Images de textes
p. 105-118
Texte intégral
1Au départ, il y a le mystère : le mystère de la barre oblique qui sépare dans le titre du présent colloque le texte de l’image et ouvre le champ de la réflexion à de multiples possibilités que reflètent d’ailleurs les titres des interventions. Il est possible – et légitime – en effet de traiter des rapports qu’entretiennent dessins, photographies et énoncé verbal dans une perspective illustrative ou de relance réciproque. Disons, par exemple, de la littérature de colportage à notre actuelle bande dessinée en passant par le livre d’artiste et Nadja. Il est également loisible d’aborder les différents usages de l’image, au sens rhétorique du terme, dans le texte, depuis l’approche stylistique des principales figures actualisées jusqu’à la recension de thématiques telles que l’image de la femme, de la nature, de la ville, etc. dans une œuvre ou un ensemble d’œuvres.
2J’ai choisi de m’intéresser à la matérialité du texte lui-même considéré en tant qu’image et aux questions de lecture qui se trouvent alors soulevées. A cette fin, je me propose de revenir sur des travaux – de recherche comme d’enseignement – qui, au fil des années, ont retenu mon attention et que je soumettrais volontiers à la discussion, conformément à l’étymologie du mot « colloque » afin que le « débat entre plusieurs personnes sur des questions théoriques » (Petit Robert) y trouve, si possible, son compte.
3Mon intérêt pour la « vi-lisibilité1 » du texte est ancien. Je me suis souvent demandé s’il était lié d’une façon ou d’une autre à une connaissance, extrêmement rudimentaire, de l’hébreu qui me permet au moins de repérer immédiatement toute erreur en la matière. C’est ainsi que le premier volume de la thèse de Claude Debon2 sur les Calligrammes d’Apollinaire reproduit un extrait du « Pardes Rimonim, ou Jardin des grenades de Moïse Cordovero, si proche dans son principe de la ‘Lettre-Océan’ d’Apollinaire ». Or le cliché utilisé a été malencontreusement inversé ; ce qui devait figurer en haut apparaît en bas de la page. Lorsque la commentatrice invite son lecteur à noter « au passage la beauté du texte hébreu », c’est en fait à la spatialité particulière d’un texte inaccessible à la compréhension qu’elle renvoie. On ne peut mieux désigner l’énoncé, réduit alors à une simple illustration, comme « de l’hébreu ». L’esthétique l’emporte ici sur la sémantique.
4Cette anecdote, banale, pour rappeler que l’approche d’un texte rédigé dans notre langue maternelle tend à rendre immédiatement ce dernier transparent. La forme du contenu disparaît au profit de l’expression, le fameux « message » si cher à nombre d’étudiants qui se font de la littérature une vision foncièrement postale, le facteur devenant alors le parangon de l’homme de lettres. Nous ne sommes peut-être pas tous des juifs allemands mais nous sommes sans doute tous des père Séchard, ce vieil imprimeur angoumoisin qui ne savait pas lire : « Sa pratique narguait la théorie. Il avait fini par toiser d’un coup d’œil le prix d’une page et d’une feuille selon chaque espèce de caractère. » (Balzac, Illusions perdues, GF, p. 62). Le personnage balzacien nous rappelle par là que tout lecteur, à son insu, se trouve dûment dressé. Le texte comme image, c’est d’abord la dimension matérielle d’un écrit à laquelle l’œil est tellement accoutumé qu’elle, non pas finit, mais commence par passer inaperçue. On sait que dans notre culture l’écriture a tendance à s’effacer au profit du sens qu’elle est chargée de véhiculer. De la même façon que le lecteur se rue généralement sur le signifié d’un récit, le qu’est-ce-que-ça-raconte, au détriment du signifiant, l’espace même du texte reste la plupart du temps ignoré sauf cas particulier où l’auteur agresse, d’une façon ou d’une autre, sciemment son lecteur. C’est le cas de Claude Ollier dont Fuzzy sets3 commence par 24 lignes de points de suspension, le romancier n’acceptant plus sans doute d’assumer l’embrayage discret et « naturel » de la fiction sur le monde réel. Claude Ollier offre alors l’image rendue visible d’un vide, d’un manque à dire comme d’un manque à lire, là où notre attente conditionnée s’apprête à affronter, au seuil du récit à venir, l’affirmation d’une plénitude qui va de soi.
5Voilà pourquoi je privilégierai des textes déviants qui tous attirent, à des titres divers, l’attention sur leur propre composante formelle.
