Balzac et la musique
p. 177-194
Texte intégral
1Un rapprochement entre Balzac et la musique semble réactiver la querelle d’un Balzac visuel contre un Balzac auditif. En général, l’attention du lecteur est retenue par la peinture précise des êtres et des lieux plutôt que par la finesse de l’analyse musicale. Sans doute Balzac n’a-t-il pas une culture musicale très étendue ; elle est celle des hommes de lettres de son époque, qui consiste en la fréquentation de l’opéra et du concert.
2Quelle place la musique peut-elle trouver dans une œuvre telle que La Comédie humaine ? Celle que le roman lui reconnaît depuis près d’un siècle : signifier le sensible. La musique sert à exprimer ce que les mots du roman ne disent qu’avec difficulté : une émotion extrême, amoureuse le plus souvent, et un moment où le cœur ou l’âme s’épanchent. On trouve ce dispositif dans Beatrix (1839) par exemple, où Félicité des Touches dit le chagrin de la perte de son amant à l’aide de son piano : « vous eussiez dit d’une âme criant quelque De Profundis à Dieu du fond de la tombe1 », pour faire signe au lecteur qui ainsi saisit le trouble de l’héroïne. On voit également la duchesse de Langeais se mettre au piano lorsqu’elle ne peut plus maîtriser ses sentiments et jouer une romance, sans doute assez banale, mais pleine d’expression : « une de ces poésies inconnues autant que peut l’être la plainte solitaire d’un oiseau mort sans compagne dans une forêt vierge2 ». Et dans Modeste Mignon (1844), Balzac ne recule pas devant l’impression de cinq pages de musique, sans doute pour laisser au lecteur le loisir de jouer l’air à travers lequel la jeune fille dévoile son amour. La référence musicale est donc le moyen d’installer un lyrisme dans la prose du roman.
3Dans les années 1830, avec Jules Janin, les « nouvelles musicales » sont à la mode. Le musicien ou le compositeur deviennent héros – on sait que l’un des sommets du genre sera le roman de Georges Sand, Consuelo, en 1842 – et c’est dans cette idée que Maurice Schlesinger, pour la Revue et galette musicale de Paris demande à Balzac d’écrire de ces nouvelles ; ce seront Massimilla Doni et Gambara.
4Mais en lisant ces œuvres, on s’aperçoit que Balzac, contraint d’y introduire des éléments d’analyse musicale puisque ses lecteurs sont des spécialistes, loin d’en faire une sorte d’ornement, les intègre étroitement à la construction de la nouvelle. Un roman contemporain de cette nouvelle, Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau (1837) nous en donne l’exemple.
5Un parfumeur parisien, fils d’un closier tourangeau, est mis en faillite pour avoir désiré un trop grand luxe et – bel exemple de vertu civique – rembourse sa dette jusqu’au dernier sou. Une histoire simple, qui aurait le déroulement d’une nouvelle exemplaire, alourdie toutefois de nombreuses analyses de jurisprudence, n’était l’insertion d’un motif musical particulièrement somptueux : la 5e symphonie de Beethoven. Ce n’est d’abord qu’une métaphore ; le bal du parfumeur Birotteau, qui a étonné Paris avec la Double Pâte des sultanes et l’Eau carminative, est semblable, pour le narrateur, au finale de cette symphonie3 :
Les poètes dont le cœur palpite alors comprendront que le bal de Birotteau produisait dans sa vie l’effet que produit sur leurs âmes ce fécond motif, auquel la symphonie en ut doit peut être sa suprématie sur ses brillantes sœurs.
6Il ne s’agit à vrai dire que de traduire une image grandiose de réussite sociale et des menaces qui peuvent peser sur elle, autrement dit les aléas de la fortune :
Après vous avoir promené dans les deux, l’enchanteur, par la profonde et mystérieuse transition des basses, vous replonge dans le marais des réalités froides4.
7Balzac avait pris soin d’introduire discrètement le motif musical dès les premières lignes du roman, avec la « grande symphonie du tapage parisien ». Mais voilà qu’à la fin du texte, ce même finale réapparaît :
Tout à coup, le mouvement héroïque du finale de la grande symphonie de Beethoven éclata dans sa tête et dans son cœur. Cette musique idéale rayonna, pétilla sur tous les modes, fit sonner ses clairons dans les méninges de cette cervelle fatiguée, pour laquelle ce devait être le grand finale5.
8Et c’est en César, qu’il se fait entendre ; il ne s’agit plus d’un fait de rhétorique, mais d’une manifestation sonore qui touche le héros : une sorte de voix intérieure, celle de la Probité, au moment d’entrer dans un monde angélique. Cette musique célèbre à la fois sa vertu, toute la pureté de son existence et son entrée dans la mort, « accablé par cette harmonie intérieure », de même que le finale de la symphonie de Beethoven, une fois le chant libéré de tout ce qui l’alourdissait, modulations, changements de tonalités, peu à peu devient d’une grande pureté, d’une grande légèreté, et laisse croire qu’aucune musique n’est désormais possible, que la fin est devenue nécessaire. Birotteau meurt de sa grande vertu, comme la 5e Symphonie meurt de sa grande clarté. Et, par là, Balzac installe un très beau dessin du personnage : il contient une musique, qui le remplit et lui donne une teneur, ou mieux une âme. Déjà, dans Les Proscrits (1831), on voyait l’amorce de cette construction dans l’évocation de « visages mélodieux qui, muets, nous parlent et nous attirent6 ».
9Ce procédé de musicalisation du personnage, paradoxalement, Balzac en a trouvé le modèle dans la peinture. Dans Massimilla Doni, il parle des tableaux vénitiens du Cinquecento, où la divinité du personnage s’inscrit par surimposition aux apparences – par quelque chose qui s’ajoute au trait pour signifier la présence : ce que, dans Le Chef-d’œuvre inconnu (1832), qui met en scène les peintres Poussin et Pourbus, il nomme « voix intérieure ». Tout laisse entendre que dans cette décennie, c’est le problème de la représentation dans l’art – « l’enfantement des œuvres d’art », comme il le dit – qui l’intéresse au plus haut point : « Nous avons à saisir l’esprit, l’âme, la physionomie des choses et des êtres » – ce qui, pour l’un des peintres, va aboutir, par déstructuration des formes, à la folie et à la mort7.
