Le lieu et la voix chez Leopardi
p. 121-131
Texte intégral
1Jusqu’à la fin du xviiie siècle, on imagina le monde comme un univers gravitant autour d’un point central qui lui donnait son unité, représentée par la pensée religieuse. La voix d’un monde ainsi pensé, elle-même unie et unique, souffle divin, a le caractère d’une « vocation ». Mais dans les dernières décennies du siècle, tout bascule, c’est-à-dire que cette unité se défait et que la « vocation » se diffuse dans plusieurs espaces. Diderot, dans sa Satire première, constate déjà la multiplicité des voix du monde, principalement celles qui émanent de la Nature. Situation qui va générer un sentiment d’inquiétude à la fin du siècle, et une nostalgie née de la perte du lieu traversé d’une voix unique, qui est la perte définitive du lieu commun. D’où la mise en place de différents appareillages, d’abord pris au monde de la physique, pour capter la voix de la Nature, comme la harpe éolienne1 et l’amorce d’une rêverie phonographique2 ; d’où aussi le désir de lieux nouveaux, plus incertains, occupés de voix nouvelles, silencieuses, dans le romantisme naissant :
Ce n’est qu’avec l’organisation pour la parole que l’homme obtint le souffle de la Divinité, le germe de l’intelligence et de la perfectibilité à l’infini, l’écho de la voix créatrice pour gouverner la terre3.
2Le souvenir de ces lieux hantés par la cohérence de la voix refluent jusqu’à Leopardi par la tradition littéraire. Et avec cela l’idée que les voix multiples qui assiègent le poète, lequel se replie dans un « château de l’être », deviennent le poème qui permet d’échapper à la dissipation, à l’incertitude, au sentiment de finitude, et, par l’invention de ce heu fortifié, le triomphe sur la mort devient possible. Car la nostalgie du jeune Leopardi, dans ce Recanati détesté où il a tout lu, n’est pas de ce qui est perdu, et dont on désire le retour, dans la pensée d’une nature cyclique, ce qui cause la mélancolie à l’époque des Lumières ; elle est souffrance à la pensée d’une finitude, dans une conception du monde désormais continue et rectiligne, qui pour cela se confond avec l’histoire. C’est avec Leopardi que se marque le congé définitif avec l’harmonie du monde, dont l’individu est désormais exclu, devant tirer son chant de lui-même, en errant sans fin sur le mer bienfaisante des accords qui deviendra pour Baudelaire « l’immense gouffre […] grand miroir de mon Désespoir4 ». C’est donc une innovation léopardienne : celle de la nostalgie qui sourd du futur, et la conscience du poids de la finitude, qui est devenue alors le mode fondamental de l’être :
Hélas, hélas, qu’est cette chose
Qui se nomme la mort5 ?
3Le poème n’est donc pas le heu où se restaure ce qui a été perdu, comme le fut la Laure de Pétrarque ; il ne s’agit pas non plus d’occuper le poème par des objets, d’y installer des réalités présentes et de ce fait déjà passées – ce qu’est la poésie européenne depuis la Renaissance, trop occupée d’installer des images pour témoigner d’une communauté profonde entre la nature et l’existence. Il s’agit au contraire d’inventer par le fait poétique, un espace hors de la représentation, non le décor autour d’un nom, qui dénombrerait un heu, mais un lieu de Présence6 qui, échappant à la temporalité et la topographie, en tirerait un caractère sacré, au-delà des apparences ; pour cette raison, on le pressent, il y a plutôt connivence avec l’auditif qu’avec le visuel – promu par l’illuminisme à la fin du xviiie siècle –, et la tentation de rompre avec la tradition néoplatonicienne. Il s’agit de quitter le règne des images, ce que Baudelaire accomplit en desséchant l’image en allégorie, et ce qui est une postulation de la poésie de Leopardi.
4Comment un tel heu peut-il se construire, à une époque où les expérimentations en matière de poésie sont limitées, où le grand rêve de l’harmonie paraît encore possible, dans Foscolo ou d’autres ? Par tâtonnements, par à-coups.
