Une femme écrit
p. 233-249
Texte intégral
1A l’arrière de l’homme qui écrit, souvent, on trouve une présence féminine, la muse. On peut se demander quelle est la raison de ce double qui a survécu à toute modernité. Est-ce une présence maternelle qui réconforte, une fiancée dont la conquête est toujours à faire ? La plus délicate de toutes est simplement « ta jeune fille intérieure1 » de Rilke, une présence féminine aussi, mais intérieure et secrète, sur laquelle le poète revient dans sa correspondance :
C’est si naturel pour moi de comprendre les jeunes filles et les femmes ; l’acte le plus profond de la création est féminin – c’est agir en recevant et en accouchant. Le poète Obstfelder a un jour écrit – il parle là du visage d’un homme inconnu : ‘c’était comme si une femme avait pris place à l’intérieur de lui’ – cela me semble (quand il commence à parler) convenir à tout poète, qui commence à parler2.
2Elle se devine encore dans les Lettres à un jeune poète 3 mais semble n’exiger rien et se contenter d’être. Est-elle une muse du poète ? Qu’est-ce, sinon que dans ce fond, serait une infinie tendresse, un objet qu’on ne peut que caresser et qui est l’utopie de toute écriture d’homme : une sorte d’île donc, comme peut l’être une femme, une terre de refuge en même temps qu’une poésie, peu soucieuse de mesure et de figure, et au plus près d’un balbutiement. Sous des aspects variés, l’arrière-pays de l’écriture d’un homme est fait de cette image, qui contient la beauté du monde, et une poésie faite d’une absence qui devient merveille.
3Mais est-il un tel pays pour la femme qui écrit ? A coup sûr, autre chose se produit, un rapport particulier qui n’est pas la percée hardie ni le dévoilement progressif qu’exécute l’homme. C’est une autre manière d’être au monde. Autre chose, qui est plus épuisant.
4Il faudrait commencer par faire l’hypothèse d’une spécificité de l’écriture féminine ; Virginia Woolf écrit en 1918 :
l’écriture d’une femme est toujours féminine ; elle ne peut pas ne pas être féminine ; c’est ce qu’elle a de meilleur. La seule difficulté c’est de savoir ce que nous appelons féminine4.
5Si, à une femme, il n’est pas besoin d’aller jusqu’à ce fond si nécessaire à l’homme, c’est qu’elle sait s’inventer au cœur de l’écriture et installer absolument, immédiatement une présence merveilleuse. Et il faut bien, pour examiner cette question, penser en lignes générales sans se préoccuper du particulier. A moi qui suis un homme, ce qu’écrit une femme semble merveilleux, même lorsque la revendication d’une autonomie est très affirmée. Il y a le tissu d’amour qui manque à l’écrit d’un homme. Dans Les Liaisons dangereuses, par la voix de Mme de Rosemonde, Laclos pose cette différence :
Ils ne connaissent pas cet empressement inquiet, cette sollicitude délicate, qui produit en nous ces soins tendres et continus […] Plaire n’est pour lui qu’un moyen de succès, tandis que pour elle, c’est le succès lui-même5.
6La forme roman a quelque chose de cela, qui installe et préserve l’amour – on peut se souvenir que Madame de Merteuil bataille toujours contre le roman6 – et l’on pourrait dire que c’est un caractère de l’esprit féminin. C’est une chose fort enviable pour les hommes, au point que lorsque les premières femmes écrivains remportèrent de notables succès7, – ce sont les romancières anglaises du xviiie siècle – la critique s’est inquiétée de ce qui apparaissait comme une féminisation de la littérature et signifiait, pour les hommes de lettres, relâchement, respect immodéré de la syntaxe, goût pour les créations verbales, tendance à la juxtaposition plutôt que la subordination8. C’est-à-dire que le style simple, qui est naturel et donc celui des femmes, pourrait un jour éteindre le style sublime et le style fleuri 9 ! Sans doute, à cette époque, est inventée l’écriture féminine, qui serait douce, délicate ou mignarde, qu’on explique par la nature10 qui conduit la femme, en tout, au cycle. Dans son Epître aux femmes, Fanny de Beauharnais écrit :
Nous ne sommes, à leur avis [celui de « ces messieurs »], que des perroquets plus ou moins bien stylés ; nous ne savons rien faire par nous-mêmes, excepté ramager un peu : mais comment ? au hasard, quand ce n’est pas de réminiscence ; et toujours trop. Entendez-vous, femmes charmantes11 ?
7Ce ne sont là, assurément, que des lieux communs et on ne pourrait, en matière de style, que noter des tendances de l’écriture d’une femme. Au reste, hors une manière d’écrire féminine, venue, dans les temps passés, d’un apprentissage, il n’y a guère de raison de penser que tout le genre féminin se retrouverait dans une stylistique particulière, alors qu’on vante chez un homme, l’originalité du style.
8Rien de cela n’est peut-être faux, ni le rôle de la physiologie, ni celui de la société, mais rien n’explique pour autant ce qui se passe lorsqu’une femme écrit12. Car l’essentiel est là ; non dans l’objet terminé, des phrases qu’on a appris à ordonner, la force d’un cri, mais dans le processus intérieur qui aura permis l’essor d’une mélodie.
9Virginia Woolf imaginait ainsi l’un de ses romans : « les arches et les dômes s’élanceront dans l’air, aussi résistants que l’acier, aussi légers que le nuage13 » ; une architecture de rêve dont on pourrait dire : à la Piranese. Elle semble une présence écrivante immobile et silencieuse, là où on devine qu’un homme ne cesserait de guetter ; c’est-à-dire qu’elle se confond, se mêle étroitement à l’histoire, évite ce « je » encombrant de l’homme. Et elle exprime ce souci : « inventer un nouveau terme pour mes livres qui remplacera celui de roman14 ».