10Sans doute, dans les années 1830, Balzac s’interroge-t-il sur la validité des apparences que transporte le roman. Comment donner la vie à la figure humaine et, au-delà de l’image, en dire la vérité, qui serait l’âme ou la poésie des êtres celui se dit sous l’apparence d’une musique8 ? Tout cela suggère une autre idée du roman musical : un roman qui représenterait non les contours mais, dans leur imperceptibilité, les vibrations et les émois. Au reste, j’ajouterai, pour éclairer cette position, que l’époque est particulièrement soucieuse de faire naître un lyrisme dans la prose et qu’à peu de temps seront expérimentées les premières formules de la prose poétique. Balzac a la préoccupation de sonder les apparences, d’écouter ce qui sourd des images, ce qu’il nomme « poésie », mot dont il fait un fréquent usage dans l’avant-propos à la Comédie humaine et dans Massimilla Doni.
11Relevons un autre mot qu’il emploie dans l’épigraphe de Sarrasine (1830) et qui définit un projet semblable : « Croyez-vous que l’Allemagne ait seule la privilège d’être absurde et fantastique ? » Ce mot de fantastique, alors tout nouveau en français, renvoie à Hoffmann, dont précisément Balzac, en 1828, a imprimé quelques textes musicaux9. Aux yeux du champion du romanesque, à l’époque Walter Scott, le fantastique est « natural nervousness, morbid degree of acuteness » ; il est au roman régulier ce que les acrobaties ou les métamorphoses d’un bateleur sont à la tragédie, c’est-à-dire une dérision, l’amusement d’un moment et une perte de la forme10 : une folie. Et le fantastique qui fait perdre la forme et qui, dans les Kreisleriana de Hoffmann, est à base de musique, tente Balzac, qui se propose de l’expérimenter dans Sarrasine. Les compositeurs dont il va se faire le promoteur, Rossini dans Massimilla Doni et Meyerbeer dans Gambara, à plusieurs reprises, reçoivent ce qualificatif de « fantastique11 ».
12Mais Beethoven ? Balzac, sans nul doute, a été vivement frappé par la Cinquième Symphonie 12, vantée par Hoffmann13 et entendue au Conservatoire en 1834 puis en 1837. Il écrit à Madame Hanska :
Hier, je suis allé entendre la Symphonie en ut mineur de Beethowen (sic. ) Beethowen est le seul homme qui me fasse connaître la jalousie. J’aurais voulu être Beethowen plutôt que Rossini et que Mozart. Il y a dans cet homme une puissance divine ; dans son finale, il semble qu’un enchanteur vous enlève dans un monde merveilleux, au milieu des plus beaux palais qui réunissent les merveilles de tous les arts et là, à son commandement, des portes, semblables à celle du Baptistère, tournent sur leurs gonds et nous laissent apercevoir des beautés d’un genre inconnu, les fées de la fantaisie, ce sont des créatures qui voltigent avec les beautés de la femme et les ailes diaprées de l’ange, et vous êtes inondé de l’air supérieur, de cet air qui selon Swedenborg, chante et répand des parfums, qui a la couleur et le sentiment et qui afflue et vous béatifie ? Non, l’esprit de l’écrivain ne donne pas de pareilles jouissances, parce que ce que nous peignons est fini, déterminé, et que ce que vous jette Beethowen est infini14.
13Balzac a immédiatement perçu le signe de la modernité dans la musique de Beethoven que, visiblement, il connaît peu15 ; elle représente un flux de vie, le tumulte d’une vie intérieure, et dit sans décrire, alors que ce que peint l’écrivain est « fini, déterminé ». Elle illustre tout ce que Balzac a pu lire dans Swedenborg : la recherche d’un univers immatériel, détaché de toute référence, d’un univers un et varié tout à la fois, qui fait vaciller le monde visible et se confondre les sens. Dans Gambara, on lit :
En ouvrant la symphonie en Ut mineur de Beethoven, un homme de musique est bientôt transporté dans le monde de la Fantaisie sur les ailes d’or du thème en sol naturel répété en Mi par les cors. Il voit tour à tour une nature éclairée par d’éblouissantes gerbes de lumière ; assombrie par des nuages de mélancolie, égayée par des chants divins16.
14Cette démarche prend toute sa valeur si l’on examine la situation de la musique à cette époque. Il faut penser qu’il y a au fond fort peu de temps qu’elle a quitté le cadre de signification qui avait été le sien depuis 1600, c’est-à-dire la parole. Car toute musique, jusqu’au début du xixe siècle, est tournée vers le langage, n’en est que l’accompagnement ou le substitut. Or, depuis la fin du xviiie siècle, est née une nouvelle manière d’écouter, qui est une sensibilité à la mélodie ; non la mélodie des paroles, mais ce qui fait qu’une musique touche, qu’elle atteint l’âme, ce qui semble bien proche de ce que Balzac nomme poésie, et qui s’oppose à l’harmonie, affaire de construction et travail de compositeur. La mélodie est l’imparfait dessin, le souffle qui ne peut être que dans la matière harmonique, qu’elle rend sublime.
15A partir du moment où la musique instrumentale a été reconnue en France comme porteuse de significations hors de la parole, ce qui correspond à peu près à ce que nous nommons la musique classique, surtout avec Haydn, est venue la question de la mélodie17 et celle du rapport entre la mélodie et l’harmonie n’a cessé de se poser puisque la musique instrumentale, ne trouvant plus sa continuité dans le support d’un texte, courait le risque de tomber dans l’incohérence : cette exigence de cohésion que la musique instrumentale exigeait se reporta sur le chant. Je rappellerai la Vie de Rossini de Stendhal (1824), où un chapitre porte le titre de « la guerre de l’harmonie contre la mélodie18 », ou le traité de mélodie de Reicha19.
