Poétique de la cire
p. 223-232
Texte intégral
1Le mythe Rilke : l’impression d’un accès aux profondeurs, et en même temps d’une grande vulnérabilité. L’œuvre de Rilke – je crois que son éditeur Paul de Man le souligne – prend pour objet la mort, et le rapport que l’individu entretient avec cette mort. Et cela ne se fait pas par un discours qui rendrait ce rapport transparent et apaisant. Il s’agit plutôt d’explorer les contours, de s’attarder sur l’objet jusqu’au moment où on atteint un point de rupture, c’est-à-dire que l’image n’offre plus un accès suffisant à la compréhension et qu’alors naît, dans la poésie de Rilke, la musique par laquelle se trouvent dépassés le concept et l’image, qui ont pris tant d’importance dans la poésie moderne. Car c’est par des dispositifs de langage que la poésie de Rilke atteint son objet : c’est le dessin d’un contour – le geste d’une danseuse, une courbe en l’air – qui suppute un vide intérieur, par lequel on entre dans une réflexion poétique sur les êtres du monde. La poésie, par là, sollicite de nouveau l’oreille, pour qui se dessinent les phénomènes de résonance ou de rupture. Rilke pose les enveloppes des objets dans leur apparence verbale, pour regarder à l’intérieur et de ce fait trouver la véritable présence, ce qui occupe le vide intérieur aux choses. L’exploration des vides conduit le poète jusqu’au mythe d’Orphée qui au reste, à cette époque, est largement exploité1.
2L’intérêt pour le vide suppose un intérêt particulier pour la construction, et pour cette raison, l’Orphée de Rilke est constructeur et enchanteur des marbres. Lecteur de Valéry, Rilke l’est, sans doute du Paradoxe sur l’architecte (1891) :
Dans l’immortelle nuit où l’idée, jaillissante comme une eau vive, se livrera vierge à l’architecte de l’Avenir, quand, libre des choses visibles et des types exprimés, il aura trouvé le symbole et la synthèse de l’Univers intérieur qui confusément l’inquiétait, lors cette volonté et cette pensée de musique agrandie composera sa création originale2.
3Et il conçoit la pensée d’une poésie comme construction, qu’on trouve dans Die Sonette an Orpheus (1922) :
Là s’éleva un arbre. Ô pure élévation !
Ô Orphée chante ! Ô grand arbre dans l’oreille3 !
4Il me semble que le modèle de ces constructions poétiques, visant à explorer le vide qui entoure les apparences, trouve un aliment métaphorique dans la cire et dans les objets faits de cette matière. Je ne désire pas ici étudier ce thème dans l’œuvre poétique de Rilke, mais montrer, dans des textes secondaires tels que la correspondance ou certains courts écrits en prose, que la préoccupation qu’ils traduisent est à mettre en rapport avec une fonction de la poésie. Le thème apparaît à plusieurs reprises dans l’œuvre du poète, d’abord sous forme d’une topique de la création poétique, l’abeille4 :
Nous sommes les abeilles de l’invisible. Nous butinons éperdument le miel du visible, pour l’accumuler dans la grande ruche d’or de l’Invisible5.
5La métaphore est régénérée dans le sens où, comme le miel, des fragments du monde, des objets du monde sont emmagasinés dans le poème où ils deviennent une substance précieuse – comme à d’autres époques le soleil, le vin ou l’or – puisque ce qui est visible est devenu invisible, sans corps et incorruptible comme le miel ; sous la cire des alvéoles, se trouve une quintessence du monde. Ce n’est là qu’une amorce du thème de la cire.
6Dans une lettre à Clara Rilke, du 3 novembre 1909 :
Il y a maintenant chez lui [chez Rodin] un gramophone. La marquise le remonte, et la machine tourne en ronronnant. J’ai frémi en comprenant qu’on m’avait convié pour cela. Mais ce fut superbe : ils ont acheté quelques disques de chant grégorien dont personne ne veut… Et quand une voix de castrat se mit à crier, à pleurer un requiem du 13e ou 14e siècle, comme du vent qui sortirait d’une fêlure du monde, on en oublia la bêtise de l’appareil, son stupide accompagnement de bruits mécaniques, et jusqu’à la marquise qui (dit Rodin) ‘ouvre et ferme le robinet d’harmonie’. Lui-même était superbe, absolument silencieux, fermé, comme affronté à une tempête. Il oubliait de respirer à force d’écouter, avalait vite une gorgée d’air quand la puissance de la voix se relâchait pendant quelques mesures. Le disque terminé, j’ai dit ‘C’est large comme le silence’…Puis le chant a repris, un hurlement du fond du grand haut-parleur. ‘Ce sont les habitants de l’Enfer’ a fait Rodin, ‘qui poussent en avant l’un des leurs, le soulèvent au dessus d’eux afin qu’il dise ce qu’il en est au fond’. ; c’était bien à peu près cela, en plaintes sans cesse réitérées ; avec sans cesse une nouvelle cassure d’où cela coulait comme la sève d’une branche. On sortait de là le corps épuisé comme par un énorme effort6.
