Chapitre III. Le monologue, définitions
p. 119-160
Texte intégral
1Il est temps de définir cette forme spécifique, le monologue. Le terme désigne indifféremment des textes de diverses époques. Si nous nous intéressons à un corpus précis, propre à une période restreinte, déterminer sa spécificité nécessite néanmoins de passer par l’examen de formes antérieures. Non pas les monologues des pièces antiques, non pas ceux du Moyen Âge (même s’ils présentent des traits structurels très comparables aux nôtres1), mais à ceux des pièces classiques : la référence reste présente à la fin du xixe siècle, comme en témoignent les programmes des théâtres, des représentations à bénéfice, des conférences publiques et des soirées mondaines, qui mêlent toutes sortes de pièces à dire, dont les monologues dramatiques, de morceaux choisis, dont les monologues classiques, et de poèmes d’une certaine envergure (volumétrique). En matière de monologues, nous ne passons pas impunément du xviie au xixe siècle : les données changent souvent radicalement, quant aux règles de composition, aux objets de discours, aux motivations d’expression. Mais on perçoit des éléments définitionnels persistants. L’identité des dénominations en témoigne2.
2Un monologue reste un discours prononcé par un seul personnage, qui ne bénéficie jamais, contrairement au dialogue, du recours à un allocutaire pour rebondir, progresser, avancer : une seule parole se déploie et représente pour ce faire son unique ressource.
3Nous allons faire le point sur les définitions proposées pour le circonscrire, puis envisager la spécificité que les contemporains accordent aux textes fin de siècle, avant de nous tourner vers les premières propositions de Charles Cros dans ce domaine, puisque c’est par lui que les premiers critères distinctifs sont mis en place.
Problèmes généraux : une définition par défaut ?
4Définir le monologue dramatique n’est pas une entreprise simple. Selon l’affirmation de Louis de Caster, il est un objet si ténu et si anodin qu’il ne mérite pas d’être défini, ce qui est le moyen le plus expéditif de régler la question. Son point de vue suppose que l’élaboration d’une définition est un véritable travail (nous allons voir que c’est le cas), et que le monologue dramatique n’en vaut pas la peine (ce qui est paradoxal, puisque tout objet, indépendamment de ses qualités, et a fortiori de sa valeur, est susceptible d’être défini).
« Qu’est-ce qu’un monologue ?
Nous le savons tous, hélas ! et s’il ne nous est jamais venu à l’esprit de définir ce genre de « littérature », il n’est personne qui, bon gré mal gré, n’ait été sa victime. Le monologue ! Un écrivain de beaucoup d’esprit l’a qualifié “un microbe littéraire, un crime de lèse-littérature”3. »
5La position polémique de ce journaliste désormais nous importe peu. Cependant, remarquons qu’il entre en matière à reculons, d’abord par une prétérition à l’envers : au lieu d’annoncer qu’il ne va pas considérer telle question, puis la développer, il pose la question pour l’annuler immédiatement. Mais cette annulation n’est pas sa réponse, non directement, puisqu’il cite « un écrivain de beaucoup d’esprit ». Enfin, cette réponse est donnée sous forme négative : on ne sait pas ce qu’est le monologue, mais on nous fait savoir ce qu’il n’est pas. Il n’est pas littéraire.
6Cette attitude est très révélatrice. Si nous voulons remonter dans le temps, et commencer par définir le monologue tel qu’il s’est présenté jusqu’alors au théâtre, nous rencontrons le même schéma dans la démarche : cet objet semble devoir se définir par oppositions successives ; on ne l’approche que par approximations et confrontations diverses. Les séries binaires qui permettent d’avancer, toujours avec précaution, mettent laborieusement divers traits en lumière (que nous devrons encore éprouver sur nos textes qui, à leur tour, ne manqueront pas de les éprouver). Les critiques confrontent le monologue à d’autres types de discours théâtral : il s’agit de déterminer les rapports et les critères distinctifs du monologue moderne, qui occupe si fort Coquelin cadet, avec le monologue des pièces classiques ; avec le soliloque ; avec la tirade et l’aparté. Partant du principe que les formes du discours au théâtre s’inspirent d’usages propres à la langue commune, ils établissent le dialogue comme modèle de communication, et la nature comme modèle référentiel, ce qui conduit à évaluer le degré de vraisemblance que propose le monologue. Enfin, la présence du public se révèle essentielle, comme le suggérait Coquelin cadet : nous essayerons de voir ce qu’elle transforme spécifiquement, avant de montrer le caractère finalement hybride de cette forme discursive problématique.
7Il semble plus aisé de dire ce que n’est pas le monologue que ce qu’il est, et de le définir par rapport à une forme à laquelle on l’oppose. Le couple monologue / dialogue est à cet égard typique : nous verrons que les points de vue lexicologique et linguistique établissent la primauté du dialogue (élevé au rang de modèle pour le monologue) ; en revanche, le point de vue théâtral fait du monologue la première forme dramatique occidentale présentée à un public. Il en va de même pour tous les couples antithétiques mentionnés : jusqu’à présent, l’autonomie du monologue n’est pas de mise.
8Plus généralement, le problème est peut-être qu’on ne sait pas toujours exactement de quoi on parle : les discours que l’on désigne par le terme de « monologue » ne sont pas seulement dramatiques ; désigne-t-on ainsi une forme ou une modalité discursive ? Et nos textes fondent-ils ou non un genre dramatique ?… La première chose à faire est sans doute d’examiner les oppositions successives et les tentatives de définition qui ont cours. Elles permettront du moins de mettre à jour les paramètres invoqués pour circonscrire cet objet, qui n’affiche pour l’instant qu’une certitude : la difficulté constamment vérifiée de le cerner. Pour évaluer cette difficulté, nous sommes tenus d’examiner les diverses réalités qu’il désigne : peut-être apparaîtra-t-il enfin une constante propre à caractériser positivement ce terme, idéalement libéré de contingences propres aux époques dans lesquelles il s’inscrit.
Définitions défaillantes : monologue classique, monologue moderne
9Ce n’est malheureusement pas en nous tournant vers les monologues du théâtre classique que nous trouverons une définition stable, indiscutable, convaincante : de ce point de vue, les monologues comiques présentent du moins l’excuse d’être récents, le manque de recul peut justifier le défaut d’un travail contemporain rigoureux de définition. Entre le monologue dramatique inclus dans une pièce, tragédie, comédie ou drame, et celui qui nous occupe, une pièce en soi, comique, moderne pour les contemporains de la fin du xixe siècle, il y a des points communs. Faut-il mentionner leur appartenance au théâtre, et leur énonciation par un seul personnage ? Le plus important est que notre corpus entretient un rapport ludique avec le monologue classique dans la mesure où il joue avec son caractère conventionnel. Il ne s’en réclame pas pour autant, du moins pas ouvertement : les critiques de l’époque se chargent d’établir la comparaison (quelquefois indûment, jusqu’à la confusion). D’emblée, le monologue « moderne » donne lieu à des imprécisions, voire à des incertitudes, qui laissent mal augurer du nécessaire effort de définition :
« (…) il assaisonne la blague d’une pointe spéciale, d’un ragoût nouveau, ce je ne sais quoi qu’on appelle la fantaisie, qui introduit dans la langue et aussi dans la pensée, ces détraquements funambulesques des Hanlonlees, des Lauri-Lauris ou d’autres, qui nous font pâmer la plupart du temps, sans autre excuse que d’être précisément le je ne sais quoi4. »
10Une telle tentative nous donne ce « je ne sais quoi » en guise de caractéristique, une caractéristique dangereuse, d’ailleurs, et qui rend perplexe, puisqu’elle a tendance à se répandre, jusqu’à frapper d’autres termes, comme la « fantaisie ». Les mots ou expressions de rechange (on n’ose parler de synonymie) ne nous aident guère : « une pointe spéciale », « un ragoût nouveau » nous dirigent vers la cuisine, tandis que les « détraquements funambulesques » font référence à d’autres sortes de spectacles contemporains. La verve de Coquelin aîné n’a prévu ni la clarté ni la rigueur. Mieux vaut revenir à la source, quoique le monologue « ancien » (classique) ne se laisse pas facilement saisir non plus : Pierre Larthomas et Jacques Schérer le laissent paraître lorsqu’ils s’occupent du monologue du xviie siècle. Mais commençons par confronter trois définitions issues de dictionnaires du xixe siècle :
« Long récit que, dans une scène seule, l’un des personnages d’une action dramatique se fait en quelque sorte à lui-même, et qui lui sert à expliquer au spectateur l’état de son âme ou à exposer certaines situations5. »
« Scène d’une pièce de théâtre dans laquelle un acteur parle seul, se parle à lui-même : Les MONOLOGUES manquent ordinairement de vraisemblance. (Acad.) Les MONOLOGUES qui ne sont pas des combats de passions ne peuvent jamais remuer l’âme et la transporter. (Volt.) L’inventeur du MONOLOGUE fut probablement un bavard. (Delille)
– Par ext. Discours d’une personne qui se parle seule, sans laisser aux autres le temps de parler : La baronne écoutait le curé, qui substituait le MONOLOGUE au dialogue sans s’en apercevoir. (Balz.) Les enfants font des MONOLOGUES balbutiés en même temps qu’ils parlent. (Lordat)6 »
« Scène où un acteur est seul et se parle à lui-même7. »
11Le premier essai commence mal, en assimilant le monologue à un récit : l’un et l’autre font précisément l’objet d’une opposition, notamment chez les théoriciens classiques. Mais il continue bien, puisque contrairement aux deux autres définitions, il met en place un « personnage » (et non un acteur : la confusion n’est pas acceptable). L’adjectif « seul » semble important puisqu’on le retrouve dans les trois définitions. Il qualifie cependant chaque fois des objets différents. On remarque, dans la première définition, l’ambiguïté de l’expression « dans une scène seule » : est-ce à dire que le monologue constitue en soi une scène, ou qu’il fait partie d’une seule scène ? Dans le premier cas, l’affirmation ne se vérifie que partiellement : certains monologues peuvent figurer dans des scènes plus amples que lui ; dans le second, il est vrai que si un monologue peut avoir une fonction dramaturgique de transition, il constitue une unité telle qu’il n’est pas envisageable de le couper afin qu’une partie occupe la fin d’une scène, et l’autre, le début de la suivante. La deuxième définition avance que « l’acteur parle seul » ce qui est absolument exact (à ceci près qu’il s’agit non de l’acteur, mais du personnage) ; enfin Littré dit que « l’acteur est seul » : encore une fois, ce n’est pas l’acteur qui est en cause, et en outre, il peut y avoir d’autres personnages présents sur scène (notamment, un confident). Enfin, sont mentionnées deux adresses, l’une directe (le personnage à lui-même), et l’autre indirecte (un discours « pour » le spectateur). Elles sont à peu près exactes en ce qui concerne le monologue dans la comédie, où le personnage peut prendre directement le public à parti, mais cette pratique est interdite dans la tragédie classique. Quant à l’adresse à soi-même, le personnage peut décliner des variantes où il convoque fictivement d’autres interlocuteurs par la seule vertu de sa parole : ils sont alors physiquement absents, mais verbalement présents. On remarquera l’expression gênée (« en quelque sorte ») de cette définition pourtant brève.
12Le deuxième essai nous fait immédiatement croire qu’un monologue classique constitue une scène à lui seul : nous venons de voir que c’est partiellement faux. Cela pose d’ailleurs certains problèmes pour identifier le monologue : quand il est inséré dans une scène où intervient un dialogue, en amont et / ou en aval, la distinction avec la tirade s’établit de façon plus ou moins empirique en fonction de sa longueur, et de façon plus ou moins convaincante en fonction de son adresse (qui n’est pas toujours clairement identifiable). Nous reviendrons sur l’opposition entre monologue et tirade. Enfin, la dichotomie installée par cette définition entre le théâtre et la vie renvoie en effet à deux pratiques distinctes dans leur exercice comme dans leur causalité et leur finalité. Il reste que le monologue dramatique se construit sur le modèle de son équivalent réel, prend appui sur lui, et mesure le dérapage qui le motive (il est un détournement de l’usage courant du langage) pour se développer lui-même : ne s’agit-il pas toujours d’imiter la nature ? C’est la question de la vraisemblance qui est ici en cause et sur laquelle nous reviendrons bientôt. Les exigences réglementées des théoriciens du xviie siècle sont en effet le seul point de repère fixe et stable sur lequel nous pouvons nous appuyer en matière de monologue au théâtre, et auquel d’ailleurs les contemporains de Charles Cros se réfèrent quand il s’agit de définir le monologue à la fin du xixe siècle.
13Le troisième essai (Pierre Larthomas8, qui cite Littré) faillit encore : un acteur n’est pas un personnage, lorsque ce dernier monologue, il n’est pas nécessairement seul (la présence d’un confident est admise), et il peut invoquer une entité invisible autre que lui-même, dans le cas, par exemple, d’une prière à Dieu. Il ne reste de cette définition catastrophique aucun terme à sauver : un monologue ne constitue pas toujours une scène à lui seul. Rien, donc, n’est ici absolument juste.
14De tous les éléments avancés par ces trois définitions, nous pouvons dire ceci : il y a monologue quand un personnage, parlant seul, s’adresse soit à lui-même, soit à une entité invisible sur scène, parfois abstraite, parfois correspondant à un autre personnage (convoqué dans le discours mais formellement absent), et que son discours est indirectement destiné au public, qui est le seul à pouvoir pleinement en prendre acte.