Faux-vrais textes littéraires
6Tout texte – du plus utilitaire au plus « littéraire » – est toujours aussi une image qui se révèle parfois à l’occasion de difficultés de lecture. Lorsqu’il était lycéen, l’un de mes fils a été témoin, dans sa classe de français, de la scène suivante. Le professeur fait étudier à ses élèves le début de « Zone » d’Apollinaire dont un assez large extrait figure dans le manuel scolaire. Ce dernier comporte l’appareil para-textuel classique en la matière : chapeau, notes, questions, etc. Si bien que l’élève interrogée au lieu de lire
Seul en Europe tu n’es pas antique ô christianisme
L’européen le plus moderne c’est vous pape Pie X
7restitue la totalité de ce que lui propose la mise en page de son manuel :
Seul en Europe tu n’es pas antique ô christianisme
L’européen le plus moderne c’est vous pape Pie X2
8soit « pape Pie x au carré ». De pareils dysfonctionnements méritent de retenir notre attention en ce qu’ils nous renseignent sur ce qui peut se passer réellement dans la boîte noire du lecteur. L’attente herméneutique de l’institution se trouve fréquemment parasitée par des phénomènes similaires. L’image standardisée du poème désormais « scolarisé » a recatégorisé ici le texte poétique en le rabattant sur un énoncé mathématique – sans doute plus familier à l’univers de l’élève – au mépris de toute signification contextuelle.
9Naguère les spécialistes de l’enseignement du français langue étrangère préconisaient l’élaboration d’hypothèses pertinentes à partir de l’observation attentive de la forme fortement codifiée d’un texte rédigé dans une langue inconnue du lecteur : menu de restaurant, notice pharmaceutique de médicament, etc. L’image globale d’un texte, assimilée par l’apprenant, devait permettre à ce dernier de se repérer de façon quasiment topologique dans un énoncé qui lui restait pourtant totalement étranger. Les recherches menées sur les typologies textuelles ont également donné naissance, dans le domaine de l’enseignement du français langue maternelle cette fois4, à des tris d’informations à partir de l’observation de certaines caractéristiques textuelles de pages tirées de documents divers reproduites en réduction et donc rendues illisibles au sens courant du terme. L’apprenti lecteur se trouvait convié à regrouper les formes qui lui étaient soumises selon les seuls critères iconiques de mise en page. On l’empêchait par conséquent de lire, déchiffrer, dans un premier temps dans l’espoir de mieux lui apprendre à lire, construire un sens, en le rendant sensible à l’occupation spatiale du support qui distingue le poème de la page de roman, de la notice encyclopédique, de la une de journal, etc.
10C’est bien ainsi que nous nous comportons face à un paquet de lignes d’inégale longueur dont l’initiale commence par une majuscule en nous plaçant automatiquement en posture de réception « poétique ». Un objet mixte – esthétique et utilitaire tout à la fois – tel que le quatrain de Mallarmé contenu dans Les Loisirs de la poste :
Si vous voulez que je ne meure,
porteurs de dépêche allez vite
où mon ami Montaut demeure,
C’est, je crois, 8 rue Halévy.
11qui comporte les principales caractéristiques formelles du poème – spatialité, réglages syllabiques comme du jeu des rimes, emploi de figures rhétoriques, attention portée au langage lui-même, etc. – mais qui constitue également une adresse postale rédigée sur une enveloppe, déconcerte le lecteur non prévenu qui éprouve souvent des difficultés à repérer l’aspect fonctionnel de cette pochade. La forme extérieure, l’image du texte, programment une réception attendue et conditionnent l’évaluation portée sur l’objet. De nombreux lecteurs scolarisés verront dans une suite de paquets réguliers de quatre et de trois lignes la forme d’un sonnet, forme qui leur échappera pourtant totalement si on les met en présence du même poème tel qu’il était fréquemment typographié au xvie siècle : un bloc massif de quatorze vers non divisés en strophes autonomes.
Défamiliarisations
12De ce point de vue, tous les éléments susceptibles de faciliter la reconnaissance d’un type de texte, de jouer d’un sentiment de familiarité donc, méritent de retenir l’attention. Dans un essai célèbre aux États-Unis qui n’a pas été traduit en français à ma connaissance, Stanley Fish5, après avoir étudié le sentiment de la littérature chez le lecteur (Literature in the Reader) aborde les questions de l’autorité interprétative dans la salle de classe et dans la critique littéraire. A la façon nord-américaine il pose une question fort pragmatique : « comment reconnaître un poème quand on en voit un ? » et rapporte à cette occasion l’anecdote suivante. Stanley Fish a été amené à donner deux cours différents dans la même salle de classe. Le premier portait sur les relations entre linguistique et critique littéraire, le second sur la poésie religieuse anglaise du xviie siècle. Lorsque le second groupe entre dans la classe figure encore sur le tableau le « texte » suivant :
Jacobs-Rosenbaum
Levin
Thorn
Hayes
Ohman ( ?)