7Rilke, comme on sait, fut secrétaire de Rodin, qu’il avait rencontré en 1902. Ce texte permet de nuancer l’affirmation souvent avancée que Rilke n’aimait pas la musique, qu’effectivement en 1899, il sentait comme une déperdition d’énergie. Dans la scène qui est racontée ici, sous la cire7, gît la voix d’un castrat, sans doute le célèbre Alessandro Morreschi, quoique ce soit un Stabat de Rossini et non un requiem du xiiie ou xive qu’il ait enregistré. Et Rilke indique précisément la charge d’émotion qu’elle transporte, qui va épuiser le corps des auditeurs. Est révélé l’invisible, bien sûr et aussi l’extrêmement précaire, qui menace de s’interrompre sans cesse, et qui se défait avec peine de son enveloppe de bruits. Cet invisible « sortirait d’une fêlure du monde », ce qui marque l’accès à un intérieur, par cette fente qui est un peu la représentation de la modernité et qui libère « du vent », du vide et aussi du souffle poétique, que Rilke met en rapport avec le silence.
8Il faut compléter cela par un texte composé dix ans après cette lettre, Bruit ancien (1919), où l’auteur rappelle un souvenir d’écolier, la construction d’un phonographe : un morceau de carton roulé en entonnoir, un morceau de ce papier utilisé pour les bocaux de conserve pour obturer l’ouverture, et plantée au milieu de cette membrane souple, une soie venue d’une brosse à habits. Il ne restait plus qu’à confectionner un rouleau d’enregistrement entraîné par une manivelle pour permettre la gravure : on trouve un quelconque cylindre, raconte-t-il, qu’on recouvre de cire à bougie. C’est pour l’enfant la découverte d’une réalité, particulièrement précaire, dans la possibilité de la voix sans le corps, et la permanence de la voix qui, étant conservable, semble être contenue dans la matière, comme l’un de ses fondements, de même que la cire l’inscrit sur le rouleau. C’est « une chose bien supérieure » que cette découverte par le jeune Rilke, et qui est un fondement de sa poétique : la présence de la voix à l’intérieur des choses et des êtres que la poésie prend pour tâche de révéler. Et ce mécanisme qui décrit le principe poétique le poursuit, puisque quinze ans plus tard, à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, peu avant la rencontre avec Rodin, Rilke examine la suture coronale d’un crâne, qui lui rappelle le sillon creusé dans la cire. Et, pense-t-il, si l’on faisait repasser la pointe de l’appareil dans cette suture, il en résulterait « une succession de sons, une musique » qui serait une voix contenue dans l’être, voix non sonore, née dans les profondeurs du corps et ne pouvant se formuler de façon audible ; d’où ce mot de musique, qui ne désigne ici que le sentiment de l’irrationnel.
9A l’occasion d’une exposition de poupées, en 1914, Rilke rédige un commentaire sous le titre Puppen. La poupée de cire est un être de silence, une bouche peinte, une apparence seulement, ce qui l’apparente à une sorte de divinité. Un corps étrange, sans sexe : un contenant si vide, si démuni d’organes, qu’il ne peut que représenter l’irreprésentable, qu’il ne peut être que du visible transformé en invisible, un miel entouré de cire. Il y a donc heu de penser une « âme de la poupée », qui se trouve détruite, et dont une marque visible est donnée par les mites qui s’envolent alors qu’on la secoue ; c’est une sorte de vaporisation de l’âme de la poupée : « il semble qu’elles se consument à attendre une belle flamme où elles se jetteraient comme des phalènes […] on est tout à coup debout, presque bouleversé, devant leur nature de cire ». Il y quelque chose de saisissant dans ce désir de fondre prêté aux poupées et de disproportionné dans le bouleversement que cette nature suscite. C’est que la poupée est grevée d’une valeur métaphorique importante. A la même époque, le poète est agité par la pensée de « la jeune fille intérieure », qui apparaît dans le poème Tournant qu’il commente dans plusieurs lettres. Voici ce texte :
L’œuvre de la vue est faite,
fais maintenant œuvre de cœur
sur les images en toi, ces prisonnières ; car si
tu les domines, tu ne les connais pas encore.