Définitions défaillantes : monologue et soliloque
15Les définitions comparées du monologue et du soliloque sont souvent spécieuses et jusqu’à ce jour, rarement convaincantes, car contradictoires. Nous entrons donc sur un terrain miné. Cependant, nos textes se nomment parfois soliloques, et le monologue se définit souvent comme son synonyme ; essayons de clarifier cette situation. Toute tentative, nous allons le constater, s’attache à déployer les modalités de la forme énonciative monologante, non à fixer les constantes d’un genre spécifique, qui apparaissent ponctuellement, notamment avec Dujardin, lorsqu’il défend une nouvelle proposition de forme du discours. Nous serons amenés à réfléchir sur la répartition des termes en fonction des genres incriminés, mais ce sera toujours à partir de l’examen des formes énonciatives. Le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, de Pierre Larousse, significativement, propose ceci :
« - Syn. Monologue, soliloque. Monologue est d’un usage beaucoup plus fréquent que son synonyme ; il s’emploie seul pour désigner ce qu’un acteur récite sur la scène quand il l’occupe seul et quand son discours a une certaine étendue. Dans le langage ordinaire, soliloque s’emploie quelquefois pour désigner certaines réflexions qu’on se fait à soi-même sans que personne y fasse attention ; le monologue au contraire, suppose des auditeurs et se fait remarquer comme la preuve d’une vive préoccupation. »
16Comme l’abréviation initiale le laisse entendre, les termes, dans l’usage, sont en fait interchangeables, aussi bien dans le langage courant que dans le langage dramatique (contrairement à ce qu’avance la définition précédente). L’opposition la plus intéressante, sur l’adresse du discours, est malheureusement réservée, ici, au langage courant. Elle signale du moins qu’une distinction de fait entre les deux termes est envisageable. Michael Issacharoff, en revanche, distingue vigoureusement les deux termes9, au détour d’un article sur le dialogue :
« Par souci d’hygiène terminologique (et taxinomique), il convient de souscrire d’abord à une distinction entre deux termes souvent utilisés – à mon sens abusivement – comme synonymes : soliloque et monologue. Je réserverai le premier pour les propos prononcés par un personnage seul sur la scène, enfermé dans un débat de conscience, par exemple, et donc indifférent à autrui ; et le second pour désigner la réplique ininterrompue (le plus souvent relativement longue) d’un locuteur conscient de l’écoute. Faut-il insister davantage sur une évidence ? Il y a une différence de nature entre l’extériorisation devant un allocutaire scénique et devant personne. La présence, même muette, d’autrui – on le constatera dans le Pas moi de Beckett – influence, ne serait-ce qu’indirectement, la nature, voire la forme de l’extériorisation10. »
17Laissant de côté l’opposition entre discours dramatique et langage courant, il ne s’intéresse qu’à la sphère esthétique (théâtre et récit), et seule la conscience du locuteur vis-à-vis d’un allocutaire entre ici en ligne de compte. Il est vrai que monologue et soliloque ne sont pas réservés au domaine dramatique, et pour les distinguer, la question de l’adresse est en effet déterminante. Selon lui, le monologue désignerait « la réplique (…) d’un locuteur conscient de l’écoute ». Le terme de « réplique » semble abusif, et l’attribution au terme « monologue » d’une adresse patente nous paraît discutable. Plus largement, la répartition des termes qu’il propose nous semble matière à révision.
18Quant au premier problème, en aucun cas un monologue ne peut s’assimiler à une réplique : celui-là, contrairement à celle-ci, ne saurait s’intégrer dans un dialogue au point d’en faire partie. L’une trouve un écho dans la réponse d’un autre personnage, tandis que l’autre, certainement pas. Si le dialogisme du monologue est indiscutable11, son exclusion de tout dialogue l’est tout autant. Un personnage qui monologue et qui est « conscient de l’écoute »12 nous paraît envisageable pour certaines pièces du xxe siècle (signées Beckett, notamment), mais certainement pas pour les textes dramatiques antérieurs. Cette définition ne saurait donc nous convenir, dans la mesure où elle contrevient aux usages et aux règles classiques. Mais cette proposition est sensiblement plus acceptable dès qu’on sort du champ dramatique : en effet, elle correspond idéalement à certains textes de prose, des récits non dramatiques, c’est-à-dire non conçus, initialement, pour la scène13. Cependant, il nous paraît plus adéquat de spécialiser « monologue » pour le théâtre, et de réserver « soliloque » à ces récits non théâtraux tenus par des bavards illustrés par Dostoïevski, Des Forêts, et Camus, dans, respectivement, Le Sous-sol, Le Bavard et La Chute. La distinction entre monologue et soliloque nous conduit donc en premier lieu à une distinction de genres. Du point de vue des genres, en effet, le terme « monologue », en vertu d’une tradition solide puisque antique, fait immédiatement référence au théâtre. Cette spécialisation terminologique est confirmée par l’histoire de la langue : « monologue » apparaît en français vers 1508, à propos de théâtre, tandis que « soliloque », non attesté avant 1600, est d’abord employé par François de Sales (parallèlement au premier emploi en bas-latin, *soliloquium, sous la plume de Saint-Augustin). Il ne nous appartient pas de juger de la recevabilité de la connotation religieuse ou théologique dans les récits en prose tenus par un personnage unique (quoiqu’elle semble, dans bien des cas, probante). Manifestement, les domaines originels de ces termes sont historiquement séparés. Cette répartition en fonction des genres est cependant insuffisante.
19Le véritable problème est que ces deux termes sont à la fois utilisés, d’une part, à propos de discours narratif (une prose qui préfigure et accompagne le nouveau roman, pour la désigner rapidement), et d’autre part, à propos de discours dramatique. Du côté de la prose, se confirme la distinction des adresses évoquée par Issacharoff : les trois textes précédemment cités installent un personnage qui assène son discours à un narrataire muet, dont la présence est attestée dans le texte ; en regard, on peut mentionner un type de récit inauguré par Édouard Dujardin en France à la fin du xixe siècle, et par Joyce en Angleterre peu après, nommé « monologue intérieur », et où le personnage n’a cette fois aucun allocutaire consistant ou attesté. Le critère de l’adresse permet donc une répartition fixe des termes (quoiqu’elle inverse la proposition d’Issacharoff) : il s’agirait de conserver « monologue » pour les textes qui sont historiquement nommés comme tels (soit : le monologue intérieur, selon Dujardin, Larbaud, et Joyce), et où les personnages sont enfermés dans leur conscience ; et d’attribuer le nom de soliloque aux récits dont le personnage unique est un « locuteur conscient de l’écoute » (c’est-à-dire, à ceux de Dostoïevski, de Des Forêts ou de Camus : ils en sont d’autant plus conscients qu’ils en jouent). Cette répartition, fondée sur des considérations d’histoire littéraire, en définitive, sera moins arbitraire que la décision non argumentée d’Issacharoff, qui attribue autoritairement chaque terme à une forme d’adresse, sans fonder son geste, et en contradiction avec l’usage historique.
20Du côté des formes dramatiques, également désignées tantôt « monologue » tantôt « soliloque », il paraît souhaitable de réserver à chaque terme la spécificité de l’adresse qui vient de lui être attribuée. C’est pourquoi le discours prononcé par un « personnage seul sur la scène (…) indifférent à autrui » se nommerait donc un monologue, tandis que le texte constitué par le discours d’un « locuteur conscient de l’écoute » serait désigné par le terme de soliloque. La répartition est ainsi symétrique, à la fois dans le discours narratif, et dans le discours dramatique, grâce à un critère stable. C’est aussi par la distinction des adresses que Patrice Pavis préconise de distribuer chaque terme, dans son Dictionnaire du théâtre, au début de l’article « monologue ». Sa proposition nous donne raison :
« Le monologue est un discours que le personnage se tient à lui-même, tandis que le solliloque [sic] est adressé à un interlocuteur restant muet14. »
21Cette double définition est peut-être succincte, ou incomplète, mais l’opposition qu’elle met en place entre les deux termes est claire, et justifiable. Relevons cependant une incohérence dans les définitions de ce dictionnaire, ce qui prouve surtout combien un travail sur ces termes, c’est-à-dire sur les objets qu’ils nomment, s’avère nécessaire ; à l’article « soliloque », nous trouvons ceci :
« Discours qu’une personne ou un personnage se tient à soi-même. »
22L’hésitation entre « personne » et « personnage » est préjudiciable dans un dictionnaire de théâtre, qui a priori ne s’intéresse pas à une acception concernant la vie courante. Passons : c’est surtout l’adresse qui pose problème (« Discours [tenu] à soi-même ») : ainsi définie, elle est en contradiction patente avec la distinction établie dans l’article « monologue ». La suite insiste malheureusement sur ce renversement pur et simple des traits définitionnels :
« Le soliloque, plus encore que le monologue, réfère à une situation où le personnage médite sur sa situation psychologique et morale, dévoilant ainsi, grâce à une convention théâtrale, ce qui resterait simple monologue intérieur. [Etc.] »
23On se demande alors ce que l’auteur entend par « simple monologue intérieur »… Il faut revenir à son article « monologue », dans lequel il explique cette expression :
« Monologue intérieur ou ‘stream of consciousness’
Le récitant livre en vrac, sans souci de logique ou de censure, les bribes de phrases qui lui passent par la tête. Le désordre émotionnel ou cognitif de la conscience est le principal effet recherché. (Büchner, Beckett)15. »
24Pavis annonce alors qu’il s’occupe de formes dramatiques : pourtant, ainsi défini, le monologue intérieur a davantage à voir avec un moyen d’expression commun au récit (selon Dujardin) et au théâtre contemporain (selon Beckett, par exemple) ; cette « forme » est ici assimilée à un courant littéraire qui ne saurait pourtant se résumer, ni par cette forme, ni par ce genre (dramatique). Quoi qu’il en soit, et pour en revenir au soliloque, celui-ci serait donc une forme plus élaborée que le « monologue intérieur » : il ordonnerait rhétoriquement et syntaxiquement une pensée pure. Mais lui donner une expression intelligible ne signifie pas qu’on l’adresse à un interlocuteur muet : tous les monologues classiques non destinés à un allocutaire présent sont parfaitement intelligibles… En attendant de savoir de quel cas particulier parle Patrice Pavis, la confusion est certaine. Nous préférons nous en tenir à une distinction fondée sur la nature des adresses telles qu’elle est formulée par Michael Issacharoff, et selon la répartition annoncée par Pavis dans sa définition initiale du monologue.
25Prenons un dernier exemple, qui nous mettra momentanément ou définitivement d’accord, et que nous trouvons dans le Dictionnaire encyclopédique du théâtre (Bordas) dirigé par Michel Corvin : cette fois, les risques de contradiction sont limités, puisqu’il n’existe pas d’entrée « soliloque ». Une telle absence, dans un dictionnaire propre au théâtre, confirme les champs sémantiques d’origine que recouvre chacun des deux termes. Nous savons désormais que selon la lexicologie historique, « soliloque » ne présente à l’origine aucun rapport avec le théâtre. Pourtant, ce rapport, initialement inexistant, est fondé au xxe siècle16. L’article « monologue », quoi qu’il en soit, est fort clair :
« Il y a monologue quand l’acteur seul en scène parle au public (ce qui entraîne un effet de distanciation) ou à lui-même (le discours peut alors, par une convention remontant au classicisme, représenter la pensée du personnage). S’y apparente le soliloque (adresse à un interlocuteur muet mais présent), très courant dans le théâtre contemporain. Monologue et soliloque peuvent constituer tout ou partie d’une pièce de théâtre. »
Anne-Françoise Benhamou.
26C’est dans le seul cas du soliloque qu’est envisagée la présence d’un allocutaire muet, où donc le locuteur est conscient d’une écoute. Un mot sur « l’acteur seul en scène [qui] parle au public » : c’est la première fois, depuis le début de cette petite enquête sur le monologue vs le soliloque, qu’est envisagé un rapport direct de la scène à la salle : il l’est de façon circonscrite, historique, comme la mention immédiate de « l’effet de distanciation » le signifie (et justifie que soit évoqué l’acteur plutôt que le personnage). À ce titre, le cas évoqué ne fait aucun signe aux adresses directes qui sont possibles dans la comédie classique : l’auteur évoque spécifiquement la dimension épique du théâtre brechtien. Nous avons conscience du problème que cela soulève : peut-être est-ce une gageure de prétendre parler de monologue sans l’attribuer à une époque définie, qui fixe des conditions spécifiques de mise en œuvre ; telle règle classique n’est plus pertinente pour un texte du xxe siècle, et en retour, tel usage contemporain ne trouve aucun répondant au xviie siècle. Notamment, le soliloque tel que nous l’avons défini est fort rare, dans le théâtre classique. La gageure consiste cependant à trouver ne serait-ce qu’un trait pertinent constant dans toutes les époques. L’adresse du discours est peut-être ce trait.
27Tenons-nous en donc à cette double définition. Pour finir, et pour rendre pleine justice à Michael Issacharoff, quand nous envisagerons les personnages de nos monologues « fin de siècle », les critères de distinction qu’il établit nous serons plus qu’utiles (même si nous les renversons) : le recours à une opposition entre récit et discours dramatique servira alors à évaluer la mise à l’épreuve de leurs frontières.
Définitions défaillantes : monologue et tirade ; monologue et aparté
28Malgré ses précautions, malgré l’examen détaillé de tous les cas de figures du monologue classique, Jacques Schérer17 propose la définition suivante :
« Le monologue est une tirade prononcée par un personnage seul ou qui se croit seul, ou bien par un personnage écouté par d’autres, mais qui ne craint pas d’être entendu par eux. Dans le cas d’une scène à plusieurs personnages, c’est ce dernier caractère qui distingue le monologue de l’aparté. »
29« Le monologue est une tirade ». probablement en vertu de longueurs à peu près comparables, et de ce pour quoi on le considère en général, de l’extérieur : un morceau de bravoure – conformément aux points de vue du comédien qui l’interprète, et du public qui admire à la fois le texte et l’art de l’acteur. Le monologue est finalement mis face à deux nouveaux termes : la tirade et l’aparté.