10Colette peut-être, en donne le meilleur exemple. Les marques d’une présence qui voit et qui parle, dans plusieurs de ses romans, sont bien ambiguës : c’est un narrateur immobile et même muet ; des paroles certes sont échangées, mais étrangement vidées, comme venues par un écho, qui rebondissent sur les choses sans véritablement y entrer, se répandant autour de cette voix qui doit être Colette. Julia Kristeva, dans l’étude récente qu’elle a consacrée à la romancière, parle d’un « mélange de narration elliptique et de poèmes en prose », type d’écriture inconnu auquel elle donne le nom de « vrilles de la vigne »15 Les Douze Dialogues de bêtes offrent l’expression la plus parfaite de l’absence de personne : « je ne suis qu’une ligne, un trait sinueux de phosphore, une palpitation, une plainte perdue16 ». Il faudrait rendre compte de cela par des observations stylistiques : certain glissement constant du présent au passé simple, avec un éclatement d’imparfaits subjonctifs, un jeu qui est le résultat d’un rapport particulier au temps, proprement féminin. C’est comme cerner les événements d’un trait de langage, un trait lumineux et continu, y être dans l’absence, sans tenter de dégager un nécessaire projet, la direction toujours prise vers l’infini, qui est une prétention masculine. Julia Knsteva lie cela à un emploi particulier de la métaphore, qu’elle nomme « principe de la vrille » : un art de saisir l’objet nommé dans son rapport au sujet. Il est vrai que Colette entoure les objets du monde d’une brume dont les adjectifs de couleur donnent les meilleurs exemples : « un marron rose, d’une vivante couleur de lombric17 ».
11Pour éclairer cela, on peut se tourner précisément vers la peinture d’une femme, Berthe Morisot : « Jeune fille au miroir » (1880)18. On voit une jeune fille de dos, en profil perdu, occupée à placer un ornement de cheveux, face à une psyché. Cet objet et le mot qui le désigne agissent sur l’image : l’objet inquiète par l’aspect massif et sombre du bois, par la ligne rigide et épaisse du montant, d’une lourdeur mécanique, dans un espace où tout est suprême légèreté et flocons de lumière ; rien de semblable dans le tableau de Manet « Devant la glace » (1876-1877, New York) où le cadre auréole une jeune fille d’un arceau léger. Et en même temps, sous le mot, la fable de Psyché raconte le désir, le regard et la punition19 ; tout cela ombre cette scène un peu futile : il en sort picturalement une tache sombre portée à la manière d’un masque, sur le visage de la jeune fille de Berthe Morisot. Cette ombre, elle est aussi dans le dessin de James Ensor « La Correspondante » (1883 – Ostende) montrant une femme qui écrit, et dans la toile de Wouters, « La femme qui lit », à Anvers ; il y a reflet de l’objet, engloutissement même, pour la femme possédée par le fait d’écrire ou de lire.

12L’eau du miroir, à ce qu’il paraît, a de la profondeur : un autre lieu est là suggéré, par ce miroir où se noient les objets et les couleurs. J’ajouterai que le principe aquatique, celui de l’onde, donne au tableau sa structure : autour de la perle, en position centrale, et qui donne la palette du tableau, sont dessinés des cercles que forment le décolleté, la ligne de la taille, le bras relevé, tout cela bien gênant pour qui recherche une scène sur le vif20. Berthe Morisot a, pour le critique Klantz :
le dédain le plus avoué pour tout ce qui ressemble à l’écriture, pour tout ce qui implique le désir de se faire comprendre de ses contemporains. Rien qu’une musique vague, rien que des velléités, mais si délicates ! Watteau, Bonnington, et tous les sylphes comprendraient cet art qui existe à peine21.
13C’est donc, si l’on veut, un impressionnisme, mais qui n’est en rien la restitution d’une lumière naturelle22 ; pour cela, la jeune fille se mirant est aux antipodes de Narcisse et de sa plongée linéaire. Mais cette psyché paraît renvoyer à un autre cadre, dans ce qui forme le fond de la chambre : est-ce fenêtre, miroir, tenture ? On ne saurait préciser. Mais ce cadre suggéré, empli de volutes neigeuses où se disloque une végétation malingre, chimère ou nue, ne fait que rendre un écho de la psyché, et installe encore un autre lieu de réfraction qui dessine le monde de la jeune fille, de sa chambre, de sa vie – « la riche analyse, chastement pour la restaurer, de la vie » écrit Mallarmé23 –, et d’elle-même, en plans inclinés, en un réseau organisé où tout est vide et lumière échangée24. Mallarmé précise ce fait particulier de l’art du peintre : « dispersant une caresse radieuse, idyllique, fine, foudroyante, diaprée » autour du dessin qui est « leur armature25 ». Les reflets sont, à vrai dire, bien incertains sur la psyché où, au lieu de découvrir de face une beauté pressentie, on voit grimacer le reflet d’un flacon de toilette26, une de ces fleurs qu’elle s’apprête à placer dans sa coiffure, et surtout la houppette de cygne dans sa coupelle de poudre ; comme si l’important était, non le jeune visage, mais l’ornement. Au reste, toute l’image, couverte d’un voile aussi neigeux qu’une poudre de riz, donne l’idée que tout est ornement, neige et lumière sans matière et c’est, pour Mallarmé, « poétiser, par art plastique, moyen de prestiges directs, semble, sans intervention, le fait de l’ambiance éveillant aux surfaces leur lumineux secret ». Est-ce une manière de Vanité que cette « Jeune fille au miroir » ? Peut-être davantage une fine observation de ce qu’est la vertu, dont les éléments sont exposés ici, parure, nudité, âme : non pas un secret enfermé et préservé27, mais une vapeur dont l’alentour se trouve nacré, vapeur nourrie et comme sortie de la logique d’une perle, qui représente si bien la grâce des femmes.