Vois homme intérieur, ta jeune fille intérieure,
Créature conquise
Sur mille natures,
Conquise seulement,
Jamais encore aimée8.
10Cette jeune fille intérieure regroupe un certain nombre de directions poétiques repérables dans d’autres textes de Rilke, autour de la question de la présence. Cette jeune fille, que renferme « l’homme intérieur » et dont la découverte marque un retournement, est une nouvelle pensée de l’être à saisir dans cette intériorité, qui n’est pas simplement le discours intérieur d’un individu, mais aussi une voix sans origine, sans langage, qui s’exprime par le silence et dont le poème fait saisir la présence, comme une musique, ce qui, pour l’auteur, constitue « l’avènement de rapports nouveaux » avec le monde, entre lui et son corps : pour « être Un ». D’un réseau de métaphores – il faut remarquer la propension de Rilke à user des métaphores simples –, relevons celle de la petite anémone qui s’ouvre tant, le jour, que la nuit elle ne peut se refermer, situation que l’auteur commente ainsi :
Moi aussi, je suis incurablement tourné vers le dehors, donc distrait de tout, ne refusant rien, mes sens passent, sans nie consulter, au parti de tout intrus ; un bruit se produit-il, je me renonce et je suis ce bruit, et comme toute chose excitable veut être excitée, je ne désire au fond qu’être dérangé, et je le suis perpétuellement. Pour fuir cette extériorité, une espèce de vie s’est réfugiée en moi, s’est repliée au plus intime de moi, et vit là comme les gens pendant un siège, dans la privation et le souci. Croit-elle venus des temps meilleurs, elle se manifeste par des fragments des Elégies, par quelque premier vers, puis doit se replier à nouveau, car c’est toujours, au dehors, la même insécurité. Et entre deux, entre ce désir perpétuel de sortir et cette existence intérieure à moi-même à peine accessible encore, s’étendent les véritables logements de la sensibilité intacte, vides, désertés, démeublés, intervalle inhospitalier dont la neutralité explique aussi pourquoi tous les bienfaits des êtres et de la nature envers moi sont pur gaspillage9.
11L’ensemble de ces métaphores décrivant le Moi, en tant que pourvoyeur d’une poésie, est assez clairement précisé dans ce texte. Je voudrais seulement revenir au modèle premier qui est la poupée de cire, hantée par sa propre destruction par le feu comme déni des apparences, pour libérer ce qui est alors à peine perceptible, de l’ordre de la supposition, que Rilke va nourrir d’autres métaphores et d’autres mythes – d’où cette Eurydice intérieure –, et établir les conditions de la production d’une poésie, qui ne peut être qu’en se séparant de la nature, de même que la poupée est étrangère aux objets.
12Rilke a donné une étude sur Rodin, en 1903. La technique de Rodin, à la cire perdue, qui fait que l’œuvre apparaît une fois que la cire a fondu, me semble aller dans le même sens. La période de maturité de Rodin se situe pour lui entre L’homme au nez cassé (1864), et L’Homme des premiers âges, œuvres qu’il étudie particulièrement. Et c’est très évidemment une réflexion sur l’intériorité qui guide Rilke dans son étude. Pour le masque de L’homme au nez cassé, il observe :
C’était l’abondance de vie qui s’était rassemblée dans ces traits10.
13Le contraire d’un repos : le visage semble travaillé par une vie intense, plein de vie, et c’est une interrogation sur ce sentiment de vie qui anime la pensée de Rilke. Cette vie est semblable à l’eau arrêtée par les parois d’un vase dans les œuvres anciennes, espace rempli de courants qu’on ne peut que deviner. Et l’image composée ici s’efface pour laisser place à une sorte d’harmonie intérieure, qu’on pourrait davantage comparer à une musique, et cela, pour Rilke, est la manière des œuvres anciennes.