13dans lequel un lecteur un tant soit peu informé des recherches langagières aura reconnu les noms de célèbres linguistes et d’un critique, dont Fish ne se rappelait pas si le patronyme contenait un ou deux « n » (d’où le point d’interrogation). S. Fish a simplement encadré cette liste et ajouté au sommet du cadre « p. 43 » puis a proposé l’ensemble aux étudiants du deuxième groupe comme un poème religieux qu’il leur a demandé d’étudier.
14La démarche interprétative s’est immédiatement mise en route : hypothèses sur la spatialité de l’énoncé (hiéroglyphe ? croix ou autel ?), référence culturelle à l’échelle de Jacob remplacée dans le poème par un rosier figurant la Vierge Marie, rose sans épines. Je n’entrerai pas dans le détail d’une lecture qui a permis de récupérer – au prix de quelques distorsions, voire contorsions – ce que les études littéraires ont appelé au gré des modes successives des écarts, des traits stylistiques, des agrammaticalités. « Thorn » passe pour une déviation de « thorne » (épine, mot aisément référé à la couronne d’épines du Christ), « Levin » pour la tribu de Lévi, « Ohman » pour « amen ». D’une opposition entre noms « juifs » et noms « chrétiens » les lecteurs ont inféré une opposition entre Ancien et Nouveau Testament, et donc entre loi du péché et loi d’amour... Dès lors on ne s’étonnera pas que le décompte des lettres les plus utilisées dans le poème ait permis de faire apparaître la présence du Fils rédempteur (S.O.N.). A partir de cette expérience relativement commune, que nous avons tous pu rencontrer dans notre enseignement, S. Fish se demande sur quelles bases on reconnaît un poème lorsqu’on en voit un. Les caractéristiques formelles sont évidemment extrêmement importantes mais plus encore le fait de porter un « regard poétique » (« to look with poetry-seeing eyes ») sur un énoncé. Autrement dit le lecteur construit partiellement l’objet poétique qu’il est censé simplement interpréter.
15Ce qui vient d’être rappelé concernant la familiarité vaut pour le phénomène inverse de défamiliarisation qui attire l’attention vers le texte comme image. J’ai travaillé assez longuement6 le curieux poème d’André Breton intitulé « PSTT » dans Clair de terre en 1923, mais qui était titré primitivement « PSST » dans la pré-publication de Cannibale (n° 2, 25 mai 1920). Généralement, une des premières réactions des lecteurs consiste en une indécision quant au statut à donner à ce texte, statut qui détermine fortement la réception de l’ensemble. S’agit-il d’un poème comme le laisse entendre son insertion dans un recueil poétique sous la signature d’un auteur, aujourd’hui entré dans la célèbre collection de la Pléiade, que la plupart des bacheliers reconnaissent comme le-pape-du-surréalisme ? S’agit-il d’une page d’annuaire téléphonique – curieuse page d’annuaire téléphonique d’ailleurs, qui apparemment ne respecte pas le code de la présentation d’un tel outil – purement et simplement reproduite, ou aménagée, ou parodiée par Breton ? La philologie, qui mène au pire comme chacun sait, répond à cette question. Il s’agit en fait et d’un poème, puisque André Breton en a décidé ainsi en nous le donnant à lire de la sorte selon l’idéologie en vogue à cette époque de ce que j’appelle l’arbitraire du texte, et de la reproduction presque à l’identique d’un document authentique : une page extraite de la Liste officielle des Abonnés aux réseaux téléphoniques de la Région de Paris (Seine, Seine-et-Marne et Seine-et- Oise) 1917-1918, publiée par l’Imprimerie Nationale en 1917. Dès lors, un conflit actif travaille un énoncé déchiré entre deux zones de production, de réception et, partant, d’efficacité pragmatique. Il y a d’un côté la revue d’avant- garde, dirigée par Francis Picabia, « publiée avec la collaboration de tous les dadaïstes du monde », dont les deux uniques numéros disent assez qu’elle relève de la sphère de production restreinte. De l’autre, un objet utilitaire de la vie quotidienne qui ne sert qu’à fournir un renseignement précis d’ordre concret : le numéro de téléphone d’un abonné. Ici, l’image de « PSTT » entraîne davantage les lecteurs vers le domaine prosaïque de l’annuaire que vers celui de la production poétique. Ce n’est qu’au prix d’une accommodation, comme on dirait en physiologie, que l’œil sera capable d’entrer dans l’espace de lecture esthétique en s’apercevant, par exemple, que le premier vers du poème :
Neuilly 1-18...... Breton, vacherie modèle, r. de l’Ouest, 12, Neuilly.