30L’aparté, non entendu par les autres personnages, pourtant présents, est un moment volé à leur attention, et ne peut être, par conséquent (vraisemblablement), que court. beaucoup plus court que le monologue. Comme lui cependant, il verbalise le plus souvent une pensée intime, que le public partage ; tous deux donnent donc un accès à la pensée du locuteur que n’auront jamais les autres personnages, au prix d’une double convention : non seulement des pensées sont verbalisées, mais les plus proches voisins du locuteur sont censés ne pas les entendre, contrairement au (plus lointain) public. L’aparté, comme la tirade, se prononce nécessairement en présence d’un ou de plusieurs autres personnages ; mais Schérer lui-même nous a expliqué qu’un monologue pouvait être dit en présence d’un confident, qui est alors ignoré par convention, à la fois par le personnage locuteur et par le public. Son critère distinctif manque de rigueur.
31La tirade et le monologue sont des espaces de paroles plus conséquents, dans lesquels le personnage a le loisir de développer une rhétorique précise ; mais la première est destinée à un ou plusieurs autres personnages, tandis que le second, non. Autrement dit, la première est une (longue) réplique, le second, non. Mais dans les deux cas, un seul personnage s’exprime en un discours substantiel, et dans les deux cas leur organisation interne, leur rhétorique, les apparente. C’est selon ces deux critères que la confusion terminologique se constate, par exemple lorsqu’on envisage le cinquième acte de Horace, de Corneille, réputé constitué tout entier par des « monologues » : ce sont en fait des tirades, rhétoriquement en style judiciaire, puisque le héros comparaît devant la justice du roi, et que des personnages s’avancent successivement pour développer des arguments tantôt favorables, tantôt défavorables à Horace. Non seulement les propos sont entendus par tous les personnages présents, mais étant donné la situation, il serait catastrophique que ce ne soit pas le cas : le jugement passerait alors pour une grotesque parodie, ce qui serait particulièrement mal venu dans une tragédie. Enfin, un personnage qui ne craindrait pas d’être entendu par d’autres ne se livrerait pas pour autant à un monologue (encore une fois, sauf s’il s’agit d’un confident).
32Un monologue ne saurait donc être confondu avec une tirade ou avec un aparté, au nom de critères ponctuels communs mais toujours insuffisants pour justifier leur assimilation. Il faudrait préciser que, contrairement au monologue, la tirade et l’aparté ont besoin de la présence immédiate du dialogue, ce qui leur permet d’instaurer un rapport ludique avec les autres personnages présents, à leur insu ou non : la tirade est prononcée pour être entendue, elle appelle une réplique (ou une autre tirade), et l’aparté n’a de valeur que pour s’extraire un moment du dialogue en cours, qu’il n’interrompt pas pour autant ; il se définit par une opposition frontale, immédiate et ponctuelle au dialogue, et c’est par conséquent pourquoi il a besoin de lui pour s’en distinguer. Le monologue, en revanche, ne provoque pas ou n’impose pas de pause à un dialogue, il profite plutôt d’une telle pause, motivée qu’elle est par d’autres paramètres que lui-même. On retiendra que la tirade et l’aparté ont intrinsèquement besoin du dialogue pour exister, alors que le monologue s’oppose au dialogue comme modalité de discours, se définit en partie par rapport à lui, mais n’existe pas « grâce » à lui. Il est certes une rupture dans le tissu dialogique d’une pièce, en imposant un autre régime de parole. Mais dramaturgiquement parlant, il n’interrompt jamais un dialogue : il se contente de lui succéder.
Le monologue : une forme non autonome
33Nous allons ici recourir largement à des critères de jugement développés depuis le xviie siècle, notamment par Pierre Corneille et l’abbé d’Aubignac. Certes, ceux-ci ne s’intéressent qu’à la facture de la tragédie qu’ils règlent pour leur propre époque. Nous sommes bien loin du monologue dramatique, comique de surcroît, de la fin du xixe siècle. Si l’on excepte les antécédents médiévaux et les spectacles de la Foire, il n’y a de monologue à la période classique qu’inséré dans des pièces composées de plusieurs actes. Tout au plus peut-il se prévaloir de l’autonomie d’une scène. Il obéit à des règles de composition qui le soumettent aux impératifs d’un ouvrage plus vaste, soit aux aléas des péripéties ainsi qu’à un ensemble de personnages qui influent sur le devenir de la situation dramatique concertée par l’auteur. Les textes autonomes que nous envisageons doivent concentrer les enjeux d’une pièce complète sur la parole d’un unique personnage, dans le temps réduit une intervention scénique restreinte et par conséquent puissamment suggestive. Les contraintes techniques répondent sans doute à de tout autres nécessités. C’est pourtant à l’aune du monologue classique que doivent en premier lieu s’évaluer les qualités des monologues dramatiques qui, en dépit de certains titres prometteurs qui leur sont contemporains, ne font l’objet d’aucune étude spécifique d’ordre théorique ou esthétique. Plus encore : les discours des théoriciens classiques restent des références présentes à l’esprit, encore deux siècles après eux, comme en témoigne le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse. Cet ouvrage novateur et d’envergure recourt pour définir le monologue à de larges citations d’hommes du xviiie siècle, Chamfort et Marmontel, qui, comme nous allons le constater, se contentent eux-mêmes de reprendre les termes du débat tels que les ont fixés les théoriciens du xviie. Autant dire que jusqu’à la fin du xixe siècle, aucune nouvelle pratique monologante n’incite hélas à revisiter les éléments de définitions proposés au xviie. Les contemporains de Charles Cros en tiennent explicitement compte pour juger les monologues dramatiques, et ils ne s’expriment à leur sujet que de manière polémique, c’est-à-dire réactive : aucun ne tente de dégager la part novatrice que proposent de tels textes, selon une volonté de réflexion raisonnée. Ils s’en tiennent à des bribes de définitions, et à un effort de pure description. C’est pourquoi le dictionnaire de Pierre Larousse nous paraît ici particulièrement approprié : son initiateur se veut un pionnier de la connaissance encyclopédique, et la diffusion de son ouvrage promeut celle d’un savoir collectif qui rend compte de celui de son époque. À ce titre, cette référence est précieuse : elle fournit les critères de jugement en vigueur au moment où paraissent nos textes. La dépendance dans laquelle ils se trouvent, vis-à-vis du xviie siècle peut paraître surprenante, elle n’en est pas moins incontournable. Enfin, nous venons de constater que le recul dont nous disposons (environ un siècle) ne nous permet qu’une somme de constats : un travail spécifique sur la pluralité des pratiques monologantes reste à établir, les spécialistes du théâtre notamment se contentant jusqu’ici de noter que la seule question de la définition reste épineuse, en dépit de l’abondante matière que proposent les productions du xxe siècle.
Le monologue dans la vie : un modèle pour le monologue théâtral
34Pierre Larthomas commence par comparer le fait de parler seul dans la vie courante, et sa transposition théâtrale. Le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse agit de même. L’intérêt de cette approche est qu’elle donne des points de comparaison pour évaluer la dimension mimétique d’un monologue théâtral. Il est en effet possible de mettre en regard des situations réelles et des transpositions purement dramatiques.
35Selon Piaget, dit-il, monologuer permet de mettre de l’ordre dans ses pensées, (d’où le bien fondé du morceau rhétorique que représente le monologue) et de préparer, en particulier l’enfant, au langage social, c’est-à-dire en quelque sorte de donner l’occasion d’apprivoiser les situations dans lesquelles s’exerce un tel langage. On se souvient de Sosie parlant à sa lanterne pour préparer son entrevue avec Alcmène. Enfin, le monologue dans la vie courante ne manque pas de susciter une impression de ridicule, soit de la part d’un témoin fortuit, soit de la part du monologueur quand il prend conscience de ce qu’il fait. C’est là un ressort efficace du rire, mais ce cas de figure n’est pas réservé à une situation comique. Ainsi Pygmalion18, sous la plume de Rousseau, constate l’ampleur de son désarroi et se désole en réalisant qu’il parle seul :
« Hélas ! en l’état où je suis on invoque tout, et rien ne nous écoute. L’espoir qui nous abuse est plus insensé que le désir.
Honteux de tant d’égarements, je n’ose plus même en contempler la cause. »
36Chamfort (1741-1794) abonde dans ce sens : un homme sain d’esprit, ou raisonnable, ne parle pas seul (contrairement au fou, ou à l’homme ivre) ; il ne prononce pas distinctement et avec ordre, affirme-t-il, tout ce qui se passe dans son cœur. C’est que se manifeste un écart entre cet usage et la fonction première du langage, servie par le dialogue : la communication. Le langage sert en effet normalement à s’adresser à autrui : à transmettre des informations, à convaincre, ou à émouvoir.
Le modèle du dialogue : monologue et dialogue
37Mesurons donc le monologue à l’aune du dialogue19. Pour Todorov20, le dialogue représente l’extension du schéma question / réponse, tandis que le monologue, celle de l’exclamation : il est une parole expressive sans interlocuteur. Cette proposition répond à l’idée que le monologue est par excellence l’expression lyrique du sentiment, ou l’interrogation perplexe devant un dilemme. Il mentionne alors cette forme souvent employée dans le monologue : l’apostrophe. Celle-ci suppose deux personnes en présence, et appartient donc logiquement au dialogue. J. Dubois21 suggère que l’apostrophe simule un mouvement dans un genre statique. Ce caractère s’accentue dans la comédie, qui diversifie les procédés du monologue : ce dernier devient un dialogue simulé, joué et commenté à la fois ; il expérimente la limite d’un dialogue imaginaire, qu’il ne rejoint pourtant jamais.
38Ainsi, si le monologue est un accident par rapport au langage ordinaire, cet écart est réduit par l’intervention de l’apostrophe, puisqu’elle réintroduit une opposition entre première et deuxième personne grammaticale (propre au dialogue). Cet emploi hybride montre la tentation du monologue, en tant qu’artifice, de revenir à ce qu’est le langage dans la vie réelle, en se donnant des airs de communication. Notamment, les emplois d’impératifs à la première personne du pluriel provoquent le dédoublement du personnage, et le rendent apte à donner et à recevoir à la fois l’ordre ou l’injonction exprimés. Peut-être enfin peut-on y lire un désir inconscient d’échapper à la solitude, d’associer autrui à ses projets.
39Linguistiquement, il semble que le monologue procède encore du dialogue, conformément à la proposition que développe Benvéniste :
« (…) le « monologue » procède bien de l’énonciation. Il doit être posé, malgré l’apparence, comme une variété du dialogue, structure fondamentale. Le « monologue » est un dialogue intériorisé, formulé en « langage intérieur », entre un moi locuteur et un moi écouteur. Parfois, le moi locuteur est le seul à parler ; le moi écouteur reste néanmoins présent ; sa présence est nécessaire et suffisante pour rendre signifiante l’énonciation du moi locuteur. Parfois aussi le moi écouteur intervient par une objection, une question, un doute, une insulte. La forme linguistique que prend cette intervention diffère selon les idiomes, mais c’est toujours une forme « personnelle ». Tantôt le moi écouteur se substitue au moi locuteur et s’énonce donc comme « première personne » ; ainsi en français où le monologue sera coupé de remarques ou d’injonctions telles que : « Non, je suis idiot, j’ai oublié de lui dire que… ». Tantôt le moi écouteur interpelle à la « deuxième personne » le moi locuteur : « Non, tu n’aurais pas dû lui dire que… ». Il y aurait une intéressante typologie de ces relations à établir ; en certaines langues on verrait prédominer le moi auditeur comme substitut du locuteur et se posant à son tour comme je (français, anglais), ou en d’autres, se donnant comme partenaire de dialogue et employant tu (allemand, russe). Cette transposition du dialogue en « monologue » où EGO tantôt se scinde en deux, tantôt assume deux rôles, prête à des figurations ou transpositions psychodramatiques : conflits du « moi profond » et de la « conscience », dédoublements provoqués par l’« inspiration »22, etc. La possibilité en est fournie par l’appareil linguistique de l’énonciation sui-réflexive qui comprend un jeu d’oppositions du pronom et de l’antonyme (je / me / moi )23. »
40Retenons donc que si le monologue est une forme transposée du dialogue, il représente un dialogue simulé fort différent de celui par lequel les personnages communiquent normalement entre eux : les interlocuteurs changent, les motivations de la parole également, ainsi que son objet et ses modalités.
Le modèle de la nature : la difficile vraisemblance d’une convention
41Au théâtre, le monologue est une convention : voilà au moins un trait sur lequel tout le monde est d’accord. Mais qui dit « convention » dit « artifice ». Une discussion s’anime alors dès le milieu du xviie siècle, qui n’est pas encore apaisée au xixe siècle, autour de la question de sa vraisemblance, sous l’impulsion des théoriciens du théâtre. Ceux-ci visent moins son rapport à la vérité qu’à une conformité avec la nature. Ils mettent ainsi en cause les contenus des discours :
« Cependant, tous nos héros de théâtre sont atteints de cette espèce d’égarement ; ils raisonnent, ils racontent même, ils arrangent des projets, s’objectent des difficultés qu’ils lèvent dans le moment, balancent différents partis et des raisons contraires, et se déterminent enfin au gré de leurs passions et de leurs intérêts ; tout cela comme s’ils ne pouvaient se sentir et se conseiller eux-mêmes sans articuler tout ce qu’ils pensent. Où prendre, encore un coup, les originaux de semblables discoureurs24 ? »
42Pourtant, Marmontel (1723-1799) considère le monologue vraisemblable, i.e. conforme à la nature :
« La parole est un acte si familier à l’homme, si fort lié par l’habitude avec la pensée et le sentiment, elle donne tant de facilité, tant de netteté à la conception, par les signes qu’elle attache aux idées, que, dans une méditation profonde, dans une vive émotion, il est tout naturel de se parler à soi-même… Il n’est personne qui quelquefois ne soit surpris, se parlant de ce qui l’affectait ou l’occupait sérieusement. Il est donc très vraisemblable que l’avare à qui l’on vient d’enlever sa cassette, fasse entendre ses cris et ses plaintes ; que Caton, avant de se donner la mort, délibère à haute voix sur l’avenir qui l’attend ; qu’Auguste, qui vient de voir le moment où il était assassiné, se parle et se reproche tout le sang qu’il a répandu ; qu’Orosmane, croyant Zaïre infidèle et l’attendant pour se venger, dans l’égarement de sa fureur parle seul et parle tout haut. »
43L’opposition avec les théoriciens du théâtre classique n’est pourtant pas radicale : Marmontel n’envisage que le cas où un personnage se trouve dans une situation critique, propre à le mettre hors de lui. Jacques Schérer25 évoque notamment d’Aubignac et Corneille qui, après avoir abusé du monologue, en tant qu’auteurs, comme leurs semblables dans la première moitié du xviie siècle, réclament qu’il n’apparaisse que motivé par un violent transport de passion. Sur ce point, Marmontel est donc d’accord avec eux : il s’agit de justifier par la psychologie du personnage et par la nature de la situation mise en place l’exercice de la parole solitaire.
