Marsia Scoiato
p. 49-59
Texte intégral
1La Renaissance, qui longuement s’est interrogée sur les apparences et a médité le fait d’être, a donné avec le supplice de Marsyas l’une des plus fortes représentations de la mélancolie1. La victoire d’Apollon sur Marsyas est celle de la raison. Le satyre est puni de son hybris : avoir désiré égaler la magnificence du nombre, que représentent la viole d’Apollon et son arc, par le souffle de sa flûte – ou celui de la musette ou zampogna qu’on voit dans les tableaux et gravures de cette époque2. Flûte ou musette sont des instruments imparfaits qui ne font pas résonner le son en harmoniques et semblent un cri animal, venu des entrailles ; leur monodie est étrangère à la loi du nombre et la victoire d’Apollon peut donc être complète.
2La musique des cordes est tout extérieure au corps : elle est capture de la musica mundana et répète l’ordre divin du monde3. La musique de Marsyas au contraire est toute intérieure : elle fait perdre la forme du corps en déformant les joues et la poitrine4. L’écorchement ne fait qu’amplifier cette déformation première :
Cependant qu’il criait ainsi, sa peau lui fut enlevée, son corps ne fut que une horrible plaie, d’où le sang coulait de tout côté, les nerfs et les veines tremblotantes se virent à découvert : bref tout parut sans autre couverture que le sang qui en sortait5.
3Ne sont-ils pas incongrus, ce dépeçage et cette liquéfaction qui anticipent la mort, comme déformation ultime et radicale séparation d’avec l’ordre divin – alors que Pan, dans une semblable situation échappe à ce châtiment6 –, et ce chaos interne mis au jour dans la fable de Marsyas ? C’est signifier l’indispensable fin et aussi, ironiquement, souligner par dérision la malédiction de l’espèce humaine : Apollon va au-delà du désir de Marsyas qui rêva qu’il pouvait être hors de l’ordre divin, qu’il pouvait produire une harmonie semblable à celle des dieux à partir de sa seule chair, et qu’il pouvait générer un monde à partir de son souffle. En retirant sa peau, il supprime la limite entre l’extérieur et l’intérieur, comme avant la faute – lorsque l’idée n’avait pas de son ni le corps de forme ; et de cela la chair s’anéantit et toute vie cesse.
4Pourtant la Renaissance s’est fort préoccupée de l’enveloppe protectrice, de la carapace des choses et des êtres, et a multiplié les symboles de l’œuf, de l’oursin7 : tout ce qui exprime fortement la clôture. Faut-il voir dans les débuts de l’anatomie et l’ouverture des corps une actualisation du mythe de Marsyas ? Vésale8, en théorie, a le projet, hérité de la pensée galénique, de découvrir l’ordre divin à l’intérieur du corps et l’idée de déformation n’apparaît pas ; au contraire, c’est celle du sublime, de l’achèvement qui est avancée ; on pourrait presque décrire cette entreprise dans les termes de Longin :
Pour ce qui fait surtout la grandeur des discours, il en est comme des corps, c’est l’articulation des membres ; aucun d’eux, en effet, s’il est séparé d’un autre, n’a en lui même de valeur ; mais tous pris ensemble, les uns avec les autres, réalisent une structure achevée9.
5Le personnage de saint Sébastien, qui obsède également le xvie siècle est par certains aspects du parage de Marsyas. On le représente beaucoup dès la seconde moitié du xve siècle. Entre le moment où il est le vicaire du Christ, dans l’ordre du divin – un vieux centurion percé de douze flèches – et le moment où, au xviie siècle, il devient un corps souffrant jusque dans le détail – d’où l’apparition d’Irène –, il faut placer un état de la représentation qui nous intéresse ici. Je pense particulièrement aux tableaux qui sont conservés dans les musées de Milan.