16existe bien dans l’annuaire, mais à la troisième ligne des Breton alors recensés :
Wagram.. 65-18 Breton, av. des Pavillons, 14 (17e).
Wagram.. 82-88 Breton, dépos. Soc. Indus. Des téléph.,bd Péreire, 138.
Breton, vacherie modèle, r. de l’Ouest, 12, Neuilly. tél. 1.18.
17que Breton a bel et bien sélectionné cette information plutôt qu’une autre et a même légèrement modifié l’ordre des renseignements pour rendre conforme ce vers à la disposition des dix-neuf autres vers du poème. Le lecteur, enhardi par ces premières observations, réalisera peut-être alors que la profession du Breton choisi pour figurer en première position par Breton (André) est « vacherie modèle », que le syntagme dans l’annuaire ne désigne dénotativement qu’une étable à vaches alors qu’il acquiert dans le poème une dimension supplémentaire, connotative, de mauvais tour – et un mauvais tour modèle – joué à quelqu’un. Un pas de plus et cette « vacherie modèle », qui revendique alors une nouvelle esthétique promue par Breton (André) et ses petits camarades – la société anonyme « Breton et Cie » du dernier vers comme de la dernière ligne de l’annuaire téléphonique – ne demande qu’à être liée à l’influence, si forte alors sur André Breton, de Jacques Vaché…
18On voit par là assez nettement je l’espère que la visibilité non seulement précède la lisibilité mais encore informe cette dernière de façon déterminante dans certains cas. Lire à l’œil consiste à ne pas oublier que l’image du texte est elle aussi porteuse de significations. Cette image d’ailleurs, dans la crise des valeurs poétiques modernistes du premier quart du xxe siècle, constitue souvent le dernier rempart face aux agressions diverses subies par des productions de plus en plus surprenantes. Lorsque Aragon signe l’alphabet avec « Suicide » (Cannibale, n° 1, avril 1920 ; repris dans le Mouvement perpétuel), il renonce à de nombreux éléments : réglage formel élaboré, choix rhétoriques d’organisation du discours et du traitement des figures, signification… En revanche il se garde de toucher à la forme « poème » et ne remet nullement en cause un parcours spatialement orienté qui part du titre, passe par le texte – lui-même orienté de a à z – et aboutit à la signature finale.
19Cette révolte langagière n’est pas arrivée brusquement sur la scène de la production poétique. Déjà dans Les Amours jaunes (1873), Tristan Corbière publiait un sonnet pour dénoncer le sonnet : « Un sonnet / Avec la manière de s’en servir ». Son poème conservait encore toutefois l’essentiel de la structure externe du sonnet ainsi que les principales conventions de la poétique classique que l’auteur retournait avec une redoutable ironie contre son propre écrit. La pièce était travaillée par de nombreuses agrammaticalités, parmi lesquelles :
- une ponctuation foisonnante (tiret, point-virgule, points de suspension) de plus en plus chaotique et anarchique qui tend à transformer le poème en vulgaire message télégraphique ;
- l’introduction d’un vocabulaire technologique inconnu d’ordinaire de ce genre de discours (railway, télégraphe, chloroforme, télégramme…) ;
- l’usage récurrent de chiffres (20, 3 et 3), d’opérations arithmétiques de base (4 et 4 = 8) surprenantes dans un tel contexte, qui n’hésitent pas à jouer avec les mots pour dénigrer l’usage de la poésie – d’une certaine poésie, bien entendu, en fait – assimilée à de « vains mots » (20 mots, v. 9) ou à un résultat nul à la suite de pseudo opérations sur les quatre vers des quatrains et les trois vers des tercets, l’interjection lyrique par excellence (Ô !) étant quant à elle assimilée au zéro :
– Je pose 4 et 4 = 8 ! Alors je procède,
En posant 3 et 3 ! – Tenons Pégase raide :
« O lyre ! O délire : O… » – Sonnet – Attention !
20Pour sa part, Georges Fourest ne conservera, lui, que la forme extérieure, la carcasse, du sonnet réduit à sa seule image dans son « Pseudo sonnet / Que les amateurs de plaisanterie facile proclameront le plus beau du recueil » (La Négresse blonde, 1909). Nous nous trouvons à présent dans la perspective fantaisiste pure et simple. Deux pseudo-quatrains suivis de deux pseudo-tercets constituent un « pseudo-sonnet » tout entier inscrit sous le signe d’une négativité plaisante qui réduit chaque énoncé attendu à l’image de ce qu’il devrait, pourrait, être :
21— une épigraphe en creux, constituée de deux lignes de point de suspension, « extraite » du chapitre 00 de Rien écrit par Personne :
……………………….