14L’homme semble tirer vers un but, aller dans un sens, alors que la femme s’entoure de voiles et y aménage un espace28, lieu de protection et lieu de résonance : une habitation. La femme tisse et file, dans beaucoup de sociétés, et, écrivant, elle poursuit l’action de faire un tissu du texte – une toile, dit Virginia Woolf, faisant songer au mythe de Philomèle. Entourer l’objet, tout cela29, c’est une pratique d’écriture féminine – sociale, bien sûr, et en même temps qui continue le physiologique. La femme a un lieu, l’homme n’en a point. Elle écrit pour construire ce lieu, et d’une belle architecture, bien solide, mais à petites aiguillées, aéré, lumineux, débarrassé de la pesanteur d’un narrateur ; d’où une propension certaine à la juxtaposition, comme on le remarquait plus haut :
Une violente tempête de pluie sur le bassin. Le bassin est criblé de petites épines blanches, jaillissant et plongeant ; le bassin est tout hérissé de bondissantes petites épines blanches comme les piquants du jeune hérisson. Il se hérisse, et puis des vagues noires le traversent ; frissons noirs, et les petites épines d’eau sont blanches. Une pluie désordonnée et les ormes secoués de haut en bas. Le bassin débordant d’un côté ; les feuilles de nénuphar tirant sur leurs tiges ; la fleur rouge voguant à la dérive, un pétale battant. Puis calme complet pendant un instant, puis tout redevient épines ; des épines comme du verre ; sautillant sans arrêt ; une rapide souillure d’ombre, et maintenant la lumière du soleil ; verte et rouge ; tout brille, le bassin d’un vert de sauge, l’herbe d’un vert éclatant ; les baies rouges dans les haies, des vaches très blanches, du violet au-dessus d’Asheham30.
15La version merveilleuse de cette habitation, c’est le château. L’œuvre de Thérèse d’Avila en donne le bel exemple, Le Château de l’âme (1577) raconte : « nous nous contentons de prendre soin de ce corps qui est comme la clôture et l’enceinte de ce magnifique château » ; bien sûr, elle entend désigner par là le corps humain, mais on peut percevoir aussi la pensée, plus féminine, d’un endroit secret d’elle-même, « bâti comme un seul diamant ou d’un cristal admirable31 », où irradie l’amour. Et ce qu’elle écrit témoigne de la disposition particulière des lieux – c’est un ouvrage entièrement construit par glissement d’images, dont sort un sens très mystérieux.
16Il y aurait un silence du corps, qui est toujours le lieu d’où s’élève la voix de l’auteur. Le Journal d’un écrivain de Virginia Woolf mentionne souvent, à l’origine de tous ses romans, le silence : « Oui, il se forme très lentement [Les Ephémères ] et ce que je voudrais, c’est ne pas commencer à l’écrire, mais y penser, disons encore pendant deux ou trois semaines, entrer dans le même courant de pensée et laisser ce courant tout submerger32 ». Faut-il voir là ce qu’Alice Rivaz, écrivain suisse, née en 1901, décrit en ces termes :
Notre transposition à nous sur le plan de l’expression sera essentiellement une transposition de ce que nous sommes, de ce que nous vivons et faisons. Enfoncées dans la matière, aux prises avec le limon originel, nous ne pouvons extraire nos moyens d’expression que du contact quotidien avec la créature terrestre. C’est ce contact, ce corps à corps, qu’il nous faudra dire, écrire. Trouver les mots de nos gestes, de notre démarche. Exprimer les pensées et le travail de notre corps et de nos mains33.
17Le savoir des grandes choses du monde, pour une femme, vient de son corps : la durée, l’espace, la naissance, auxquels les hommes, le plus souvent, accèdent par des apprentissages intellectuels. Mais en même temps, cette fonction détermine une place sociale en dehors des affaires de la cité et des affaires de l’art. Au reste, la disposition du corps féminin a fait concevoir la femme, sous l’Ancien Régime, comme un pur être de sensations, une sorte de machine vibrante34. C’est le lieu de l’être pour une femme et cela a été amplifié par la société qui le plus souvent la définit par son apparence, sa beauté ou sa laideur ; si bien que l’écrit d’une femme est pensé par elle-même comme son corps ; dans son journal, Virginia Woolf pense dans son roman au sang qui court d’un bout à l’autre.
18Mais est-ce bien de nature qu’il s’agit dans ce cas ? Un écrit qui serait le fruit de cette observation de soi-même et qui se bornerait à envelopper les apparences, aurait, si l’on reprend les termes de Simone Weil, une grande pesanteur. Et précisément, le contraire se produit, à savoir ce qui « fait exception » à la pesanteur, et qui est la grâce35.
19Car c’est de cela qu’il s’agit et que signifie la construction de l’œuvre d’une femme : comme l’ossature légère de son corps faite pour accueillir, l’écrit féminin n’a pas de ces perspectives lourdes que recherche l’homme qui, à tout prix, veut signifier. C’est une structure faire pour emprisonner l’amour, assez semblable à une musique. Le peu de souci qu’on prend de leur éducation laisse aux femmes toute faculté d’observer, d’être en retrait ; et la grâce de la femme, c’est la conservation de ce secret, les mille fils dont elle l’entoure.
20La femme qui écrit, naturellement, donne un peu de ce secret, de ce silence. On arrive au pire comme au meilleur, au plus original ou au plus banal. Car il n’y a pas un modèle comme au fond de la pupille de l’homme36. L’une des pratiques les plus courantes d’écriture féminine, c’est le conte. La femme raconte des histoires et les écrit volontiers : Mme de Ségur, la comtesse d’Aulnoye, Fanny de Beauharnais ou Karen Blixen. On y découvre des châteaux, autant que dans les romans – romanesques – qui sont, à l’origine, plutôt des écrits de femmes, comme Mme de Lafayette, Mme Riccoboni et ces romancières anglaises, écrivains de romans noirs : un château y figure presque toujours.
21Château, clôture, enveloppement, tout cela est féminin et romanesque à la fois, et c’est aussi la fiction saupoudrée de poussières dorées. On trouverait même là le mouvement de poudrer, à l’aide peut-être d’une houppe de cygne, devant un miroir37 : une brume retombe et laisse une image tendre et lumineuse. Souvent, lisant Colette, on éprouve que l’écrivain passe légèrement sur des histoires – c’est d’ailleurs plutôt une façon d’autobiographie éparpillée en histoires – et y dépose toute une poussière lumineuse, faite d’ironie, de sourire ; une couche précieuse, car elle est bien élégante la phrase de Colette : ajustée au plus près et bien fardée. Il arrive qu’elle le soit même un peu trop, et que paraisse alors une odeur un peu aigre, comme une poudre qui aurait mal tournée ou qui empâterait un peu les plis. Ce péril, Virginia Woolf en est consciente ou le pressent, quand elle tente dans The Waves de saisir la réalité en une forme fluide et brillante :
Je n’essaie pas de raconter une histoire. Cependant, ce pourrait être de cette manière. Un esprit en train de penser. Ce pourrait être des îlots de lumière, des îles dans le courant que j’essaie de représenter ; la vie elle-même qui s’écoule. Le vol des éphémères puissamment attirés en ce sens […] il y aura deux courants différents, les éphémères ne cessant de voler, la fleur toute droite au centre, et la mort et le renouvellement perpétuels de la plante. Elle pourrait lire les événements dans les feuilles. Mais qui est-elle ? Je tiens absolument à ce qu’elle n’ait pas de nom […] simplement « elle ». Mais cela risque de devenir « artiste » et « chatoiement de soieries38.