44On se rend rapidement compte que la question de la vraisemblance dirige deux sortes de problèmes, liés au contenu proprement dit, et à la composition générale de la pièce envisagée.
Monologue lyrique, monologue narratif : légitimité d’une forme pour son contenu
45La question du contenu est prégnante, selon les théoriciens, pour juger de la recevabilité d’un monologue. Le débordement affectif apparaît comme une « excuse » pure et simple, dont le monologue dit « explicatif » ne saurait bénéficier.
« quand un acteur parle seul (…) il faut que ce soit par les sentiments d’une passion qui l’agite, et non pas par une simple narration26. »
46Chamfort trouve, lui aussi, ce procédé insupportable : une narration ne peut qu’être adressée directement au public (ce qui est interdit dans les tragédies), elle reviendrait à ce qu’il nomme « l’enfance de l’art », et qu’il taxe de ridicule :
« On pardonne27 un monologue qui est un combat du cœur, mais non pas une récapitulation historique. Ces avertissements au parterre, où l’acteur annonce ce qu’il doit faire, ne sont plus permis ; on s’est aperçu qu’il y avait très peu d’art à dire : « Je vais agir avec art. » Cette faute de faire dire ce qui arrivera par un acteur qui parle seul, et qu’on introduit sans raison, était très commune sur les théâtres grecs et latins. (…) Jamais un monologue ne fait un bel effet que quand on s’intéresse à celui qui parle, que quand ses passions, ses vertus, ses malheurs, ses faiblesses font dans son âme un combat si noble, si attachant, si animé, que vous lui pardonnez28 de se parler trop longtemps à soi-même29. »
47Chamfort n’est pas loin de considérer le monologue comme un monstre quasiment inconcevable : le pardon borne de part en part son existence, dans le propos précédent. Cette faible marge accordée in extremis exclut cependant la « récapitulation historique », soit sa dimension narrative30.
48Ce qui pose problème, ici, est la confrontation de deux veines d’inspiration, qui trouvent leurs expressions portées par une même forme. Le monologue est cependant le produit de ces deux tendances finalement perçues comme contradictoires : une tendance lyrique et dramatique (issue de l’héritage du théâtre grec) et une tendance narrative (selon la tradition médiévale des bateleurs et des conteurs des foires). Elles donnent toutes deux accès à des formes esthétiques normalement très différentes, mais il se trouve que le monologue constitue à plusieurs égards leur point d’intersection.
49Käte Hamburger donne le trait le plus objectivement distinctif entre la parole dramatique et la narration (soit le récit) en montrant que l’actualisation du discours est un trait définitionnel du contenu dramatique, qui ne concerne précisément pas la narration. Selon ce critère, on conçoit la maladresse intrinsèque d’un monologue qui serait constitué par un pur récit : détaché d’une action immédiatement vérifiable, le spectateur risque de se désintéresser du discours lui-même, et de s’ennuyer. La performance d’une parole en acte au moment même de son énonciation serait alors mise en péril. Cependant, l’inadéquation entre la narration et la scène reste toute théorique. L’exemple d’une tirade fameuse le prouve : c’est le « récit de Théramène » dans Phèdre (précisément on parle toujours à son sujet de « récit »). D’une part, cette narration, à vocation épique, est un splendide relais pour relancer une réflexion introspective du personnage éponyme, qui devrait logiquement faire l’objet d’un monologue, et qui est ici exceptionnellement le matériau de l’action principale. D’autre part, cette narration permet au spectateur de continuer à traquer l’évolution de Phèdre : loin de l’en détacher, elle l’en rapproche, au contraire. Sa confession finale met fin à tout espace monologal, en exposant ce qui a fait l’objet de ses pensées secrètes pendant toute la pièce. Racine31 réalise ce tour de force : inverser les formes dramatiques et leurs contenus légitimes. Le récit de Théramène vaut pour l’anéantissement définitif de Phèdre. Manifestement, un tel récit manque donc de maladresse. (Mais on pourrait certes prendre d’autres exemples, qui eux n’en manqueraient pas : ce sont précisément ceux que vise Chamfort).
Le modèle dramatique : problèmes de composition
50Les griefs portent en outre sur des problèmes de composition dramatique. On proscrit formellement le monologue dit « archaïque » (en vogue à l’époque baroque), celui qui est entendu par un tiers : non un confident, parce que le héros est autorisé à ne pas tenir compte de sa présence, mais un personnage caché qui entend un discours qui ne lui est pas adressé (et qui ne manquera pas d’en tirer avantage par la suite). On redoute de nouveau que le monologue se résume en une maladroite facilité :
« [le monologue] représente grossièrement l’imprudence humaine32. »
51On lui reproche dans le même temps d’être trop fréquent et trop long (ce qui aggrave encore le défaut de vraisemblance, fondé cette fois encore sur la question de la composition dramatique). Chamfort fait le point sur les défauts que draine le monologue et qu’il s’agit d’éviter :
« Qu’y a-t-il à conclure de tout ceci ? C’est que les poètes ne doivent se permettre de monologues que le moins qu’il est possible et, quand ils ne peuvent s’en dispenser, d’y éviter au moins la longueur, car ils pourraient quelquefois être si courts qu’ils ne blesseraient pas la nature ; il nous arrive dans la passion de laisser échapper quelques paroles que nous n’adressons qu’à nous-mêmes. C’est encore de n’y point admettre les raisonnements, ni à plus forte raison les récits. Quelques mouvements entrecoupés, quelques résolutions brusques sont une excuse la plus naturelle et la plus raisonnable ; bien entendu, malgré tout cela, que des beautés exquises de pensées et de sentiments prévaudraient, pour l’effet, à ces précautions, et c’est ce que je sous-entends presque toujours dans les règles que j’imagine pour la perfection de la tragédie33. »
52À ces beaux discours, à ces arguments forts, l’auteur (diplomate) de l’article du dictionnaire apporte modération et correction :
« Ces observations subsistent et gardent leur valeur absolue ; mais, parmi tant de conventions dont vit le théâtre, et sans lesquelles il serait impossible, celle sur laquelle repose le monologue est à peine plus sensible que les autres. L’analyse des chefs-d’œuvre dramatiques le prouve suffisamment. (…) Contrairement à la doctrine de Chamfort, les monologues d’Hamlet ne renferment guère que des raisonnements et des analyses souvent subtiles et, loin de nuire au drame, ils le développent, ils en donnent le sens intime.
Parmi les monologues célèbres, on cite encore celui de Phèdre dans la pièce de Racine, celui de Figaro dans le Mariage de Figaro, celui de Charles-Quint dans Hernani. Les deux derniers sont hors de toute proportion scénique et invraisemblables à cause de leur longueur même. Celui de Beaumarchais intéresse cependant par l’exposition d’idées philosophiques et sociales et par l’esprit que l’auteur y a prodigué ; il fait corps avec la pièce et il ne viendrait à l’idée de personne de le retrancher. Il n’en est pas de même de celui de Victor Hugo ; c’est un hors-d’œuvre ; au théâtre, malgré la beauté des vers, la hauteur des développements, on est obligé de le réduire à des proportions plus humaines. C’est le plus long monologue théâtral ; il a cent soixante vers.
Dans la comédie, les monologues sont moins fréquents que dans la tragédie et le drame ; cependant on les a quelquefois employés heureusement. Ainsi, le monologue d’Harpagon dans L’Avare de Molière, quand on lui a enlevé sa cassette, unit la vraisemblance à l’effet comique. Dans Amphitryon, Molière a poussé plus loin encore la vraisemblance du monologue, en faisant parler Sosie avec sa lanterne et en le faisant ainsi s’exercer à l’entretien qu’il doit avoir avec Alcmène34. »
53La longueur préoccupe les esprits, si l’on en croit l’auteur de cet article qui exclut Hernani du panorama d’excellence qu’il est en train de constituer à propos de longs monologues, au nom de cette seule considération. Il reste douteux que le monologue de Charles-Quint batte tous les records de longueur : cent soixante vers ne représentent pas un tel exploit. La question, de toute façon, est encore une fois spécieuse.
54Apparemment, ce n’est donc pas en fonction de règles fixées quant à la composition et au contenu, que nous trouverons des critères définitionnels convaincants. Ces règles sont apparues pour corriger des usages abusifs ou déficients, et ne se justifient plus quand le monologue est de qualité. Mais qu’est-ce qu’un monologue de qualité ? Le besoin d’une définition précise et complète continue de se faire sentir.
Le monologue et le public : pour une métalepse théâtrale
« (…) mais j’estime que ce qui a l’honneur de captiver le public, même pendant quelques minutes, vaut la peine d’être analysé35. »
55Une analyse commence par une définition ; elle est légitime, parce que motivée, selon Coquelin cadet, par la réception du public. Celle-ci nous paraît, en effet, fondamentale, en matière de monologue, non seulement à cause de la mode qu’elle favorise en cette fin de xixe siècle, mais structurellement, par sa simple présence : le spectateur fait l’objet d’une adresse au second degré, indirecte donc, mais nécessaire, nous allons le voir, pour l’existence pure et simple du monologue dramatique.
56Le public au théâtre est en effet prévu structurellement comme le destinataire oblique (ou second) mais essentiel car final. Il faut donc le prendre en compte, à un moment donné. Il nous oblige à considérer deux sphères de communication à la fois : jusqu’à présent, nous l’avons maintenu hors de la scène en tant qu’univers de fable, où s’établissent des liens entre plusieurs personnages. Il faut maintenant envisager, plus largement, le rapport entre la scène, où se déploie la fable, et la salle, qui est cette fois de l’ordre du réel. Le dénominateur commun de ces deux univers est en premier lieu l’auteur, régisseur général, et en second lieu, le public, destinataire majeur. C’est en effet selon ce dernier que se mesure la recevabilité du monologue au théâtre. À ce titre, le monologue constitue un moment privilégié de la représentation, car si jusqu’à présent, nous n’avons jamais voulu entrer en matière sur la réception du spectateur, il n’en reste pas moins que cette réception influence sensiblement l’expression du monologue. C’est précisément par le monologue que s’exacerbe la situation proprement théâtrale de double adresse : une adresse directe, dans la fable dramatique, à un ou plusieurs allocutaires (que le monologue rend présents par la seule force de l’invocation orale) ; et une adresse indirecte mais permanente, dans le réel, au public (le monologue la met en évidence puisque c’est alors la seule adresse patente et effective). Ce passage en perpétuel accomplissement, pendant le temps de toute représentation théâtrale, Käte Hamburger en fait à juste titre le propre de la mise en forme dramatique : l’intersection entre fiction et réalité (physique). Le personnage au théâtre a le pouvoir de faire passer le spectateur, dit-elle, du mode de la représentation (qui est par nature illimitée) à celui de la perception (éprouvée par le public réel, et par nature, limitée). Selon Käte Hamburger, la forme dramatique représente la conception platonicienne de la réalité vécue fragmentairement (elle fait bien sûr allusion au mythe de la caverne). Le monologue rend compte de façon privilégiée de cet enjeu en concentrant le rapport entre personnage et spectateur dans le moment de la représentation où, par excellence, préside leur intimité problématique.
57Lorsque le monologue présente un personnage dominé par une passion ou une pensée fixe, il entraîne l’adhésion du public par la force de son expression ; la communauté de sentiments, ce partage entre le personnage et le public rend acceptable le monologue, et peu importe alors qu’on le trouve ou non vraisemblable. L’égarement dont fait preuve le héros justifie qu’il s’exprime seul, conformément aux dérives enregistrées dans la vie courante, où le locuteur solitaire perd un moment son entière faculté de raison.
« Hasarderai-je là-dessus une pensée qui ne me paraît pas sans fondement ? Ce qui fait qu’on n’est pas blessé d’un monologue au théâtre, c’est que, quoique le personnage qui parle soit supposé seul, il y a cependant une assemblée qui nous frappe ; nous voyons des auditeurs, et dès lors le parleur ne nous paraît pas ridicule ; ce n’est pas à eux qu’il s’adresse, mais c’est pour eux qu’il s’explique. Cette considération fait disparaître l’autre, et parce que nous sommes bien aises d’être instruits, nous oublions que l’acteur devrait se taire36. »
58Le monologue ne sert pas seulement à instruire le spectateur ; nous aimerions montrer qu’il l’engage à participer à la fable, à entrer de plain pied dans la fiction élaborée. Son influence sur le personnage rend donc particulièrement cruciale la présence du spectateur : puisque, s’il ne lui est pas adressé, le monologue se développe cependant pour lui, il peut alors se distinguer de la forme d’expression de la pièce dans laquelle il se trouve, devenir sa forme superlative, par exemple, pour signaler un régime particulier de parole : c’est le cas des stances37.