6C’est alors un être intermédiaire, encore habité par le verbe divin et porteur des signes de la quiétude des élus, mais aussi porteur d’humanité par sa nudité qui en fait un être de beauté et de désir10 et un être de la transgression entre le féminin et le masculin : au reste il ne mourra pas de ses plaies11. Et les flèches qui percent sa peau sont d’abord un renforcement – il s’agit de faire un « hérisson », dit le texte de saint Ambroise – pour que cette peau ne soit qu’un vélin portant les signes divins, ou une invitation au silence, lorsque la flèche perce sa gorge ; elles sont aussi la marque d’autres bouches qui, elles, ne sont pas messagères de la louange de Dieu, mais d’où suintent une musique intérieure, primitive qui, comme le sang, attend la plaie pour en jaillir. Ce qu’écrit Mishima :
Dans sa poitrine on entendait le grondement de la mer. Parce que dans ses pupilles demeurait le mystérieux et éternel horizon que la mer laisse comme un souvenir au fond des yeux de ceux qui, nés sur ses bords, ont été forcés d’en partir12.
7Ce qui se dit à travers la représentation de saint Sébastien, c’est d’abord la possibilité d’une musique intérieure qui ne soit plus seulement l’écho de la musica mundana : c’est-à-dire la possibilité d’un chant, d’une rupture de la loi de l’harmonie, à laquelle on peut donner le nom de mélodie, et qui est toute l’étrangeté humaine.
8Ce qui me porte à imaginer que ce qui s’échappe par ces ouvertures peut être considéré imaginairement comme une musique, c’est qu’à cette même époque, un nouveau type de chanteur apparait : le tenore. Le chant précédemment était conçu dans la pensée d’une harmonie et de lignes de chant saisies dans une complémentarité et agencées selon la hauteur. Le tenore en était simplement le teneur et n’assurait que la progression du chant. Or, au xve et au xvie siècle, la voix de tenore prend de plus en plus d’importance – l’ouvrage d’Anton Francesco Doni, Dialogo della musica, va dans ce sens – perturbant l’ordonnance des lignes du cantus firmus, puisqu’elle rejoint des voix jusque là séparées, et corrompant la précision des registres : il en naît une mélodie d’accompagnement qui, niant les lignes strictes du cantus firmus, va se glisser avec légèreté entre les sons fermes ; mais, n’ayant pas de ligne, la mélodie semble jouer et de ce fait est malaisée à mémoriser ; elle s’épuise et ne connaît pas l’apaisement final du cantus firmus : elle s’éteint comme si elle mourait d’essoufflement13. Apparaît donc ce qu’on peut nommer un air ou une mélodie – on sait que par là finit par s’introduire le diabolus in musica– qui rassemble dans un seul gosier des performances sonores variées, gosier libéré de la loi du nombre et libre de varier les sons jusqu’à l’excès. Et par le castrat qui continue le tenore, on rejoint Sébastien, non par l’androgynie commune à ces deux personnages, mais par l’idée qu’ils évacuent tous deux des matières corporelles14 pour manifester la vie et même la beauté de la vie – pour l’un du sang, pour l’autre du son.
9Est-ce la raison qui commande un tel chant ? Ce sont les affetti, les passions qui étreignent le corps, et l’on est du côté de Marsyas, qui alors double Dionysos dans son opposition à Apollon. Un chant lié au souffle mais qui n’est ni plainte ni cri. Il s’insère en effet dans l’harmonie – je dirai qu’il s’y dénature – et le cri devient mélodie : c’est l’aria de l’opéra et de Voratorio qui naît en 1600. On sait qu’au xviiie siècle à nouveau le cri se fait entendre sous la mélodie, lorsque avec Rousseau, Diderot, Condillac, s’ouvre le grand courant qui cherche à saisir l’être dans sa viscéralité.
10Mais devenant mélodie – manière corporelle de faire de la musique – la musique perd le rapport étroit avec l’écrit qui avait été le sien dans le cantus et surtout dans la musique harmonique. L’harmonie s’écrit, mais la mélodie ! Les pages amères que Rousseau a consacrées à cette question sont bien connues. Convenons donc sous cette autorité que l’écrit est harmonieux car organisé, régulé, cependant que l’oral, dont les liens avec la mélodie sont assez serrés, n’a pas de mesure.
