Les os commencent à se détacher de la viande
p. 251-260
Texte intégral
1Avant de dévoiler l’énigme de ce titre, je voudrais poser plus généralement le problème que je désire aborder, qui est celui de la création poétique. Depuis le début du xxe siècle, l’acte de création poétique est vécu comme une « expérience intérieure ». Je reprends ici le mot de Bataille, d’Artaud qui me semble couvrir la plus grande partie des pratiques d’écriture d’aujourd’hui. Expérience intérieure surtout corporelle, non pas seulement par les rythmes physiologiques qui peuvent devenir rythmes d’une parole, mais surtout par l’imagination d’une fonction poétique qui se développe dans le lieu du corps : écrire avec ses sécrétions, avec sa rate d’où sortent « des lettres d’un très antique et mystérieux alphabet mastiqué par une énorme bouche1 », dit Artaud, ou avec « tous les trous du corps » écrit Valère Novarina ; d’où le lieu commun si courant de l’analogie entre activités érotiques et poétiques.
2L’écriture poétique devenue écoute de soi, douloureuse le plus souvent, se trouve confrontée inévitablement à la mort. Car elle offre l’être, le moi, dans toute sa tendresse et le rend donc très vulnérable ; elle le réduit à un langage et en cela l’amène au voisinage du néant. L’acte poétique, en effet, se lie à un désordre de la pensée, et un désordre du corps, qui fait reculer les limites de la conscience ; la faillite du « je » en est l’événement le plus notable ; c’est dans l’œuvre de Beckett que la tentative me semble la plus avancée. Et d’ailleurs, n’est-ce pas déjà à la pensée d’un néant que conduit le mythe d’Orphée ? L’acte poétique n’est plus cueillette, lecture du monde, ce qu’il avait été auparavant, et cela suppose une méfiance à l’égard du langage.
3Telle est aujourd’hui l’une des représentations de la fonction poétique ; il vaudrait mieux dire le mythe moderne de la poésie. Car la création poétique semble conjuguer deux mondes imperméables et de ce fait met en œuvre des rites assez semblables aux rites funéraires : la transe, qui est une forme extrême, l’émoi, et plus simplement le sentiment de la confrontation avec l’Autre qu’il faut circonvenir ; quelque chose est là qui manifeste sa présence, au-delà des possibilités de la conscience, quelque chose qui risque d’emporter, qui risque de décomposer. Ce dont il s’agit, c’est bien ce que Heidegger, étudiant l’œuvre de Rainer Maria Rilke, nomme « l’autre perception », qui ouvre « la face de la vie qui est détournée de nous », à savoir le royaume des morts2. Je retrouve cela dans les « Travaux du Poète XV » d’Octavio Paz :
Comme une douleur qui avance et se fraie un chemin entre des viscères qui cèdent et des os qui résistent, comme une lime qui lime les nerfs qui nous attachent à la vie, mais aussi comme une joie soudaine, comme ouvrir une porte qui donne sur la mer…/…Toi, mon cri, jet de plumes de feu, blessure sonore et vaste, comme lorsque se détache une planète du corps de l’étoile, chute infinie dans un ciel d’échos, dans un ciel de miroirs qui te répètent et te brisent et te rendent innombrable, infini, anonyme3.
4Mais surtout, rites funéraires et acte poétique sont liés pareillement à une pensée de l’antériorité. Je veux dire déterminés par une perte supposée et un désir de découvrir ce qui est perdu ou caché, au-delà, au fond de soi, au-dessous du langage ; mais ce n’est en fait que recouvrir d’un voile de mots et aménager, pour un instant, un contact entre deux mondes. Cette perte est celle du rapport au monde, d’un langage fiable, par obsession d’un cratylisme. La poésie pour Yves Bonnefoy naît de la perte de la Présence, de l’exil et du désir de retrouver l’homme personnel enfoui sous les concepts, qui sont l’exact contraire de la poésie et supposent par le langage un ordre du monde à venir. Le rite funéraire est recherche d’un accommodement avec l’autre monde et l’acte poétique la tentative de retrouver un lien naturel entre les choses et les êtres, le lieu de l’Autre.