59Si le contenu du discours fait l’objet d’un partage entre le personnage et le spectateur à deux niveaux référentiels distincts, la forme de cette parole s’adresse directement et exclusivement au spectateur. En d’autres termes, si la communication, qui s’établit directement entre le personnage qui monologue (mais cette communication se fait à son insu) et le spectateur qui l’entend distinctement et dans sa totalité, coïncide avec un effet de métalepse, c’est parce que la forme du discours représente exactement le moyen transgressif qui autorise une telle communication : elle porte entièrement la torsion d’une telle réception.
« Aujourd’hui les monologues conservent la même mesure de vers que le reste de la tragédie, et ce style est supposé alors le langage commun ; mais Corneille en a pris quelquefois occasion de faire des odes régulières, comme dans Polyeucte et dans le Cid, où le personnage devient tout à coup un poète de profession, non seulement par la contrainte particulière qu’il s’impose, mais encore en s’abandonnant aux idées les plus poétiques et même, en affectant des refrains de ballade où il fallait toujours retomber ingénieusement38. »
60Ce n’est pas parce que « le personnage devient tout à coup un poète de profession » que le manque de vraisemblance serait particulièrement préjudiciable : deux niveaux de voix superposés deviennent perceptibles ; tous deux sont le fait de l’auteur, mais l’une d’elles passe par l’énonciation du personnage (c’est le contenu du discours), tandis que l’autre n’a plus un tel relais, en ne se référant plus à la cohésion stylistique de la parlure du personnage en question. C’est bel et bien l’intervention du véritable poète, de l’auteur, qui se manifeste davantage en cette occasion, préparant ainsi en amont l’effet de métalepse39 qui se vérifie en aval. On pourrait justifier ainsi l’accent qu’apporte la poéticité stylisée au monologue : moment d’expression lyrique par excellence, cette pause dans les échanges entre personnages se signale donc par des moyens stylistiques exceptionnels. Le monologue présente légitimement une forme d’expression propre à transcender un conflit intérieur, une lutte pour regagner un équilibre mis en danger en un moment de crise, qui est, pour l’individu représenté, une épreuve de vérité.
61La distinction des adresses du contenu et de la forme du discours se vérifie aussi bien dans une comédie que dans une tragédie : le monologue d’Arnolphe, dans L’École des femmes, où il se lamente du peu d’effets de ses précautions pour faire d’Agnès l’épouse qu’il souhaite, parodie un vocabulaire, une syntaxe et des accents tragiques ; mais l’écart entre les modalités et l’objet de son monologue n’est pas seulement burlesque ; son constat d’impuissance est précisément perceptible par le choix immédiatement vérifié de mauvais moyens d’expression (car inadéquats), ce qui nous permet de comprendre sa véritable sincérité, et son profond désarroi, au moment même où tout, y compris son propre discours, conspire à le ridiculiser, en le disqualifiant de la sphère tragique qu’il pensait atteindre. Le rire qu’il suscite n’est alors pas pure (et bruyante) moquerie ; il s’y mêle, idéalement, un peu de (silencieuse) compassion.
62À ce moment, l’interaction entre le public et le personnage corrige relativement (mais superbement) l’absence de communication qui caractérise la parole solitaire. Cette correction présente des avantages, mais elle a aussi un prix. Le monologue devient un élément fondamental de la dramaturgie ; il bénéficie d’une intensité dramatique parce qu’il est la source d’une richesse psychologique que le dialogue ne peut atteindre : il permet précisément d’exprimer ce que la présence d’autres personnages empêchait jusque-là. Mais ce nouveau cas de figure donne au public un statut spécifique, qui a tendance à le dénaturer : soit le personnage, hors de lui, prend en charge la transgression qui fait obliquement du spectateur son interlocuteur privilégié (il a tendance à s’exclure de la sphère exclusive de la fable par la forme de son discours) ; soit au contraire, le spectateur est invité à endosser un rôle que l’ensemble de la représentation, avec la totalité de ses conventions, prépare (sa vertu mimétique engage non seulement la fable à se conformer au réel, mais le spectateur à se projeter dans la fable). La réciprocité de ce phénomène mène à une conclusion identique. Le spectateur coïncide notamment avec l’entité abstraite, muette et invisible sur scène, que le personnage invoque dans son monologue : aucune réponse n’est directement possible, mais la réception est entièrement assurée, faisant du public un allocutaire scénique en (pure) puissance, et lui accordant du même fait un véritable pouvoir sur le personnage – un pouvoir qui prend acte sur la scène, à proportion du silence qu’il est susceptible d’offrir en guise de réponse. Dans le cas où l’adresse s’avère purement réflexive, le public représente alors la figure idéale de double du personnage locuteur. Ils se rejoignent alors dans un espace improbable, incertain, et trouble, entre fiction et réel. En fait, quelles que soient les modalités d’expression d’un monologue, quelle que soie surtout la nature des adresses que développe le locuteur, le spectateur se trouve toujours en position de toute puissance vis-à-vis du personnage : son silence, vérifié tout au long d’une représentation, prend effet sur la scène à l’occasion du monologue, alors que par ailleurs, il ne signale rien d’autre que son exclusion de l’univers de la fable.
63À l’image du confident dans la tragédie classique, le spectateur établit donc avec le monologueur (qu’il soit un héros admirable – disons, Rodrigue – ou un traître infâme – disons, Iago –) un rapport de sympathie transparente, qui touche à la symbiose, et constitue exceptionnellement une altérité quelquefois amicale, mais systématiquement adjuvante : sa présence, nécessaire puisque le monologue existe « pour lui », favorise en définitive son expression. Le processus d’actualisation propre au langage dramatique touche donc aussi le spectateur, face au monologue, quoique de façon paradoxale : Rilke40 montre que, si le monologue permet d’exprimer les conflits les plus secrets du personnage, il signifie l’impuissance de la parole dans le dialogue, puisqu’elle est bridée par la présence d’autrui, et au contraire, la puissance de la parole, libérée, dans le monologue. Cette liberté, et cette puissance, apanage du public au théâtre, le personnage en bénéficie exceptionnellement le temps d’un monologue ; l’altérité radicale qu’incarne le public vis-à-vis de ce personnage est donc une altérité libératrice, non contraignante, propre à encourager une expression de vérité.
Le monologue : une forme hybride - conséquences d’un simulacre de dialogue
64Il n’en reste pas moins que le monologue est une forme ambiguë, voire hybride. Il détourne la fonction fondamentale de communication propre au langage, même s’il s’en inspire pour proposer un simulacre de dialogue. Jouer solitairement une partition à deux voix n’est pas sans conséquences. L’incorporation d’autrui est un geste violent qui s’apparente plus à son meurtre qu’à son acceptation : ce corps étranger est désormais soumis, réduit, bientôt anéanti ; l’autre est désormais une part de soi, maîtrisable à volonté. En retour, la définition de soi devient problématique : le locuteur risque sa propre destruction dans cette entreprise réciproque d’intégration. Tyrannie et asservissement du sujet locuteur se manifestent intimement dans la parole solitaire qui n’est rien moins qu’un refuge : c’est un combat que risquent de s’y livrer à tout moment les parts contradictoires de celui qui s’exprime. Le dialogue permet de mesurer des différences que le monologue met en péril ; s’il les résout, l’abolition des différences tuant l’altérité, elle tue aussi la spécificité du moi. Plus rien ne persiste, que le silence. Le monologue est alors l’espace dangereux d’une expérimentation radicale, par laquelle pourrait cesser toute parole : il est en permanence au bord de ce silence définitif. C’est donc à juste titre que le monologue est considéré comme l’expression privilégiée d’une crise profonde.
Le verbe de la pensée
65Le monologue détourne formellement la nature de son objet. En effet, il verbalise une pensée, il articule ce qui, par essence, reste en deçà, sinon du langage, du moins de sa syntaxe. L’extériorisation du monologue intérieur est un artifice souvent jugé comme un coup de force presque abscons à force d’être insensé :
« On va me dire, sans doute, qu’ils sont supposés ne pas parler ; mais il faudrait alors que, par une supposition plus violente, nous nous imaginassions lire dans leur cœur et suivre exactement leurs pensées. De quelque façon que nous l’entendions, voilà des idées bien bizarres. Ne sommes-nous pas réduits à avouer que la force de l’habitude nous fait dévorer les absurdités les plus étranges41 ? »
66En fait, la transposition théâtrale de l’intériorité mentale s’opère grâce à l’adresse du discours. En effet, c’est en cessant momentanément de communiquer avec d’autres personnages que le locuteur trouve les modalités d’expression propres au flux de ses pensées. Figurément, il se place volontairement à la limite spatiale de son aire du jeu ; il s’en expulse presque, non radicalement cependant car il s’agit toujours de représentation. Or le théâtre offre peu de moyens fondés sur la simple parole42 pour distinguer le rapport au monde du rapport à soi. Tout discours de personnage, au théâtre, est articulé. Prendre appui sur des variations d’adresses permet une transposition cohérente : le personnage rejoue pour lui-même le théâtre de situations dans lesquelles il est par ailleurs partie prenante (en même temps que les autres personnages cette fois). Si le monologue est en permanence au bord du silence, il se révèle dans le même temps très bruyant dans la mesure où il absorbe toute l’extériorité et toute l’altérité qui le bornent et le cernent de part en part.
L’autonomie du monologue en question
67Ce double détournement fait du monologue une convention à la fois accentuée (sa représentation est une sorte de surenchère sur l’artifice qu’est d’emblée le théâtre) et masquée (le monologue se donne les moyens d’une expression « naturelle » à l’image du dialogue). Cette convention, finalement établie en artifice superlatif, a donc besoin de modèles, elle dépend de références qui la légitiment. C’est probablement la raison pour laquelle son autonomie est sujette à caution ; le monologue ne cesse de se présenter comme un cas particulier, un phénomène à part, mais ce qu’il a d’exceptionnel ne se mesure que par rapport aux formes d’expression dramatiques adjacentes, dont il se distingue. Ce qui le définit est ce qu’il leur retranche, plus que ce qui lui appartient en propre, comme s’il coïncidait avec une opération de soustraction.
68Le problème d’autonomie du monologue persiste d’autant plus au xxe siècle que sa pulvérisation dans divers genres littéraires fait de lui une forme de discours partout reconnaissable de manière empirique, mais se soumettant chaque fois à des régimes génériques (essentiellement le récit et le théâtre) qui lui imposent leurs propres lois, et qu’il va ensuite indifféremment transporter de part et d’autre. Il devient le creuset de données parfois contradictoires, et c’est finalement ce qui le rend toujours difficile à définir, et par conséquent, à identifier, selon des critères rationnels. Ces critères existent pourtant bel et bien, mais en fin de compte, nous sommes obligés de constater que le monologue se livre presque toujours à leur mise à l’épreuve, jusqu’à les rendre discutables, voire inopérants. La plupart de nos textes en sont autant d’exemples probants.
Le monologue comme limite de la représentation théâtrale
69Cette forme « caméléon » ou anamorphique constitue enfin une gageure, de plus en plus explorée par les créateurs, et jamais exténuée : ses limites n’en finissent pas d’être éprouvées.
70Le monologue, en s’attaquant à ses propres limites, interroge spéculairement sa propre forme : à quelles conditions ne peut-on plus parler de monologue ? La première limite touche le locuteur, unique, livré à lui-même, qui réduit et résume tout ce que la référentialité peut offrir d’objets à traiter (soit une infinité) dans le philtre de sa propre perception, et de sa propre pensée ; plus une telle compilation est ample, plus elle est spectaculairement violente, à force de concentration. La seconde limite touche la parole, qui semble rechercher en deçà de quel point elle n’est plus tenable : sont concernés non seulement l’expression de la pensée, qu’elle soit ou non organisée comme un discours conscient, c’est-à-dire construit, mais encore des discours troués, incompréhensibles ou sans objet : la parole est alors la représentation de fragments qui forment un discours dépourvu de la plupart des articulations logiques normalement nécessaires à une bonne compréhension, et qui, en s’attaquant radicalement à la redondance intrinsèque de la langue, mettent ainsi le sens en péril ; la parole peut finalement se résoudre en onomatopées ou borborygmes, qui traduisent dans ce cas une pure émotivité réactionnelle, dépourvue d’objet clairement exprimé. On peut considérer cette production sonore comme l’ultime trace de vie capable d’attester d’une présence au monde, ce qui fait du personnage en cause une version minimale, à la limite de l’acceptable, de la représentation d’un être humain ; ou comme la parodie grotesque, poussée à bout, du monologue conçu comme le lieu privilégié de l’expression lyrique, soit de la subjectivité du moi. La spectaculaire inflation du signifiant par rapport au signifié transmis met donc la parole même en danger : il existe un seuil en deçà duquel la parole s’anéantit dans un bruit ou dans un bruitage.
71Le monologue constitue véritablement une expérience des limites pour la représentation, en deçà desquelles cette dernière n’existerait plus. Il multiplie les unités minimales, renchérit sur les trois unités classiques, les concentre dans la parole solitaire d’un seul personnage, et tend à faire de l’adresse au public une métalepse de plus en plus marquée – l’univers fictif gagne progressivement toutes les caractéristiques physiques de la réalité du spectateur – au point de risquer l’annulation pure et simple de cette frontière salvatrice qui protégeait jusque là le public et définissait la structure minimale de la situation théâtrale. Les effets consécutifs de solitude ou d’isolement, de surdité, de vanité, dans une telle procédure théâtrale, mettent en danger jusqu’au spectateur, qui peut à tout moment plonger dans ce miroir littéral, et réciproquement, jusqu’au théâtre, qui risque d’y perdre sa vertu essentielle de représentation. Plus le monologue s’identifie à son réel référentiel, moins on maîtrise ses effets, en matière de théâtralité – qui risque de subir la logique d’une peau de chagrin. Cette évolution du monologue, ce devenir problématique, se vérifie dans les textes en vogue des années 1880, et ne s’explique pas seulement par la crise de la production théâtrale de l’époque. Un Alfred Jarry, par exemple, montre la fascination et la jubilation qui peuvent résulter de l’exténuation de formes et de pensées certes familières mais finalement irréductiblement étranges. Le monologue est indubitablement une de ces formes.