11Je voudrais à présent examiner de près cette opposition entre l’écrit et l’oral, mais en revenant un peu en arrière, c’est-à-dire avant Rousseau, qui a conduit ce problème à un ensablement définidf. Je prendrai comme document premier le Pollitico dell’Apocalisse de Jacobello Albregno15 : le Christ entouré des Evangélistes forme un univers tout entier consacré au livre ; le Verbe divin n’a pas de son, mais s’écrit et, sur le livre que le Christ tient entre ses mains, on lit : « Chi non e scriti su questi libro sara danadi ». Dans une autre partie du polyptique, on voit en effet des damnés sous la forme de squelettes au milieu d’un brasier, tenant des livres ouverts, et criant toutes mâchoires ouvertes. Criant, car par ces ouvertures informes qui n’ont évidemment pas la belle orbe d’une bouche, il n’y a qu’un cri terrible qui puisse sortir : ce qui n’est de l’écriture mais du cri, c’est, le démon. Cri, corps déformé, puantes odeurs du corps, tout cela constitue l’infernal. Hildegard von Bingen dans son opéra Ordo virtutum fait parler le personnage de Satan par une voix criarde, comme une désarticulation. Et la parole divine tout au contraire est musicale. Hildegard nous l’indique bien :
L’homme a souhaité retrouver la voix du Vivant Esprit qu’Adam avait perdue par désobéissance, lui qui, avant sa faute, étant encore innocent, avait une voix semblable à celle que possèdent les anges16.
12La voix des anges n’a pas de composante corporelle : elle n’a pas de son, elle est une onde17. Et dès le xive siècle vont apparaître les anges dans la peinture de Carpaccio ou de Bellini, anges munis de leurs instruments à cordes poursignifier cette harmonie, et le silence de la peinture n’est-il pas la forme la plus haute de l’harmonie lorsque tous les sons se sont rejoints ?
13L’idée troublante que les choses et les êtres ont un intérieur, qu’ils sont aussi de l’invisible, se trouve comme tant de pensées fondatrices pour l’Occident dans la Commedia de Dante. Je voudrais mettre en lumière les interrogations du Dante sur l’inspiration poétique. On trouve dans le Paradisio (I, 19) une référence à Marsyas :
Entra nel petto mio, e spira tue
Si’come quando Marsia traesti
Della vagina delle membra sua18.
14Dante recourt ici au satyre pour signifier l’acte de poésie qui va aussi être une expérience de la beauté : être rempli du souffle du dieu comme une sorte de baudruche qui va se trouver ainsi vidée de ses chairs ; on jette la chair pour ne conserver que la peau. L’enveloppe du corps pourtant n’est pas l’objet d’un grand intérêt de la part de Dante : elle donne à l’homme cette ombre grossière et épaisse qui l’empêche de pénétrer autrui19 et elle recouvre les habitants du Purgatoire ; c’est le scoglio, la peau du serpent qui mue ; Dante signifie par là que c’est le lieu des sens qui conservent encore trop de pouvoir et qui ne résistent pas aux charmes, à la musique de Casella par exemple. Aussi Caton crie-t-il de dépouiller cette peau !
15Dans le cas du poète bien sûr ce n’est pas la peau qui importe, mais le souffle immatériel et divin ; la peau ne fait que le rendre accessible aux humains qui ne sauraient le deviner. Cependant le mot que nous lisons dans les vers cités plus haut est vagina, le fourreau puis le vagin. Jincline à penser que l’emploi de ce mot trahit un doute sur la chair, doute qui ruine quelque peu la belle poétique du souffle divin. Car vagina connote la douceur, le repos et surtout se trouve peu préparé à recueillir un soutfle. C’est aussi étrangement un lieu où l’extérieur est aussi l’intérieur, comme tout repli de peau. Mais ne retenons de cette observation qu’une ébauche de réflexion sur la faculté poétique, qui ne serait peut-être pas indifférente à la chair.
16Lorsque Virgile apparait à Dante, rabattu dans la forêt obscure par trois bêtes – nous sommes cette fois dans l’Inferno – il est curieusement enroué, là où l’on escomptait plutôt une voix sonnante :
Mentre ch’i’ ruvinava in basso loco,
Dinanzi alli occhi mi si fu offerto
Chi per luugo silenzio parea fioco20.
17Cette raucité, c’est encore l’emprise du corps sur la voix, comme une trace de cri sur la parole. C’est la crainte que saint Augustin dans les Confessions prête à saint Ambroise, que l’auteur découvre dans une lecture silencieuse. Il s’enferme dans le silence pour échapper à l’enrouement qui pourrait corrompre le texte : quae facillime obtundebatur.