5Ce soupçon d’une perte a des points critiques qui ont été signalés pour le xve siècle, par Zumthor, pour la période romantique, celle fin-de-siècle, mais sans doute est-il bien antérieur. J’en trouve une trace précoce dans les Hymnes homériques, avec la légende d’Hermès, petit frère d’Apollon ; Hermès, le Rôdeur-des-portes, est le dieu des corps qui jouissent, il accompagne les morts, il est le dieu de la nuit lumineuse, ce qui dit tout – au contraire de la nuit d’Apollon, aussi impénétrable que sa lumière est absolue. Et il invente une lyre – à partir de la carapace de la muette tortue –, qui n’est pas celle d’Apollon, lequel est, par sa naissance, porteur de l’arc et de la lyre, de la divinité éclatante. Apollon l’utilise, ce doux, tendre et mélodieux instrument, avec lequel il peut être toutes les voix, et finit par l’obtenir de son frère contre cinquante vaches. Et l’instrument d’Hermès va se rassembler à l’harmonie divine, et toujours demeure le regret de la voix mystérieuse, qui n’est plus qu’en dessous dans le chant d’Apollon, et au loin dans la syrinx, un nouvel instrument inventé par Hermès.
6L’antériorité, pour la poésie, c’est précisément la voix ; elle est l’objet de la quête poétique, « ce petit filet de voix fort douce » auquel rêve Rousseau, elle est ce que les poètes cherchent à retrouver toujours sous les caractères imprimés : ce que disent d’eux-mêmes les objets du monde, aussi ce qui parle en moi et que pourtant je ne connais point, pour ne l’avoir jamais entendu, mais seulement pressenu en rêve ou en imagination. C’est aussi le contraire d’un lyrisme, dans sa formule apollinienne, où la voix est une déhiscence à partir d’un noyau qui serait le « je4 ».
7Aussi le poète, comme le sorcier – et le poète n’est-il pas aujourd’hui, comme le sorcier jadis, l’objet d’une adoration, et le détenteur d’un pouvoir ? – a-t-il la charge d’aller outre le visible ; c’est l’un des aspects essentiels de ce mythe de la création, et qui est devenu un lieu commun. Il s’agit de rendre solide le tissu des origines. Par conséquence, le poème invente un espace sacré et prétend restaurer un lieu perdu et un sens perdu. Sacré parce que fondé sur l’absence, par le surgissement, à partir du signe5, d’une présence jusque là cachée. Et doublement sacré lorsque la profération a lieu et que le corps se trouve engagé ; car alors, le rite se trouve célébré et il est donné d’assister à la confrontation avec l’Autre – la poésie s’approche alors de la parole mythique qui la hante souvent –, à une performance, à quelque chose qui fait événement, d’où l’impression de souffrance et de douleur. Et se joue alors, dans ce corps qui parle, le combat entre le fait de dire, qui est mouvement, et le fait de ne pas dire, qui est immobilité : ce qui conduit aux « exorcismes » d’Henri Michaux (1943), pour « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile ». Voilà une pensée de la poésie qui donne un grand privilège à l’oral et en fait l’état antérieur de l’écrit, parce qu’elle fait de l’assise corporelle le lieu d’un savoir, qui se perd dans le livre imprimé. Proféré, le mot devient analogue à un corps, et présente dans le jeu de ses voyelles et diphtongues « comme une chair », et dans ses consonnes « comme une ossature délicate à disséquer » ; si bien qu’il paraît se rapprocher de « l’organisme dépositaire de la vie ». Ce sont les propos de Mallarmé6.
8Mais il faut examiner un autre caractère de cette modernité poétique. On a souvent parlé de l’enlisement de la poésie européenne dans les images, au cours xixe siècle. Il faut remonter plus avant, lorsque s’établit dans les zones obscures de la conscience humaine, ce que Karl Jaspers nomme « le dieu personnel » qui, dans l’Antiquité, est intuition d’un dieu inconnaissable qui n’est que par sa Présence. Et cette intuition va être aliénée par des images et devenir perceptible sous la forme de représentations. Je crois que ce phénomène de primauté des images sur le souffle englobe aussi la production poétique.