Pour une proposition de définition : synthèse des points précédents
72Faisons synthétiquement le point sur ces éléments de définition. Le monologue est un discours prononcé par un seul personnage qui n’a d’autre interlocuteur que lui-même et, éventuellement, ceux qu’il convoque par sa parole mais qui sont formellement absents ; il n’est parfaitement perçu que par le public, de manière (de moins en moins) oblique : ce rapport tend à s’élaborer comme une métalepse.
73La question de l’adresse du discours permet de le distinguer du soliloque (adressé à un allocutaire présent mais muet, et non solidaire du locuteur comme peut l’être un confident, c’est-à-dire dont l’altérité est donnée comme irréductible), de la tirade (qui s’inscrit dans un dialogue et bénéficie par conséquent d’interlocuteurs immédiats) et de l’aparté (qui, contrairement au monologue, provoque une pause dans le dialogue sans l’interrompre pour autant).
74L’adresse d’un tel discours constitue en fait une transposition dramatique pour l’expression de la vie mentale du personnage, ce qui répond ainsi aux théoriciens du théâtre, qui redoutaient la non vraisemblance du monologue, prétendant pour cette raison borner sa longueur et sa fréquence.
75Il privilégie l’expression d’une affectivité exacerbée, représentant alors le personnage dans un moment de crise intérieure (dont le dilemme est un exemple typique). Il peut également présenter la matière d’une narration, quoique la fonction lyrique du monologue soit beaucoup plus facilement admise que sa fonction épique.
76Un tel discours est une convention particulièrement théâtrale dans la mesure où il concentre et résume les enjeux habituellement portés par le dialogue, en devenant son simulacre. Avec lui, la communication du langage devient fictive « au carré » (non seulement rejouée au théâtre, mais aussi rejouée à l’intérieur d’une parole solitaire).
77Mais cette expérience de miniaturisation de la parole pousse le monologue dans la voie d’une gageure : le locuteur, livré à lui-même, engage un combat avec l’altérité du monde qu’il intériorise, et il risque de s’y perdre en plongeant sa propre parole dans un silence d’autant plus dangereux qu’il ne serait plus un retour au secret de la pensée : il signerait son total anéantissement.
78Précisément, le monologue se définit par sa capacité d’absorption autant que de soustraction : il se fond indifféremment à tout milieu ambiant (récit ou théâtre), et affirme contre lui sa propre spécificité en retranchant aux discours qui le bordent des critères définitionnels qui lui permettent de fixer les conditions minimales d’existence qui sont les siennes. Le monologue est donc un discours qui forme une unité forte, mais surtout en deçà de laquelle il n’existe plus aucun discours possible.
79Le dernier défi consiste à faire du monologue une pièce à part entière, à en faire l’unique modalité discursive de la totalité (ou du comble) d’une représentation théâtrale. C’est alors qu’il occupe prioritairement le devant de la scène (scène critique – en ce qui nous concerne –, scène sociale – historiquement –, et scène théâtrale).
Pour définir le monologue dramatique fin de siècle…
80Le monologue dramatique fait fond sur les traces de réalités connues de tous, il se construit sur le quotidien le plus largement partagé, aussi bien par la teneur de son propos que par les moyens concrets qu’il met en œuvre, spécialement vis-à-vis des formes théâtrales. À cet égard, il réserve des surprises, précisément à l’époque où le spectaculaire connaît une telle surenchère qu’il devient vain : après avoir subi une inflation dans la réquisition de techniques toujours plus complexes pour l’impressionner, le spectateur apprécie finalement que les effets dramatiques (en l’occurrence, comiques) soient produits dans une économie patente de moyens, qui confine à la magie. Coquelin cadet le dit : l’énormité du rire généré par le monologue dramatique provoque, après coup, une surprise de taille, lorsque le ressort de ce rire est envisagé. Comment un système si simple peut-il amuser à ce point ? En matière de représentation comique, il est en effet difficile d’être plus sobre : un comédien, sans décor, incarne un imbécile réjouissant. Tout repose sur son jeu, et il n’a donc pour le soutenir que le rapport direct avec le public : son corps, sa voix et le texte, exposés devant des spectateurs, constituent les seuls « ingrédients », qui sont aussi le fondement du théâtre. Tout ornement a disparu, rien n’est plus dépouillé. Cependant, ce miroir primaire renvoie l’image d’un monde compliqué de techniques sophistiquées qui dépassent la réflexion de l’individu : le personnage se lance dans une argumentation rhétorique alambiquée et spécieuse, qui anéantit la validité de sa pensée. Il devient une machine(rie) humaine qui tourne à vide en incarnant la bêtise : c’est en effet à quoi se résout la caricature de la forme d’une pensée sans substance. Dans ce jeu, l’homme invalide donc ce qui fait notoirement sa spécificité : la pensée. Mais par le rire, demeure la trace de cette caractéristique perdue. En un sens, le monologue dramatique rassure les spectateurs : s’ils ont sous les yeux la preuve de leur impuissance, de leur anéantissement, de leur déshumanisation, ils peuvent dans le même temps faire la vérification inverse qu’ils échappent à cette destruction : « je ris, donc je suis ». Le rire prémunit contre le processus d’identification que le théâtre met en œuvre, qui serait ici catastrophique : il est nécessaire, à certains égards il est vital, de rire de cet animal humain soudain exposé au regard. C’est là une caractéristique fondamentale, mais, constatons-le, propre au genre comique : le rire est dangereux et salvateur à la fois, puisqu’il exonère le rieur de tares dont il n’a, hormis par son rire, aucune raison de s’exempter.
Positions et propositions des frères Coquelin
81Les explications des frères Coquelin ne prétendent pas explorer des traits définitionnels rigoureux, mais elles évoquent avec persistance un certain nombre de caractéristiques qui permettent malgré tout de saisir partiellement ce dont le monologue se réclame. Leurs propos prennent place dans la polémique que nous connaissons et dont nous avons déjà une idée concrète : certains arguments s’appuyaient sur des bribes de définition, et sur des termes quelquefois récurrents (y compris d’un frère à l’autre). Ils nous paraissent les mieux placés pour évoquer le monologue dramatique fin de siècle dont ils sont les interprètes les plus connus et les plus représentatifs. C’est pourquoi nous examinons ici à la lettre leurs propositions définitionnelles.
82Si l’on confronte les répertoires de termes qu’emploient les deux frères Coquelin dans leur traité, L’Art de dire le monologue, pour définir et expliquer ce qu’est le monologue dramatique, le résultat est très révélateur des objectifs que chacun se donne vis-à-vis de tels textes.
83Tout d’abord, examinons les termes spécifiques à chacun, qui ne sont donc repris ni par l’autre frère, ni par les publications successives des textes mêmes : Coquelin aîné vise en priorité deux caractéristiques du monologue dramatique, en le définissant. C’est d’une part pour lui un ouvrage littéraire sans prétention : il parle en effet de blague, de bluette, et parallèlement aux « monocoquelogues » de son cadet, il invente les « coquelineries ». C’est d’autre part un texte dont le ton peut s’inspirer du champ poétique, et il est d’ailleurs le seul à insister autant sur ce point ; il parle alors d’épopée, et d’ode. De la part d’un comédien qui a rejeté L’Après-midi d’un faune en pensant qu’on se moquait de lui, un tel accent ne manque pas de sel. Nous pouvons du moins nous faire une idée de sa définition de la poésie (selon lui acceptable, c’est-à-dire, à son sens, « admirable »).
84Coquelin cadet multiplie les termes indiquant la bêtise comique : il parle en effet de bizarrerie, de cocasserie, de fumisterie, de niaiserie et de logique insensée. Et en accord avec son frère aîné, il présente le monologue comme un spectacle sans prétention, évoquant tour à tour la farce, le pantomi-monologue, le passe-temps mondain, la scie. Ainsi trouve-t-on dans ce lexique personnel la confirmation de son jugement réel sur des textes dont il se veut par ailleurs le plus brillant et le plus convaincant promoteur possible (il parle à l’éditrice Mme Tresse de « simple farce » ; ou il les compare avec un sorbet, en fin de repas). Intérêt oblige43.
85Si l’on s’en tient maintenant aux termes communs aux publications successives des monologues et au traité des deux frères, on remarque que Coquelin cadet insiste sur deux champs référentiels pour définir le propre du monologue : le théâtre et la déraison ; tandis que Coquelin aîné, aux penchants plus classiques qui désormais ne nous étonnent plus, est quasi seul à promouvoir pour le monologue les terrains de la poésie et du récit. C’est très exactement selon ces critères que se distinguent les répertoires de monologues dramatiques que créent respectivement chacun des deux frères. Autant dire qu’ils réunissent à eux deux les grandes tendances de ces textes. C’est aussi à l’aune de la distinction de telles qualités que nous pouvons envisager dans le détail comment et d’où ils parlent du monologue dramatique. Leurs propos sont ceux de témoins et d’hommes de terrain, non de théoriciens. C’est donc leur expérience et leur connaissance des pratiques théâtrales que nous sollicitons prioritairement ici.
86L’un et l’autre insistent particulièrement sur trois points qui nous sont désormais familiers : le monologue est moderne, parisien et comique.
87Le premier adjectif prend une telle place qu’on parle aussi volontiers de « monologue moderne » que de « monologue dramatique » : la synonymie des deux expressions est parfaite (et toutes deux de concert avec « monologue comique »). Cette modernité dépend pour une grande part de son contenu, soit des objets remarquables qui sont traités par cette parole solitaire. Ils reprennent en effet nombre d’inventions surgies dans les usages quotidiens, et déclinent à l’envi, dans la plus large diversité possible, toute manifestation du progrès. Certes sa forme est à cet égard également déterminante44.
88La mode qu’il suscite justifie que Paris, capitale à bien des titres (et ville moderne par excellence, à cette époque), soit son principal lieu d’exercice, au point de devenir une de ses caractéristiques intrinsèques. L’appétence de nouveauté qui s’exacerbe dans la capitale tisse un lien étroit avec le monologue, comme en témoigne la diversité des lieux parisiens où il est représenté.
89Quant à la tonalité comique, très majoritaire, l’esprit fumiste fin de siècle s’empare de cette forme avec suffisamment d’autorité pour constituer plus qu’une tendance : il représente l’épine dorsale de sa production pléthorique. Si d’autres veines d’inspiration apparaissent, c’est de façon parasitaire, en prenant appui sur d’autres pratiques et sources théâtrales, dont certains textes profitent pour leur emprunter leur légitimité. Mais la modernité du monologue ne suffira pas à renouveler la faveur du public pour le drame ou le mélodrame ; la forme adoptée jure alors avec le fond, et se résout en textes archaïques, sans prise avec le monde contemporain ni avec le public : l’heure n’est plus aux émotions massives suscitées par les avanies quotidiennes que subit le petit peuple, ni par les sentiments héroïques et patriotiques dont ce dernier fournit l’exemple le plus poignant, depuis que la tragédie n’a plus cours. La grande tragédienne Sarah Bernhardt privilégie cependant un tel répertoire45, mais son interprétation constitue probablement l’essentiel (voire la totalité) de l’intérêt qu’on peut lui porter. Coquelin aîné considère cet aspect secondaire :
« Peu importe après cela que ce soit une épopée, comme les Pauvres gens ; un drame, comme la Robe, ou la Vision de Claude ; un récit pittoresque et familier comme le Naufragé ; une comédie comme le Chapeau ; un vaudeville à refrain, comme les Écrevisses46 ! »
90Le comédien s’accommode parfaitement de tonalités diverses, qu’il puise dans les textes disponibles de l’époque, et dont il cite ici les plus connus (ils évoquent respectivement la misère, les méfaits de l’alcoolisme, etc. ; puis la méprise d’un beau-père en puissance sur les intentions d’un jeune homme à marier, et enfin l’art de manger littéralement son héritage). Il y a certes là une riche matière pour l’interprétation dramatique, mais les témoignages montrent que le goût du public de l’époque plébiscite la veine comique au point que c’est à elle que répond la très grande majorité des textes.
Composition dramatique
91Selon les frères Coquelin, l’essentiel du monologue (de qualité…) consiste en trois caractéristiques, propres à la composition dramatique : il constitue à lui seul une pièce complète ; il instaure un rythme nécessairement rapide ; et il est le résultat d’un mélange d’éléments contradictoires : il obéirait donc à un régime oxymorique. Manifestement, la question du contenu, quoique pendante, est seconde. Il n’en reste pas moins que le monologue est ici considéré à sa source, depuis sa conception, c’est-à-dire depuis son écriture. Sa qualité détermine celle de l’interprétation (et non l’inverse, comme le laissaient entendre ses détracteurs).