18Dans le De vulgari eloquentia (1304), Dante s’occupe précisément de démêler ce qui est congru de ce qui ne l’est pas21, pour raisonner la langue dans laquelle pourrait s’écrire la poésie. On commence par carder la laine, carminemus, puis on peigne les chevelures. Je veux dire que toute la casuistique de Dante, qui permet d’atteindre le grandiosus, est fortement occupée par une métaphore du corps : les mots sont des corps d’hommes, de femmes, d’enfants. Les mots sont aussi des chevelures : pexa, qui a tout son poil, et lubrica, glissant ou yrsuta, hérissé, et reburra, chauve. On devine que ceux de la première sorte, pexa, sont les plus prisés, puisqu’ils sont en ordre et qu’ils dissimulent le corps. Ce sont ceux de trois syllabes trisillaba sina aspiratione, sine accentu acuto vel drcumflexo, sina z vel x duplicibus, sine duarum liquidarum ; ils correspondent aux mots amore, vertute, letitia qui quittent les lèvres avec suavitas. C’est-à-dire qu’ils ne font presque aucun bruit, contrairement aux mots lubrica et reburra dont le son se marque avec outrance : in superfluum sonant. L’état poétique magnifique serait le silence, une poésie qui n’aurait aucun son et qui serait comme un souffle divin emplissant une peau. Nous sommes renvoyés à une pensée de la beauté dans l’harmonie, à l’opposé du cri où toute la matière du mot s’éluderait. On est au plus près du De ordine de saint Augustin pour qui la raison tolerabat aegerrime splendorem illorum atque serenitatem corporea vocum materia décolorati 22 et qui préconise, pour l’œuvre de poésie, de réduire le son par le nombre, dans la césure et le mètre – c’est-à-dire par une alternance entre sons graves et aigus.
19Est-ce la pensée poétique de Dante ? Le risque est grand dans cette décoloration de tomber dans le contraire de 1’armonía, la monotonía. Et comment la stanza résonne-t-elle lorsque le seul silence l’occupe ? Plutôt que de rechercher une poésie silencieuse que le chant d’un musicien pourrait accompagner, Dante est à la recherche d’une musique dans les mots, une fabricatio verborum armonizatorum 23. C’est pourquoi il recommande l’usage des yrsuta qui sont en général les adverbes et les pronoms – ce qui permet d’atteindre au vulgaire illustre –, et même les accents, les aspirations, les doubles, jusqu’à des excès comme les hendécasyllabes disaventuratissimamente ou sovramagnificentissimamente. Et sur le texte écrit et muet qui serait consonance pure, il installe un souffle fait d’impuretés vocales, une sorte de manducation. Ce serait une sorte de musica humana, le souffle de la peau, qui n’est qu’un reflet :
Diverse voci fin no dolci note ;
Cosi’diversi scanni in nostra vita
Rendon dolce armonia tra queste rote24.
20Le premier vers fait allusion à des voix terrestres, alors que les scanni, degrés, renvoient au paradis et donc à l’inefiable et l’indescriptible de la musica mundana. La chair adhère à la poésie.
21Au niveau de la canzone qui dans le De vulgari eloquentia est un faisceau de stanze, la même opération a lieu. Le déroulement de la cantine reste d’ordre harmonique : les stanze sont comme des voix qui se répondent reproduisant ainsi la distribution harmonique des chants : nec licet aliquid artis sequentibus arrogare, sed solam artem antecedentis induere 25. Or il peut se produire un effet de diesis, d’altération de cette structure par le fait de la rima irrelata lorsqu’une rime d’une stanza est en rapport avec une rime d’une autre stanza. Quelque chose accroche, la chevelure poétique n’est pas en ordre. A ce procédé, Dante donne le nom de clavis et on le trouve principalement dans la poésie d’Arnaut Daniel sous le nom de corn. Giorgio Agamben26 s’interroge sur ce terme – con, cul ? – qui donne une élément nouveau à la vieille métaphore du corps du poème. Par rapprochement avec le Korn des Minnesänger, on déduit que corn correspond à l’enjambement. Concevons bien ce qu’est l’enjambement : un trou dans le texte – lacerazione dit Agamben –, une interruption anormale, que le lecteur doit combler, par les divers moyens dont il dispose, mais qui est un fait de souffle, une oralité tout d’un coup exprimée. Le texte a donc un corps, une ouverture dans ce corps, un intérieur, une peau porteuse de signes.