5Notons que la poésie de Léopardi porte les traces de la topique du lieu poétique, perfectionnée par Rousseau ou Herder.
La nuit est douce et claire, sans un souffle
Et, calme sur les toits, la lune repose,
Au milieu des jardins, et de loin révèle
La montagne en paix7.
6C’est un espace de paix et de transparence, de silence dans les échos légers que transportent ces vers, qui donne la possibilité du « posa » pour ce miroir du poète qu’est la lune, particulièrement dans le Canto notturno, où l’on trouve l’expression du désir de se poser8, quand le poète, le berger cherche à mettre fin à l’errance et aussi à l’erreur :
Si bien qu’assis, j’ai plus de peine encore
à trouver la paix, à trouver une place9.
7A ce système d’échos sonores que je signalais à l’instant, correspondent les échos thématiques, par la référence à la voix des oiseaux et aux autres bruits de la nature, comme le tonnerre, qui font de la nature – devenue dans ce cas heu poétique – un vaste espace de résonances10 ; elle devient ainsi devient un espace diffus, sans formes ni limites, espace magique qui la réduit à une voix sans représentation :
Nature
Parle sans se dévoiler11.
8ou un acte poétique qui reste saisi dans l’ordre du divin :
Quelles paroles mortelles peuvent atteindre
Le dessin des choses célestes12 ?
9Aussi le poème de Leopardi se conçoit-il comme le heu où peut s’énoncer la réalité spirituelle, c’est-à-dire le sentiment de l’être : en tant qu’il se déduit d’un rapport avec le monde qui l’entoure, et se conçoit comme l’impression d’enracinement dans un heu. Il y a rupture avec le mode poétique de la Renaissance, qui jouit des acquis de la perspective et pratique le simulacre, la religion de l’image, ce qui conduit à escamoter le sentiment de l’être qui n’a plus de possibilités d’enracinement. Cette recherche est l’une des expériences du xviiie siècle, de Rousseau particulièrement, dont on peut prendre l’œuvre comme recherche de la possibilité – voluptueuse – de prononcer le mot « Moi », et la direction maîtresse de la poésie du xixe siècle, qui est poésie de l’exil et constitutive de la notion de modernité.
10Dans Silvia, la voix est ce qui reste du lieu, la trace sur laquelle la mémoire oublieuse tente vainement de le reconstruire, comme une chanson de toile, où entre le chant et le motif brodé, qui est le fantôme d’une parole, ne circule qu’un désir et un lieu vide :
Je tendais l’oreille au son de ta voix
Et à la main rapide
Qui courait sur la pénible toile13.
11L’idée du pur lyrisme, « l’aîné de tous les genres14 », que suppose l’œuvre de Leopardi, est la construction d’un petit monde : des harmonies choisies, comme une gamme, dans une coïncidence avec l’être du monde, avec, pour référence, Pétrarque et le sonnet. Ce sont les « doux accords » d’Angelo Mai et « la lyre » de Simonide dans All’Italia. Mais de la difficulté à constituer cette gamme, naît l’effet de discordance. Car le poète a la blessure du Christ, sujet lyrique par excellence, modèle de toute voix devenue chair, par où se marque l’incidence du divin, et où s’autorise la parole poétique :
Et une épine quasi me blesse15
Un si haut sujet vous guidera
Et poindra votre sein de pointes aiguës16.
12L’ouverture du corps, cette brèche qui empêche la circulation harmonique intérieure et qui cause la mélancolie, c’est la dissonance, le « faux accord » baudelairien. Cette dissonance est clairement marquée dans le chant All’ Italia. Si l’on prend comme modèles du poème la stanza ou le sonetto de Dante et de Pétrarque, formes closes sur elles-mêmes dont la musicalité vaut par une extrême régularité rythmique, il faut observer ici un ensemble de déformations – des schémas rimiques, de la distribution des hendécasyllabes et des septénaires, de l’éloignement des rimes et de la distorsion entre rythme et syntaxe – qui font que le poème s’apparente à un long récitatif et se libère de l’aria comme de la clôture harmonique17. C’est ce que j’ai nommé la mélodie : recherche d’un chant, plein d’espoir mais précaire par le risque de se dissoudre, abandon des rythmes faciles et de la certitude d’une sécurité finale ; c’est une recherche dans l’intérieur du texte de consonances, d’autres enjeux de la poésie. Le poème est le heu d’une coagulation, où s’accomplit une forme intérieure qui rend possible la connaissance sensible.
