Le corps chinois
p. 61-72
Texte intégral
1Pour le xviiie siècle, le corps est encore une machine harmonique. Cette harmonie, c’est tout à la fois la marque divine à l’intérieur du corps, une loi de nature qui permet d’atteindre au bonheur, et une manière de définir l’état de santé. Le corps semble un appareillage soumis à des lois physiques : l’horloge, la fontaine et particulièrement l’instrument de musique. On trouve cette dernière image dans Bacon, en 1639, pour qui la Nature donne des tempéraments pour le corps, « comme la parfaite harmonie d’une lyre, et par un concert accompli1 » ; elle est ébauchée dans Platon, et apparaît ensuite régulièrement, surtout lorsqu’il s’agissait de décrire le corps cosmique : Gui Le Fèvre de La Boderie écrit dans sa préface aux Trois Livres de la vie de Ficin (1581), qui sont des traités consacrés à la médecine astrologique :
Du cerveau procèdent les nerfs en sept accouplements, qui sont comme les tuyaux et organes du sentiment. Voylà les principales chordes de l’instrument humain, qui doyvent estre bien accordées entre elles, à fin que de toutes résulte une parfaite Consonance et Harmonie, qui est la santé. Car tout ainsi qu’en votre luth et Pandore, si les cordes et nerfs ne sont duement accordés par ensemble, de sorte que les chanterelles respondent convenablement aux grosses, les secondes aux quartes, et toutes l’une à l’autre, il en provient une dissonance qui vous offense les oreilles délicates2.
2Le matériel métaphorique évolue avec les progrès de l’organologie3. Diderot, qui connaît cette façon de figurer l’homme comme tout philosophe de son époque, et même un peu plus puisqu’il a traduit Shaftesbury, va poursuivre cette métaphore et l’interroger jusque dans son dernier écrit, les Éléments de physiologie. Si l’on considère que l’état optimal du corps est dans l’harmonie, cela ne signifie pas que cette notion aille de soi ; l’harmonie en musique est au xviiie siècle, plutôt que représentant l’harmonie céleste par le nombre, un fait expérimental décelable à l’oreille. Ainsi, le corps pensé comme un instrument de musique ne correspond pas alors à un corps cosmique. L’harmonie est une question de mécanique et l’instrument de musique, luth, viole, clavecin, est considéré sous le rapport de sa construction : un lieu de tension entre une armature et des cordes, dont le calcul rend compte. C’est pourquoi l’attention s’est portée sur la vibration de la corde plutôt que sur le concert : le principe vital est analogue à la vibration des cordes des instruments de musique ; il faut y ajouter un second appareillage métaphorique, celui de l’écoulement, dans les canaux, des esprits par lesquels agit l’âme, chez Descartes et ses successeurs. Aussi, sous le terme harmonie, faut-il entendre non plus la musica humana de la tradition boécienne, mais un principe de contagion, de transmission du mouvement comme on l’observe dans les ressorts d’une poulie ou les sautereaux d’un clavecin. Toute l’activité humaine, selon ce schéma mécaniste, est conçue en termes de projection vers l’extérieur, à partir d’une excitation, particulièrement la projection de mots, comme l’indique L’homme machine de La Mettrie (1747).
3La mécanique corporelle est d’une grande fragilité, du fait de cette forte tension unissant contradictoirement les parties, qu’on appelle ton ou accord. Puisque tout n’est que fibre, dans l’instrument de musique comme dans le corps4, la mauvaise disposition d’un élément cause la discordance autant qu’un environnement mal adapté aux humeurs :
Galien explique la manière dont l’inanition et la réplétion font la convulsion, par l’exemple des cordes de violon. Il dit que de même que les cordes d’un violon se raccourcissent, et se cassent dans un temps fort humide ou fort sec […] de même que les nerfs se raccourcissent quand ils sont trop remplis ou trop desséchés5.