22Mesurons à quel point cette opération est analogue à ce qu’accomplit le tenore : il s’agit bien de rompre une harmonie par contiguïté, représentée dans la stanza, et d’instituer une continuité, une mélodie qui traverse le texte poétique – et sera ensuite l’ode continue -, ce qui est réintroduire Marsyas. Et chez Dante, il y constamment le soupçon que la belle cohésion entre l’intellect et la langue se défait, ce qui cause, écrit-il l’ineffabilitade, et que l’intérieur et l’extérieur sont une même étendue. Cela jusqu’au moment ou plus rien ne sera perceptible à l’oreille et où le texte sera seulement destiné à être parcouru du regard.
23Parcourir du regard est aujourd’hui notre façon de saisir le texte. Il faut franchir ici un certain nombre d’étapes marquant la constatation de cette perte, principalement au xviiie siècle où revient l’intérêt pour le cri que cache tout écrit. De là le malaise de l’homme moderne, « aussi frappé de traits contradictoires que l’est de flèches saint Sébastien », dit Salah Stétié27, sans cesse partagé entre son désir d’accéder à l’harmonie et de s’affirmer comme mélodie, enfermée dans les êtres qui semblent attendre, comme les personnages du peintre Edward Hopper. Et la poésie explore ces voix intérieures, fumée, vapeur, raucité, dont l’évacuation s’accomplit dans la douleur et qui prend l’allure d’une débâcle à la fin du xixe siècle. Mais aujourd’hui que les voix poétiques se taisent et se réfugient dans l’écrit, où le souffle de Marsyas se manifeste-t-il ? Le théâtre a pris la charge de redire l’origine corporelle de la parole, et de procéder à l’expulsion de ces sons errants qui emplissent les individus. « Defungeons », dit Beckett.
24C’est dans l’œuvre de Valère Novarina, dont on peut faire un héritier de Beckett, que se trouve la forme la plus accomplie de cette pensée. Le spectacle de théâtre, tel que Valère Novarina le présente dans lettre aux acteurs, Pour Louis de Lunes et Pendant la matière, fait du corps de l’acteur le lieu de l’expérience du langage : sur les planches, il est disséqué, dilacéré, dépouillé de sa peau, et semble bien à ce titre un moderne Marsyas. La peau est le lieu des signes et en même temps de l’opacité28, et le théâtre pour Novarina a été dans le sens d’un renforcement de ces signes qui a abouti à une codification abusive : signes du corps dans les postures ou les costumes, signes du langage, du texte écrit dont l’acteur se fait une seconde peau : de « la lettre morte sur l’papelard ». Jouer, c’est retirer ces peaux, « avoir sous l’enveloppe de peau […] tout le corps anatomique, tout le corps caché, tout le corps sanglant […] qui parle29 ». Il ne s’agit pas pour autant de penser le langage théâtral comme une expression langagière première sortie du fond des entrailles. Il y a profonde nécessité du texte, de l’absorption du texte, comme aliment à digérer. Le spectacle de théâtre n’est d’ailleurs que la mise en lumière de cette digestion et de la déjection qui la suit.