……………………….
NEMO (Nihil, cap. 00)
22– les quatre strophes, attendues dans un sonnet, réduites ici à quatre blocs typographiques, séparés par des blancs, et ne contenant qu’une série de X grâce à quoi Fourest exalte l’inconnue de l’algèbre ou rivalise à sa façon et avec ses moyens avec le fameux « sonnet en ix » de Mallarmé…
23– une note sarcastique de l’auteur qui confirme bien le contrat de lecture ludique qu’il nous propose :
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxxx (1)
(1) Si j’ose m’exprimer ainsi ! (Note de l’Auteur)
24– une datation, classique en soi mais ici rendu risible par son caractère impossible même : 31 février 53490. A moins qu’on imagine a) qu’en 53490 les mois de février auront 31 jours ; b) et qu’alors la plaisanterie de Georges Fourest constitue non une quelconque attaque du sonnet mais, par anticipation, sa défense et illustration même : en 53490 on écrira encore des sonnets mais il s’agira alors de « pseudo-sonnets » dont la présente pièce donne une idée.
25Ces diverses attaques7 – on a touché au sonnet ! – seront radicalisées par un objet au statut ambigu dû à Man Ray. Image à coup sûr. Texte ? rien n’est moins certain puisque l’auteur renonce au langage articulé. Man Ray publie dans le n° 17 de la revue 391 de juin 1924 une sorte de poème sans mot – série de traits plus ou moins longs, de points, distribués sur des lignes inégales sous la forme d’une sorte de message écrit à l’aide de l’alphabet morse – dont le premier paradoxe est peut-être de laisser le lecteur libre de lire ce qui n’a pas été écrit. Ne voulant rien dire, l’objet peut tout signifier et transforme dès lors une production apparemment totalement absurde en une formidable machine à fabriquer de l’imaginaire. J’ai suggéré ailleurs8 que « L’Énigme d’Isidore Ducasse » (1920) du même Man Ray, constitué d’un objet inconnu ficelé dans une couverture, surpassait tous les portraits imaginaires qu’on a pu proposer de Ducasse en ce que les pouvoirs du rêve s’avèrent plus forts que ceux de la représentation réaliste. A quoi avons-nous à faire ici ? A un poème ? A un graphisme ? A coup sûr à la forme extérieure d’un texte qui programme un effet-poème. Si « ça » ne comporte pas de mots, « ça » offre bien à voir l’image d’un titre, d’un texte court justifié à gauche et dont les lignes composées en drapeau à droite évoquent immédiatement le vers, d’une signature enfin qui seule recourt à un énoncé verbal (Man Ray / Paris Mai 1924). Man Ray produit ce que Henri Meschonnic appellerait une « forme-sens » que l’on ne peut que reproduire graphiquement sous sa forme originale. Peut-être le non-texte actuel dissimule-t-il, à l’aide d’une sorte de caviardage, un texte virtuel précédemment écrit qui nous est irrévocablement inaccessible. L’objet créé par Man Ray nous place en plein paradoxe. Ce quasitexte, littéralement illisible, qui est donné à voir se trouve en effet internationalisé. Le problème de la traduction ne se pose (presque) pas. Il suffit de faire varier la justification et la composition en drapeau de la gauche vers la droite, de faire tourner la feuille de 90° pour qu’immédiatement l’image du non-texte s’adapte à un grand nombre de systèmes graphiques utilisés de par le monde. Moins c’est lisible a priori – qu’est-ce que ça veut dire ? – plus c’est visible – perceptible par les yeux – par n’importe qui, y compris un illettré ou un analphabète. En cela Man Ray – qui pourrait déclarer tranquillement avec Rimbaud : « J’ai seul la clef de cette parade sauvage9 » –, s’approche sans doute du rêve d’un langage universel, transmental, caressé par Khlebnikov avec son zaoum. Mais là où Khlebnikov favorisait l’oralité, Man Ray privilégie l’iconicité. Il est par ailleurs frappant de relever dans sa production une série de variations qui toutes travaillent sur l’absence, la négativité. Romance sans musique (« words without music » : des portées musicales sans notes assorties de paroles) dans l’unique numéro de la revue protodada qu’il avait entièrement réalisé en 1915, The Ridgefield Gazook. Photographies sans appareil permettant l’impression d’objets posés directement sur la surface sensible (rayographes). Poème sans mot ici. Nous sommes bien à la recherche d’un art du négatif, de l’absence, que l’activité du lecteur/spectateur permettra seule de développer.