« L’œuvre, comique ou tragique, renferme une action : elle vit, elle marche, elle commence, elle finit ; elle réalise les conditions nécessaires pour être dite avec succès. (…)
Choisissez donc une oeuvre de dimension restreinte, mais complète, vivante et mouvementée, dont le sujet soit clair, intéressant, humain, et qui ait, comme une pièce de théâtre, une exposition, un nœud, un dénouement47. »
92Parler seul est une audace sur le plan dramatique parce qu’il s’agit d’un geste qui ne va pas de soi : voilà que le monologue dramatique en fait son unique modalité discursive en constituant synthétiquement une pièce de théâtre, poussant ainsi à son comble un artifice longtemps controversé par les théoriciens. Nous avons vu que la question n’était pas réglée à la fin du xixe siècle, puisque les dictionnaires de cette époque se font l’écho de discussions antérieures soulevées à ce sujet. Le problème est radicalisé puisque le monologue constituait alors jusqu’à une scène entière et qu’il devient désormais une pièce à lui seul. Ériger le fragment en forme théâtrale pleine et suffisante entraîne un certain nombre de conséquences, notamment quant à l’objet de la parole tenue (et par conséquent à la constitution de son locuteur). C’est dire que la composition dramatique est porteuse d’enjeux que nous pouvons ici commencer par nommer, et évaluer rapidement. L’examen précis de quelques textes confortera ensuite les caractéristiques que nous allons maintenant identifier.
93Le monologue doit assurer les conditions minimales propres à circonscrire une pièce complète. Si cette forme réputée fragmentaire développait ailleurs (et auparavant) un temps exceptionnel de crise, selon une temporalité tout aussi exceptionnelle de pause dramatique, elle fonde ici la seule modalité discursive à l’œuvre, et renverse donc l’exception en la généralisant. Mais ce faisant, l’intimité transgressive qui réunissait le personnage et le public dans un temps qui leur était compté, explose : la transgression devient la norme, l’intimité quasi volée, désormais s’affiche et s’affirme au grand jour. La parole théâtrale, dans le monologue dramatique, doit donc prendre logiquement la mesure de cette extériorisation, en changeant très radicalement d’objet : il semble bien, nouvelle exception, qu’une telle parole se tienne dans l’exclusion définitive de toute pensée parce qu’elle l’anticipe. Le monologue dramatique empêche tout accès à une quelconque intériorité, et se concentre au contraire sur un pur extérieur. Il déploie une parole sans pensée. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant de rencontrer systématiquement un personnage imbécile, taré, sourd et aveugle au monde et à autrui, une baudruche pleine de vent, dont la parole rend parfaitement compte de sa propre vanité. Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que le monologue dramatique érige en valeur fondatrice sa dimension littérale. Il plaque au sol toute velléité interprétative, l’apparence vaut pour le sens, il ouvre son champ à tous les vents des malentendus, quiproquos et autres brouillages des sens.
« Au vrai public, ce qu’il faut, c’est l’action. Il faut, dans la plus courte pièce de vers, qu’il sente la vie : il faut qu’il y ait là quelqu’un, quelqu’un à qui il puisse s’intéresser, quelqu’un qui soit homme, quelqu’un à qui il arrive quelque chose : un drame ou une comédie48. »
94Les mots d’ordre qui accompagnent une telle pièce sont « l’action », ou la « vie » : il doit se passer quelque chose. Il n’y a là rien que de conforme avec la tradition théâtrale ; aucun auteur dramatique ne démentirait cette affirmation. Cependant, cette norme de toute expression théâtrale devient dans le monologue dramatique un coup de force qui pourrait bien signifier son congé au théâtre lui-même en dénonçant son illégitimité. Le monologue était le lieu problématique mais privilégié de l’introspection. Désormais, l’action remplace littéralement la réflexion. Ou encore : la réflexion mentale se résout (ou se dissout) dans une réflexion physique (mécanique) : la spécularité d’un pur reflet. Que devient alors la validité d’une telle représentation, où l’écart entre un objet donné et sa transposition artistique n’est plus même perceptible ? Mais encore : le monologue réputé statique (propre à la pensée, dans l’ordre du visuel) prend ici une dimension explicitement dynamique (propre à l’action), non seulement du point de vue de l’économie dramaturgique (qui nécessite la présentation d’une action), mais du point de vue du contenu thématique (la pensée, expression intime, semble n’avoir plus cours dans le monologue). Un tel monologue, en rejoignant la norme et les enjeux des autres formes discursives du théâtre, se dénature lui-même (ou contredit la spécialité dans laquelle il se cantonnait jusqu’ici) : ce faisant, il devient le lieu adéquat de la déformation, l’espace naturel de la parodie ou de la caricature.
95À une telle conception, préside une idée première : Coquelin cadet insiste sur le point de départ de tout monologue :
« Il faut une idée d’abord, une idée biscornue si l’on veut, mais présentant un côté humain49 ; »
« Pour faire un civet il faut un lièvre ; pour faire un monologue, il faut une idée cocasse prise dans l’humanité ou basée sur une observation. Si le point de départ est faux, vous pourrez y ajouter tout l’esprit de Beaumarchais, les spectateurs n’y prendront aucun intérêt50. »
96Coquelin cadet préconise ici une conformité première du monologue avec la nature, non pour répondre à une exigence de vraisemblance, cette fois, mais pour assurer une moindre stabilité à la représentation qui doit fournir un point de repère unanime : une telle exigence, encore, n’a rien de nouveau, en matière d’action dramatique, puisqu’elle se vérifie avec une belle et impeccable constance, dans l’ensemble de la tradition théâtrale. Cela dit, il est cette fois difficile d’en faire l’économie : il s’agit toujours de mettre l’homme en scène, et de le présenter en situation. En l’occurrence, ce sera l’homme contemporain (l’homme moderne).
97Du point de vue de la conception, l’écriture doit donc impérativement respecter les conventions de la représentation : l’idée première fondée sur une observation raisonnable en témoigne. Elle représente en revanche le coup de force d’imposer un unique régime de parole, précisément celui qui jusqu’alors constituait une pause, un suspens de l’action dramatique, et un moment fort, signalé comme exceptionnel. C’est dire que, concrètement parlant, les attaques des monologues doivent faire preuve de puissance, à la fois comique et drama-tique51 : frapper l’attention du public, tout en installant d’emblée une situation nette. Par exemple :
« Vous n’avez jamais vu d’idiots, vous ?
Eh bien ! regardez-moi !… j’en ai vu comme vous n’en verrez jamais52 ! »
98Ou bien :
« Il entre avec une lettre à la main.
Qu’est-ce que c’est que ça ? Une lettre de ma femme. Pourquoi m’écrit-elle ? Je l’ai vue ce matin. Encore une idée de femme ; de l’exagération en tout ; je n’aime pas l’exagération53. »
99Ou encore :
« Voyons ! Quel âge me donnez-vous ?
Vingt-huit ans ?
J’en ai quatre-vingt-dix-neuf54 ! »
100Ces débuts imposent chaque fois un personnage remarquable, qui définit sa principale tare en quelques mots, en quelques phrases courtes qui, remarquons-le, impriment un rythme soutenu, tout en ménageant la marge d’une accélération progressive. Du point de vue de la composition, l’attaque du discours est d’autant plus importante que la pièce est courte : on comprendra que les débuts ne peuvent se permettre de faiblesse…
Rythme du monologue : une nervosité ambiante
101Les frères Coquelin insistent particulièrement sur le rythme du monologue (comparable à celui du vaudeville) :
« ensuite, il faut traduire cette idée dans une forme rapide où le trait parte et porte le plus souvent possible ; (…)
Donc, ce n’est pas si commode de faire un bon monologue plein de heurts et de soubresauts inattendus, qui paraisse le plus naturel du monde55. »
« La chansonnette était d’un comique tranquille et répondait aux goûts bourgeois qui existaient dans ces vingt dernières années ; le picrate américain qui est caché dans le monologue, sa furia, son imprévu, ses déhanchements et ses soubresauts répondent absolument aux besoins de notre époque ; on n’a pas le temps de respirer, on rit, sans trop comprendre peut-être, et l’on confine au fou-rire avant d’avoir pu dire : quoi ?
(…) maintenant ce n’est plus ça. On veut des oeuvres plus solides, d’une gaieté plus nerveuse, plus saccadée, folle, si vous voulez, avec une lueur de raison qui éclaire un bout de caractère. Le public demande de petites comédies bouffes à un personnage qu’on joue sans peser, sans rester56. »
102Le rythme est d’autant plus important que le monologue est relativement court : en tant que pièce de théâtre à part entière, il doit concentrer ses effets, voire les multiplier. Il est également d’autant plus nécessaire qu’il s’agit de textes comiques : la frénésie grandissante du personnage contribue à le plonger dans des bévues à répétition, jusqu’à perdre souffle. Il ne s’agit pas nécessairement d’un débit vertigineux de la parole : le corps tout entier est engagé dans cette temporalité de l’urgence.
103On remarque enfin que la référence à l’esprit contemporain est permanente : on retrouve ainsi le parallèle établi entre la réalité scénique et la réalité courante, puisque le rythme effréné des textes renvoie à une nervosité ambiante, qualifiée d’exaspérée.
104C’est l’occasion pour les deux frères d’une comparaison avec un type de spectacle dont nous avons perdu la moindre idée (Coquelin cadet est lui-même associé à l’un de ces artistes par un vers de Jules Jouy, qui dédie un sonnet à la gloire du comédien : « Hanlon ganté de frais, ô clown en habit noir ! » Le costume en question est notoirement celui du monologueur. L’association entre le monologue et la pantomime acrobatique est latéralement confirmée comme un fait acquis, en la personne du représentant le plus célèbre des monologues dramatiques) :
« Je ne puis mieux comparer [le monologue] qu’à (…) la pantomime vertigineuse d’aujourd’hui, bourrée de gifles et de coups de pieds où vous savez, des frères Hanlonlees57. »
« [Le monologue] assaisonne la blague d’une pointe spéciale, d’un ragoût nouveau, ce je ne sais quoi qu’on appelle la fantaisie, qui introduit dans la langue et aussi dans la pensée, ces détraquements funambulesques des Hanlonlees, des Lauri-Lauris ou d’autres, qui nous font pâmer la plupart du temps, sans autre excuse que d’être précisément le je ne sais quoi58. »
105L’exemple cité est intéressant parce que, prenant appui sur des types de personnages contemporains, il présente une dimension satirique autant que comique qui n’est dénuée ni de finesse ni de sensibilité, tout en ménageant des effets de surprise spectaculaires. L’imprévu et l’originalité évoqués par les Coquelin s’y retrouvent parfaitement. Le principal langage reste cependant corporel : il rend particulièrement visuel son rythme, dont on remarque la progressive accélération. Précisément : cette référence tenace de la pantomime acrobatique tend à laisser supposer que l’extériorité à laquelle s’attache le monologue dramatique l’engage à faire de la parole un nouvel outil de transposition. Au lieu de traduire la pensée, elle pourrait bien instituer la représentation verbale du corps. Du point de vue du coup de force mis en œuvre, le corps parlant59 (présenté naguère comme un « scandale ») ne vaut-il pas la pensée verbalisée ?
Hybridité du monologue : une forme bâtarde qui subit un régime oxymorique
106Le dernier élément sur lequel insistent les frères Coquelin n’est pas le moindre : l’hybridité. Le monologue emprunte ses éléments constitutifs à toutes sortes de pratiques théâtrales antérieures, pillées, détournées, reproduites, toujours reconnaissables : ce sont le personnel et les situations dramatiques, principalement. De ce point de vue, il ne fait donc preuve d’aucune innovation. Ces pratiques apparaissent d’ailleurs dans les tentatives de définition dont le monologue fait l’objet :
« Qu’est-ce donc que ce monologue spécial ? Une espèce de vaudeville à un personnage (…)60. »
107Le monologue dramatique reprend du vaudeville une grande partie de sa thématique, des personnages types (ou emplois), quelquefois le recours à des airs et musiques connus du public, et la rapidité (souvent croissante) de son rythme (ou mouvement). Il s’en distingue par l’inutilité de principe d’un décor scénique, par sa capacité à accorder le premier plan aux utilités du vaudeville, désormais élevées au rang de « héros », mais surtout par sa propension à l’autodestruction, inégalée par ailleurs, du moins avant lui. Ce dernier point méritera d’être traité spécifiquement61.
108L’hybridité foncière du monologue dramatique est circonscrite par des termes présentés la plupart du temps comme contradictoires :
« Le monologue est (…) un ragoût extraordinairement parisien, où la farce française fumiste et la scie s’allient à la violente conception américaine, où l’invraisemblable et l’imprévu s’ébattent avec tranquillité sur une idée sérieuse, où la réalité et l’impossible se fondent dans une froide fantaisie ; (…). Il faut y mettre (étant donné l’idée première prise dans la nature) toute la fantaisie dont on se sent capable ; toute la fantaisie, entendez-vous62 ? »
« Qu’est-ce donc que ce monologue spécial ? Une espèce de vaudeville à un personnage, mêlé de fantaisie et de satire, avec un peu d’énormité, comme dans la farce rabelaisienne, mais d’un tour moderne, qui, précisément dans ce qu’il a de détraqué, correspond à l’état de nos nerfs63. »
« Habillez de bizarrerie, de fantaisie, de naïvetés grosses comme des maisons, l’idée fondée sur la raison et sur l’observation, si votre monologue est bien composé il réussira. C’est donc un mélange de fumisterie de réalité, de niaiserie baroque, et de logique insensée qu’il faut mettre dans ce qu’on appelle aujourd’hui le monologue moderne64. »
109Parmi les nombreux traits ici lancés, où l’on remarque la persistance de la fantaisie, il ressort un principe de réunion de termes présentés comme antithétiques, sinon sémantiquement, du moins syntaxiquement. Les frères Coquelin préconisent apparemment l’idée que le monologue obéit au régime de l’oxymore. Mêler la réalité à l’impossible, parler de « logique insensée », engagent non seulement à le considérer ainsi, mais aussi à déformer dans ce sens des expressions moins radicales dans l’opposition des termes, telles que « fumisterie de réalité », « fantaisie et satire », « farce rabelaisienne » et « violence américaine » (ils parlent ailleurs de « picrate américain »), « niaiserie baroque ». Objectivement (c’est-à-dire hors d’une perspective oxymorique), ces derniers rapprochements permettent surtout d’introduire un élément dérangeant, déroutant, perturbant. Le monologue dramatique, conformément à la fantaisie dont il est censé s’orner, représente en effet un surgissement sans cesse imprévisible, et met tout en œuvre pour surprendre le public.