4Nous n’en sommes pas encore, en ce début du xviiie siècle, à trouver une jouissance dans une maladie comme la mélancolie, cas de dissonance majeure. L’homme instrument reste donc de l’ordre de la métaphore, voire du Heu commun produit dès qu’il est question de sensation, et ce n’est en fait qu’avec Charles Bonnet que l’analogie entre fibre et cordes sera réévaluée6.
5Quelle conscience du Moi un tel dispositif offre-t-il ? C’est sans doute la question que se sont posé Diderot et Rousseau qui, à partir des années 1760, tentent d’élucider cette délicate notion qui reste confuse jusqu’à la fin du siècle. Entre le séjour du Moi que Descartes place au plus secret de l’individu, et son lieu d’expérimentation, le monde extérieur, il existe une zone transitoire, le corps physique, qui n’est qu’une machinerie destinée à véhiculer les informations ; le Moi est un observateur d’ordre divin qui a, à peu de choses près, le rôle d’un batteur de mesure, et garantit dans l’intérieur du corps la loi harmonique. Cela donne le « petit harpeur » de Diderot, confondu dans la conclusion des Éléments de physiologie, comme n’étant « ni anatomique », ni même « dans le lieu7 ». La peau, en attendant de devenir l’organe général qui unit tous les organes comme une toile d’araignée, n’est rien de plus qu’une sorte de toile servant à protéger la machine humaine. Il n’y a donc pas de différenciation entre le corps et la conscience du corps pour la raison que toute cette machinerie humaine est tournée vers l’extérieur : pour produire des odeurs, des vapeurs, voire la « matière morbidique » dont l’expulsion signifie la mort – pour Boerhaave, l’illustre médecin de Leyde, dans ses Institutions médicales, 270 – et plus particulièrement les mots ou les cris. Les mécanismes du corps ont fonction d’expulser des signes marquant le Moi et c’est cette opération qui le définit. De la même façon, la médecine ne conçoit pas le corps comme un heu fermé : on en retire les substances en excès, causes des maladies, d’où le recours constant à la saignée.
6Or, dans la première moitié du xviiie siècle, une autre pensée du corps est proposée aux esprits curieux, pensée qui contredit fortement la représentation qui a cours dans l’espace de la pensée classique, et qui va se trouver mêlée à l’élaboration d’une sensibilité et d’une image du monde qui s’épanouira ensuite avec le Romantisme. C’est ce que je voudrais présenter ici.
7La Chine au xviiie siècle fascine : c’est une figure de l’Autre pour une époque avide de comparaisons, c’est un lieu des origines et c’est aussi un pays sur lequel les Français ont des informations régulières depuis l’établissement des Jésuites et la correspondance suivie des missionnaires. Mais la Chine paraît immobile, sans cette « inquiétude », comme on dit au siècle des Lumières, si nécessaire au progrès, particulièrement à celui de la médecine : les Chinois ne pratiquent pas la dissection qui est en Europe la source de toutes les observations médicales. Aussi sont-ils le plus souvent présentés comme peu inventifs. La pratique médicale chinoise consiste à écouter et agir sur l’extérieur du corps, par l’examen du pouls, l’acupuncture, la moxibustion, tout cela entouré d’origines légendaires. Elle remonte en effet au Traité du froid nocif de Zhang Zhangjing (vers 200-210), qui s’inspire du Traité des fièvres, ouvrage plus ancien attribué à l’empereur légendaire Juang-Di (2 av. JC). Au iiie siècle, la première monographie traitant du pouls est composée, le Mai Jing, par Wang Shu He, qui rassemble les données de l’époque et restitue « les règles du pouls » : vingt-trois sortes aux noms variés.