16Ramenons ces observations musicales au travail du romancier. Il a la tentation d’imprimer une « mélodieuse mesure » à la matière romanesque, de révéler un intérieur du roman, de tenter d’aller au plus près du moment où la figure se dissipe, où apparaît l’imparfait dessin d’un rêve, et où l’œuvre n’est que quelque chose en attente d’une mélodie. Séraphîta, la dernière des Etudes philosophiques, qui est aussi une œuvre d’amour, est le point extrême où s’avance le romancier qui sent en lui le poète, lorsqu’il fait sortir l’héroïne de sa forme et rejoindre la musique et la lumière divine. Mais lorsque Balzac découvre Beethoven, il reconnaît le modèle de la jonction entre la composition et la grâce, entre un corps et une âme, qui jusque-là n’étaient apparus que dans des lieux séparés, le roman, la poésie. Faire que la matière ne soit que l’enveloppe d’un « cri de voix célestes20 ». On se souvient que, dans son Avant-propos, Balzac pose le problème de la cohésion de son œuvre en se référant à « l’unité de composition », selon la formule de Geoffroy Saint-Hilaire, où doit apparaître derrière la diversité un fait central, qui est la vie, « la belle loi du soi pour soi 21 ». Est-ce bien différent de ce que Rousseau nomme dans le Dictionnaire de musique, « l’unité de mélodie » :
La manière dont un instinct musical, un certain sentiment sourd du génie, a levé cette difficulté sans la voir, et en a même tiré avantage, est bien remarquable. L’harmonie qui devait étouffer la mélodie, l’anime, la renforce, la détermine : les diverses parties, sans se confondre, concourent au même effet ; et quoique chacune d’elles paraisse avoir son chant propre, de toutes ces parties réunies on n’entend sortir qu’un seul et même chant. C’est là ce que j’appelle unité de mélodie.
17Ce qui restait obscur dans le dictionnaire de Rousseau, les musiciens modernes l’ont progressivement clarifié, et Balzac, lecteur de Rousseau même s’il n’est pas connaisseur en musique, y a médité. Il attache véritablement à la question de la mélodie une définition de la modernité. On lit dans Massimilla Doni, à propos de l’opéra de Rossini, Mosè : « vous allez entendre la sinistre mélodie que le maître a fait rendre à cette profonde composition harmonique 22 ». Et dans Beatrix, Calyste écoute « les accents poétiques de la plus belle musique, la surprenante musique du dix-neuvième siècle chez laquelle la mélodie et l’harmonie luttent à puissance égale, où le chant et l’instrumentation sont arrivés à des perfections inouïes ».
18La musique moderne, et Beethoven avant tout autre, fait des mélodies une harmonie – dans la 5e Symphonie particulièrement, au-delà de Mozart et de Haydn qui ont certes montré le chemin, le second en nous transportant « dans de vastes prairies sans fin » et le premier en ouvrant « le pays des ombres » ; tout cela, Balzac peut le lire dans Hoffmann. Seul Beethoven nous transporte « dans un monde immense et prodigieux », et ouvre vers l’infini.
19Outre Beethoven, qui introduit le principe symphonique dans le champ de la musique européenne, Balzac connaît bien Rossini – il voudrait être le Rossini de la littérature – qui allie la douceur, la légèreté du chant, et donc le lyrisme, avec la rigueur de la construction23, ce qui constitue aussi une alliance de l’harmonie et de la mélodie, un peu différente naturellement de celle de Beethoven. Et ce principe, Balzac l’installe au cœur de Massimilla Doni par l’insertion du Mosè de Rossini (1818). Je pense qu’il faut écouter l’introduction de Mosè, comme Massimilla Doni nous y invite, pour percevoir ce phénomène d’unité de mélodie tel que le décrit Balzac :
Cette aurore en images est absolument pareille à une aurore naturelle. La lumière est une seule et même substance, partout semblable à elle-même, et dont les effets ne sont variés que par les objets qu’elle rencontre, n’est-ce pas ? Eh bien, le musicien a choisi pour la base de sa musique un unique motif, un simple accord d’ut. Le soleil apparaît d’abord et verse ses rayons sur les cimes, puis de là dans les vallées. De même, l’accord point sur la première corde des premiers violons avec une douceur boréale, il se répand dans l’orchestre, il y anime un à un tous les instruments, il s’y déploie. Comme la lumière va de proche en proche colorant tous les objets, il va réveillant chaque source d’harmonie jusqu’à ce que toutes ruissellent dans le tutti… Là est le cachet du grand maître, l’unité ! C’est un, varié. Une seule phrase et mille sentiments de douleur, les misères d’une nation ; un seul accord et tous les accidents de la nature à son réveil, toutes les expressions de la joie d’un peuple24.
20Ce qui attire donc Balzac vers la 5e symphonie et vers Rossini c’est, outre l’idée d’un flux intérieur, des forces chaotiques de l’être – idée à partir de laquelle on pourra faire de Beethoven le parangon du Romantisme –, un fait de structure – ce qui renvoie au Beethoven classique. Un espace sonore où rien n’est superflu, où chaque instrument – dont certains sont particulièrement originaux dans leur emploi à cette époque, comme les trombones ou les timbales – concourt à former une architecture sonore puissamment organisée. En cela, Beethoven va au-delà de Haydn et de Mozart pour qui la musique – et on peut encore citer Hoffmann – n’a pas le même caractère chaotique et dramatique.
21Je crois que là, se profile l’idée de la symphonie balzacienne, non seulement dans l’œuvre immense que sera plus tard lui Comédie humaine, mais dans l’économie de chaque roman où, comme dans le finale de Beethoven, chaque élément est une voix qui concourt à fabriquer une harmonie générale, à installer une unité. La musique fait l’épreuve du roman.
22Entre le moment où Balzac commence à écrire, à la fin des années 1820, jusqu’au moment où il réorganise son œuvre sous le titre La Comédie humaine, en 1842, je pense que la situation du roman et celle de la musique présentent quelques caractères communs. Le paysage littéraire est alors occupé par Walter Scott, dont le succès est immense, et qui est tout naturellement un des modèles de Balzac. Qu’est-ce qu’un roman de Walter Scott ? Justement une composition, une intrigue très précise où sont insérées des épisodes sensationnels – tempête, méditation dans les ruines, funérailles nocturnes – qui font tableaux et sont les délices des lecteurs. Et si Walter Scott est reconnu alors comme un grand écrivain, c’est qu’il possède à la fois cet art de la composition, l’art de mener au bout une intrigue, et les ressorts touchants des épisodes. Balzac le découvre en 1820, et le trouve « moderne25 ».
