Chapitre I. Définitions
p. 17-35
Texte intégral
1La figure du double a bénéficié d’une fortune littéraire et artistique qui ne semble pas vouloir se démentir. On connaît tout particulièrement les études consacrées à ses manifestations dans la littérature romantique2, mais peut-être n’est-il pas inutile de revenir à la définition du terme et aux variations possibles de son sens, qui expliquent en partie sa capacité à se renouveler.
2Le double, c’est ce qui multiplie par deux un objet mais c’est aussi, parce qu’il lui vole son image, son ombre ou son âme, ce qui le fractionne et le sépare d’une partie de lui-même, de son intégrité. Le mythe de l’androgyne d’Aristophane rapporté par Platon dans Le Banquet pose des êtres pourvus de quatre membres, ronds comme des sphères, que Zeus punit en les divisant. Dès lors, chaque moitié va rechercher sa partie perdue. Cette autre moitié n’est peut-être pas un double parfait mais elle pose la question des limites corporelles, de la complétude, de la transgression et de la punition, de l’attachement et des affects que soulève aussi la figure du double. Le double met en jeu des questions qui ont à voir avec la biologie, la psychologie, mais surtout avec la sociologie et l’organisation territoriale, et bien sûr avec les mythes, voire le concept même de mythe, la constitution d’un mythe : pourquoi en effet tant d’histoires de doubles (Don Juan, Frankenstein, Dr Jekyll and Mr Hyde, Dorian Gray) ont-elles pris valeur mythique avec une telle évidence ? Peut-être ces histoires interrogent-elles justement le mystère de la création et l’interrogent-elles en « louchant », en « voyant double » :
Produit d’une imitation, d’une mimésis, le double naît ainsi de la même activité de l’esprit que l’œuvre d’art : le double est l’horizon de la mimésis, laquelle tend vers un idéal impossible, contradictoire et toujours fuyant, la production d’un double parfait de la réalité. Derrière le double se profilent ainsi les mythes de Pygmalion et de Narcisse, mythes de la confusion du réel et de l’imaginaire, de l’effacement de la frontière entre le sensible et l’intelligible, la vie et le marbre, ou la toile peinte, et en tant qu’entreprise orgueilleuse de substitution d’une réalité forgée de main d’homme à une réalité « divine », les mythes de Prométhée ou de Faust : l’artisan humain prétend rivaliser avec l’artisan divin3.
3Ces mythes ne nous laissent pas ignorer que l’« individu 4 » ou la personne sont des notions fragiles et ambiguës et que ces notions relèvent, tout autant que du droit ou de la loi, de la perception et des sens ou plutôt d’un sens particulier, la vue, puisque c’est le sens par lequel passe de la manière la plus simple le sentiment de duplication – quoique certaines pathologies affectent la perception des limites du corps de manière tactile, mais justement, elles créent une impression non de redoublement mais de continuité. D’ou les flottements terminologiques, et le fait que le double renvoie aussi bien à des questions de personnalités multiples que de dédoublement physique ou psychologique :
[…] rien ne peut mieux signifier la rupture de l’équilibre rationaliste que l’irruption sur scène du double, ce moi qui se montre instantanément comme un non-moi. En fait, l’apparition du moi au beau milieu de la réalité représente un bouleversement profond. Le moi ne devrait pas se constituer comme objet d’un regard et d’une pensée puisque, étant le sujet de toute connaissance, il est ce regard et cette pensée 5.
4Le double pose la question de la conscience de soi, des limites physiques de l’individu et de la prise en compte d’un schéma corporel stable 6. L’idée même d’un double serait-elle possible sans un reflet, une image spéculaire qui permet de matérialiser visuellement les limites du corps propre, sans l’expérience visuelle des limites du corps ? Comme le souligne Agnès Minazzolli,
[l] a réflexion dans le miroir peut être le modèle analogique de la réflexion philosophique, parce qu’elle fait apparaître la distance de soi à soi au fondement de la conscience de soi, le dédoublement au principe du dialogue de la pensée avec elle même. Ce n’est pas le hasard qui conduisit Socrate à expliquer le sens de l’inscription delphique par l’analogie de l’œil-miroir, mais une exigence démonstrative qui s’imposait presque naturellement, comme si la vision était déjà de quelque manière impliquée dans la connaissance de soi par la nécessité de poser la médiation de l’autre pour définir le même : la médiation du miroir ou de l’œil de l’autre semble contenue originairement dans la relation d’une âme à une autre âme, le « vois-toi toi même » serait déjà dans le « connais-toi toi même ». L’analogie développe ainsi les termes d’une relation fondamentale entre la vision et la connaissance 7.
5En tout cas, la littérature offre des exemples où la prégnance du double est avant tout visuelle et fait appel à la conscience du corps propre : si le double hante un personnage, c’est par ce qu’il sait être sa propre image dupliquée, ou parce qu’il s’agit d’une partie de ce personnage qui aurait accédé à l’autonomie, et lorsque l’existence du double est contestée, comme c’est le cas dans Foe, roman du sud-africain J. M. Coetzee, c’est sur la base de la non-ressemblance physique entre l’« original » et le double 8.