8Les médecins chinois jouissent donc d’une certaine célébrité en Europe : Athanase Kircher dans La Chine 8 ne s’y attarde guère, mais Les Secrets de la médecine chinoise 9 (1671), donnent l’essentiel des « secrets » du pouls, et introduisent la personne du médecin qui doit avoir « la main fort légère, la peau délicate, les esprits rassis10 ». Le refus d’ouvrir le corps ne signifie pas cependant qu’on ne le conçoive comme un monde ; au contraire les parties du corps sont en relation étroite avec tout le monde extérieur, objets, saisons, animaux : l’empreinte céleste y est particulièrement appuyée, autant que la conscience de la limite. La peau fait clôture et il y a de ce fait une pensée de l’intérieur du corps comme un monde véritablement organisé sans être organique, sans l’autorité d’un « petit harpeur ». Car ce que les Chinois observent, c’est le mouvement, et pour cette raison la dissection n’offre pas d’intérêt. La vie, le Moi, c’est le mouvement, pensée à laquelle peu à peu la médecine européenne va se ranger, particulièrement celle de l’école de Montpellier. L’unité – selon le principe d’Hippocrate, le Newton de la médecine – est privilégiée par rapport à l’anatomie qui ne donne qu’une illusion de vie.
9Cela ne signifie par pour autant que ce corps soit un chaos dont seule une métaphysique embrouillée pourrait rendre compte. On y trouve aussi une harmonie, du moins c’est ainsi que le nomme Du Halde, jésuite qui a longtemps vécu en Chine et est le principal pourvoyeur de ce savoir. Mais cette harmonie merveilleuse, divine, pour « accorder le haut avec le bas », nul ne la connaît puisque c’est « un trésor qu’on a perdu et qui n’a jamais pu se recouvrer11 ». Il ne demeure que des bribes dont le traité du pouls de Ouang Chou Ho que publie Du Halde et qui va faire connaître définitivement aux Européens le corps chinois12.
10Ce corps est un espace occupé par des fluides ; c’est ce que précise Diderot en 1748 dans sa présentation du Dictionnaire de médecine de James : « ils ont imaginé une espèce de circulation de fluides dans le corps humain, d’après un mouvement périodique des cieux, qu’ils disent s’achever cinquante fois dans l’espace de vingt quatre heures13 ». Cette pensée du fluide que Diderot note n’est pas celle des esprits animaux s’écoulant dans les canaux ni de la machine hydraulique de Stahl14 ni celle encore dont parlera Rouelle lorsqu’il suivra ses cours. Ce n’est pas la pensée d’une machine, d’une tension entre des parties, mais celle d’un monde inconnu, comme agité de vagues, singulièrement vivant, qu’on ne peut que toucher. Le sang, fluide réel mais invisible – puisqu’on ne pratique ni saignée, ni dissection –, a pour cette raison le statut d’un fluide imaginaire.
11L’article « Pouls » de l’Encyclopédie, dû à Ménuret de Chambaud, qui rassemble les connaissances de l’époque et consacre une grande partie aux « Doctrine des Chinois sur le Pouls », marque clairement la sympathie des parties du corps et le rapport du pouls aux grands rythmes saisonniers et naturels. En même temps chaque organe est doué d’une vie propre, individuelle. C’est-à-dire que le corps n’est pas régi par des lois physiques mais suit un mouvement naturel comme celui du flux et du reflux, pour lequel l’Académie des Sciences a beaucoup d’intérêt depuis la fin du xviie siècle. Le corps constitue un monde à l’écart des apparences, à économie propre et fermée. Et la peau, de ce fait, apparaît véritablement comme une frontière qui dessine un monde, isole et conserve les bruits. La médecine chinoise s’occupe de percevoir ces mouvements internes parfois comparés à des flots.
12Parfois seulement, car les notations de toucher qui sont indiquées sont si variées et si éloignées de la nomenclature française qu’elles parurent particulièrement grotescjues ; dans Les Secrets de la médecine, on relève parmi les trente espèces de pouls : celui « comme une perle bien arrondie », le pétillant, « comme un pois qui bout dans la marmite », et plus grave, signe de mort infaillible, celui « qui se meut comme une perdrix qui court un peu et puis s’arrête et se cache tout à coup », le pouls résonant, « celui qui se découvre sous le doigt qui pince légèrement comme serait une corde de soie tendue ». Ménuret, quant à lui, y ajoute tout ce que mentionnent les livres de l’époque15 : « le mouvement des feuilles qui tombent des arbres par intervalles non réglés » ou bien « un poisson qui nage ayant la tête ou la queue immobile » ; tout cela forme donc un monde étrange, comme un rêve.