Nota bene
26Les images de textes qui jouent explicitement de l’espace de la page mériteraient à elles seules une étude spécifique depuis les poèmes en vers rhopaliques tels que « Les Djinns » de Victor Hugo (Les Orientales) jusqu’aux pièces délinéarisées contenues dans les Calligrammes d’Apollinaire qui se situent au carrefour de la lisibilité et de la visibilité et entretiennent un conflit actif entre ces deux ordres en plaçant le lecteur au cœur d’une aporie. Lit-il le texte ? il perd le calligramme. Explore-t-il le calligramme ? l’énoncé se trouve perdu à son tour… Les calligrammes, en imposant leur nature de signes, exhibent une écriture qu’ils refusent de ne considérer que comme un médium transparent au seul service de la communication linguistique. Dans ce travail spécifique d’intégration de l’espace de la page dans l’espace du texte, Francis Ponge occuperait, bien entendu, une place de choix. Je pense à son lever de soleil à l’Orient de la feuille ou encore à cette fin du « Pré »10 lorsque l’auteur s’adresse à « Messieurs les typographes » pour une mise en page d’une fin de texte annoncée qui préfigure – c’est le cas de le dire en l’occurrence – une mort à venir et une mise en terre :
[…]
Voici donc, sur ce pré, l’occasion, comme il faut,
Prématurément, d’en finir.
Messieurs les typographes,
Placez donc ici, je vous prie, le trait final.
Puis, dessous, sans le moindre interligne, couchez mon nom,
Pris dans le bas-de-casse, naturellement,
Sauf les initiales, bien sûr,
Puisque ce sont aussi celles
Du Fenouil et de la Prêle
Qui demain croîtront dessus.
Francis Ponge.
27Je me contenterai ici d’évoquer pour finir deux cas particuliers, plus récents et peut-être moins connus, d’images dans le texte : le texte interdit chez Gérard Wajcman (1986), l’auto-édition critique chez Luc Boltanski (1993). Alain a beau proclamer avec confiance que « L’œuvre sans notes. La note, c’est le médiocre qui s’accroche au beau » (Petit Robert, article « note »), chez Wajcman comme chez Boltanski la note n’est pas le médiocre. Au contraire, elle constitue soit l’essentiel même de l’œuvre soit à tout le moins une partie constitutive de cette dernière.
28Le roman de Gérard Wajcman11 L’Interdit se signale à l’attention du lecteur par l’usage que l’auteur fait de la page. Ce livre présente en effet la particularité d’offrir des pages blanches – une absence de texte donc – « glosées » par des notes infra-paginales : 256 pages dont 236 pages blanches agrémentées de 207 notes et 19 pages pleines finales, développement d’une ultime note non numérotée. Les notes permettent au lecteur de reconstituer la triangulaire histoire banale entre un homme et deux femmes à quoi le récit aurait pu se réduire. En fait, le lecteur attentif va progressivement découvrir que le véritable sujet du roman est le destin du yiddish, la langue morte de là-bas, et des yiddishophones européens systématiquement exterminés au cours de la Seconde Guerre mondiale. Dans ce roman étonnant, Gérard Wajcman renonce à la mise en intrigue faute de pouvoir trouver les mots susceptibles de dire l’indicible. Le blanc, qui donne ici à la page son image si particulière, contribue à l’extermination de l’espace cadré qui nous est familier. On pourrait parler de génocide du texte si l’on ne craignait l’impudeur d’une telle expression. La violence formelle adoptée répond par les moyens propres à l’écriture à la violence de l’Histoire. La formule, littéralement stupéfiante, propose une solution tout à fait originale à l’écriture du génocide en ce que le traitement thématique radicalise à l’extrême les procédés d’une littérature de l’extermination et débouche en toute logique scripturale sur une extermination de la littérature.