9La modernité poétique, c’est la constatation avec Baudelaire, Rimbaud ou Mallarmé, de l’insuffisance des images mythologiques pour établir la présence au monde – c’est-à-dire à un monde antérieur où la mort ne serait pas –, et la recherche d’un souffle, d’une possibilité de parole à l’état naissant qui pourrait témoigner de cette présence. Si bien que toute poésie moderne relèverait de cette tentative pour détruire ou épurer les images, pour en faire s’élever un souffle. Aller dessous les images, c’est ne pas cesser de les inscrire pour tenter de les rendre audibles, pour trouver quelque chose qu’on suppose une expérience première de l’homme dans le monde : une expérience sonore où se retrouverait l’harmonie des origines.
10Et sur ce point l’analogie avec le rite funèbre est particulièrement forte. Je prendrai l’exemple des Bororos du Matto Grosso, connus par les travaux de Lévi-Strauss : il s’agit bien d’empêcher l’image du mort d’être importune, de la transformer en son, d’arriver à en faire une voix7, une plainte rauque ou un thrène.
11Les chants des Bororos du Brésil ont été enregistrés par une mission autour des années 19508. Ils accompagnent des cérémonies et des danses funèbres qui consistent à faire bouillir le mort pour séparer les os de la chair. Il n’y a pas de document afférant à cette pratique sinon les titres donnés par les explorateurs. Dont celui-ci : « Chant funèbre chanté par le sorcier, quand le mort étant bouilli, les os commencent à se détacher de la viande ».
12Le son de la guimbarde, relayé par la voix humaine, comme une psalmodie qui en reprend les rythmes, puis de nouveau le son de la guimbarde. Cet instrument prend pour caisse de résonance les cavités humaines – à peine un instrument, au demeurant, mais une simple languette organique, qui prolonge la langue et le larynx qui la font « parler ». Un tempo s’installe, un rythme qui serait celui du corps devenu audible simplement, comme une voix rauque, trop nasale, dont l’articulation est empêchée ou tout simplement inutile. Et de fait, la voix humaine semble s’en détacher et en forme l’expression plus ouvrée ; mais une voix à peine sonorisée, mâchant un texte sans cesse répété en une sorte de récitatif appuyé sur les consonnes – ce qui engage le corps physique, au contraire des voyelles qui lui sont une jouissance.
13Aussi guimbarde et bruit apparaissent-ils comme deux états de la parole humaine, une voix vibrante suscitée par un instrument – disons primitive, comme une figure de l’Autre –, qui cède peu à peu, mais à peine, à l’articulation. Et l’objet de cette performance est le suivant : libérer l’os de la viande, faire qu’il ne reste de l’être que l’os, éternel d’abord, à figure divine ensuite – lorsqu’on le peint de couleurs – et minéral primordial qui donne naissance à l’humanité avec la station debout. Et que peut-être, du vide que fut la moelle silencieuse, s’élèvent des sons, une fois que l’os est devenu flûte. N’est-ce pas justement dans la remontée des sons jusqu’à la voix9 que consiste l’acte poétique ? Et aller vers « l’os gratté », ou « les pierres [qui] s’ouvrent comme des fruits » – écrit Octavio Paz – ou explorer « l’attente qui est dans les os » – écrit Emmanuel Laugier dans « Vertébral » ?
14Quel est l’objet de ce rite, pour Lévi-Strauss ? Empêcher que le mort ne revienne, c’est-à-dire que son image continue d’exister. Réduire le mort à être un son, que le souvenir peut prendre en charge ; ne conserver du mort que la voix amie. Prendre sa parole, en lui donnant sa dernière parole, supprimer le premier souffle, le souffle ordinaire et l’emmener vers le silence qui est le rejoignement de l’Autre. C’est absolument dans ce sens que Heidegger explique le 3e des Sonnets à Orphée de Rilke : trouver le chant qui soit existence, « mais soit vraiment un chanter dont la résonance ne s’accroche pas à quelque chose qui ait été finalement encore atteint, mais s’est déjà brisé en sonorité afin que seul le chanté se déploie », ce qui est, dans ce sonnet : « chanter en vérité est un autre souffle10 ». C’est une opération par laquelle le langage revient à l’origine, où n’apparaît plus que la voix de mort. Séparer la chair des os, c’est décharner les images. Quelqu’un est mort, et il faut empêcher l’image de « refaçonner l’âme11 », ce qui suppose un acte violent, pour extraire l’os. Le sorcier, le poète ont la charge de découvrir le thrène.