13Ces pulsations sont décrites par comparaison avec un mouvement ou un objet quotidiens, ce qui permet de les différencier, mais en outre le bruit que le mouvement suggère n’a pas vraiment de son et n’est perceptible que par un autre sens, le toucher ; chaque mouvement est en proportion des autres, si bien que sans confusion, il semble s’inscrire dans une échelle harmonique, et donc composer des consonances ou des dissonances ; il y a rythme, il y a intensité, la hauteur et le timbre se déduisent de la qualité propre du flux sanguin ; tout cela renvoie à l’harmonie perdue mentionnée par Du Halde. Il y a du bruit à l’intérieur du corps chinois de même que le corps, pour Platon, bruit pour que l’âme exilée perçoive encore les sons du paradis perdu et ne s’enfuie pas16. Le médecin chinois – cela paraît bien ridicule à Le Comte – écoute ce bruit en touchant le malade comme un instrument de musique : le corps est composé de touches, que le médecin presse après une sorte de prélude. Mais on dépasse ici la simple ressemblance de posture17 ; le médecin claveciniste accède à l’harmonie muette qui réside dans le corps et sent par le toucher ce qu’un instrumentiste ordinaire transformerait en ton18. Le Comte est sur ce point le premier informateur :
Ils touchent le pouls d’une manière à faire rire ceux qui n’y sont pas accoutumés. Après avoir appliqué les quatre doigts le long de l’artère et pressé fortement et uniformément le poignet du malade, ils se relâchent peu à peu jusqu’à ce que le sang arrêté par ce pressement ait repris son cours ordinaire. Ils recommencent un moment après à serrer le bras comme auparavant ce qu’ils continuent assez à diverses reprises. Ensuite, comme des gens qui voudraient toucher le clavecin, ils élèvent et abaissent les doigts successivement l’un après l’autre, appuyant mollement ou avec force, quelquefois plus vite, et quelquefois plus lentement jusqu’à ce que l’artère réponde au toucher, que le médecin remue ; et que la force, la faiblesse, le dérèglement et tous les autres symptômes se manifestent19.
14Cette écoute par le toucher qui rarement est signifiée par des sons réels20, pour l’auteur, permet d’accéder à la « voix de la nature ». Plusieurs témoignages attestent que c’est bien comme une musique qu’elle fut sentie en Europe. Elle rappelait une pensée qui n’est pas étrangère à l’Occident. La fin du Moyen Age avait en effet exploré cette voie21 ; la musique sans ton ni son, sans véritable consonance, celle que révèle le pouls a un nom, musica organica – à côté de la musica humana dans le système boécien ; Roger Bacon la décrit ainsi :
Alii vero motus, qui non possunt conformari sono propotionibus, ut fiat compléta delectatio sensibilis, non sunt de scientia musicae. Aliqui tamen motus alii habent consimiles proportiones, sed non possunt sono et gestui conformari in unam delectationem, ut sunt motus pulsus. Fiunt enim secundum débitas proportiones, quibus musica utitur ; sed ibi existentes non possunt referri ad auditum, sed respectu tactus tantum ; et ideo non sunt de scientia musicae. Scientia tamen eorum est subjecta et subaltemata musicae. Nam nunquam bonus erit medicus et perfectus in consideratione pulsuum, nisi sit instructus in proportionibus musicae, sicut docent auctores medicinae22.
15Marquet, médecin de Nancy, dans un ouvrage de 1747, dont Ménuret ne fera pas grand cas, propose une notation musicale du pouls et le rapporte à des mouvements de danse ; c’est ainsi que le pouls naturel est réglé comme un menuet. Marquet est résolument mécaniste – il pense le cœur comme un balancier, les artères comme des roues, les nerfs des cordages –, mais dans la réédition de son gendre Buchoz, en 1769, cette notation qui n’était qu’un support de la mémoire devient système :
Le pouls fiévreux qui bat plus fréquemment pourra par conséquent selon les observations que nous avons faites très bien s’accorder avec la mesure des contredanses, le pouls lent est assez semblable pour la cadence à l’air d’une musette, et le pouls intermittent à celui d’une gigue.