13Mais un autre phénomène est perceptible dans l’entreprise poétique léopardienne. Je citais plus haut le poème La Musique de Baudelaire où l’harmonie prend l’apparence du gouffre. L’œuvre de Leopardi contient déjà la pensée d’une nature devenue hostile et muette, en même temps que celle d’une antiquité désormais inhospitalière, où l’appel est devenu impossible, dès le Saggio sopra gli errori popolari degli antichi (1815).
14Le Canto notturno révèle une désorganisation du cosmos, qui déconcerte l’idée d’harmonie, dont Leopardi se moque dans le Dialogue de la terre et de la lune en 1824, à propos du concert des planètes ; la lune est elle-même une errante, et les astres ne détiennent aucune vérité (« que vous sert… votre vie ? ») dépourvus de but : (« A quoi bon toutes ces étoiles »), si bien que dans le monde, il n’est nul heu où la naissance ne soit funeste : (« funeste à celui qui naît le jour de sa naissance »)18. Ce monde paraît en chute libre dans l’univers ; c’est le désastre que représente Ultimo Canto di Saffo :
Paroles imprudentes,
ta lèvre les répand : les destinées,
un plan secret les conduit19.
15Le leurre se découvre de la belle nature toute pleine de voix, comme une robuste nourrice, dont les premières canzoni montraient les belles images et disaient la parole toujours répétée :
Je crois que les arbres, les rochers, et l’eau
et vos montagnes, au passant
D’une voix indistincte
Racontent [… ]20.
16Penser un lieu fait de silence. La luna e silenziosa. Et le poète un être de silence. Le chant du monde s’éloigne :
un chant qu’on entendait par les chemins
Mourant peu à peu en s’éloignant
Déjà me serrait ainsi le cœur21.
17Qu’il appelle ses concitoyens, de ses accents mesurés, comme dans le Sopra il monumento di Dante, cela ne se peut plus, tant le monde, le temps, l’espace sont minés par la fïnitude : « mourir, cette sublime pâleur de l’apparence22 ». Le berger poète n’est plus celui de l’idylle qui célèbre l’harmonie du monde, mais celui qui sonde le néant, un guetteur de l’invisible. Et la voix du monde n’est plus une vocation, mais une « invocation » : appeler ce qui est devenu invisible ou inaudible, et qui n’est plus perceptible dans le langage habituel. La luna e silenziosa. Ce heu de silence en dehors de lui est donc un « être au loin », et se marque par un « ici », un « là » dans L’Infinito. C’est-à-dire hors du temps et de l’espace, hors de tout acte de communication, je veux dire de toute image reconnaissable. Cette mise à l’écart des images conduit bien sûr à porter l’intérêt vers les sons, et à faire du poème une voix sans origine et sans destinataire, qui, de ce fait, est le lyrisme même. C’est ce que met en scène le chant Il Primo Amore : la trace de l’image dans les yeux clos plutôt que l’image elle-même, ce qui est se priver de toute jouissance mais faire circuler « dans l’os » de doux mouvements, « dans l’âme » de confuses pensées, tout cela comme un « murmure indistinct ». Et cette voix ne fait que détacher des sentiments et sensations diffus, qui sont avant-courriers du langage, et le poème n’est plus le recueil de beaux aspects sensoriels – ce qu’était le bramare —, mais une structure imprégnée de sens23. Cette démarche correspond assez précisément au passage des canzoni aux canti. C’est d’abord une poésie d’images, qui élabore perpétuellement un deuil, dans une poésie remplie de tradition, de ruines langagières24, héritée des siècles précédents, tout ce dont Leopardi doit se dégager pour élaborer sa propre poésie, qui court risque de se diluer dans la prose par excès de sens.