22Le repli dans le conte ou le roman romanesque, formes qui reflètent la femme, est un moyen de demeurer immobile et d’organiser un lieu de résistance, sans fenêtre vers l’extérieur39. C’est une manière de témoigner de la solidité du monde, en redonnant forme à ce qui semble ne plus en avoir, pour faire reculer l’inévitable tin. Un bastion qu’on désire imprenable, quand l’homme, pris de panique à l’idée de sa fïnitude, sachant bien que ce qu’il sait de la vie s’éteint en lui et que son seul nom pourra lui survivre, cède au désir qui le tient, de produire des formes reconnaissables en même temps que les montrer rongées, soumises à la pourriture ambiante : ce que les hommes appellent « enfanter ».
23Ecrire écarte de la fonction naturelle et sociale de produire des enfants, et écarte de ce qui est culturellement lié au principe de la féminité : une femme écrit contre la représentation commune des femmes, elle manifeste une existence qui n’est pas vouée à la procréation mais à autre chose, ou qui au moins est compatible avec la procréation mais qui n’est pas cela. Elle ne se place pas dans son corps de mère, elle suggère la différence attachée à la virtualité de porter les enfants et une liberté quant à cette virtualité, ce qui produit l’effet d’un double écart. Une femme se lie à l’écriture en se déliant de son destin physiologique et du destin social qui lui est associé. Il peut y avoir des effets de glissement : la femme écrivain s’attacherait alors au mouvement de façonner son identité, elle le ferait en militante, souvent, mais elle le ferait aussi innocemment, seulement parce qu’elle écrit. Elle écrit en se déliant de la procréation, et je suppose que cela est une manière d’absentement : elle s’absente de l’enveloppe que lui tisse le discours social et que lui tisse la régularité des jours. Elle endure que les cycles se répètent en dehors d’un sens, qu’ils vaillent pour une simple signature, qui est un instrument du temps mais qui ne permet plus de résister à la menace de la mort.
24Et dans le même temps, elle s’expose à la mort, et songeant encore au désir, maintenant désorienté, tendu vers l’autre comme vers la beauté du ciel au matin, elle le lie lui-même à la précarité de la vie. Cette sincérité, ou bien cette pureté, c’est une puissance humaine. On dirait qu’elle sort d’une statue, où l’emprisonnaient tous les discours et les usages du monde. La statue dont elle sort, ce sont aussi toutes les femmes qui l’ont précédée, c’est la mère où elle était enclose, elle-même enclose dans sa propre mère. Tous ces emboîtements faisaient endurer d’être mortelle à condition de l’oublier – l’institution du mariage perpétue cela parce qu’il sert les enfants, il sert l’oubli. Une femme écrit ainsi, comme elle pense, rêve ou aime, depuis l’extrême fragilité, le vertige qui avait été soigneusement pétrifié ; elle renoue avec le vertige, une condition d’enfant qui empêche de tenir des discours, mais permet que s’essore une mélodie : l’affleurement d’une intériorité à la surface.
25Tout cela est possible lorsque, en écrivant, on ne désire plus être la voix d’une communauté ou d’un rôle, mais seulement faire entendre le destin mortel des êtres humains. Et il faut fouiller à l’intérieur de soi, traquer toujours quelque chose comme la transparence, défaire sans relâche ce qu’on appelait la statue. C’est là sans doute ce que Colette appelle la pureté :
De ce mot « pur » qui montait du vide, j’écoutais, j’écoute encore le tremblement bref, l’u plaintif, l’r de glace limpide. Les lèvres qu’il entr’ouvrait prolongeaient sa résonance unique. Il n’éveillait rien en moi, sinon le besoin d’entendre encore le mot « pur » et de savourer le délice imaginaire que nous nommons pureté40.
26De cela, Virginia Woolf donne l’illustration, dans son Journal : on y lit réellement un désir de trouver le dehors, « sortir de son corps, au-delà de la maison, au moyen de la pensée ». Dépasser l’enfermement pour aller vers ce qu’elle nomme réalité :
C’est une des expériences que j’ai vécues ici durant certains mois d’août, et qui m’a rendue consciente de ce que j’appelle la réalité, c’est-à-dire une chose que je vois devant moi, quelque chose d’abstrait mais qui est incorporé cependant aux landes, au ciel ; à côté de quoi rien ne compte ; en quoi je trouverai mon repos et continuerai à exister. C’est ce que j’appelle la réalité. Et parfois, je me dis que c’est la chose qui m’est le plus nécessaire ; et que je ne cesse de chercher. Mais qui sait, une fois qu’on a pris une plume et qu’on s’est nus à écrire ? Comme il est difficile de ne pas transformer en réalité ceci ou cela, alors qu’elle n’est qu’une chose […] Je pense que ce doit être rare de posséder un sens aussi aigu d’une chose comme celle-là, mais encore une fois, qui sait ? Comme je voudrais pouvoir l’exprimer41.
27Le travail de l’écrivain est de faire surgir la voix de l’intérieur de l’espace qu’on a décidé d’ouvrir en s’engageant dans l’écriture, et qui de ce fait est en passe de se défaire sous la poussée des sensations ; il s’agit de se poser la question : « que suis-je ? ». On veut la femme harmonieuse, ce qui signifie construite selon des lois harmonieuses – ce qu’on appelle réussir sa vie de femme ? –, au mépris de sa propre mélodie, qui est fragile, subversive, dans le système social, et qui de plus est orientée vers la mort – alors qu’on désire que la femme ne meure pas, se prolonge sans cesse par des enfantements successifs.