15Une telle pratique rituelle ne fait que traduire l’angoisse extrême liée à la décomposition. Arriver à l’os puis le blanchir, c’est introduire « un premier aspect décent – solennel et supportable – de la mort, cet aspect est encore angoissant, mais sans l’excès de virulence active de la pourriture. Ces os blanchis n’abandonnent plus les survivants à la menace gluante qui commande le dégoût. Ils mettent fin au rapprochement fondamental de la mort et de la décomposition dont jaillit la vie profuse12 ». Lévi-Strauss, dans un autre texte, reprend le principe de l’âme double de Tylor, « l’âme de la chair » et « l’âme des os13 », conception attachée au projet d’abolir plutôt que de préserver la mémoire des ancêtres : c’est une tentative pour liquider l’âme et ouvrir l’autre vers l’éternité, par l’extraction d’un chant – en dépouillant l’os de toute chair.
16L’acte poétique peut-il être analogique de ce blanchiment des os ? Déchamer les images pour en conserver les os, afin d’empêcher la corruption : est-ce bien là un programme poétique ? Celui qui écrit recherche-t-il véritablement une matière dure où prendre appui, quelque chose de creux qui pourrait rendre un son ?
17Je crois en effet que la poésie cherche à empêcher que la langue ne se corrompe, qu’elle est habitée de cette crainte, et que celui qui fait le choix de vivre la poésie est hanté par la crainte de la corruption. On peut lire dans Antonin Artaud, le familier des Tarahumaras – où, précisément, se mêlent la fausse anthropologie et la naissance d’une parole poétique – ces vers :
Il y a dans l’être
Quelque chose de particulièrement tentant pour l’homme
Et ce quelque chose est justement
LE CACA
Pour exister il suffit de se laisser aller à être,
Mais pour vivre,
Il faut être quelqu’un,
Pour être quelqu’un,
Il faut avoir un OS,
Ne pas avoir peur de montrer l’os,
Et de perdre la viande en passant14.
18Elle cherche à atteindre à la pureté, à retirer de la langue toute possibilité de corruption, pour l’emporter sur la mort : la poésie prétend à cela. Je le lis dans « Vie entrevue » d’Octavio Paz : « les os sont éclairs / Dans la nuit du corps15 », dans Echo’s bottes (1935) de Beckett, qui cherche à prendre dans la toile du texte les échos dont résonne le corps : « asylum under my tread all this day / their muffled revels as the flesh falls ». Et cette corruption, je le crois, est le fait des images si étroitement attachées aux réalités et à la finitude ; l’infini perdu n’existe plus que par instinct – « l’instinct de ciel » dit Jean-Michel Maulpoix reprenant un vers de Mallarmé – et dans la fascination que les oiseaux exercent sur les poètes.
19Les images ouvertes à la corruption. Comment comprendre cela ? J’ouvre différents volumes d’Antoine Emaz. Quelques notes de lecture. Poème au calme ; c’est en 1987.
Matin. Le soleil monte au dessus de la lessive étendue.
Le feuillage, vu d’en-dessous, dans la lumière.
Transparence, mouvement berçant des feuilles16.
20Des images. Du visuel. Ce sont de petites observations quotidiennes. Et quelque chose qui est de l’ordre du haï-kaï. On y trouve en effet, non le souci de donner de la logique ou de la signification à une scène, mais plutôt la notation d’une vibration – c’est en terme de vibration du corps qu’Artaud parle de la poésie –, comme si le mot n’était que la phase terminale d’une contemplation au terme de laquelle il est émis, sans que les qualités d’observation et d’analyse d’un « je » aient été requises. Pas de revendication d’un regard, au reste : « Comme si voir suffisait : une paix-peau morte ». Et la décomposition dont cette peau morte semble témoigner ne cesse d’être affirmée : corps qui se défait17, êtres faits de peau et d’os18, phrases décomposées par alinéas et mots qui s’échappent19 et sont de simples enveloppes comme les images elles-mêmes. Mais « sous des couches de boue20 », se trouve un secret qui a figure de silence et tout l’objet de la poésie est de faire surgir la « coque vide rejetée », « l’écho des mots/confus et faible encore21 » qui est voisin du silence qui gît sous les apparences, les recouvrant comme un sable.