18Alors que Leopardi écrit, l’opéra et la poésie ne sont pas aussi séparés qu’ils le sont aujourd’hui. Pour cela, je crois que la voix poétique telle que l’élabore Leopardi pour le siècle à venir peut se concevoir par rapport à celle qu’on entend sur la scène lyrique. A cette époque, le héros de la scène, c’est le castrat, qui brille de ses derniers feux avec Velluti ou Crescentini, concurrencé par le tenore. Dans le Zibaldone, Leopardi sépare « l’effet harmonique » de « l’effet sonore » qui, écrit-il, a sur l’âme un singulier effet qui n’est pas dû à la science des accords ni à ce qui est alors considéré comme le Beau25. Le castrat joue des effets du son, précisément, et par cela est le modèle même du mélodiste. Je crois qu’il faut préciser cela avant d’établir un rapport entre le lyrisme vocal et le lyrisme poétique. Le castrat et le tenore vocalisent, c’est-à-dire mènent une ligne de chant, négligeant la loi du nombre – c’est le principe du rubato du temps volé qui est le grand art du canto figurato —, infidèle aux rythmes et aux écarts prévus par l’art ; le castrat est plusieurs voix réunies, et son chant par saturation de vocalises conduit au texte incompréhensible et au-delà des limites humaines, à un infini. C’est ce que Leopardi reconnaît à Angelica Catalani : une voix « prenante ». Nous pouvons disposer les rapports de l’harmonie et du chant, sur des axes : vertical pour l’harmonie, horizontal pour la mélodie – la théorie de Rameau y incite plutôt que l’enseignement saussurien26 — ; la science des accords vise à l’immobilité, au rassemblement des accords dans une unique formule, et à limiter la progression – ce qui nous est peu sensible, mais l’était pour Balzac en 1840, surpris que la mélodie et l’harmonie luttent à une puissance égale27 – et ainsi s’assimile à la verticalité, qui d’ailleurs se retrouve dans l’écriture musicale et vise à n’être qu’un point. Où réside le lyrisme dans la pratique musicale ? Il faut penser un lyrisme de l’harmonie, qui est sublime, par cristallisation, élévation, et formule un « je » de façon péremptoire : par la revendication de la parole signifiante, d’un rapport au divin et par l’affirmation d’une présence fondée sur la ressemblance avec le monde. Un autre lyrisme est celui de la diffusion de ce « je », hé à la perte de la parole – comme le castrat n’a pas de heu de chant – et par l’expression d’une présence cette fois indéfinie, non inscrite dans un heu ; c’est cette fois celui de la mélodie.
19Sans doute à présent est-il nécessaire d’examiner le poème de Leopardi où cette démarche est mise en œuvre, L’infinito. Il représente un principe spirituel qui enferme la démarche poétique, principe déjà contenu dans le poème Il Primo Amore, déjà cité. C’est à la fois un texte très fermé, par la forme close de l’idylle – et la fermeture est amplifiée par l’écho entre « caro » et « dolce » – soumise aux lois de la suavità – par le choix des mots – ce qui en fait un chant et une pièce particulièrement harmonieuse, narrant l’expérience d’un sujet, « me » en direction d’une transcendance, et donc un lyrisme. Mais en même temps, on peut être sensible à l’étrangeté des mots, qui ne témoignent plus de l’expérience humaine, et de l’impression de progression qui donnent l’idée d’une découverte jamais satisfaite et inquiétante, comme le soulignait Giorgio Agamben28. C’est donc un heu diffus, qui devient très vite abstrait, sans forme, assez semblable à un paysage de l’origine, alors que le temps dérive avec le sujet – à la fois toujours et une fois. Ni temps ni heu reconnaissables : « je » est ici et là-bas, comme resserrant en lui toutes les possibilités du temps et de l’espace. On assiste donc à une expérience générale de dilatation, au-delà de la fïnitude, qui est proche d’une vocalisation – et en ce sens, sous son aspect sensible, c’est bien d’un chant qu’il s’agit, par un jeu d’enchaînement sur les voyelles – qui nous approche de ce que je proposais sur le castrat. Ce poème joue des effets de son29 et non des effets d’harmonie, pour reprendre les mots du Zibaldone ; à cette époque du reste, on privilégie la vocalisation à la consonantisation en poésie.
