Liminaire
p. 7-9
Texte intégral

1Le dessin de Fragonard, qu’on peut voir ci-dessus, montre un vieillard lauré et aveugle, accompagnant son chant sur les cordes d’un instrument. A l’arrière, un jeune garçon prête toute son attention à la musique et surtout au chant qu’il note d’une plume fiévreuse. Fragonard copie là un tableau du siècle précédent, œuvre du peintre Mattia Preti, et cette continuité témoigne que la même inquiétude habite deux siècles : la perte de la voix, le néant qui la guette et le désir de l’en arracher. Le jeune garçon, en effet, plutôt qu’un élève appliqué, semble dérober au maître cette sublime expérience, sans être vraiment assuré de réussir.
2Les études qui sont réunies dans ce recueil entendent explorer cette notion de perte. Mais avant tout, je voudrais préciser l’usage que je fais du terme de voix. Il désigne dans ces pages tout à la fois l’émission sonore, le chant et la voix qui circule silencieusement dans la pensée. Et plus encore, que seuls expriment le terme heideggerien de Stimmung – le mode de l’existence humaine – ou bien le mot très imprécis de « souffle », dès lors qu’il peut devenir chant, son indifférencié et silence.
3Il a été question de la perte de la voix à diverses époques : dans l’Antiquité, à la fin du Moyen Age, avec le Romantisme ; le plus souvent, on étudie la disparition de l’oralité au profit du texte imprimé. Mais ce que je veux considérer – et le dessin de Fragonard m’y convie –, c’est le sentiment d’une perte de la voix collective, celle d’Homère ou du poète chanteur, celui qui parle pour tous, dans une expérience de beauté. Un sentiment d’exil de cette voix des origines, à la fois terrestre et céleste, en découle, qui devient plus lourd à supporter à certaines époques, bien que né avec l’humanité. A l’exilé, il n’est plus que la voix individuelle enfermée dans le corps, dont il faut l’exprimer, tout en déplorant la séparation. Avec cette constatation, commence la modernité : à la fois acte de revendiquer la puissance du souffle humain, comme celui de Marsyas, et d’appeler avec nostalgie la voix première, représentée par la lyre d’Apollon. Cette rêverie d’une voix perdue à l’intérieur du corps, qui est comme un fragment isolé d’une voix générale, les tentatives pour la découvrir sont multiples : il s’agit d’aller sous les apparences, sous la couverture des choses, peau, surface peinte ou langage pour retrouver les sons de l’origine.
4Le recueil qu’on va lire retrace cette évolution : les sept premières études présentent les appareillages intellectuels qui permettent de penser le double registre de la voix et s’ouvrent avec le xviie siècle, où se fonde cette pensée ; les onze études qui suivent présentent des tentatives pour extraire du corps la voix intérieure et la rendre accessible, dans la peinture et la littérature des deux derniers siècles. La dernière de ces études propose un mythe de la poétique moderne de l’extraction.
5Cependant, je dois encore préciser le cadre général dans lequel se place cette réflexion : la pensée d’une voix collective est ici dénommée accord parfait, harmonie, – représentée par la lyre –, atteignant, dans sa forme merveilleuse, le silence, et la pensée d’une voix individuelle, secrète, fragmentée, voire sans harmonie, je la nomme mélodie. Le dessin de Fragonard évoque, avec le personnage d’Homère, le moment où harmonie et mélodie sont encore merveilleusement rejointes mais aussi la proximité de la fin de cette union que l’écriture tente de recréer. Je crois que ce dont je désire parler peut seulement être dit en termes musicaux : en musique la mélodie est une sorte d’excroissance de l’harmonie. C’est ce qu’on imagine au xviiie siècle, et je dirai même, en parodiant Diderot, qu’elle est comme le monstre de l’harmonie. C’est-à-dire que, prenant quelques éléments de son qu’elle soustrait à l’harmonie, la mélodie devient autonome, se met à errer, jusqu’à oublier parfois qu’elle est née au sein de l’harmonie. Dans l’opéra italien, dès le xviie siècle, la mélodie revient toujours se lover dans l’harmonie. Mais, de plus en plus, et il faut se porter alors deux siècles plus tard, elle tend à se perdre, s’oublier, à rester à l’état de bruit, de matière brute.
6Je fais de cette métaphore le fondement de toutes ces études : le désir de retrouver l’harmonie est la motivation artistique par excellence, dans la littérature poétique et romanesque, comme dans la peinture. Dès le moment où l’homme est devenu individu, il fait l’expérience de cette intériorité inconnue qui est en lui, ce qui le conduit à porter son regard au delà des apparences. Alors, en même temps que des procédures d’extraction, vient l’inquiétude ; c’est l’une des causes de la mélancolie que le monde occidental connaît depuis le xvie siècle.
7Ce qu’il découvre principalement, c’est qu’il meurt. Depuis qu’il a quitté le sein maternel pour entrer dans le règne de la parole, l’homme est guetté par le silence et la mort. Mais il ne fait cette découverte que tardivement, à l’âge qu’on appelle vieillesse. Dès ce moment où s’installe la conscience de la finitude, il ne fait plus qu’entendre sa propre mélodie, comme un silence habité. Si ce chant l’épouvante au creux des nuits, comme né des mécanismes mêmes de son corps, à chaque moment où ses facultés de raison ne sont pas fixées par un objet, c’est que cette mélodie qui lui est propre signifie son exil définitif de l’harmonie, qui est le leurre de l’immortalité. Il tend l’oreille pour saisir la voix consolatrice, celle de la mer, du vent, celle de la langue maternelle.
8Le rapport que les individus entretiennent avec la pensée de la mort et l’idée de la voix intérieure varie selon les lieux et les temps. Le domaine français est extrêmement contraint par une pensée classique obsédée par l’harmonie ; le Russe a tendance à saisir cette notion par rapport à l’espace cependant que l’italien, décidément, ne voit le monde qu’à travers la mélodie.
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