29Avec Boltanski12, le poème joue d’un autre usage de la physique de la page. En première approximation, les pièces respectent parfaitement le canon en matière d’écriture poétique : un titre, des paquets de vers de longueur irrégulière qui tous commencent par une majuscule et sont séparés les uns des autres par un blanc. La seule irrégularité iconique dans ce recueil est constituée par une suite incomplète de chiffes – par exemple 0, 1, 2, 3, 7, 8, 9, 11, 12 dans la marge du poème « En voiture », p. X – dont la fonction reste obscure au premier abord. Ce n’est qu’en progressant dans la lecture du recueil que l’on comprend que ces chiffres, qui agrémentent tous les poèmes, correspondent aux lignes des pièces : 0 pour le titre, 1, 2, 3, etc. pour les vers du poème ; ceux auxquels n’est liée aucune note ne comportent pas de numérotation. Luc Boltanski a par conséquent choisi d’offrir à son lecteur un type particulier d’image de texte familier au chercheur en sociologie qu’il est : le type textuel de la publication scientifique qui assortit l’énoncé de sa glose et des renvois à ses sources documentaires ou, plus prosaïquement, le type textuel du morceau choisi scolarisé. Ce faisant, il assure lui-même en quelque sorte sa propre édition critique. L’auteur dit et commente ce qu’il dit. Le poème renferme tant de traits biographiques, référentiels, situationnels, qu’on peut le considérer comme une véritable pièce de circonstance. Luc Boltanski évoque celles qui ont présidé à la composition d’un texte dont il situe très précisément le temps (le jeudi 31 mai 1990), l’espace (Paris), les enjeux (une discussion orageuse avec une collègue à propos d’un rapport d’activité pour le CNRS), le ton (la violence, l’âpreté de la dispute bouleversent le scripteur). Ce dernier est amené à méditer sur la fuite du temps à cause de l’éternel retour des choses : son frère et lui assistaient aux discussions entre ses parents dans la voiture de ces derniers, à présent disparus, – les parents devant, les enfants derrière – tout comme maintenant sa fillette assiste, à l’arrière de la voiture, aux discussions entre ses parents assis à l’avant. De nombreux points sont ensuite glosés qui expliquent, à partir de souvenirs personnels du scripteur – ses rapports avec ses parents, son frère, le rôle joué par la voiture familiale pendant son enfance – des formulations directement associées à une expérience biographique. La stratégie de l’annotation ici, liée à une image de texte spécifique, ménage une lecture à la fois informée mais également conforme. C’est ainsi que dans l’adresse finale à « Notre Seigneur » – Qu’à ces éclats sans lieu il accorde un foyer (v. 11) – la note suggère que « ‘Sans lieu’, de même, peut être lu au sens de : qui n’avait pas lieu d’être, ou de : sans foyer. » La formulation, certes, ménage d’autres possibilités de signification mais ce peut être lu risque fort de se transformer, fût-ce involontairement, en un doit être lu. Si tel était le cas, le procédé choisi de mise en texte se retournerait en définitive contre l’auteur qui apparaîtrait comme le seul détenteur légitime de l’unique signification possible, ce qui réduirait et les autres dimensions du texte et la liberté d’interprétation du lecteur. Pris en soi, sans précision personnelle d’aucun ordre, « En voiture » possède sa propre dynamique. « Eux qui se parlaient », loin de désigner les seuls parents d’un individu particulier, renvoie également à tous ceux qui nous ont précédés ; « Nous – tapis derrière », cachés « d’une manière plus ou moins menaçante » (Petit Robert) prêts à prendre leur place comme nos successeurs prendront la nôtre, le titre pouvant alors prendre la signification d’une locution lexicalisée qui nous oriente vers la métaphore ferroviaire de la vie : En voiture ! montez dans le train ; le train va partir. Peu importe dès lors qu’aient été publiés de nombreux « articles de médecine ou des livres d’hygiène » par le père, « des romans » par la mère. « Tout peut être lu. A la Nationale. Mais tout est oublié. » Autrement dit, « Les paroles s’envolent, les écrits restent » certes, mais personne ne les lit. Et les présents poèmes ? Et les savants traités du sociologue ? Quel sera leur destin ? Qui les a lus ? les lit ? les lira ? Pas un mot bien entendu sur ces questions dans les notes pour une lecture induite conforme. La liberté du lecteur qui ne se laisse pas méduser
Nous – tapis derrière – nous aussi qui passons
Et qui maintenant parlons – nous derrière – médusés
Maintenant devant – défaits par nos paroles
Dans l’âpreté dite – autrefois écoutée
Qui s’abattait sur nous – et maintenant sort de nous (v. 3-7)
30reste, on le voit, heureusement entière en ce qu’elle parvient à se glisser entre les maillages des auto-commentaires. Une fois de plus se trouve alors confirmé qu’on lit moins avec que contre un auteur.