28Virginia Woolf a cherché, dans The Waves, à trouver la forme appropriée à cette pensée, en inventant une forme de roman qui laisserait sourdre la poésie, révélerait une autre face du monde visible – ce que les romanciers du xviiie siècle ont inventé avec la forme du roman épistolaire, qui laisse parler le silence. Pour présenter cela, elle recourt à une analogie avec la musique. Le roman The Waves est construit ainsi : des intermèdes, où est posée une heure du jour sur la mer ; et entre les intermèdes, le tissu de six voix, saisies en un point différent de l’existence des personnages qui se font entendre. Un cadre allégorique est installé : une journée recueille tous les âges de la vie. Et l’allégorie se précise avec l’image d’une femme invisible qui, jusqu’à midi, élève une lampe sur l’horizon, puis disparaît. Le mouvement des vagues, puis l’entrelacs des six voix, dans ce cadre rigoureux, où une journée recueille tous les âges de la vie, correspond précisément à une image d’harmonie où des sons divers se réunissent en un seul, ne se distinguent plus les uns des autres. The Waves se consacre à l’expérience enchanteresse et terrifiante de l’éphémère, à la fois se monte comme un monument et glisse, à l’image de ces vagues que le reflux anéantit. Le texte laisse entendre des voix enroulées sur elles-mêmes, des voix à l’affût de leur propre émergence, incessamment ramenées comme les vagues au mystère de leur but. Ces voix se recueillent en une voix unique, comme abstraite, qui laisse précisément entendre un chant de la mort, et c’est la voix de Bernard, l’homme à qui est fermée la possibilité de réaliser une œuvre, l’homme épris des mots et captif des phrases. On arrive par là, de l’intérieur d’une forme qui est encore romanesque – six personnages, des décors, l’esquisse d’une intrigue ramassée autour du mythe de Perceval, le mythe de l’immédiateté merveilleuse – à la tentative de stabiliser le plus instable, d’installer une voix de plus en plus unie mais aussi de plus en plus abstraite ; et l’on peut entendre derrière elle la voix de Virginia Woolf, la voix installée au cœur de l’allégorie, et qui commence de défaillir.
29Tout cela atteste un rapport privilégié avec le poétique, c’est-à-dire, avec ce qui traîne au fond du corps et reste étranger à l’homme. Sans doute est-ce là la « jeune fille intérieure » qui ne demande rien et n’est pas un but à atteindre.
30On pourrait penser que la fin du xxe siècle a vu se lever d’autres formes d’écrits féminins qui ont mis bien loin le merveilleux et qui semblent se caractériser par un sujet féminin plutôt que par une écriture particulière. Mais au fond, il n’est pas certains que cela soit si différent. Tout simplement, le château est vu comme un lieu d’ombre, et le siège d’une présence obscure dans les expériences ordinaires qui ne sont pas celles de Thérèse d’Avila. Kathleen Raine, le poète anglais, écrit dans son autobiographie La Gueule du lion (1977) :
N’est-ce pas justement du noir que vient ce qui nous guide ? quand nous parvenons pour un moment à faire taire l’incessant bavardage de l’intellect conscient et à écouter, ne nous sentons-nous pas entourés de présences qui nous guettent avec une attention zélée […] Et si de ces êtres – qui sont peut-être nos vrais moi – nous n’étions que les instruments ? Dans quels desseins, comment pourrions nous le savoir42 ?
31Il s’agit d’une démarche de vérité : arriver au plus près d’une saisie à la fois sensible et abstraite du monde, qui donne accès à la « réalité », avec la magie et l’angoisse attachées au corps, à la montée de l’énergie et à la défaite de la fatigue. Une déchirure menace toujours.
32Cela apparaît bien dans l’œuvre de Marguerite Duras, où le silence, l’intérêt pour les objets43, et même pour les stéréotypes, dont on fait surgir la partie cachée, sont recueillis au profit d’un vaste projet qui est la recherche d’être. Ce que font apparaître les objets stéréotypés, c’est l’absence : quelque chose manque qu’il faudrait retrouver. Pour cela, la surface des choses et du monde ressemble à une eau dormante, agitée de frissons ou de murmures et pleine de silence. Voyons ces mots qui reviennent sans cesse : « tout », « rien », « forcément », « trou », « douleur », « mourir », « larmes ». Ils disent qu’on fouille cette « âpre échancrure du vide d’où tout surgit et où tout sombre », et qu’on tente d’échanger le quotidien, le trivial en quelque chose de sacré, qui ressemblerait à une certitude d’exister. Souvent des mots sont lancés pour explorer les espaces mystérieux du langage, un sublime moderne : « je t’aime plus loin que toi » – « je vois sans voir » Night – « elle n’entend que l’inaudible » Gange. Je dirai aussi : épeler le monde, appeler les choses pour qu’en sorte le silence ; pour le faire surgir, l’oxymore est l’outil nécessaire, comme à tout écrit mystique, de Thérèse d’Avila ou de Jean de la Croix44. Se forme une sorte de trou, la place pour un indicible et la pointe d’une correspondance impossible entre les mots et les choses. Ainsi, de façon centrale dans Le Ravissement de Lol. V. Stein :
Elle n’a aucune idée sur cet inconnu. Mais ce qu’elle croit, c’est qu’elle devait y pénétrer, que c’était ce qu’il lui fallait faire, que ç’aurait été pour toujours, pour sa tête et pour son corps, leur plus grande douleur et leur plus grande joie confondues jusque dans leur définition devenue unique mais innommable faute d’un mot. J’aime à croire, comme je l’aime, que si Loi est silencieuse dans la vie, c’est qu’elle a cru, l’espace d’un éclair, que ce mot pouvait exister. Faute de son existence, elle se tait. Ç’aurait été un mot-absence, un mot-trou, creusé en son centre d’un trou, de ce trou où tous les autres mots auraient été enterrés […] Manquant ce mot, il gâche tous les autres, les contamine […] il vous attend au tournant du langage, il vous défie, il n’a jamais servi, de le soulever, de le faire surgir hors de son royaume percé de toutes parts à travers lequel s’écoulent la mer, le sable, l’éternité du bal dans le cinéma de Lol V. Stein45.