14Il faudrait aussi à partir de cette métaphore aqueuse, explorer l’inscription du motif de la mer dans l’œuvre du poète11. Par plusieurs passages des Notes sur la mélodie des choses (1898), on peut comprendre que cette intériorité représentée ici par une eau précairement conservée par la paroi d’un vase n’est qu’élément d’un univers beaucoup plus vaste qui est la mer, heu infiniment musical :
par le souffle du soir ou le gémissement de la mer, toujours veille derrière toi une vaste mélodie, tissée de mille voix, ou de temps à autre seulement ton solo trouve place. Savoir quand tu dois intervenir dans le chœur, c’est le secret de ta solitude : de même que c’est l’art de la relation véritable : se laisser tomber de la hauteur des mots dans l’unique et commune mélodie12.
15Ce que Rilke désigne par Melodie est l’élément primordial, de nature musicale, et souvent désigné par une musique. « La puissante mélodie de l’arrière-plan13 » est toujours en arrière-fond de la vie humaine. La voix intérieure, celle qui fonde l’être, est une partie d’une voix générale de la terre. Et l’équihbre entre le fait d’exister et le sentiment d’exister se produit par l’adéquation entre le chant intérieur et la Lebensmelodie ou mélodie vitale, qui dans ce cas peut être confondue avec une harmonie primitive :
il faut avoir extrait des tumultes grondants de la mer le rythme de la vague et dégagé de l’entrelacs confus des paroles quotidiennes la ligne vivante qui porte les autres14.
16Cette pensée du monde et de l’être, sur laquelle se fonde toute la poésie de Rilke, n’est accessible à la compréhension que sous formes d’éclairs. Un texte qui fait partie des écrits secondaires du poète, Moment de vie (1913) présente l’un de ces moments où se dévoile la compréhension des choses supérieures, dont la poésie est la trace. Une simple promenade dans le jardin de Duino ; l’impression d’être habité par lui-même et de ne plus être soumis au temps présent. Et le souvenir d’un autre jardin :
un cri d’oiseau à l’extérieur et à l’intérieur de lui-même étaient accordés de sorte qu’il n’y avait aucune rupture à la limite du corps, les deux se réunissant en un lieu uni, dans lequel il n’y avait, mystérieusement protégé, qu’un point de pure et profonde conscience15.
17Un autre souvenir encore, à travers le feuillage d’un olivier, qui est une expérience de dissolution, de fusion entre l’extérieur et l’intérieur : « in der klaren Lösung seines Herzens16 ». Au cœur du monde rilkéen, il y a le désir de fondre, de se liquéfier, et en même temps, l’essai répété de circonscire l’intériorité, sans s’arrêter aux limites des êtres et des choses. Dans la sculpture de Rodin, il trouve une expression de ce désir. Il examine d’autres œuvres, L’Homme des premiers âges puis La Voix intérieure ; la première statue découvre la marche, et en même temps le geste plus clos du recroquevillement – comme celui d’Eve dans la Porte d’Enfer — qu’il décrit comme une « écoute tendue vers la profondeur intime17 », tandis que La Voix intérieure le frappe par la concentration « autour de ce qu’il a de plus intime ainsi arqué par sa propre âme et de nouveau retenu par la force élastique de son propre sang18 ». La statue n’a pas de bras, et, comme la poupée de cire, se trouve ainsi repoussée des objets ; cette absence de bras est la marque de l’intériorité ; dans une conférence de 1907, où il revient sur Rodin, Rilke, à propos du petit groupe Résurrection, marque le rapport entre l’écart par rapport aux choses du monde et le silence ; des voix chuchotantes et puis un silence :
je sens comme le nom se liquéfie dans ma bouche comme tout cela n’est plus que le poète, le même poète qui s’appelle Orphée lorsque, par un immense détour, son bras, passant par toutes choses, s’avance vers les cordes19.
18Orphée est l’être même du confin entre la vie et la mort, et dans son geste de faire résonner les cordes, qui marque cet entre-deux entre l’humain et le divin, le mot disparaît, avec cette belle image de la liquéfaction, qui est l’indication de l’évaporation du son, la transformation de la substance en un miel qui est la nature intérieure des choses. Le mot se répand, comme les vers de Rilke, dont peut-être il faudrait dire la douceur, et la solvabilité dans le silence – Os ont l’air d’être chuchotés et même tus – comme une orange à éplucher :
Attendez… ce goût… déjà il s’est enfui…
peu de musique, c’est tout, un bourdonnement, des pas lourds20.