16Il ajoute enfin : « qui ne sait si au commencement de la créature, il n’y a pas eu une certaine affinité établie par le Créateur entre le mouvement du Pouls et notre chant, tout paraît l’indiquer23 ». Un peu plus tard, dans le Traité des effets de la musique sur le corps humain de Roger (1758), le corps humain, « machine animale » est encore « organisé » comme un instrument de musique ; mais il faut noter l’importance donnée aux fluides et le fait que ce corps est « animé » par un rythme à deux temps, qui est le « principe universel de la nature », qui suit les lois de la musique24. L’Occident, par les termes de « voix de la nature » ou de « principe universel », renoue d’une certaine manière avec le corps cosmique habité de musique et s’ouvre à l’idée d’une « autre » voix de l’être. Ces mouvements du corps perçus par le pouls ont pour cause l’élasticité des artères, la forme et la position des organes, et peuvent signifier des traits de caractère, des passions, des situations, tout cela sans articulation ; ils ne diffèrent de la musique que par l’absence d’image sonore : c’est donc bien d’une voix – muette – qu’il s’agit. Le Romantisme va cultiver cette pensée du corps et écouter ce que Josef von Eichendorff en 1811 nomme « eigentümliche Grungmelodie » :
tout le monde ne s’applique pas ni ne fait des efforts au fond, pour donner une forme, à l’extérieur, à l’étrange mélodie qui est donnée à chacun au plus profond de son âme, qui varie selon les individus, et que personne n’arrive à exprimer tout à fait comme il se l’imagine25 ?
17que l’on ne peut vraiment exprimer complètement, et qui souvent se traduit par des gesticulations, pour lui donner une forme. Cette visualisation de la musique intérieure, déjà, les dignitaires chinois la pratiquaient par des danses qui exprimaient leur perfection intérieure.
18Cette voix posée comme une présence intérieure, dans l’espace du corps, faite de silence et se changeant en geste ou en parole lyrique, pose la question de la poésie en même temps qu’elle redéfinit l’être. Elle constitue le corps en lieu, où peut naître du langage – et particulièrement lieu des origines, où s’accomplit le phénomène même de la vie. Peut-être l’imaginaire européen, qui considère que la langue chinoise exprime, par les accents, « l’âme » des mots, ce qui ne s’écrit pas, si bien que les Chinois chantent plutôt qu’ils ne parlent et que leur langue est celle des origines, est-il à considérer26. Le Comte rappelle également que la langue chinoise est une espèce de musique du fait de « l’art de multiplier les sens sans multiplier les paroles27 ».
19Ces rêveries sur la langue chinoise, cette chimère du corps et de sa muska organica, montrant un nouveau monde sous l’ancien et découvrant sous l’apparence de l’être un autre être sans définition ni contenu défini, mais présent, tout cela constitue une expérience de la poésie. Il ne s’agit pas ici d’anticiper sur une modernité qui vient au siècle suivant ; bornons-nous à penser qu’il s’agit là d’un des moments où les Lumières rencontrent l’irrationnel. Pour un être sensible comme Diderot, cependant, il y a bien glissement de la position de philosophe à celle de poète.
20Revenons au Traité du pouls de Ménuret (1768) ; il se propose de « débrouiller » la pensée chinoise et de la « dépouiller du style énigmatique et oriental qui l’obscurcissait28 » ; comprenons : retourner vers le Heu commun de l’homme instrument :
L’homme est, suivant le Chinois, par le moyen des nerfs, des muscles, des veines et des artères, comme une espèce de luth ou d’instrument harmonique dont les parties rendent divers sons, ou plutôt ont une certaine espèce de tempérament qui leur est propre, à raison de leur figure, de leur situation et de leurs différents usages. Les pouls différents sont comme les sons divers, et les diverses touches de ces instruments, par lesquels on peut juger infailliblement de leur disposition ; de même qu’une corde plus ou moins tendue, touchée en un lieu ou un autre, d’une manière, ou plus forte ou plus faible rend des sons différents et fait connaître si elle est trop tendue ou trop lâche29.