20Cette voix lyrique, qui fait toute la modernité de Leopardi, puisqu’elle rompt avec la nécessité du sens, est au voisinage du bruit, parole confuse, mot fermé au concept, qui désigne la chose dans sa présence et donne l’impression qu’on attend quelque chose, comme dans l’Infinito. Les effets de son constituent un arrière-pays de la parole, qui n’arrive à être que par un système d’échos, renvoyés par les objets, dans le poème, qu’on peut comparer à la stanza, la chambre telle qu’elle apparaît dans Silvia : « elles résonnaient les chambres calmes de ton chant incessant30 ». C’est un heu où la voix se transforme et où l’on perçoit la rumeur du dehors comme une gigantesque modulation, ce qui est un lieu d’imagination pour Leopardi. Ainsi le murmure de la pluie devient-il plainte lorsque le poème se met à résonner, à vibrer des vibrations du monde, ce qui est la tâche du poète : trouver dans les paroles un écho de l’être. Il n’y a donc pas refus de la représentation, et recul des images au profit de quelque voix mystérieuse, ni reconnaissance de l’impossible écriture d’un souffle31. C’est-à-dire que le heu que constitue Leopardi dans les Canti n’est pas allégorique ; la poésie continue de faire croire qu’elle montre la réalité. Mais cette réalité est gênée par une ombre, qui n’arrive pas à constituer véritablement une image et qui vise à recomposer le bruit, pour atteindre la présence et ainsi devenir chant. Car toute la matière sonore est insérée dans une forme régulière et harmonieuse, c’est-à-dire qu’a heu à la fois le lyrisme de l’harmonie et le lyrisme de la mélodie. L’Infinito, dont le statut de manifeste poétique a été depuis longtemps repéré, se trouve au croisement des deux axes dont je parlais précédemment, qui fait qu’il semble à la fois une expérience de transcendance et une expérience de dilatation, symbole christique que je mettrai en rapport avec la pratique baudelairienne du croisement, repérable dans La Mort des amants par exemple.
21C’est d’un fait expressément corporel qu’il s’agit dans la poésie léopardienne, lié au souffle. La poésie devient événement corporel, à la coïncidence du corps et de la parole, auquel tend le langage poétique – je rappellerai l’attrait de Leopardi pour le corps soufflant, dans l’A un vincitore nel pallone –, et ouvre la vaste perspective de la raucité, qu’il faut commencer dès Rousseau avec l’association de la voix au cor32. Je crois qu’un des exemples les plus significatifs de cette conduite poétique se trouve dans ces lignes de Marcehne Desbordes-Valmore, que relève Sainte-Beuve dans les Portraits contemporains (1855) :
A vingt ans des peines profondes m’obligèrent de renoncer au chant, parce que ma voix me faisait pleurer : mais la musique roulait dans ma tête malade, et une mesure toujours égale arrangeait mes idées, à l’insu de ma réflexion. Je fus forcée de les écrire pour me délivrer de ce frappement fiévreux, et l’on me dit que c’était une élégie33.
22L’auteur y donne le poème comme né de la perte, d’un renoncement au chant. Ce qui roule dans la tête – « point antérieur où les choses mêmes sont comme grosses d’idées » dit Valéry – c’est aussi l’expérience de Leopardi dans Il Primo Amore et dans L’Infinito. Cela suppose bien sûr une grande fragilité – comme le castrat et le rossignol, le poète a la poitrine fragile34. L’épreuve de la voix est donc de très près liée à la mort qui apparaît comme une promesse, une possibilité de l’infini : toute poésie est un voyage vers le monde des ombres. L’une des lectures du mythe d’Orphée et Eurydice représente l’impossibilité de la superposition entre la voix et le langage. D’Eurydice, on ne peut atteindre que le souffle, qui est comme une ombre, et le souvenir de la présence dans le beau chant d’Orphée.