21D’un mythe moderne de la poésie, on pouvait attendre qu’une utopie le renforce. C’est ce que délivre le roman de Alejo Carpentier, Los Pasos perdidos (1953) : un héros à la recherche d’une réalité « ab-origène », tout proche du pays des Bororos, que serait la plus petite unité musicale, le thrène, et d’une réalité personnelle, que serait une réconciliation intime avec son corps. Ce héros s’enfonce dans la forêt profonde, à la recherche d’instruments primitifs dont la flûte en os, la jarre-pour-mugir-aux-funérailles. Il assiste à plusieurs cérémonies rituelles où il entend une musique étrange qui lui rappelle les coups de timbale dans Beethoven22. Au cours d’une de ces cérémonies, il découvre la cellule primordiale, le thrène, lorsqu’un sorcier se met à secouer un hochet plein de graviers :
Alors, dans la vaste forêt qui s’emplit de terreurs nocturnes, la Parole surgit. Une parole qui est désormais plus que simple parole, qui prend la voix de celui qui s’exprime et celle qu’on attribue aussi à l’esprit du cadavre. L’une sort de la gorge du rebouteur ; l’autre de son ventre. L’une est grave et confuse tel un bouillonnement de lave souterraine, l’autre, au timbre moyen, est coléreuse et criarde. Elles alternent et se répondent. L’une menace quand l’autre gémit ; celle du ventre devient sarcasme quand celle qui surgit du gosier devient pressante. On entend des espèces de portamenti gutturaux, qui se prolongent en hurlements ; des syllabes qui soudain se répètent beaucoup, finissant par créer un rythme ; il y a des trilles soudain coupés par quatre notes qui sont l’embryon d’une mélodie. Puis, c’est la vibration de la langue entre les lèvres, un mugissement rentré, un halètement à contre mesure, sur la calebasse. C’est quelque chose qui se place bien au deça du langage et qui cependant est encore très loin du chant. Quelque chose qui ignore la vocalise, mais est déjà plus que le mot… Devant l’obstination de la Niort, qui refuse de lâcher sa proie, la Parole mollit, se décourage. Devant la bouche du Sorcier, du rebouteur orphique le Thrène – car c’est un thrène que j’entends – râle et s’affaisse convulsivement et me laisse ébloui sous le coup d’une révélation : je viens d’assister à la Naissance de la Musique23.
22Et cela va lui permettre d’écrire, d’enrober ce son primordial, de transformer le cri, ce qui sort du corps, en musique : lieu d’écho, coquille où le son a été conservé et qui est demeuré une voix, c’est-à-dire dont le lien avec l’origine, le corps, ne s’est pas perdu. Ainsi, l’enveloppe privée de son centre, la croyance dans les apparences, dont le « jugement de Dieu », pour revenir à Artaud, est la marque, est une corruption des sociétés contemporaines que le héros de Los Pasos perdidos veut fuir.
23L’os, c’est la trace, ce qui peut contenir le son, et il y a dans ce mythe de la poésie une grande crainte : celle de perdre la trace, de perdre l’os dissous à son tour, rendant impossible toute musique. C’est ce que je lis dans ce beau poème de Georges Séféris :
Parmi les os
Une musique :
Traverse le sable
Traverse la mer.
Parmi les os
Le son d’une flûte,
Le son lointain d’un tambour,
Un léger tintement
Franchit les plaines arides,
Franchit la mer aux dauphins.
Hautes montagnes, vous ne l’entendez point ?
Au secours, au secours !
Hautes montagnes, nous allons nous dissoudre
Morts parmi les morts24.
24Je n’ai fait, dans tout ce discours que présenter un mythe de la poésie25, qui m’a paru habiter beaucoup de productions poétiques d’aujourd’hui. Rien n’empêche cependant de penser un mythe inverse, à l’ombre duquel puisse se penser la poésie. Il me semble cependant que la modernité ne peut séparer l’idée de poésie de celle de la mort. Cette poétique de l’os, si je puis écrire ces mots étranges, n’a-t-elle point été soupçonnée dès le xvie siècle, à travers la dixième des muses, Echo ? J’ouvrirai en dernier lieu, Les Métamorphoses d’Ovide, pour y lire ceci :
Vox tantum atque ossa supersunt ;
Vox manet ; ossa ferunt lapidis traxisse figuram
Inde latet silvis nulloque in monte videtur ;
Omnibus auditur ; sonus est, qui vint in ilia26.