33A travers le personnage de Lol V. Stein, apparaît clairement le désir d’un long cri, comme « un long mugissement fait de tous les mots fondus et revenus au même magma, intelligible à Loi » qui est une musique silencieuse, c’est-à-dire tapie dans le texte et prête à surgir, que traduisent plusieurs habitudes d’écriture : le point de suspension ou bien les verbes employés en valeur absolue : « les voix deviennent, sans répit, deviennent » (Gange ). Il en ressort une qualité de résonance, qui renvoie à l’image de la mer : c’est enregistrer les vibrations qui agitent la surface du monde, écouter résonner en soi ces ondes et les écrire46.
34On pourrait dire que le traitement imposé aux mots dans Le Ravissement, par exemple, est analogue à celui des corps : « Elle vient de dire que Tatiana est nue sous ses cheveux noirs […] l’air a claqué autour d’elle, la phrase éclate, elle crève le sens47 ». Il faut dépouiller le personnage et l’histoire, brûler les surfaces, par le regard brûlant d’un narrateur, comme les yeux de Loi, « poignardés de lumière », et plus loin encore, ne laisser qu’une ossature. La maigreur d’Anne-Marie Stretter, qui lui donne sa beauté48, se retrouve dans la phrase creusée à l’os, avec une syntaxe et une organisation générale qui est comme l’assemblage secret et efficace d’organes incertains, une voix de narrateur comme un vent. Il s’agit, en dépouillant de toute chair et de tout ornement, de permettre qu’une musique vienne, comme sur un grand instrument de musique. Or ce principe, poussé à l’extrême par Marguerite Duras, d’une structure évidée qui résonne, se trouve aussi dans la manière d’écriture de Colette :
la tache voletante, l’aile de la musique, le fragment mélodique et nocturne qui m’échappait, peu à peu, le mot, plus urgent, les a supplantés. Le dessin musical et la phrase naissent du même couple évasif et immortel : la note, le rythme. Ecrire, au lieu de composer, c’est connaître la même recherche, mais avec une transe moins illuminée, et une récompense plus petite… le mot est rebattu, et l’arabesque de musique éternellement vierge49.
35Et de Virginia Woolf, un critique avait déclaré, raconte-t-elle, que son style « se fait maintenant si coulant et si fluide, qu’il passe à travers la pensée comme de l’eau ». Comme si on dépassait une surface pour tenter de retrouver le silence arrière ; dans La Traversée des apparences, l’un des héros veut écrire « un roman sur le Silence, sur les choses que les gens ne disent pas50 », qui est une voix primitive, lorsque la mère n’est encore qu’une musique.
36Il ne s’agit donc plus de représenter, mais d’advenir au moyen de l’écriture, pour faire sourdre sa propre voix, dans la proximité du plus grand péril. C’est rejoindre une forme de poésie dépouillée des figures anciennes et introduire dans la littérature une préoccupation musicale : grâce et fragilité extrême, pure exposition à la mort.
Notes de bas de page
1 R. M. Rilke, « Wendung », Sämtliche Werke, Bd.2, Insel, Frankfurt, 1963, p. 84, « dein inneres Mädchen ».
2 R. M. Rilke, Briefe, Insel, 1950, p. 104 (Obstfelder : Herbst. Ein Fragment. Teil des Abschnitts « Kleinigkeiten in Prosa ») [Es ist so natürlich, Mädchen und Frauen zu verstehen ; das tiefste Erlebnis des Schaffenden ist weiblich – : denn es ist empfangendes und gebärendes Erleben. Der Dichter Obstfelder hat einmal, da er von dem Gesichte eines fremden Mannes sprach, geschrieben : « es war » (wenn er zu reden begann) « als hätte eine Frau innen in ihm Platz genommen » – ; es scheint mir, als passte das auf jeden Dichter, der zu reden beginnt].
3 Ibid., lettres à un jeune poète, Worpswede, 16 juillet 1903, [La beauté d’une vierge, d’un être ‘qui n’a encore rien accompli’ (comme vous le dites si joliment) est maternité qui se pressent et se prépare, s’inquiète et languit […] La maternité est chez l’homme aussi, me semble-t-il, charnelle et spirituelle ; la création masculine est elle aussi une sorte d’accouchement, et c’est un enfantement lorsqu’il crée à partir de sa plénitude la plus intime].
4 V. Woolf, Literary Supplement (17-X-1918), dans E. Showalter, A Literature of Their Own, Princeton U. P. 1977, p. 281, [A woman’s writing is always feminine ; it cannot help being feminine ; as its best it is most feminine ; the only difficulty lies in defining what we mean by feminine].
5 C. de Laclos, Les Liaisons dangereuses, lettre 130, de Mme de Rosemonde à la Présidente de Tourvel, Club français du livre, 1957, p. 440.
6 Pour Huet et Lenglet du Fresnoy, il n’y a des romans que parce que les hommes se trouvent dans la société des femmes.
7 Je mets à part Mme de Lafayette et Mme de Sévigné.
8 Je crois que c’est ce que l’on dit de la poésie de Sapho, comme si un archaïsme avait perduré.
9 L’abbé Batteux, qui est une autorité sur ces questions, en fait le grand art de Madame de Sévigné (qu’il estime fort) et le décrit ainsi : « Le style simple admet toutes les figures de mots et de pensées, mais il les admet à sa manière. Il y a des métaphores pour tous les états : il y en a même peut-être plus dans le style simple qu’ailleurs : il y a de même des suspensions, des interrogations. La raison, c’est que ces tours sont les expressions même de la nature » (C. Batteux, Principes de la littérature, t. 3, Desaint et Saillant, 1777, p. 112).