21On peut être sensible, dans ce texte repris mot pour mot de Du Halde, à l’imprécision des termes, et à l’incohérence que constitue un luth dont les parties rendent divers sons. Visiblement, l’encyclopédiste Ménuret est embarrassé. Car il semble bien sentir une sorte d’incompatibilité entre les systèmes métaphoriques ; comparer le corps avec le luth lui paraît acceptable, mais non les manières de désigner les différents pouls, qu’il a longuement énumérées. Et, explique-t-il, « les objets qui ont servi de point de comparaison ne sont rien moins que fixes et décidés, chacun peut souvent s’en faire une idée très différente ; il y en a même qui ne présentent aucune image sensible, qui n’offrent aucun sujet d’analogie ». Il cite : l’eau qui glisse à travers une fente, l’homme qui défait sa ceinture. De même, la structure « familiale » des organes – « la mère chargeant l’enfant, c’est-à-dire que les reins communiquent leur mal au foie » – le déroute un peu. Ménuret cependant considère que son propre savoir est borné et que les Chinois ont « une application singulière dont nous sommes peu capables ».
22Tout ce qui déroute Ménuret, c’est l’occupation du corps par des images qui s’accordent bien peu avec le langage médical de l’époque, lequel vise aux vérités « objectives », et font du corps humain un corps cosmique déformé, montrant le monde du côté du revers. On peut penser que Diderot, qui a pris l’homme comme sujet d’étude, a de semblables interrogations. Cette fonction poétique du corps qu’on trouve dans les Eléments de physiologie et qui heurte Ménuret, en quoi consiste-t-elle ? Le soupçon d’un irrationnel, que conserve le corps dans son secret, qui est tout le sujet du Rêve de d’Alembert, que le langage échoue à décrire, et dont la musique peut donner une idée. C’est-à-dire un lieu des origines, que Diderot conçoit comme un fluide30 et la conscience de quelque chose qui est en nous et cependant inaccessible à l’immortel que nous croyons être, mais qui nous définit profondément. C’est le heu du Moi, installé dans une épaisseur corporelle et séparé du lieu du savoir, le seul que considère la pensée classique. Cette fracture est une trace de la nouvelle sensibilité, qu’on peut nommer préromantique, qui va inventer un espace intérieur vierge de tout discours, par lequel peut se concevoir le Moi, et où se fomente le discours. En même temps qu’il fait image de la vie, ce lieu est aussi pourvoyeur de l’idée de mort liée à la pensée des origines, et de folie par la confusion du lieu du Moi et du lieu du savoir. Il est fait de solitude et de silence comme celui de la parole primordiale :
A toute heure n’est-il pas en ton pouvoir de te retirer au dedans de toi ?
L’homme n’a nulle part de retraite plus tranquille, ni où il soit avec plus de liberté que dans sa propre âme31.
23Toutefois, pour retourner à mon propos de départ, je voudrais conclure par deux observations qui sont de l’ordre de l’histoire des idées. La première concerne le fléchissement notable que la médecine française va connaître de cet apport chinois, précisément analysé par Jacques Proust32. Les médecins de la Faculté de Montpellier, restée plus hippocratique que celle de Paris, et où se concentre l’intérêt pour la médecine chinoise33 vont mettre à profit cet enseignement qui pousse les recherches dans la direction d’une médecine clinique qui sera celle du xixe siècle.
24Un retour également à la question des fluides. Le fluide comme la corde vont fournir les appareillages permettant de rêver l’harmonie première, qu’on va chercher au xixe siècle dans l’univers et non plus seulement dans le corps ; l’une des postulations est d’ailleurs d’intégrer de nouveau le corps dans l’harmonie de l’univers. La corde va devenir harpe éolienne, sorte de grande lyre d’Orphée. L’électricité, puis le champ magnétique, par le biais de l’illuminisme, vont fournir, dès le xviiie siècle, des fluides de choix pour accéder à l’irrationnel34. Et le médecin claveciniste, comme je le disais plus haut, sera le poète.