23Sans doute, il n’y a pas chez Scott cette forte unité qui emporte à l’écoute de Beethoven. Mais il semble qu’un parallèle assez strict puisse être établi par rapport à la musique car le plaisir de la lecture de Walter Scott est double. Plaisir de la conduite exacte d’une intrigue, dans laquelle il y a ouverture puis fermeture, tout cela dans un emboîtement rigoureux analogue aux plaisirs donnés par l’harmonie en musique. C’est la satisfaction d’atteindre à un repos. Autre plaisir, celui du tableau, limité et détachable, qui pique pour des raisons assez proches de celles qui font qu’une phrase musicale devient mélodie : c’est une grâce, qui a à voir avec ce que Balzac, dans L’Avant-propos, nomme les « détails26 » et Stendhal, les « petits faits vrais ». Cette grâce est à trouver dans les aspects visibles du monde et, plutôt qu’un trait de realisme, c’est sans doute un caractère d’inattendu, une sinuosité, voire du fantastique, qui est à découvrir dans la réalité. Le détail offre une jouissance au lecteur27 en ce qu’il se situe entre le langage et le discours, je veux dire entre ce qui est dit, le sens, dans toute sa puissance et ses valeurs de représentation, et les lieux où le texte « baille28 », où l’on entrevoit derrière le vêtement protecteur du texte, derrière sa logique et sa continuité, un autre monde. Le plus souvent, dans le roman de Balzac, le bâillement du texte est hé à la description et à la métaphore. Ce sont les deux cas où la régularité du texte se trouve entravée, et c’est alors que le texte de Balzac devient profondément mélodique : quand il cesse d’être soumis à la contrainte d’une trajectoire, et qu’il s’attarde et s’entrouvre. Alors apparaissent certaines fissures où une autre voix peut se faire entendre, discontinue et particulièrement sensuelle puisque ce n’est plus à l’esprit qu’elle s’adresse mais au corps, et qu’elle ne cherche plus à constituer un sens ; cette structure, on peut la penser en termes musicaux.
24Je voudrais à présent examiner l’œuvre de Balzac que j’ai citée à plusieurs reprises, Massimilla Doni. Comment un récit peut-il devenir musical, au sens où l’entend Balzac, c’est-à-dire poétique ou fantastique, et ainsi s’échapper de la contrainte de construction ? D’ailleurs, y a-t-il véritablement construction ?
25Un prince aime une duchesse d’un pur amour, « sur les ailes blanches de l’ange », au point qu’il ne peut être consommé : « il amenait, écrit Balzac, de temps en temps par une promesse de sa jeune amie au bord de ce que tant de femmes nomment l’abîme, et se voyait obligé de cueillir les fleurs qui le bordent, sans pouvoir faire autre chose que les effeuiller29 ». Mais arrive une belle et jeune cantatrice, venue chanter Rossini à la Fenice de Venise : elle a « le naïf laissez-aller de l’animal ». Séduction, irrésistible appel de la chair et derniers outrages. On aura reconnu une adaptation du tableau du Titien, Amour sacré et amour profane (1515), que mentionne Balzac.
26La grande interrogation du xvie siècle sur l’être et l’intelligibilité des choses du monde que contient ce tableau du Titien, Balzac l’a faite sienne, et l’on peut retracer le mouvement d’hésitation entre la Pensée et la Matière :
L’homme est composé de matière et d’esprit ; l’animalité vient aboutir en lui, et l’ange commence à lui. De là, cette lutte que nous éprouvons tous entre une destinée future que nous pressentons et les souvenirs de nos instincts antérieurs dont nous ne sommes pas entièrement détachés : un amour charnel et un amour divin30.
27Il n’y a pas plus de discrédit jeté sur la chair chez Titien – qui, avec Giorgione et Véronèse, donne au charnel toute une place disputée par la religion – que chez Balzac – qui présente la beauté de la cantatrice comme « diabolique ». Madame de Mortsauf est peut-être l’épouse de l’âme, mais après tout, elle meurt de l’estomac. ]e serais tenté de rapprocher cette allégorie de Titien de la séparation entre l’harmonie et la mélodie dont je parlais plus haut, peut-être parce que ce peintre a beaucoup rapproché la musique de la beauté des femmes nues. L’amour mystique, qui s’adresse à l’intelligible, est une forme de l’harmonie ; d’ailleurs le baiser de la duchesse Massimilla Doni se développe « comme un musicien développe le thème par les modes infinis de la musique », alors que l’amour profane a les charmes caressants de la cantatrice. J’en prendrai pour preuve une réflexion de Gambara, dans l’histoire qui porte ce titre :
Je vois une mélodie qui m’invite, elle passe et danse devant moi, nue et frissonnant comme une belle fille qui demande à son amant les vêtements qu’il tient cachés. Adieu, il faut que j’aille habiller une maîtresse31.
28Aussi, comme au jeune prince, un choix métaphysique et littéraire s’offre-t-il à Balzac, que la modernité beethovénienne ou rossinienne vient résoudre : entre parler comme la duchesse et chanter comme la cantatrice, entre le dessin et la couleur, le savoir et le plaisir, entre l’harmonie, qui emmène vers un but, et la mélodie, qui s’attarde et enchante. Quelle leçon Balzac entend-il tirer de l’écriture de ce roman musical, si l’on exclut le propos musicologique ? Il s’agit probablement de reculer les bornes de l’esthétique de ce genre et d’expérimenter, c’est-à-dire de trouver pour le roman une place entre la composition – les « plans admirables » de César Birotteau – et l’agrément, et de cela, Massimilla Doni fait exemple.