25Et je trouve que c’est une belle pensée de la poésie : après l’engloutissement de Narcisse qui a cru absolument aux apparences, il ne reste que le désir d’Echo qui s’est métamorphosé. Une parole brève, une voix sans corps, qui toujours risque de se perdre et qui a, pour double modeste, des os.
Notes de bas de page
1 A. Artaud, Les Taraabumaras, « Le rite du Peyotl », L’Arbalète, 1963, p. 32.
2 M. Heidegger, « Pourquoi des poètes », Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, p. 363.
3 O. Paz, Aigle ou soleil, Liberté sur parole, Gallimard, 1971, p. 59.
4 Dans Nietzsche, La Naissance de la tragédie : « le poète lyrique… celui qui dit toujours je et ne cesse de venir nous dévider toute la gamme chromatique de ses passions et de ses désirs ».
5 Voir H. Meschonnic dans Le Signe et le poème, 1975.
6 S. Mallarmé, Les Mots anglais, dans Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1948, p. 901.
7 Je crois cela préférable au fait de parler d’une musique dans la poésie qui nécessairement s’arrête quelque part, car la poésie ne peut proprement être musique, sinon par métaphore.
8 « Chant funèbre chanté par le sorcier quant le mort étant bouilli, les os commencent à se détacher de la viande », PC 00 0653, Archives de la Parole, à la BNF.
9 Expression d’E. Laugier « remontée des sons vers la voix ».
10 M. Heidegger, op. cit., p. 381. Cela est à rapprocher de l’expérience d’Antonin Artaud dans Les Tarahumaras : « je dis : reversé de l’autre côté des choses, et comme si une force terrible vous avait donné d’être restitué à ce qui existe de l’autre côté », op.cit, p. 31.
11 Voir R. B. Viertler, A Refeiçao das aimas : una interpretacao etnologica do funeral dos Indios Bororo, Mato Grosso, Sao Paulo, 1991, (« aimas » désigne un principe vital).
12 Voir G. Bataille, L’Erotisme, dans Œuvres complètes, t. 10, Gallimard, 1987, p. 59.
13 C. Lévi-Strauss, Paroles données, « Recherches récentes sur la notion d’âme », Plon, 1984. (année 1956-1957).
14 A. Artaud, Pour en finir avec le jugement de Dieu / La recherche de la fécalité, poème radiophonique (1947), dans Œuvres complètes, t. 13, Gallimard, 1974, p. 84-85.
15 O. Paz, op. cit., p. 20.
16 A. Emaz, Sable, Tarabuste, 1996, p. 18.
17 A. Emaz, « Banal », Peu importe, Le dé bleu, 1993, p. 21.
18 Ibid., « L’air bleu », p. 22.
19 Sable, op. cit., p. 38 : « Poème, carcasse » ; « très peu restent / comme des îles ».
20 « Poème du secret », Ibid., p. 44.
21 « Quoi », Peu importe, op. cit., p. 26.
22 A. Charpentier, Le Partage des eaux, Folio, 1976, p. 122 (Los Pasos perdidos ).
23 Ibid., p. 247-248. Ce thrène va devenir le titre d’une œuvre musicale qu’il écrit, où il tente, dit-il, de susciter une expression musicale sortant non de la parole faite musique (à la manière impressionniste), mais de la parole nue, antérieure à la musique.
24 G. Séféris, « Ici, parmi les os », Poèmes, Mercure de France, 1968, p. 119 (Le Caire, août 1943).
25 Un autre serait le mythe du tissage.
26 Ovide, Les Métamorphoses, III, 399-401, [I1 ne lui reste que la voix et les os ; sa voix est intacte, ses os ont pris, dit-on, la forme d’un rocher. Depuis, cachée dans les forêts, elle ne se montre plus sur les montagnes ; mais tout le monde l’entend ; un son, voilà tout ce qui survit en elle].
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