23La modernité de Leopardi, c’est donc, pour reprendre les termes hégéliens, l’idée d’un croisement de la voix de mort et de la voix de conscience, que je place en correspondance avec le croisement de la mélodie et de l’harmonie, deux propensions humaines qui sont équilibrées dans cette pensée poétique. Elle est paradoxale puisqu’elle recherche le moyen d’équilibrer les deux, de faire se rencontrer l’intimité, le secret de l’être, son destin de mort, avec le monde, l’équilibre harmonieux du monde, ce qui est anticiper sur l’oxymore baudelairien – les craquements sous-jacents au rythme de la mer dans La Musique ou la fêlure de La Cloche fêlée. L’acte de la poésie n’est pas expression dense et pathétique d’une souffrance humaine, mais un des actes par lesquels une conscience se libère de l’errance et de la fragmentation pour s’établir dans un réseau de significations et de chiffres qui en assurent l’unité, événement souvent comparé à l’éclair, dans les Canzoni.
24C’est par rapport à la musique que cela peut être compris, et cette pensée habite le poète, contre celle de l’image. Et je voudrais insister, au terme de cette étude, sur la proximité entre les expériences sonores et les expériences poétiques, au début du xixe siècle. Une rêverie ancienne sur le diphonisme arrive alors à maturité. Le rêve du parler double se trouve déjà dans Diodore de Sicile qui conte des Taprobanes, pourvus d’une langue fendue jusqu’à la racine, qui permet d’imiter des sons humains et des sons animaux, donc de parler en même temps à deux individus35. Dans la décennie 1830-1840, un courant se dessine assez nettement : Benetti, dans ses Recherches sur le mécanisme de la voix humaine, en 1832, présente la voix « orotunde », que les Romains utilisaient pour parler avec la voix des Grecs, semblable aux premiers cris des enfants, qui serait, pour l’auteur, « la seule voix qui convienne à la majesté des vers d’un Milton ou d’un Shakespeare » ; mais aussi « la voix sombrée », dite aussi « voix en dedans » associée au cor de chasse présentée par MM. Diday et Pétrequin dans une Galette médicale de 1840 qui détaillent le « mécanisme de sombrer », lequel est analysé, dans le Mémoire sur la voix humaine de Manuel Garcia (1847), en « sons rauques et sourds ». Cette double voix, elle est aussi l’ironie baudelairienne.
Notes de bas de page
1 Voir H. Berlioz, « Euphonia ou la ville musicale », Soirées de l’orchestre, Michel-Lévy, 1852.
2 Cité par W. de Kempelen, Le Mécanisme de ta parole, suivi de la description d’une machine parlante, Vienne, 1791.
3 G. Herder, Idée pour servir à l’histoire philosophique de l’humanité, 1784 : « Ce n’est que par la parole que l’esprit engourdi de l’homme fut éveillé, ou plutôt que sa faculté de penser oisive et morte fut animée et mise en action ».
4 Les Fleurs du mal, « La Musique », LXIX.
5 G. Leopardi, Canti, Bologna, 1824, Il Sogno [Ahi ahi, che cosa e questa/ Che morte s’addimanda ?].
6 J’utilise ce mot dans l’emploi qu’en fait Y. Bonnefoy depuis L’Acte et le lieu de la poésie (1958).
7 « La Sera del di di festa », [Dolce e chiara è la notte e senza vento, /E queta sovra i tetti e in mezzo agli orti /Posa la luna, e di lontan rivela /Serena ogni montagna).
8 On relève « ti posi » 4, « riposa » 14, « senza posa » 31, « greggia che posi » 105.
9 « Canto notturno di un pastore errante dell’Asia », [si che, sedendo, più che mai son lunge/Da trovar pace o loco).