110Son caractère oxymorique, quoi qu’il en soit, existe, et il n’est pas à proprement parler novateur : il peut en réalité s’illustrer depuis le monologue classique, en tant que principe fondateur, un principe appliqué tous azimuts. Rappelons-en quatre. Il rejoue d’abord un dialogue qu’il nie dans le même temps : il est son strict envers bien qu’il utilise tous ses moyens d’expression. Il extériorise ensuite une intériorité sans contredire ni entamer le caractère intime du débat qu’il développe, en bénéficiant des effets de convention propre à la représentation de toute activité mentale (qu’elle soit théâtrale ou non : ce paradoxe s’illustre de la même manière dans un univers narratif). Il a, encore, besoin de la confrontation tacite mais réelle avec d’autres formes discursives pour s’en distinguer fermement, c’est-à-dire pour définir sa propre autonomie : cette dernière est à la fois entière, et soumise à la comparaison systématique de tout autre régime de parole, puisqu’elle s’en distingue à ce prix. Enfin, en transportant l’univers référentiel de la fable, dans laquelle il s’insère, en un point limite de la représentation où le public peut le rejoindre directement, il propose une dimension transgressive et tend à unir deux univers irréconciliables (la scène et la salle) qui se fondent alors non seulement sous l’effet d’une métalepse (selon des modalités que nous avons définies), mais qui forment aussi un espace inédit dans le dispositif théâtral, proprement oxymorique.
111La tension qu’installe le monologue est donc, certes, thématique, soit en se référant à l’univers psychologique du personnage plongé dans un moment de crise, soit en installant la dimension épique d’un récit, en contradiction théorique avec la vertu immédiatement agissante de la parole dramatique. Comme nous l’avons suggéré, il ne nous semble pas qu’un monologue narratif soit à proscrire : le paradoxe qu’il constitue n’est jamais qu’un de plus, et celui-ci contribue à confirmer le caractère oxymorique du monologue, de cette forme violente qui semble autoriser les cohabitations les plus improbables d’éléments les plus opposés. Mais cette tension est aussi structurelle, puisqu’elle touche à l’organisation spatio-temporelle de la théâtralité, et esthétique, en détournant spectaculairement (radicalement, donc) les formes dont il s’inspire.
112Le monologue dramatique s’impose donc comme un défi, la provocation d’une gageure irrecevable, une forme discursive hybride qui fait de ce dernier qualificatif sa plus constante qualité. Ses emprunts sont eux-mêmes provocateurs : ils lui permettent de dénoncer la vieille panoplie théâtrale ; en la résumant, de l’anéantir ; en la parodiant, de la plonger dans une vanité que nul rire ne saurait sauver. Il nous reste à examiner le dénominateur commun entre le monologue tel que nous avons voulu globalement le saisir, et le monologue dramatique daté, et circonscrit dans les dernières années du xixe siècle.
Notes de bas de page
1 Le point est fait sur ce corpus dans l’ouvrage d’Émile Picot, Le Monologue dramatique dans l’ancien théâtre français, Genève, Slatkine Reprints, 1970, réimpression de l’édition de Mâcon, 1886-1888, 240p.
2 Il entre dans cette affirmation une part de confiance envers une moindre stabilité du terme « monologue », bien que, comme nous allons immédiatement nous en rendre compte, sa définition pose des problèmes, et s’avère délicate.
3 Louis de Caster, Les Méfaits du monologue (1903).
4 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, C. Aîné, « La Défense du monologue », Paris, Ollendorff, 1884, p. 69.
5 Grand Robert de la langue française - xixe.
6 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, 1866-1876.
7 Paul-Émile Littré, Dictionnaire de la langue française, 1877.
8 Pierre Larthomas, Le Langage dramatique, Paris, P.U.F., 1980, p. 369-405.
9 C’est sans doute à bon droit : depuis le xviie siècle, les deux termes sont signalés comme synonymes, mais les dictionnaires généraux tentent de les distinguer, par des critères qui restent fluctuants et mal définis. Leur spécialisation esthétique revient donc à un travail terminologique pointu, non encore arrêté : la question est ouverte. Pour tout dire, ce n’est pas seulement cette distinction qui est à régler, mais de façon bien plus massive, l’organisation de la multiplicité des discours qui sont abusivement réunis sous l’unique terme de monologue. Nous ne pouvons prétendre ici qu’à un état des lieux, assorti de quelques suggestions.
10 Michael Issacharoff, « Vox clamantis : l’espace de l’interlocution », Poétique 87, sept. 1991, p. 315-326.
11 Contrairement à ce qu’Issacharoff tente de démontrer dans cet article, en critiquant la notion bakhtinienne de dialogisme : nous reviendrons dans le chapitre suivant sur ce problème.
12 Cela suppose un personnage présent et muet, sur la scène, en même temps que celui qui parle seul : dans le théâtre classique, le seul « interlocuteur » envisageable est un confident, et la convention veut que pendant un monologue, tout le monde, à commencer par le locuteur, le considère absent. La présence du public ne peut ici être prise en compte : elle nous obligerait à une nouvelle conception du personnage dramatique, telle que la met en œuvre le théâtre contemporain, et qui n’a aucune prise dans le théâtre classique.
13 Nous avons conscience que les pratiques théâtrales de notre siècle nous ont conduits à reconsidérer cette question : tout texte désormais est un matériau envisageable pour la représentation scénique, il n’y a pas de textes « plus ou moins » dramatiques, et a fortiori, de textes non dramatiques. Mais si cette opposition a cessé d’être pertinente, il n’en reste pas moins vrai que jusqu’au xxe siècle, les auteurs ont établi cette distinction, et annoncé clairement la destination scénique de leurs textes, quand c’était le cas. C’est de cette distinction explicite que nous parlons ici.
14 Patrice PAVIS, Dictionnaire du théâtre, Paris, Dunod, 1996, 452 p.
15 Pour Dujardin, le soliloque est une organisation du discours ; le monologue intérieur est une pensée non organisée, un « discours sans auditeur et non prononcé par lequel un personnage exprime sa pensée la plus intime, la plus proche de l’inconscient, antérieurement à toute organisation logique, la pensée à l’état naissant. » Il choisit donc un autre critère (le degré d’organisation du discours) que le nôtre (l’adresse du discours). Patrice Pavis semble se livrer à une synthèse qui ne peut fournir de cohérence puisque les définitions avancent selon leurs auteurs des critères distinctifs différents les uns des autres. Nous remarquons néanmoins que du point de vue de l’adresse, notre proposition reste en conformité avec ce qu’en dit Dujardin. C’est cependant une conformité oblique.
16 À ce titre, l’absence d’article « soliloque » dans ce dictionnaire pourrait être préjudiciable : une raison historique dépassée par l’évolution des formes littéraires, n’est plus suffisante. On peut cependant concevoir que le terme de « soliloque » (traité dans l’article « monologue ») s’est répandu au xxe siècle à partir de courts récits sans lien direct avec le théâtre, ce qui justifie partiellement l’absence d’un article spécifique dans un tel dictionnaire.
17 Jacques Schérer, La Dramaturgie classique en France, Paris, Nizet, 1983, p. 245-260.
18 En dépit de critères formels presque identiques avec ceux du monologue, Rousseau nomme son texte « mélodrame ». À la fin du xviiie siècle, le mélodrame désigne un genre musical nouveau, non plus un dialogue chanté mais « un genre de drame dans lequel les paroles et la musique, au lieu de marcher ensemble, se font entendre successivement, et où la phrase parlée est en quelque sorte annoncée et préparée par la phrase musicale », selon la définition de Jean-Jacques Rousseau qui donnera en 1765, avec son Pygmalion, le premier exemple du genre. L’Obsession de Charles Cros requiert également une musique, quoique beaucoup plus sommaire que celle de Rousseau, du moins si l’on en croit les ambitions de ce dernier dans un tel domaine ; cette pratique rappelle enfin le vaudeville, qui insère des sortes de couplets, comme dans Saute, Marquis ! de Feydeau, qui est encore un monologue dramatique.
19 Le terme de « monologue » (mono + logos) se construit, historiquement, sur le modèle de « dialogue » (dia + logos)…
20 Tzvétan Todorov, « Les registres de la parole », in Journal de Psychologie n° 3, 1967, p. 277.
21 Cité par Pierre Larthomas, sur la base de feuilles dactylographiées, qui constituent le Rapport de la séance du 3 décembre 1966 de la Société d’étude de la langue française.
22 Le texte de Rousseau, Pygmalion, illustre parfaitement ce cas de figure : le créateur passe de son propre dédoublement à celui qu’il éprouve avec « sa créature », la statue qui prend vie sous son regard, Galathée.
23 Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, « Tel », Gallimard, tome II, 1974, p. 85-86.
24 Chamfort, in Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, 1866-1876.
25 Op. cit.
26 Corneille, Premier Discours (1660).
27 Souligné par nous.
28 Souligné par nous.
29 Chamfort, in Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, 1866-1876.
30 Un autre remarque que les vaudevillistes, en parodiant ce procédé, c’est-à-dire en jouant sur la convention théâtrale, ont obtenu des effets grotesques : la maladresse de ce procédé est alors épinglée.
31 Racine permet de mesurer la distance entre des prescriptions raisonnées et raisonnables, et les choix d’un créateur qui suffisent à leur propre justification, hors de toute règle théorique : il ne se plie jamais aux recommandations de ses contemporains et pendant que ceux-ci limitent dans leurs propres pièces l’usage des monologues, celui-là continue librement d’en composer de nombreux, sans que personne lui en fasse le reproche.
32 Abbé d’Aubignac, Pratique du théâtre, livre III, chapitre VIII.
33 Pierre Larousse, Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, 1866-1876.
34 Ibidem.
35 Coquelin cadet, Le Monologue moderne, illustrations de Luigi Loir, Paris, Paul Ollendorff éditeur, 1881.
36 Pierre Larousse, op. cit.
37 PAVIS Patrice, Voix et images de la scène, essai de sémiologie théâtrale, Presses Universitaires de Lille, 1985, ch. IV, « Dire et faire au théâtre », p. 43-60.
38 Pierre Larousse, op. cit.
39 En un sens, on pourrait considérer que l’ensemble du dispositif théâtral est une gigantesque métalepse, puisque tous les discours scéniques, entendus fictivement par les personnages, ne touchent le public qu’au prix de cet artifice : la convention. En ce qui concerne le monologue, cependant, la question gagne une véritable pertinence, semble-t-il. D’une part, il s’agit le plus souvent d’exprimer une pensée intime, c’est-à-dire non accessible par autrui (ni les autres personnages, ni le public). Mais d’autre part, étant donnée cette impossibilité, le personnage n’a aucune conscience de l’existence du moindre spectateur. S’adresser à lui, ou du moins parler à son intention, représente une métalepse qui passe le stade de la convention théâtrale, parce que cet acte force le personnage à miser sur une adresse qu’il considère inexistante, mais qui se révèle effective : son monologue aboutit régulièrement à une résolution, ou du moins, contribue à clarifier la situation qu’il envisageait.
40 R. M. Rilke, « Le Monologue et le Drame moderne », trad. de Maurice Betz, La Revue Théâtrale n°1, Paris, mai-juin 1946, p. 11-15.
41 Pierre Larousse, op. cit.
42 Les moyens scéniques, en revanche, ne manquent pas : les jeux de lumière, une bande-son, notamment, sont aptes à signifier efficacement un univers intime, un changement de registre dans la représentation en cours.
43 Voir chapitre 1, p. 51-52.
44 C’est un des objets du chapitre 4.
45 Elle crée notamment Béruria de G. de Porto-Riche, non daté, et Un Pigeon voyageur de Rémy, 1885.
46 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, C. aîné, « L’Art de dire le monologue », Paris, Ollendorff, 1884, p 8.
47 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, C. aîné, « L’Art de dire le monologue », Paris, Ollendorff, 1884, pp 7-8.
48 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, C. aîné, « L’Art de dire le monologue », Paris, Ollendorff, 1884, pp 6-7.
49 Coquelin cadet, Le Monologue moderne, illustrations de Luigi Loir, Paris, Ollendorff, 1881.
50 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, C. cadet, « L’Art de dire le monologue », Paris, Ollendorff, 1884, p 83.
51 On se souviendra utilement du premier mot de plusieurs tragédies de Racine, aussi frappant que dynamique, donc efficace, dans la perspective rhétorique de la captatio benevolentiae : « Oui ». C’est cet effet que visent les monologues dramatiques qui nous occupent.
52 Georges Feydeau, L’Homme intègre, 1886.
53 Charles Cros, L’Homme raisonnable, 1878
54 Georges Feydeau, Tout à Brown-Séquard !…, 1890.
55 Coquelin cadet, Le Monologue moderne, illustrations de Luigi Loir, Paris, Ollendorff, 1881.
56 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, C. cadet, Paris, Ollendorff, 1884, pp 85-86.
57 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, C. cadet, Paris, Ollendorff, 1884, pp 85-86.
58 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, C. Aîné, « Défense du monologue », Paris, Ollendorff, 1884, p 69.
59 Il s’agit du corps du locuteur valant métaphoriquement pour le corps social. Je n’entre pas en matière quant à la psychanalyse, que Shoshana Felman aborde, pour sa part, largement.
60 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, C. aîné, « La Défense du monologue », Paris, Ollendorff, 1884, p 75.
61 Voir le chapitre 4.
62 Coquelin cadet, Le Monologue moderne, illustrations de Luigi Loir, Paris, Ollendorff, 1881
63 Frères Coquelin, L’Art de dire le monologue, C. aîné, « La Défense du monologue », Paris, Ollendorff, 1884, p 75.
64 Ibid.., p 84.
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