19Je crois que la cire, du fait de sa qualité de support scripturaire, de sa fusibilité, également de sa ressemblance avec la peau humaine, est un moyen pour Rilke de rendre compte d’une esthétique. Ce qui l’intéresse au plus haut point, c’est la précarité du matériau et le fait de dessiner une forme remplie de vide, qu’il fait image d’une intériorité. Et cette question est essentielle ; tout art est la recherche d’un point d’équilibre entre ces deux lieux de l’objet, dans l’esprit de Rilke qui examine les différents arts à la lumière de ce précepte. Il aimerait, écrit-il dans Worpswede,
montrer comment une symphonie fond les voix d’une journée orageuse dans le bruissement de notre sang et comment une œuvre d’architecture peut être en même temps moitié à notre image et moitié à l’image d’une forêt. Faire un tableau, n’est-ce pas voir un homme comme un paysage, et y a-t-il un paysage sans figure humaine qui ne soit pas tout plein de celui qui l’a contemplé21 ?
20ce qui est une manière de permettre à la poésie de se porter au-delà du concept et de l’image.
21Die Sonette an Orpheus constituent la continuation de cette démarche, et la poétique de la cire, telle qu’elle a été décrite ci-dessus, s’y coule précisément. Le thème de l’Eurydice perdue est suscité par la mort de la jeune danseuse Vera Ouckama Knoop. Il répond à la mère de cette jeune fille, qui lui a écrit pour relater la maladie et la mort de sa fille (1922) :
Vous comprendrez au premier coup d’œil pourquoi vous devez être la première à les posséder (les Sonnets). En effet, si diffus que soit le rapport...il domine et anime le mouvement de l’ensemble, et n’a cessé d’imprégner davantage – mais si secrètement que je ne l’ai reconnu que peu à peu – cette naissance irrésistible qui m’ébranle22.
22De cette disparition qui l’émeut, Rilke va tenter l’expérience de conserver le souffle, de l’enfermer et de construire un tombeau, une forme monumentale et physique, pour conserver un Urtext der Seele, ce qui est maîtriser les ressources sonores de la langue. Je voudrais examiner dans ce projet qui va conduire donc à l’écriture de ces sonnets, un fait de construction qui forme un complément à ce qui a été présenté plus haut.
23Rilke cherche l’espace où pourra s’inscrire ce Urtext ; dans une lettre à Jean Strohl, il indique qu’il se propose de représenter « une espèce de tombeau ». Ce dernier mot est en français, et je crois que le poète ici fait allusion à la forme poétique de ce nom, qui est en même temps une forme musicale où le violiste Sainte-Colombe par exemple s’illustra. La forme sonnet renvoie à ce tombeau : c’est, dit-il, « la plus sculpturale », une forme close que Rilke connaît bien par Baudelaire et par les traductions qu’il a données de Pétrarque, de Louise Labbé et de Michel Ange. Les Sonnets construisent un tombeau, un espace signifiant l’au-delà, et sont comme le monument funéraire de Vera Knoop ; c’est ce qu’il écrit à Nanny Wunderly-Volkart : « Un seul, le xxive et avant-dernier a trait à la défunte, et pourtant l’ensemble est comme un temple construit autour de son portrait23 ».
24Dans un poème plus ancien, Le Luth (1907-1908), on trouve la même allusion à un vide générant une musique. La qualité musicale de l’instrument, la particularité de son timbre est fait du vide qu’entoure la caisse, qui est l’intimité, Weltinnenraum, thème évidemment central chez Rilke. Au bord de la nuit, poème écrit en 1900, donnait au poète la fonction de résonateur :
je suis corde tendue sur les amples rumeurs des résonances.
Les choses sont cordes de violons…
Je dois être frémissement d’argent :
tout alors sous moi prendra vie24.
25Et c’est par cette fonction donnée au poète que le texte peut prendre, selon le mot de Rilke lui même, à propos des Elégies, une valeur larique, emprisonner une présence dans une forme, ce qui est effectuer « la transfiguration intime et durable du Visible en Invisible »25, et assurer à la poésie la plus haute fonction.
Notes de bas de page
1 Hugo en 1877 et Leconte de Lisle en 1869.
2 P. Valéry, Paradoxe sur l’Architecte, Gallimard, Pléiade, t. 2, 1960, p. 1402.
3 R. M. Rilke, Sämtliche Werke, Insel, Frankfurt am Main, 1965, Bd.l, Die Sonette an Orpheus, I, 1 [Da stieg ein Baum. O reine Übersteigung !/O Orpheus singt ! O hoher Baum im Ohr !].
4 Ne tenons pas pour rien le fait que Rilke soit lecteur d’un admirable livre : La Vie des abeilles de Maeterlinck (Œuvres en Prose, P. De Man, p. 373).