29Le choix de Venise comme heu de l’action n’est certes pas indifférent, tant ce nom appelle la musique ; Balzac a fait un voyage en Italie au mois de mai 1837, à Milan et à Venise32, qui a été un enchantement et l’a incité à placer l’action de Massimilla Doni dans cette ville. On parle souvent, encore aujourd’hui, de la poésie et de la musicalité de Venise, voulant signifier par là que c’est une expérience de la Beauté qui se trouve dans l’imaginaire, voire dans la folie – celle de l’eau, celle du reflet, celle de la lumière : c’est un heu où toute logique de réalité se trouve annulée. La musicalité n’est-elle pas dans l’imprécision du trait, déjoué par le reflet et par le trompe-l’œil ? N’est-elle pas dans l’unité générale de l’architecture, chaque bâtiment semblant, par ses coupoles, ses dômes, ses pergolas, en continuer un autre, comme les modulations incessantes d’une même image qui serait celle de la mer dont la ville continue le tempo régulier ? Une harmonie générale donc, mais aussi, par la particularité et l’originalité de chaque palais, un ensemble de mélodies, d’évolutions colorées et merveilleuses. Si bien que semble circuler une sorte de chant, que les peintres vénitiens ont souvent tenté de saisir par la couleur. Balzac fait, lors de ce voyage, l’expérience de cet espace traversé d’amour et de chant, comme des souvenirs confus et superposés :
Pour ceux qui se réfugient dans le domaine moral et qui ne comptent pour rien tout ce qui n’est pas la vie de l’âme, il peut toujours faire beau dans le ciel. Le souvenir est un des moyens qui peut nous aider à rendre l’air pur et faire briller le soleil dans notre âme33.
30En même temps, est supposée une découverte du néant, ou au moins de l’indicible, tout comme Venise, déjà au début du xixe siècle est vouée à l’engloutissement – l’autre côté de la Beauté – qui, pour le romancier, est la chute dans l’incompréhensible, dans l’ineptie, l’aphasie ; cette dimension n’est pas absente de Massimilla Doni, à travers les personnages de Vendramin, qui retarde dans son esprit la chute de Venise par l’opium et du ténor Genovese qui se met à chanter faux parce qu’il veut être trop vrai, en quelque sorte dévoré de l’intérieur – ce qui est l’image même du fiasco pour Balzac34, et qui donne une image nouvelle de la modernité qu’il revendique. Le roman est donc le heu de modulations perpétuelles où s’entend le thème insaisissable de l’amour, réfléchi partout et formant symphonie.
31Massimilla Doni est en quelque sorte saturé de musique, dans ses lieux, ses actions. De plus, diverses théories musicales courantes à l’époque, et que Balzac prend en compte, sont présentées par deux personnages, Capraja et Cataneo. Le système de Capraja se range derrière l’art de la roulade, dont il fait une arabesque, « un son voltigeant dans les airs35 ». C’est également le lieu de suggestion des souvenirs, qui est une grande thématique de l’époque post-rousseauiste : « la voix roule, resserre dans ses évolutions rapides ces horizons fuyants36 » ; la duchesse rejoint Capraja lorsqu’elle commente l’opéra Mosè : « chacun de nous interprète la musique au gré de sa douleur ou de sa joie, de ses espérances ou de son désespoir37 ». A ce traitement du souvenir, Balzac va donner un nom, la « peinture musicale », qui va être théorisée par la duchesse :
Dans la langue musicale, peindre, c’est réveiller par des sons certains souvenirs dans notre cœur, ou certaines images dans notre intelligence, et ces souvenirs, ces images ont leur couleur, elles sont tristes ou gaies… Selon Capraja, chaque instrument a sa mission, et s’adresse à certaines idées comme chaque couleur répond en nous à certains sentiments38.
32La musique est également considérée comme une langue contenant des idées indistinctes, analogues à celles qui flottent dans l’esprit humain, puisque le corps est imaginé comme muni d’un instrument intérieur « touches intérieures que les sons affectent, et qui correspond à nos centres nerveux d’où s’élancent nos sensations et nos idées39 ! ». C’est la démonstration de Capraja, qui donne un haut prix à la vie intérieure, et ce sera celle de Gambara. L’idée musicale de ce dernier est de rassembler toutes les voix de la nature, à la manière hoffmannienne : « les émotions subites du musicien, la naissance des mélodies dans son sein ne seraient pas autre chose que la perception obscure ou plutôt indéfinissable de la musique secrète de la nature comme principe de vie » (Kreisleriand ). L’autre théoricien de Massimilla Doni, Cataneo, a aussi l’idée d’une musique céleste, qu’il atteint pour sa part dans une sorte d’extase :
Le vieux singe s’assied sur moi, prend son violon, il joue assez bien, il en tire des sons, je tâche de les imiter, et quand arrive le moment longtemps cherché où il est impossible de distinguer dans la masse du chant quel est le son du violon et quelle est la note sortie de mon gosier, ce vieillard tombe alors en extase, ses yeux morts jettent leurs derniers feux, il est heureux, il se roule à terre comme un homme ivre40.
33C’est alors qu’il touche aux « abîmes supérieurs » en entrant dans une sorte d’immobilité musicale, selon un principe pur et lumineux.
34La duchesse, qui ne s’avance pas trop sur le terrain de la métaphysique, représente une position intermédiaire : « cette langue mille fois plus riche que celle des mots, est au langage ce que la pensée est à la parole ; elle réveille les sensations et les idées sous leur forme même, là où chez nous naissent les idées et les sensations ». Pareillement, les idées de Balzac sur le son et la musique sont relativement imprécises : le son est pour lui identique à la lumière41, et il y atache volontiers une valeur mystique, en rapport étroit avec les synesthésies, suivant une tradition du xviiie siècle reprise par Hoffmann : les sons et les couleurs correspondent pour former une utopie, l’idée d’un heu merveilleux d’unité : « Lisez ce que Hoffmann le Berlinois a écrit […] vous verrez par quelles lois secrètes la littérature, la musique, la peinture se tiennent !42 ». Le projet est donc d’inciter le lecteur à considérer musicalement le roman, donné comme une « peinture musicale », vague et floue.
35Mais voici la véritable question, celle de l’originalité de ce texte. Le lecteur est frappé par la faiblesse de l’intrigue et la rareté des événements, au détriment du discours et des rappels historiques. Le « squelette », terme du Chef-d’œuvre inconnu, est particulièrement réduit : le déplacement est incessant mais les lieux, qui ne sont pas des cadres, en très petit nombre ; le seul événement véritable est un banquet, à la fin, qui rassemble tous les personnages et constitue le dénouement, la fin heureuse, puisque le ténor Genovese devient amant de la Tinti, que la duchesse devient grosse. La construction du texte, quoiqu’il n’y ait pas déstructuration, est extrêmement lâche : on y trouve de longs passages explicatifs et nombre de métaphores43.
