produit et circule le discours » (Bourdieu, 2001).
4 « Les langues spéciales que les corps de spécialistes produisent et reproduisent [sont] le produit d’un compromis entre un intérêt expressif et une censure constituée par la structure-même du champ dans lequel se produit et circule le discours » (Bourdieu, 2001).
5 Le concept est emprunté à Pierre Bourdieu ; il désigne, en particulier en milieu populaire, la disposition à s’en remettre aux figures les plus légitimes de l’autorité sociale (notable, professeur, médecin…). Au fondement de cette disposition se trouve le sentiment d’incompétence, voire d’indignité, et l’adhésion plus ou moins aveugle aux registres dominants de la légitimité.
6 C’est nous, dans cet extrait comme dans les suivants, qui soulignons.
7 On notera dans un des extraits précédents que cette rhétorique du juste milieu (ni enfermement, ni militantisme) conduit l’auteur à valoriser les discussions entre pairs (« entre amis »), à mi-chemin entre l’individualisme égoïste et l’investissement de la cité tout entière. Implicitement les manuels plaident pour ce que Braud (1991) appelle l’optimum d’indifférence, juste milieu entre déchaînement des passions et indifférence totale.
8 « Un des pouvoirs majeurs de l’Etat, écrit Pierre Bourdieu (1993), [est] de produire et d’imposer (notamment par l’école) les catégories de pensée que nous appliquons spontanément à toute chose du monde, et à l’Etat lui-même ».
9 Grandguillot, p. 8.
10 On renoue ici avec une ancienne polémique concernant le statut du droit constitutionel, dans lequel les fondateurs français de la science politique, Maurice Duverger en première ligne, voyaient « une mystification fondamentale qui déifie l’Etat ». Certains manuels font état de ces débats (par exemple : Turpin). Pour une analyse sociologique du monde ces constitutionnalistes, voir : François (1996).
11 Oppenheim et LE Masson, p. 9.
12 Voir par exemple : Thiesse (1999) ; Anderson (1996) ; Hermet (1996) ; Gellner (1989).
13 Un énoncé comme « La nation est souveraine, c’est elle qui justifie l’Etat » (Oppenheim et Le Masson) est-il à prendre au pied de la lettre ? Certes la phrase est insérée dans un développement relatif à la Déclaration des Droits de l’Homme. Mais le procédé du commentaire qui permet à l’auteur d’endosser l’idéologie révolutionnaire pour l’expliquer n’est pas sans produire de multiples effets rhétoriques : confusion entre le commenté et le commentateur, universalisation de la théorie ainsi privée d’auteur et donc désingularisée, etc.
14 Voir sur ce point, et plus généralement pour une sociologie du droit constitutionnel : Lacroix (1985 et 1992).
15 Dénonçant la dangereuse utopie que constitue l’idéal de démocratie directe, le même auteur écrit : « comme il arrive à certains papillons, [les hommes] risquent de se brûler à vouloir trop s’approcher de la lumière » (p. 162).
16 Oppenheim et Le Masson, p. 91.
17 Dans Homo Academicus (1984), Pierre Bourdieu montre l’opposition entre milieux universitaires proches des milieux dominants (droit et médecine) et milieux universitaires distanciés de ces milieux (lettres et science). L’origine sociale des professeurs et des étudiants juristes renforce l’impression d’« adhésion à l’ordre dominant ». Les professeurs de droit se voient accorder une grande « responsabilité » de légitimation de l’ordre social. D’où, toujours selon cet auteur, la faible autonomisation de ce corps enseignant par rapport à son objet.
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