5 Lettre de Muzot, du 13 novembre 1925.
6 R. M. Rilke, Correspondance, Seuil, III, 1976, Lettre à Clara Rilke, 3 novembre 1909.
7 A cette époque c’est ce procédé ou un équivalent pâteux qui est utilisé.
8 Wendung, dans Correspondance, op. cit., p. 345-346. Il figure dans une lettre à Lou Andreas-Salomé et est commenté dans plusieurs Lettres à Lou, 20 Juin 1914, 26 Juin 1914 et prend place ensuite dans la seconde série des Elegien [Siehe, innerer Mann, dein inneres Mädchen, /diese errungene aus /tausend Naturen, dieses / erst nur errungene, nie /noch geliebte Geschöpf].
9 Ibid., p. 347.
10 Sämtliche Werke, op. cit., Bd. 5, p. 155 [Eis war die Fülle von Leben, die in diesen Zügen versammelt war].
11 Die Sonette an Orpheus et Duineser Elegien sont comparées à une navigation : « la petite voile couleur de rouille des Sonnets et l’immense voile blanches des Elégies de Duino » (lettre à Hulewicz du 13 novembre 1925).
12 Sämtliche Werke, op. cit., Bd.5, p. 416 [« Notizen über Melodie der Dinge » : Sei es das Atmen des Abends oder das Stöhnen des Meeres, das dich umgiebt – immer wacht hinter dir eine breite Melodie, aus tausend Stimmen gewoben, in der nur da und dort dein Solo Raum hat. Zu wissen wann Du einzufallen hast, das ist das Geheimnis deiner Einsamkeit : wie es die Kunst des wahren Verkehres ist ; aus den hohen Worten sich fallen lassen in die eine gemeisame Melodie].
13 Ibid. [die mächtigen Melodie des 1 Untergrundes], p. 417.
14 Ibid., p. 418 [Man muß aus den rauschenden Tumulten des Meeres den Takt des Wogenschlages ausschälen und aus dem Netzgewinn täglichen Gespräches die lebendige Linie gelöst haben]
15 Sämtliche Werke, op. cit., Bd.6, p. 1040, [ein Vogelruf draußen und in seinem Innern übereinstimmend da war, indem er sich gewissermassen an der Grenze des Körpers nicht brach, beides zu einem ununterbrochenen Raum zusammennahm, in welchem, geheimnisvoll geschützt, nur einzige Stelle reinsten, tiefsten Bewusstseins blieb].
16 Ibid. [dans la limpide solution de son cœur].
17 Sämtliche Werke, op. cit., Bd.5, p. 162 [dieses angestrengte Horchen in die eigene Tiefe].
18 Ibid. [um sein Inneres versammelt gewesen, so gebogen von seiner eigenen Seele und wieder zurückgehalten von seines Blutes elastischer Kraft].
19 Ibid., p. 215 [Und ich fühle schon, wie mir der Name im Munde zerfliesst, wie das alles nurmehr der Dichter ist, derselbe Dichter, der Orpheus heisst, wenn sein Arm auf einem ungeheuern Umweg über alle Dinge zu den Saiten geht).
20 Sämtliche Werke, op. cit., Bd.l, 15, Die Sonette an Orpheus : [Wartet…, das schmeckt…. Schon ists auf der Flucht […] Wenig Musik nur, ein Stampfen, ein Summen].
21 Sämtliche Werke, op. cit., Bd 5, p. 15, [zu geigen, wie eine Symphonie die Stimmen eines stürmischen Tages mit dem Rauschen unseres Blutes zusammenschmilzt, wie ein Bauwerk halb unser, halb eines Waldes Ebenbild sein kann. Und ein Bildnis machen, heißt das nicht, einen Menschen wie eine Landschaft sehen, und giebt es eine Landschaft ohne Figuren, welche nicht ganz erfüllt ist davon von dem zu erzählen, der sie gesehen hat ?].
22 Correspondance, op. cit., p. 495.
23 Ibid., Lettre du 8 férier 1922.
24 Sämtliche Werke, op.cit., Bd.l, p. 401 […ich bin eine Saite, /über rauschende breite / Resonanzen gespannt. /Die Dinge sind geigenleiben, /Von murrendem Dunkel voll, /…ich soll / Silbern erzittern ; dann wird / Alles unter mir leben]
25 Correspondance, op. cit., lettre du 13 novembre 1925, p. 590.
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