10 Voir le Zibaldone, Milano, Mondadori, 1997, fr. 4293, 21 septembre 1827, [un’apparenza di vastità].
11 Angelo Mai, [Natura /parlo senza svelarsi].
12 Monumento di Dante, [Qual può voce mortai celeste cosa/Agguagliar figurando].
13 A Silvia, [Porgea gli orecchi al suon della tua voce/Ed alla man veloce/Che percorrca la faticosa tela).
14 Zibaldone, op.cit, fr. 4359.
15 Canto notturno, [ed uno spron quasi mi punge].
16 Sur le monument de Dante, [Voi spirerà l’altissimo subbietto /Ed acri punte premerravi al seno].
17 Ces termes de récitatif et d’aria montrent que les formes de l’opéra ne sont pas indifférentes à cette évolution. Avec Gluck, le récitatif précisément se libère de l’air et ouvre une modernité musicale qui anticipe donc sur la modernité poétique (ce qui est sensible si l’on compare les livrets de Métastase et les Canti de Leopardi). Au reste, cette invention de la mélodie poétique fait que l’accompagnement instrumental du texte prend une tout autre valeur.
18 Canto notturno, [che vale…la vostra vita a voi ? ] [A che tante facelle ?] [E funesto a chi nasce il di natale].
19 Ultimo Canto di Saffo, [Incaute voci /Spande il tuo labbro : i destinati eventi/Move arcano consiglio].
20 All’Italia, [Io credo che le piante e i sassi e l’onda/E le montagne vostre al passagere /Con indistinta voce/Narrin…].
21 La Sera del di di festa, [Un canto che s’udia per li sentieri/Lontanando morire a poco a poco/Gia similmente mi stringeva il cuore].
22 Canto notturno, [morir, questo supremo scolorar del sembiante].
23 Cette position negative de la nature n’est contrariée que dans La Ginestra, où l’on voit des hommes s’unissant fraternellement pour déjouer les pièges de la nature hostile.
24 Propos de Riccardo Pineri, Leopardi et le retrait de la voix, Vrin, 1994.
25 Zibaldone, op. cit., pour septembre 1821 (frag. 1663-1666) : « il di lei singolare effetto non deriva dall’armonia in quanto armonia ma da cagioni estranee dell’armonia, e quindi allateoria della convenienza e del bello » [son effet singulier ne provient pas de l’harmonie en tant qu’harmonie, mais de causes étrangères à l’essence de l’harmonie, et par conséquent étrangères à la théorie de la convenance et du beau].
26 Voir C. Lévi-Strauss, Regarder., écouter, lire, Pion, 1993.
27 Voir en particulir Béatrix (1839).
28 G. Agamben, Le Langage et la mort, Bourgois, 1991, p. 133-145.
29 On peut rapprocher cela de la Stimmung, pour 1 leidegger la tonalité, « un mode au sens musical d’une mélodie qui donne son ton à l’être de l’homme », Agamben, op. cit., p. 108.
30 A Silvia, [Sonavan le quiete Stanze..al tuo perpetuo canto].
31 G. Herder, Traité de l’origine du langage (1772) : « Chez eux, on ne les écrit pas [il s’agit des voyelles pour les Hébreux) parce qu’elles n’ont pu être écrites. Leur prononciation était si vivante et si finement organisée, leur souffle était si spirituel et si éthéré qu’il s’évaporait et n’a pu être contenu dans les lettres , PUF Ecriture, 1992, p. 38.
32 Je citerai ici le texte de M. Leiris, dans Openatiques qui décrit la voix de Max Lorenz : « voix usée, voilée qui semble déchirer la gorge pour sortir…émeut d’autant qu’on la dirait cherchée au fond des entrailles et remontée à grand’peine », POL, 1992, p. 83.
33 Voir C. Planté, « Ce qu’on entend dans la voix, notes à partir de Marceline Desbordes-Valmore », Penser ta voix, La Licorne, 1997, p. 87-105. L’auteur remarque que cette poétesse représente une « poésie du cri », pour Barbey d’Aurevilly, Aragon, Bonnefoy etc.
34 A une époque où le développement de l’imprimerie, la scolarisation, laissent prévoir un recul des pratiques de l’oralité.
35 W. De Kempelen, op. cit., p. 152.
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