25Pour rendre visible cette déglutition et cette digestion qui a lieu jusque dans les replis les plus cachés du corps, une préparation dramaturgique particulière est nécessaire : le texte doit être préparé comme parfois on prépara des pianos. Par des énumérations, des jeux de sonorités épais qui donnent de la rudesse, il est rendu « comestible », c’est à dire ramené à l’état de sacs de peau remplis d’air que l’acteur vient faire crever sur la scène. Préparé pour pénétrer le corps, s’introduire dans les trous, réels ou rêvés du corps : « texte à trous d’air, à appel d’air, féminin, vide, oral, ouvert, creux, ça appelle l’acteur au secours30 », où il est sucé, vidé de sa substance, et réorganisé en rythmes. Le texte ne pénètre pas le corps dans le respect d’une hiérarchie organique, autour d’un je qui en assurerait la gestion, mais, dans toutes les tuyauteries humaines, il s’insinue et déforme le corps à plaisir d’où la propension des acteurs de Novarina à ressembler à des clowns, d’avoir le visage « défait », comme lorsque s’expulsent du corps des vomissures, des matières organiques ou encore le dernier souffle. Si bien que le spectateur ne distingue plus très exactement ce qui est le texte soufflé qui est fait corps, et ce qui est corps éjectant d’un coup de diaphragme les enveloppes sonores de mots, comme une mélodie. Corps empli de langage, nudité, transparence de la peau : tout cela fait un acteur fragile. Le spectacle de la voix sur la scène est aussi le spectacle de la mort : un homme tente d’être un espace, de se remplir de langage et ne montre que l’écoulement, l’impossibilité de la forme et du sens, que Novarina nomme « la maladie singulière qui va l’emporter31 » et qui est l’impossibilité de s’inscrire dans une harmonie.
26L’énigme de l’intériorité, qui est une des formes de la modernité, est aussi l’énigme du langage. Et l’écorchement de Marsyas subi très humainement, c’est-à-dire avec résignation comme on subit l’existence, dont le martyre de Sébastien me semble être une version chrétienne, signifie cela : le leurre de l’harmonie générale, particulièrement du langage qui prétend à l’harmonie, du chant qui « tue les voix32 » ; l’exhibition du corps et celle du langage, c’est la perte de la forme. L’harmonie ne fait que parcourir la peau en ignorant l’étrange musique qui y est enfermée. Et ce scandale de la mort, qui est l’irreprésentable et l’ineffable, le mythe de Marsyas le rend pleinement, dans une singulière continuité.
Notes de bas de page
1 Citons de Tiziano, Le Supplice de Marsyas du château Kromenitz ; la National Gallery of Arts de Washington, conserve un tableau du même titre d’un peintre siennois du xvie siècle. Le musée de Padova conserve de Francesco Rosa (fin xviie siècle) un Supplizio di Marsia.
2 C’est un instrument au timbre excitant, comme la tibia, l’aulos, la cornemuse et le saxophone (Emanuel Winterniz, Musical Instruments and their symbolism in Western Art, Yale Univ. 1979).
3 Dans la tradition de Boèce qui se maintient jusqu’à la fin du xviie siècle.
4 Puisque Marsyas aurait saisi l’instrument fabriqué par Athéna, qui lui avait attiré les moqueries des dieux par le gonflement de ses joues ; si le son de la flûte est beau, c’est qu’il conserve le souvenir du souffle divin d’Athéna.
5 Métamorphoses d’Ovide, livre VI, dans la traduction de Renouard (1619). Souffrances délicieusement horribles, si l’on en juge par l’utilisation qu’en fait Sacher Masoch à la fin de La Vénus à la fourrure, où le héros est comparé à deux reprises à Marsyas.
6 Pan est en quelque sorte la version comique du mythe de Marsyas.
7 Sur une peinture de virginale conservée au château Storza, à Milan, on voit un putto sortant de l’eau et portant un plat d’oursins, qui semblent des sphères d’harmonie inviolables.
8 Dans l’édition de la Fabrica de 1555 (et non celle de 1543), Marsyas est représenté dans la lettre V. Vésale poursuit l’œuvre du De usu partium de Galien, en affirmant la présence du nombre dans le corps, de la proportion, de la justesse des parties. Il s’agit de trouver l’âme sous la loi du nombre. Livre de médecine, mais aussi poétique, démonstration de la Beauté, qui est de l’ordre du sublime, comme celle du peintre et de l’écrivain : le chirurgien tient son couteau non comme le boucher, mais comme l’écrivain tenant sa plume, avec trois doigts.
9 Longin, Du sublime, Rivages, 1991, p. 118.
10 Dont le type le plus accompli est dans l’oratorio de Debussy et d’Annunzio en 1911.
11 Pour cette raison, il est invoqué contre les « flèches » de la peste.
12 Y. Mishima, Confession d’un masque (Gallimard, 1983) transcrit un poème en prose, dont le titre est Saint Sébastien, p. 48-49.