Notes de bas de page
1 F. Bacon, La Sagesse mystérieuse des Anciens, desmontrée en l’explication morale de quelques-unes de leurs Fables, Paris, Roger, 1639, p. 397. L’allusion à la lyre renvoie au titre de ce chapitre « Orphée ou la Philosophie » (cette « philosophie naturelle » est précisément l’harmonie, peut laisser supposer un souvenir du Phédon où se trouve cette métaphore).
2 M. Ficin, Trois Livres de la vie, 1581. Le Fèvre de La Boderie, outre la Préface donne six sonnets qui reprennent l’idée du luth pour désigner le microcosme humain, et la conception ficinienne de la santé marquée des neufs deux et des sept planètes.
3 Je renvoie à mon étude sur la métaphore du clavecin dans L’Imaginaire de la musique au Siècle des Lumières, Champion, 2003.
4 P.-L. de Maupertuis, dans Histoire de l’Académie royale des sciences, « Sur la forme des instruments de musique », Paris, 1726, p. 218.
5 M. Chastelain, Traité des convulsions et des mouvements convulsifs qu’on appelle à présent vapeurs, Lyon, Anisson, 1691, p. 79.
6 C. Bonnet, Essai analytique sur tes facultés de l’âme, 1760.
7 D. Diderot, Eléments de physiologie, dans Œuvres complètes, Paris, Hermann, 1987, t. 17, p. 514.
8 A. Kircher, La Chine, trad. Dalquié, Amstelodami, 1670, Chapitre III « Des villes de la Chine et des Mœurs des Habitants », p. 228 : « Les médecins […] sont très expérimentés pour le regard du pouls, par l’attouchement duquel ils connaissent les causes du mal, l’estat du malade et les symptômes de la maladie ».
9 L. A. Alemand, Les Secrets de la médecine des Chinois consistant en la parfaite connaissance du pouls, envoyés de la Chine par un français homme de grand mérite, Grenoble, Chary, 1671 (en réalité traduction de la Claris médita ad Chinarum doctrinam depulsibus de Boym qui ne paraît qu’en 1682).
10 Ibid. « Epistre ».
11 J.-B. Du Halde, Description géographique de l’empire de la Chine, Paris, 1736, t. 1, p. 273 et 279. Il était connu par les Lettres édifiantes et curieuses, publiées à partir de 1707.
12 Ibid., t. 3. p. 384 pour le Secret du pouls (Ouang Chou Ho) dont s’inspire visiblement Alemand. Pour L. Le Comte, ce traité est l’œuvre de l’empereur Hoamti, qui le composa il y a quatre mille ans, « et depuis ce temps-là, les médecins chinois ont regardé cette science comme le fondement de toute la médecine », Nouveaux Mémoires sur l’état présent de la Chine, Paris, Anisson, 1696, p. 448). Cette pratique médicale n’est jamais séparée de l’acupuncture.
13 Dictionnaire universel de médecine trad. de M. James par MM. Diderot, Eidous, Toussaint, Paris, Briasson, 1748 « Discours historique sur l’origine et les progrès de la médecine » t. 1, p. IX. Ce texte est repris par (aucourt dans l’article « Médecine » de l’Encyclopédie (1765).
14 Theoria medica vera, « Physiologia », IV, 5,1 Halle, 1737 : « per nervum aliquid fluit ».
15 C’est-à-dire Alemand, Du Halde, Cleyer, Boym, Le Camus.
16 Voir le Commentaire du Songe de Scipion de Macrobe.
17 On jouait en général sans le pouce à la fin du xviie siècle.
18 L’idée que l’harmonie réside dans l’instrument même lorsqu’il n’est pas touché se trouve déjà dans Shaftesbury. Le clavecin des couleurs du père Castel contient aussi une harmonie muette.