36Je parlerais même d’un usage immodéré de la métaphore, qui crée sans cesse un second plan, comme si le contour des événements ou des personnes était estompé, devenait incertain. Il faut ajouter à cela l’interpénétration constante des séquences, action ou description : la description du palais de la duchesse Cataneo, sur le Canareggio, est comme une visite de la ville elle-même. Marco Vendramin, opiomane amoureux de la ville, est un exemple de ces glissements constants auxquels se livre Balzac, puisqu’il revit des fastes passés du glorieux passé de Venise.
37Je crois que, plutôt que de les dessiner, Balzac a le désir d’entourer les personnages d’une sorte d’auréole comme la peinture peut l’accomplir, et d’installer en eux une musique intérieure telle que nous l’avons vue à l’état d’ébauche dans le cas de César Birotteau.
Avec quel art le compositeur n’a t-il pas construit ce morceau ?… reprit-elle après une pause pendant laquelle elle attendit une réponse ; il l’a commencée par un solo de cor d’une suavité divine, soutenu par des arpèges de harpes, car les premières voix qui s’élèvent dans ce grand concert sont celles de Moïse et d’Aaron qui remercient le vrai Dieu : leur chant doux et grave rappelle les idées sublimes de l’invocation et s’unit néanmoins à la joie du peuple profane. Cette transition a quelque chose de céleste et de terrestre à la fois que le génie seul sait trouver, et qui donne à l’andante du quintetto une couleur que je comparerais à celle que Titien met autour de ses personnages divins44.
38Massimilla Doni, outre la présence obsédante de l’opéra de Rossini Mosè, est largement occupé d’images : la duchesse comparée à Mona Lisa, souvent à une Madone ou une « vierge céleste », et particulièrement à des figures de Raphaël, comme ce portrait de Margherita Doni que Balzac a vu à Florence, et encore à Sainte Cécile, quittant ses orgues pour écouter la voix des anges : tout cela tend à isoler les personnages du roman, à les constituer en espaces clos. Il y a donc une structure très précise où chaque instrument fait timbre comme dans une modulation, et cela au détriment d’une démarche générale sans cesse entravée. Chacun des personnages et même des éléments du roman est comme une mélodie qui se relie et se compose avec une autre, par des reprises et des échos, selon un principe de correspondances largement étendu, où un acte amoureux se tourne en description de la montagne suisse, et un amour en observation de chimie45. Un désir amoureux est sans cesse à rôder autour de l’action, analogue à une musique. Du reste, amour et musique sont pour Balzac de même nature, l’une révélant l’autre et lui donnant une forme sensible. Il écrit à Mme Hanska : « entendre de la musique, c’est mieux aimer ce que l’on aime. C’est voluptueusement penser à ses secrètes voluptés, c’est vivre sous les yeux dont on aime le feu, c’est entendre la voix aimée » (1 er juillet 1834). Massimilla Doni est un roman d’amour où tous les personnages sont agités de désirs – Emilio et Massimilla, Genovese et Clara Tinti, Vendramin et Venise –, roman construit à la manière de mélodies qui se recouvrent pour atteindre, comme dans l’Introduction de l’opéra Mosè, un dénouement.
39Mais quelle leçon l’écrivain tire-t-il de la confrontation du mystique et du profane ? L’expérience qu’il souhaite est certainement l’entrée dans les espaces cosmiques illustrés par l’harmonie musicale ainsi que l’amour mystique. Mais que d’échecs ! Politique – un pays éparpillé occupé par les Autrichiens –, amoureux pour Emilio, Memmi, Marco Vendramin, Genovese, et même artistique pour ce dernier. Le héros est impuissant dans cette recherche de la beauté et, à n’en pas douter, Balzac se pose cette question de l’impuissance littéraire. Le personnage du médecin français apporte une réponse : il faut renouer avec les réalités, les plaisirs, et négliger les aspirations les plus hautes vers un idéal.
40Puisque Balzac a le projet d’amener le lecteur à voir « l’enfantement des œuvres d’art » avec Massimilla Doni, la leçon est bien que l’enfoncement dans le rêve ou la « poésie » est la marche vers la stérilité, dont le couple Emilio / Massimlla fait exemple ; on peut se souvenir à ce propos que le premier titre de ce texte fut Le Nouvel Abailard en pendant à La Nouvelle Héloïse. La leçon de cette nouvelle, c’est de « mieux expliquer le phénomène moral, l’exemple d’un phénomène physique de peu de durée, il est vrai, mais qui démontre admirablement la puissance de la Pensée sur la Matière », jusqu’à la dévoration, la ruine de la forme. Tout se passe donc comme si le seul discours de la pensée, de l’intelligence, conduisait à l’échec, dans l’amour et dans l’art, comme en musique la seule mélodie.
41On trouve, dans Gambara, une étrange scène où le compositeur présente son opéra Mahomet à Andrea et le joue au piano, pour en donner l’idée et montrer l’emprise négative de la pensée sur la matière :
Il n’y avait pas l’apparence d’une idée poétique ou musicale dans l’étourdissante cacophonie qui frappait les oreilles : les principes de l’harmonie, les premières règles de la composition étaient totalement étrangères à cette informe création […] il est difficile d’exprimer cette bizarre exécution, car il faudrait des mots nouveaux pour cette musique impossible46.
42Mais avec l’instrument de son invention, le Panharmonicon (où s’assemblent orgue et cordes)47, et par l’effet de l’ivresse, il atteint à un jeu merveilleux :
Les effets d’orchestres n’eussent pas été si grandioses que le furent les sons des instruments à vent qui rappelaient l’orgue et qui s’unirent merveilleusement aux richesses harmoniques des instruments à cordes48.
43Il semble, cet instrument, rivaliser avec la voix humaine, c’est-à-dire que dans la perspective balzacienne, il représente une vérité et une marque de l’humanité ; mais c’est encore un échec puisque Gambara, dit le comte Andréa, s’il a une fenêtre « ouverte sur le ciel », en a une « fermée sur le monde » – cela causera la fuite de sa femme, sa propre décrépitude et la vente de son opéra au poids, pour envelopper les marchandises de la halle. Il y a donc chez Balzac une pensée musicale bien complexe : une attirance et un désir pour la musique céleste, qui est la sublime poésie – Gambara est poète mais non musicien –, mais en même temps il sent la nécessité, en tant qu’historien des mœurs, de s’ouvrir au monde.