13 Voir G. Lauri-Volpi, Voci parallèle. Milano, 1955, p. 116. Ce n’est donc pas exactement le procédé décrit par M. Kundera dans Les Testaments trahis (p. 91), qui envisage le cantus firmus du xiie siècle et « l’étreinte de deux mélodies » ; c’en est plutôt une conséquence. La mélodie est ainsi jusqu’à Bach, écrit-il : « l’adagio du concerto de Bach pour violon en mi majeur : comme une sorte de cantus firmus, l’orchestre (les violoncelles) joue un thème très simple, facilement mémorisable et qui se répète maintes fois tandis que la mélodie du violon (et c’est là que se concentre le défi mélodique du compositeur) plane au-dessus, incomparablement plus longue, plus changeante, plus riche que le cantus firmus d’orchestre (auquelle elle est pourtant subordonnée), envoûtante, mais insaisissable, immémorisable, et pour nous… sublimement archaïque ».
14 On peut, pour se convaincre de l’origine corporelle du chant, lire quelques pages de la méthode de P. F. Tosi (Opinioni de’Cantori antichi e moderni o sieno Osservazioni sopra il canto figurato, Bologna, 1723), et feuilleter des gravures du xviiie siècle montrant la déformation du corps de ces chanteurs qui dégueulent les sons.
15 San Giovanni Evangelista, La Vendemmia del mondo, Il Giudizio universale, Accademia, Venise, cat. 1000.
16 Cité par Régine Pernoud, Hildegarde de Bingen (1996), p. 177. D’où la création par le prophète des psaumes et des hymnes pour retrouver cette connaissance, et les actions du démon pour les perturber.
17 On peut penser à la voix de l’ange, jouée à l’onde Martenot dans l’oratorio de Messiaen Saint François d’Assises.
18 Dante, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, traduction d’A. Pézard : « Entre dans ma poitrine et souffle, ô dieu, / comme le jour où tu fis Marsyas / hors du fourreau de ses membres jaillir ».
19 Voir Purgatorio II, 122.
20 I, 61-63 : « Tandis qu’au plus bas lieu j’allais tombant / fut à mes yeux une figure offerte /qui semblait enrouée par long silence ». Ce passage a été précisément étudié par A. Pézard dans Dante sous la pluie de feu, Paris, Vrin, 1950, p. 338-347. Pour certains exégètes, le mot fioco exprime seulement la volonté de ne pas parler. Mais si comme l’indique Pézard, il y a influence de Donat, chez qui l’allusion est claire (a faucibus ac dolore capitis laborabat sanguinem etiam saepe reiecit ), c’est bien d’enrouement qu’il s’agit.
21 Voir II, 6 : « quod constructionum alia congrua est, alia vero incongrua » et pour les citations suivantes II, 7.
22 De ordine, Adsertio III, dans Œuvres de Saint Augustin, Jolivet, XIV, 41, Desclée do Brouwer, 1948, t. 4, p. 435 |« avait peine à supporter que leur splendeur et leur pureté fussent décolorées par la matière corporelle des mots »|
23 C’est le principe de la cannone, une fusion linguistique et rythmique.
24 Paradisio, VI, 124.
25 De vulgari eloquentia, II, 9 ; A. Pézard traduit ainsi : « il n’est pas permis aux stances qui suivent la première de s’arroger telle ou telle beauté nouvelle ; mais chacune se doit vêtir, sans plus, de l’art dont s’est vêtue la première ».
26 Categorie italiane. Studia di poetica, « Corn, dall’anatomia alla poetica », Marsiglio, Venezia, 1996, p. 29-47.
27 « Le non dans le oui », avant-propos à Archer aveugle (1985), p. 11.
28 Notons que cela s’oppose assez exactement à Diderot : « la conformité des signes extérieurs, delà voix, de la figure, du mouvement, de l’action, du discours, en un mot de toutes les parties du jeu avec un modèle idéal » (Observations sur Garrick, dans Œuvres complètes, Hermann, XX, p. 33).
29 V. Novarina, Lettre aux acteurs, Actes Sud, 1986, p. 20.
30 Ibid., p. 15.
31 Ibid., p. 12.
32 Pendant la matière, POL, 1991, ccclv.
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