19 L. Le Comte, op. cit., t. 1, p. 447-448. Ce texte est aussi cité par Henri Fouquet, médecin de Montpellier dans son Essai sur le pouls, Montpellier, 1767. Dans Du Halde, on lit : « Quand ils sont appelés chez un malade, ils appuyent d’abord son bras sur un oreiller. Ils appliquent ensuite les quatre doigts le long de l’artère, tantôt mollement, tantôt avec force » (op. cit., t. 3, p. 382).
20 Par exemple un trémoussement senti « comme une cloche qui tremble après avoir été sonnée », L. Le Comte, op. cit., p. 448.
21 P. d’Albano (ca 1316) principalement, avec son Conciliator (Venise, 1496), ou Jacopo di Forli, dont les principales sources sont Galien et Avicenne (voir Nancy G. Siraisi, « The music of puise in the writings of Italian academic physicians », Speculum, October 1975, n°4, p. 689-710).
22 R. Bacon, Opus tertium, éd.Brewer, chap.59, p. 232 |Certains mouvements, qui ne peuvent se conformer au proportions congruentes du son, pour que se produise un plaisir complet, ne sont pas de la science musicale. D’autres mouvements cependant ont des proportions semblables aux premiers, mais n’ont pas de son et ne peuvent se confondre en un seul plaisir, ce sont les mouvements du pouls. Ils sont produits selon les proportions convenables qu’utilise la musique ; mais celles qui existent ne peuvent atteindre l’oreille, mais seulement le toucher ; et pour cela, elles ne sont pas de la science musicale. Cependant la science de ces proportions est soumise et obéit à celle de la musique. En effet, personne ne peut être un bon et remarquable physicien pour ce qui regarde le pouls s’il n’est instruit des proportions de la musique, comme l’enseignent les auteurs de médecine|.
23 F. Marquet, Nouvelle Méthode facile et curieuse pour apprendre par les notes de musique à connaître le pouls de l’homme et les différents changements qui lui arrivent, éd. Bulloz, Amsterdam, 1769, p. 166. La première édition est de Nancy, 1747.
24 J.-L. Roger, Traité des effets de la musique sur le corps humain, trad. Etienne Sainte Marie, Paris, Brunot, 1803, note 42, p. 316.
25 J. von Eichendorff, Ahnung und Gegenwart, Werke, Bd.2, Winkler, München, 1970, p. 60 |Gestikulieren, quälen und mühen sich nicht überhaupt alle Menschen ab, die eigentümliche Grundmelodie äusserlich zu gestalten die, jedem in tiefster Seele mitgegeben ist, und die der eine mehr der andere weniger und keiner ganz auszudrücken vermag, wie sie im vorschwebt ?|.
26 Alexandre de Rhodes, Histoire du royaume de Tunquin, trad. Albi, Lyon, Devenet, 1651, chap XXX, 1e partie, « Des tons et des accents » p. 209.
27 L. Le Comte, op. cit., p. 371.
28 Traité du pouls, Amsterdam, Vincent, 1768 p.xiii. Ménuret a repris ce texte pour l’article « Pouls » de l’Encyclopédie.
29 Ibid., p. 145. Dans Du Halde, t. 3, p. 380 « De la médecine des Chinois ». Dans Joseph du Mailla, Description générale de la Chine, Paris, Moutard, 1785, t. 13, p. 764-765.
30 « L’animal est d’abord fluide » (il se durcit ensuite). Diderot, Eléments de physiologie, op. cit., ch II, p. 310.
31 Encyclopédie, article « Solitude ».
32 J. Proust, lui Médecine à Montpellier du xiie au xxe Siècle, Paris, 1990.
33 Outre Ménuret de Chambaud, Bordeu et ses Recherches sur le pouls, 1754, Foucquet.
34 Les Lumières ont un intérêt particulier pour l’irrationnel, dans l’article « Théosophes » de Diderot, ou « Influence ou influx des astres » de Ménuret.
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2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007