* * *
31Dès que l’on touche, d’une façon ou d’une autre, à l’espace canonique de la page, le texte comme image s’impose à l’attention de celui qui accepte de se risquer dans l’aventure de la lecture. S’arracher dès lors au confort de sa place toute constituée du signe, du sens, de la linéarité, conduit à évaluer le spectre complet de la dé-signification à la sur-signification, de l’asémie à la polysémie, à prendre en compte le vouloir-faire tout comme le vouloir-dire. Du sous-texte au sur-texte s’offre toute la gamme des images de textes qui imposent à l’œil leur dimension matérielle et ne laissent pas oublier le travail qui a servi à les constituer. Ces conditions sont particulièrement réunies dans les textes déviants que j’ai choisi de privilégier. Les différentes formes de défamiliarisation qu’ils présentent jouent volontiers, on l’a vu, de la déception des attentes en matière générique. On retrouve, par ce biais, l’une des manifestations de la bonne ou de la mauvais conscience que la littérature a d’elle-même. Dans la bonne conscience de son exercice, la littérature se contente d’être – de n’être que – texte au service d’un sujet parlant. Quand elle manifeste sa mauvaise conscience, lorsqu’elle interroge sa propre légitimité, la littérature use volontiers de cette aire du soupçon qui permet au sujet écrivant de rendre visibles les procédés qu’il utilise. L’image du texte, qui fait alors retour sur la scène de l’écriture, opacifie cette dernière, ne permet pas d’oublier l’artifice dans l’art et fait partie intégrante de l’opération de constitution du sens. Le visible ne s’efface pas au profit du seul lisible. Le regard que le lecteur pose sur de telles productions s’avère dès lors capital dans la décision d’interpréter puis dans l’acte évaluatif. Le rédacteur anonyme du Grand dictionnaire universel du xixe siècle de Pierre Larousse considérait la poésie rhopalique de Victor Hugo comme une simple plaisanterie :
« Parmi les pièces qui ne sont que de simples fantaisies, d’une pureté de forme irréprochable, figurent […] les Djinns, conception bizarre, dont le rhythme, par ses progressions croissante et décroissante, simule l’approche, puis l’éloignement de ces démons fantastiques, cauchemars des nuits de l’Orient […] » (article « oriental »)
32Tel a longtemps été le cas de l’ensemble de la critique face aux Calligrammes d’Apollinaire. Les images de textes nous plongent fréquemment dans la perplexité. Nous ne possédons pas toujours les moyens d’appréhender de façon satisfaisante la vilisibilité d’un énoncé. Ne renonçons pas pour autant à nos travaux d’approche. Ce serait le meilleur moyen de refuser de, perpétuellement, apprendre à lire.
Notes de bas de page
1 J’emprunte cette notion à Jean-Michel Adam (Pour lire le poème, de Boeck-Duculot, 1985, p. 29) qui l’empruntait lui-même à un article de Jacques Anis (« Visibilité du texte poétique », Langue française, n° 59, 1983). Montaigne a tenu, il y a bien longtemps, sur ce sujet, des propos définitifs : « Il y a plus affaire à interpreter les interpretations, qu’à interpréter les choses : et plus de livres sur les livres que sur autre subject : nous ne faisons que nous entregloser. » (Essais, III, 13, « De l’experience », P Villey éd., PU.F., coll. « Quadrige », 1988, t. 3, p. 1069).
2 Voir Claude Debon, Apollinaire après Alcools, I, Calligrammes, le poète et la guerre, Paris, Minard, 1981, p. 66.
3 Claude Ollier, Fuzzy sets, Paris, U.G.E., coll. « 10/18 », 1975, p. 9.
4 Voir Activités textuelles Français 8e. Fournitures et éditions scolaires du canton de Vaud, Lausanne, 1992, p. 78.
5 Stanley Fish, Is There a Text in This Class? The Authority of Interpretive Communities, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, London, England, 1980, 394 p.
6 Voir J.-P Goldenstein, « Interroger la littérature », dans Entrées en littérature, Paris, Hachette, 1990, p. 7-18.
7 On poursuivra la réflexion en consultant certains des sonnets contenus dans l’article d’Astrid Poier-Bernhard, « Les sonnets ’potentiels’ de Franz Josef Czernin », Formules, revue des littératures à contraintes, n° 7, dossier Texte / Image, NOESIS, [juillet] 2003, pp. 60-71.
8 Lautréamont, Les Chants de Maldoror ; Isidore Ducasse, Poésies, Paris, Presses Pocket, coll. « Lire et voir les classiques », 1992, cahier iconographique, p. 3.
9 Arthur Rimbaud, Illuminations, IV, « Parade ».
10 Francis Ponge, « Le Pré », Nouveau recueil, Paris, Gallimard, 1967, repris dans La fabrique du pré, Genève, Albert Skira, coll. « Les sentiers de la création », 1971, pp. 194-195.
11 Gérard Wajcman, L’Interdit, Paris, Denoël, 1986, 269 p. Réédition, Caen, Nous, 2002, 264 p. Qu’on me permette de renvoyer, pour plus de détails, à mon article « Le Horlangue. Notes sur l’amour de l’alangue », Cahiers de psychologie de l’art et de la culture, n° 16, 1990, pp. 93-103, également publié dans Terceira margem, revista da pôs-graduaçao em letras da Universidade Federal do Rio de Janeiro, n° 2, 1994, pp. 59-64.
12 [Luc] Boltanski, Poème, Paris, Afyen, 1993.
Auteur
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