10 L’éducation des femmes reposait, au xviiie siècle, sur des convictions de cette sorte. En théorie aristotélicienne, qu’on trouve dans Cureau de la Chambre, la femme a de la froideur et de l’humidité, par disposition de nature (Art de connaître les hommes, 1660) Cette seconde qualité fait qu’elle est « mobile, légère, infidèle, impatiente, babillarde ». C’est ce qu’explique Thomas dans son célèbre essai ; la femme a « des sens mobiles » et ainsi se trouve une réceptrice particulière aux bruits du monde « des liens secrets transmettent rapidement à elles toutes les impressions » ; elle a conservé un rapport avec les origines magiques du monde : « Des forces inconnues, des liens secrets transmettent rapidement à elles toutes les impressions ». (elles lisent dans le grand livre du monde, dira Diderot). Ainsi, dit-il « l’imagination est leur partage ». En outre, leur faiblesse physique leur interdit les secousses trop fortes. La femme manque d’énergie, écrit Thomas : « Je demanderai si leurs fibres plus délicates ne doivent pas craindre des sensations fortes qui les fatiguent, et en chercher de douces qui les reposent. L’homme toujours actif est exposé aux orages. L’imagination du poète se nourrit sur la cime des montagnes, aux bords des volcans, sur les mers […] qu’après avoir éprouve de grandes secousses qui l’agitent. Mais les femmes, par leur vie sédentaire et molle, éprouvant moins le contraste du doux et du terrible, peuvent-elles sentir et peindre, même ce qui est agréable, comme ceux qui, jetés dans des situations contraires, passent rapidement d’un sentiment à l’autre », (Œuvres de M. Thomas, Paris, Moutard, 1773, t. 4, p. 87). Malebranche, dans La Recherche de la vérité (1668-1712), parle d’une « grande délicatesse de fibres » qui prédispose la femme à s’attacher aux choses sensibles, et l’empêche en même temps de découvrir les vérités un peu cachées. Roussel, dans son Système physique et moral de la femme (1775), signale encore la finesse des fibres nerveuses. Tout cela fait que la femme a un rapport privilégié avec la musique. Au xixe siècle, le médecin Desessarts est encore d’avis que les femmes sont plus affectées pas la musique que les hommes, et encore plus dans le temps de la puberté (Réflexions sur la musique considérées comme un moyen curatif, An XI p. 14). Ces rapports étroits sont liés à sa physiologie : la femme est douée d’une sensibilité que ne possède pas l’homme et elle a une capacité vibratoire que va lui reconnaître Diderot (l’utérus, pas sa vibration, conditionne ses pensées, ce qui la mène un peu plus tard, à l’hystérie) : on peut voir ici une raison de cette secrète affinité de la femme avec les instruments à corde ; elle règne absolument sur le clavecin, comme le montre l’iconographie, et plus tard sur la harpe.
11 F. Beauharnais, L’Ile de la Félicité précédé d’une Epitre au femmes, Paris, Masson, an IX.
12 Voici, dans La Traversée des apparences, (The Voyage out, 1915) : « Je crois que nous ignorons encore tout de la façon dont elles vivent, de ce qu’elles ressentent, de ce qu’elles font au juste ». GF 1985, p. 274.
13 Journal d’un écrivain, éd du Rocher, 1977, t. 2, p. 111.
14 Journal d’un écrivain, op. cit., t. 1, p. 141.
15 J. Kristeva, Le Génie féminin. Colette, t. 3, Fayard, 2002, p. 138 ; on peut passer de vrilles à « trilles » : « à mi-chemin entre l’ironie et l’aberration, la musique des trilles l’emportant sur le sens de l’alphabet en vrilles, ces vocables rares qui brisent le récit ne seraient-ils pas en définitive des indices de l’irreprésentable ? », p. 162. Apollinaire, sensible à ce texte, en écrivit : « On y trouve des beautés de premier ordre qui ne sont rien d’autre que d’émouvants frissons de la chair », Œuvres en prose, t.2, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1991, p. 923.
16 Colette, « Un rêve », Les Vrilles de la vigne, Œuvres complètes, t. 1, Gallimard, Pléiade, 1984, p. 986. Alice Rivaz, déjà citée : « Je me sens comme une algue, je flotte. Mais une algue tient encore, dans l’eau, à d’autres algues, mais moi, il me semble que je ne tienne plus à rien. Aussi flottante, aussi libre qu’une noyée. Elsbeth dit que ce n’est que dans cet état qu’on peut être péché, trouvé. Mais tous les noyés ne sont pas retrouvés, repêchés. Tous, par contre, lorsque les grands courants ne les mènent pas au loin, ils oscillent. Ainsi, moi ! » (La Paix des ruches, L’Age d’homme, Lausanne, 1984, p. 161).
17 Ibid, p. 978.
18 La femme qui se regarde n’est pas Narcisse. Elle est l’exposition d’une forme, celle du sinus, le sein (et souvent l’on voit ses seins) qui épouse la forme du petit miroir (celui des opération amoureuses magiques, qui porte une petite lune) ; c’est ce qui accueille ou qui recueille. Le sein est emblème de la douceur, et non de la beauté, mais de la grâce (il contacte d’abord). Une célèbre photographie de la comtesse de Castiglione, par Louis Pierson, montre la jeune femme se regardant dans un miroir. Elle s’est placée de profil, très hiératique, comme une déesse de la terre, une Parque et le miroir révèle que son regard est porté sur le photographe. Et là, on voit aussi l’organisation complexe d’un espace où un être se déploie en arceaux (à cette structure renvoie un tissu d’impressions du cachemire sur une petite table à l’arrière (voir Michel Frizot, Nouvelle Histoire de la photographie, Larousse, 2001, p. 123).
19 Un autre tableau a pour titre La Psyché : la jeune femme s’y embrasse du regard, tout entière, dans une lumière blonde ; au sol, un tapis rouge un peu menaçant.
20 Le centre de beaucoup des tableaux est ainsi circulaire ; le regard des personnage échappe, leurs visages même s’effacent, mais une onde se crée, comme une clairière, le principe de la lumière du tableau ; alors que les personnages des impressionnistes me semblent souvent exposés et vides, ou plats ; ici, toujours un mystère s’enroule : dans ce tableau, l’absorption du personnage dans l’eau du miroir. Aussi, ce fond doré, qui est apparent au bas du tableau, qui dore par-dessous la soie du corsage, au bas du dos ; il y a les reflets, et aussi l’impression d’une intériorité très mystérieuse qui irise tout.
21 P. Mantz, Le Temps, 14 avril 1880, p. 3 (l’auteur est spécialiste de Raphaël). La référence à Watteau est importante : Berthe Morisot peint plusieurs figures de dos, comme celle très belle qui arrose des fleurs sur un balcon avec les étoffes qui miroitent et un pays au-delà qui échappe.