44On en revient donc au mélange nécessaire du céleste et du terrestre, ou encore de l’harmonie avec la mélodie : voilà la nécessaire combinaison qui permet les œuvres. Et Meyerbeer, Rossini sont des modèles imparfaits de ce mélange, tandis que Beethoven s’approche d’une perfection. Pour répondre et défendre Meyerbeer, Gambara fait allusion au Don Juan, « la seule œuvre musicale où l’harmonie et la mélodie soient en proportions exactes ; là seulement est le secret de sa supériorité sur Robert, car Robert est plus abondant49 ». Gambara a cette très belle définition : « Le fil d’or de la mélodie court toujours le long de la puissante harmonie comme un espoir céleste, elle la brode, et avec quelle profonde habileté50 ! ».
45En faisant décrire par la duchesse l’opéra de Mosè, Balzac donne un fragment d’esthétique littéraire. Pour lui, la question est de mesurer le pouvoir d’évocation, de déterminer les moyens de toucher et de plaire – donc une perspective plutôt classique – assez proche d’Hoffmann dans « De Sacchini et de l’effet en musique ». Le désir de Balzac est de restituer la présence qui correspond à la mélodie, qui sort du cœur et nécessairement doit toucher à la manière d’un chant – la qualité de la mélodie étant pour Hoffmann d’être « chantante ». Mais pour échapper à la petite musique « mesquine », il faut que l’harmonie, c’est-à-dire la puissance de la trajectoire romanesque, son économie générale, suscite elle-même les éléments mélodiques qui apparaissent ainsi comme nécessaires. Il y a nécessité du chant car c’est par la jouissance qu’il procure et que le souvenir conserve, que le texte s’inscrit dans la mémoire d’un peuple. Pour cette raison, dit la duchesse, « c’est la mélodie et non l’harmonie qui a le pouvoir de traverser les âges ».
46Et à l’époque de Balzac, quelques compositeurs proposent ce mode artistique. Rossini : dans Mosè qui contient à la fois le fait harmonique – par le chant religieux et le goût du grandiose – et la légèreté du chant. Mais dans Massimilla Dotti, malgré les thèmes musicaux, les variations, le dénouement vient d’un autre registre : la médecine. Un médecin français, qui doit soigner ce douloureux cas d’impuissance, met en place un subterfuge : la duchesse prend la place de la Tinti, pour tenter de joindre l’amour sacré et l’amour profane, comme si nécessairement la distinction n’en était plus possible – situation doublée par le commerce entre le tenor Genovese, qui a perdu sa voix, et la Tinti qui va lui rendre. Le résultat est celui-ci : « la duchesse était grosse », ce que Balzac commente comme un « dénouement horriblement bourgeois ». Comment interpréter cette chute et cette condamnation de l’idéal ? Il faut au reste noter l’insistance avec laquelle il marque l’entrée dans un univers nouveau :
Les péris, les ondines, les fées, les sylphides du vieux temps, les muses de la Grèce, les vierges de marbre de la Certosa da Pavia, le Jour et la Nuit de Michel-Ange, les petits anges que Bellini le premier mit au bas des tableaux d’église, et que Raphaël a si divinement peints au bas de la Vierge au donataire, et de la madone qui gèle à Dresde, les délicieuses filles d’Orcagna dans l’église de San Michele à Florence, les chœurs célestes du tombeau de Saint Sebald à Nuremberg, quelques vierges du Duomo de Milan, les peuplades de cent cathédrales gothiques, toute la nation des figures qui brisent leur forme pour venir à vous, artistes compréhensifs, toutes ces angéliques filles incorporelles accoururent autour du lit de Massimilla, et y pleurèrent51 !
47C’est qu’une époque est venue, celle de la modernité : le roman devient la forme littéraire de la société bourgeoise, tandis que l’épopée et la tragédie, formes de l’idéal, sont désormais réservées à la seule musique. Cela correspond à l’installation d’un réalisme dans le roman, à travers les objets et les lieux communs d’une société donnée ; l’écrivain est désormais, face à l’œuvre à écrire, comme devant une matière mythique52 qui reste insaisissable, et dans laquelle vient trancher un médecin français poursuivant la tradition des botanistes et des anatomistes : il fait rentrer l’histoire dans un ordre, en marquant à gros traits les personnages et en redonnant sa place à la puissante harmonie, ainsi qu’il convient à ce qui doit être une histoire des mœurs.
Notes de bas de page
1 Balzac, Beatrix, dans Œuvres complètes, Gallimard, Pléiade t. 2, 1976, p. 708.
2 Balzac, La Duchesse de Langeais, dans Œuvres complètes, op. cit., t. 5.
3 Lors du bal, c’est un joueur de galoubet, alors célèbre à Paris, qui agrémente la fête et certainement, ne joue pas la musique de Beethoven.
4 Balzac, Histoire de la grandeur et de la décadence de César Birotteau, dans Œuvres complètes, t. 6, op. cit., p. 179.
5 Ibid., p. 311.
6 Balzac, Les Proscrits, dans Œuvres complètes, t. 11, op. cit., p. 534.
7 Balzac, Le Chef d’Œuvre inconnu, dans Œuvres complètes, t. 10, op. cit., p. 418-419.
8 Voir Modeste Mignon, op. cit., où la duchesse Eléonore est décrite en ces termes : « on jouit de cette poésie comme de celle de Paganini, sans s’en expliquer les moyens, car la cause est toujours l’âme qui se rend visible » (p.701).
9 Première occurrence avec Smarra de Nodier en 1821. Création en France du mot « fantastique » pour désigner le merveilleux d’Hoffmann (d’après le premier traducteur, M. Loève-Veimars).
10 Voir « Du merveilleux dans le roman », article publié en 1829, cité par Pierre Brunei, « Hoffmann et Balzac » dans E.T.A. Hoffmann et ta musique, Actes du Colloque de Clermont-Ferrand, Lang, 1987.
11 A propos de Robert le diable dans Gambara : « on dirait que le compositeur n’a eu d’autre but que de se montrer bizarre, fantastique », dit le comte Andréa qui dit aussi de Rossini : « les compositeurs de Rossini… me semblent dignes tout au plus d’amasser dans les rues du peuple autour d’un orgue de Barbarie, et d’accompagner les entrechats de Polichinelle » (Œuvres complètes, t. 10, op. cit., p. 475 (Andréa désire provoquer Gambara).
12 Créé en 1808 à Vienne. Thème fameux qui, selon Czeiny est dicté à Beethoven par le chant d’un loriot entendu au Prater à Vienne et selon Schindler : « So pockt das Schicksal an die Pforte ». Cette dernière interprétation a été retenue par la postérité.
13 Voir La Musique instrumentale de Beethoven. Il semble que Balzac ait montré quelques réserves à propos d’Hoffmann, sauf pour la musique.
14 Lettre à Madame Hanska, 7 novembre 1837 ; Balzac reprend beaucoup de ces expressions dans César Birotteau, op. cit., p. 179-180.
15 Si l’on en juge par l’orthographe qu’il donne à ce nom, par la référence aux huit symphonies quand les neuf sont déjà connues.
16 Gambara, dans Œuvres complètes, t. 9, op. cit., p. 429. Dans Hoffmann : « l’aimable thème en sol naturel qui est répété en mi par les cors », t. 2, p. 412.
17 Ce que signifie la mélodie, qui a « une force mystérieuse » c’est aussi ce dont j’ai parlé plus haut en citant R. Barthes, une phrase ou un thème, une séquence qui touche, Elle touche pour des raisons qui ne sont pas liées à des faits harmoniques, mais saisies par l’imagination, causent du plaisir et semblent entrer immédiatement dans l’esprit, puisqu’elles s’inscrivent en mémoire. Ce phénomène n’est évidemment pas nouveau, mais jusque là, les fragments d’opéras qui devenaient mélodie s’appuyaient sur des paroles. Et la mélodie, à cette époque, devient instrumentale, échappant à tout langage.
18 La perfection étant à trouver dans l’union des deux, la mélodie antique avec l’harmonie moderne.
19 Reicha, Traité de mélodie abstraction faite de ses rapports avec l’harmonie, 1814.
20 Gambara, op. cit., p. 510.
21 Avant-propos, dans Œuvres complètes, op. cit., t. 1, p. 8 (cette belle loi des affinités).
22 Cet opéra, représenté au théâtre San Carlo de Naples en 1818, à Paris en 1822 puis en 1827 dans une adaptation en français très remaniée, remporte un beau succès, mais décline rapidement. Trois actes, puis un seul en 1830. Mais dans la reprise de la version italienne en 1832, c’est de nouveau le succès de même qu’en 1834, représentation à laquelle assiste Balzac (ce qu’il nomme l’introduction correspond à l’acte II) ; on peut relever ces expressions : « une profonde composition harmonique qui rend une sinistre mélodie » à propos des trois accords – la promenade de tonalité en tonalité – la synthèse du disegno et de la couleur et « poème musical où Rossini a su conserver à chaque peuple sa nationalité fantastique ».
23 Balzac par la voix de Massimilla Doni insiste sur cette rigueur qui en remontre aux Allemands.
24 Massimilla Doni (écrit en 1837 publié à la suite d’Une Fille d’Eve, scène de la vie privée, t. 2, Souverain, 1839), dans Œuvres complètes, t. 10, op. cit., p. 592.
25 Voir Avant-propos, op. cit.
26 Balzac est bien convaincu « que des détails seuls constitueront désormais le mérite des ouvrages improprement appelés romans ».
27 C’est une sinuosité introduite dans la rigidité de la construction. Balzac n’écrit-il pas que « la véritable grâce est élastique » dans Modeste Mignon, op. cit., p. 685.
28 On reconnaît la formule de R. Barthes dans Le Plaisir du texte.
29 Massimilla Doni, op. cit., p. 549.
30 Le Lys dans ta vallée, dans Œuvres complètes, t. 9, op. cit., 1978, p. 1146.
31 Gambara, op. cit., p. 482.
32 Il n’y est demeuré, semble-t-il, qu’une semaine en mars ; ce qui n’ôte rien au charme dû aussi à la peinture : « je suis tout étourdi des tableaux que j’ai vus et je suis émerveillé de l’école vénitienne, elle est immense par le coloris, mais fautive par le dessin » (Correspondance, p. 230-232).
33 Publié par Rafaello Barbiera, 1915.
34 Peut-être une héritage de L’Archet du baron d’Hoffmann. Le personnage de Genovese est emblématique de la hantise de l’impuissance littéraire pour Balzac et appartient au fonds ancien de cette nouvelle : la force de son désir dénature la qualité de son chant sans qu’il s’en aperçoive.
35 Massimilla Doni, op. cit., p. 132.
36 Ibid, p. 134.
37 Ibid., p. 140.
38 Gambara, op. cit., p. 165 ; ce sera d’ailleurs aussi la théorie de Gambara.
39 Massimilla Doni, op. cit., p. 136.
40 Ibid, p 561.
41 Comme une vibration ou l’émission de corpuscules. Fétis, dans La Revue musicale du 25 février 1832 : « une idée musicale n’est pas une : chacun la traduit selon ses impressions ; une fois jetée, elle se plie à toutes les volontés, interprétée de mille manières par mille auditeurs, elle est toujours également vraie, tantôt douce et tantôt violente ». Fétis prend l’exemple d’une symphonie de Beethoven.
42 Lettre à Schlesinger dans Œuvres complètes, op. cit. t.10, p. 1451.
43 En particulier la description de l’oratorio et le paysage suisse destiné à comparer la "Finti et la Cataneo.
44 Massimilla Doni, op. cit., p. 587.
45 Voir dans Masismila Doni lorsque Emilio est « vaincu par l’amour » et lorsque le couple qu’il forme avec la duchesse est décrit comme « deux substances de la même nature qui n’en font qu’une seule en se rencontrant ».
46 Gambara, op. cit., p. 493.
47 Il faut noter l’importance de ce genre de machines à cette époque, dont l’accordéon a survécu.
48 Gambara, op. cit., p. 496.
49 Ibid., p. 503.
50 Ibid, p. 507.
51 Massimilla Doni, op. cit., p. 619.
52 « Prince, pauvre, jeune et beau, mais c’est un conte de fées ! se dit la Tinti », ibid., p. 558.
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