22 Berthe Morisot, pour Paul Valéry, cherche à retrouver la lumière de ces peintres « qui expirent devant David » (« Berthe Morisot », Pièces sur l’art, Bibliothèque de la Pléiade, t. 2, 1960, p. 1302).
23 S. Mallarmé, Œuvres complètes, « Berthe Morisot », op. cit., p. 536.
24 Ce pourrait être ce que Mallarmé appelle « l’étincelle des chimères au mobilier ».
25 Ibid., p. 535.
26 Il est bien proche de celui que tient la Madeleine des anciens tableaux flamands. La psyché déforme la petite nature morte en une sorte d’anamorphose, le bouton du flacon de cristal vient y fleurir au bout d’une tige arabesque, et on croirait un petit visage – comme une tête de mort ; il y a en effet l’idée d’un devenir, pourtant, du temps enclos dans le miroir.
27 Je crois que c’est ce que dit Diderot dans la lettre qu’il adresse à sa fille qui vient d’épouser Caroillon : il lui ordonne la vertu et de respecter les apparences ; non pour se protéger de la médisance, mais par ce que la vertu n’est peut-être pas autre chose (13 septembre 1772).
28 Ce n’est que par dérision qu’on la dit attachée à la cuisine (et pour cette raison, le goût des objets s’introduit dans la littérature) ou qu’on parle de sa beauté en évoquant une cruche ventrue.
29 On trouve une sorte de confirmation dans le texte de Walter Benjamin, Der Erzähler : « Ainsi se perd le don de prêter l’oreille, et de ceux qui prêtent l’oreille, la communauté disparaît. On ne raconte jamais d’histoires que pour qu’elles soient répétées, et l’on cesse de narrer dès que les récits ne se conservent plus. S’ils ne se conservent plus, c’est qu’on a cessé, en les écoutant, de filer et de tisser. Plus l’auditeur s’oublie lui-même, plus les mots qu’il entend s’inscrivent profondément en lui. Lorsque le rythme du travail se rend maître de lui, il prête l’oreille aux histoires de telle façon que de lui-même le don lui advient de les répéter. Ainsi se tisse le filet où repose le don narratif. Ainsi voyons-nous aujourd’hui se défaire de toutes parts ce réseau qui s’était constitué, il y a plusieurs millénaires, dans les plus anciennes formes d’artisanat » (p. 156).
30 Pour le jeudi 4 octobre 1934, Journal d’un écrivain, t. 2, Ed. du Rocher, 1977, p. 82. Voir encore ces lignes, également extraites du Journal d’un écrivain : Certaines images éclatent soudain à mon esprit : le village qui se détache en relief sur la mer, dans la nuit de juin, les maisons pareilles à des navires, les marais comme une écume enflammée, et l’immense bonheur d’être là, bercée dans cette paix […] Les Ephémères étofferont, je pense, l’armature que j’ébauche ici ; l’idée d’un poème dramatique, l’idée de quelque courant continu ; non seulement de la pensée humaine mai du navire, de la nuit, etc., et tout cela flottant de conserve ; interrompu par l’arrivée de brillants éphémères » (p. 187).
31 Thérèse d’Avila, Le Château de l’âme, Pierre Le Petit, 1670, p. 655.
32 Virginia Woolf, Journal d’un écrivain, t. 1, op. cit., p. 239.
33 Cité par Peter Schnyder, « Y a-t-il une écriture féminine ? L’exemple d’Alice Rivaz », RITM, 1996, n°12, p. 65.
34 Dans les Eléments de physiologie de Diderot par exemple.
35 La Pesanteur et la grâce, Plon, 1948, p. 3.
36 On trouve un peu de cela dans les mauvais garçons, ceux de Jean Genet en particulier, avec Divine, qui a une telle faculté de contemplation et de silence.
37 L’homme devant le miroir, c’est Narcisse, mais la femme au miroir ne fait que vérifier la lumière démultipliée qui la traverse.
38 V. Woolf, The Waves (1931) J Shakespeare Head Press, 1993, p. 238. j’ajoute cet extrait : « Une ou deux fois, j’ai senti cette bizarre palpitation d’ailes qui me vient si souvent quand je suis malade. L’année dernière, par exemple, quant à cette même époque, j’étais dans mon lit en train de bâtir cette Chambre à soi dont on vient de vendre le dix millième exemplaire » (Journal d’un écrivain, t. 1, op.cit., p. 251). La comparaison de ce texte avec les derniers quatuors de Beethoven est parfois hasardée et en effet, le point extrême où s’avance le musicien, à frôler le chaos des sons est proche de la tentative de Virginia Woolf.
39 Lorsqu’elle atteint la trentaine, Colette écrit : « Déjà l’âge où s’agrègent, s’organisent des forces qui assurent la durée, l’âge de résister aux maladies, l’âge de ne plus mourir pour personne, ni de personne » (Mes Apprentissages, Ferenczi, 1936, p. 167).
40 Colette, Ces plaisirs, l’erenczi, s.d., p. 248.
41 V. Woolf, Journal d’un écrivain, t. 2, op. cit., p. 220.
42 K. Raine, La Gueule du lion, Mercure de France, 1987, p. 19.
43 De même que pour A. Rivaz : « il fut un temps où la saveur de la vie me devenait perceptible à travers la présence autour de moi des objets les plus simples, des formes, des meubles et des ustensiles de ménage », op. cit., p. 66.
44 En particulier l’union du vivre et du mourir.
45 M. Duras, Le Ravissement de Lol. V. Stein, Gallimard, 1964, p. 53-54.
46 D’où l’impression d’un écoulement, d’un échange incessant entre le plein et le vide : « quand je parle des autres femmes, elles me contiennent aussi, on est douées de porosité » (Lieux ). Voir D. Bajomée, « La nuit battue à mort, description fragmentaire de l’écriture du désastre chez Marguerite Duras », Revue des Sciences humaines, t. 73, n°202, avril juin 1996.
47 M. Duras, Le Ravissement de Lol. V. Stein, op. cit., p. 135.
48 Ibid., p. 16 : « l’ossature admirable de son corps et de son visage ».
49 Colette, Mes Apprentissages, dans Œuvres complètes, t. 3, Gallimard, Pléiade, 1991, p. 1069.
50 La Traversée des apparences, op.cit., p. 277.
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