6Se manifestent donc à travers la figure du double une angoisse identitaire, ou au moins des interrogations identitaires qui perdurent ou sont renouvelées de génération en génération et dans des cultures très différentes comme en témoignent les études anthropologiques 9 consacrées par exemple au traitement des jumeaux, toujours considérés comme une anomalie signifiante quel que soit le sens (positif ou négatif) qu’on attache à leur naissance : ils transgressent l’ordre biologique ou social, ou tout au moins l’image que nous en avons qui va vers le plus différencié, l’unique. Cette angoisse touche au corps, à ses limites, à son apparence visuelle, à sa maîtrise (dans le temps – et c’est la question du narcissisme et des changements acceptés ou refusés –, et dans l’espace – et on touche là à la question de la responsabilité), à l’unité de l’individu 10 dans ses intentions comme dans ses actions. Car la question est évidemment de s’assurer que le double n’est qu’un double, une image, un reflet et pas « the real thing » et que le sujet conserve donc capacité à différencier le réel du virtuel, ou encore qu’il y a bien des registres différents dont la valeur n’est pas la même 11. L’identité ne serait-elle alors qu’une fausse catégorie, même si son efficacité évocatrice est certaine ? La question relève en fait à la fois de l’expérience phénoménologique et de l’évaluation ontologique mais ne reçoit pas nécessairement le même type de réponse dans toutes les cultures. En Occident, centrée autour des notions d’individu et de personne et de leurs limites, elle renvoie aussi à un autre des éléments constitutifs du sujet, l’inscription dans le langage, comme l’a montré E. Benvéniste :
C’est dans et par le langage que l’homme se constitue comme sujet ; parce que le langage seul fonde en réalité, dans sa réalité qui est celle de l’être, le concept d’« ego ».
La « subjectivité » […] est la capacité du locuteur à se poser comme « sujet ». Elle se définit, non par le sentiment que chacun éprouve d’être lui-même (ce sentiment, dans la mesure où l’on peut en faire état n’est qu’un reflet), mais comme l’unité psychique qui transcende la totalité des expériences vécues qu’elle assemble, et qui assure la permanence de la conscience. […] Est « ego » qui dit « ego ». Nous trouvons là le fondement de la subjectivité, qui se détermine par le statut linguistique de la « personne ».
La conscience de soi n’est possible que si elle s’éprouve par contraste. Je n’emploie je qu’en m’adressant à quelqu’un, qui sera dans mon allocution un tu 12.
7Le problème commence lorsque la « personne » n’a pas le sentiment d’être toute entière déterminée par son « statut linguistique » : alors, le double remet en question la logique du « je » et du « tu » en sortant le sujet du champ linguistique et en le confron-tant à des images qui remettent en question cette dialectique. à partir de là, les limites deviennent floues, et nous verrons que le langage peine parfois à « fonder l’ego ».
Typologie
8Le recours au dictionnaire permet de prendre conscience de la fertilité et de l’ambiguïté du terme : est double ce qui est multiplié par deux ou prévu pour deux mais aussi ce qui « a deux aspects », qui est trompeur ou fait « preuve de duplicité 13 ». Et le substantif recouvre bien sûr des quantités, mais il est néanmoins indissociable de qualités puisqu’il renvoie à des (pseudo)-synonymes (« duplicata, copie, jumeau, alter ego, réplique ») dont la valeur est avant tout appréciative. Encore la liste peut-elle aisément être complétée par des références à la mythologie (Narcisse 14, Janus 15, Echo 16, le mythe platonicien de la caverne), à la littérature (le « Doppelgänger 17 » en ses nombreuses manifestations), aux arts du spectacle 18 (« doubler », c’est enregistrer les dialogues d’un film dans une autre langue – il y a donc changement de code et de ce fait, perte ; une doublure n’est pas seulement la partie intérieure d’un vêtement, celle qui demeure cachée, qui l’isole et lui permet de garder sa forme, c’est aussi celui ou celle qui prend la place de l’acteur pour les réglages… ou si celui-ci est défaillant : la doublure est donc la personne que, si tout va bien, le public ne voit jamais), ou à la psychologie (on pense aux cas de personnalité clivée, de dédoublement, de personnalités multiples 19 ainsi qu’à la distinction entre « moi » et « sujet » opérée par J. Lacan).
9Dans un contexte légal, le « double » est ce qui garantit l’existence (d’un acte, d’un titre, par exemple), qui fait trace, qui permet à chaque partie de conserver copie de l’acte sans pour autant remettre en question l’authenticité et la primauté de l’original. Et c’est alors la question de la « monétarisation » de l’objet 20, de sa valeur d’échange reconnue qui est posée, ce qui prend une importance particulière en contexte artistique où l’originalité, l’unicité de l’œuvre a fonctionné comme étalon de sa valeur jusqu’à une période récente 21.
10Significativement, le terme a engendré un chapelet de dérivés systématiquement affectés de connotations dépréciatives : la doublure déjà évoquée est plus pâle, elle peut être sans talent ou charisme – peu importe, puisqu’elle n’est pas destinée à être vue ; le doublage est réputé trahir l’original, quant au doublon, il est bien superflu.
11Dans tous les cas, ce que le lexique dans ses associations ou ses dérivations souligne, c’est la tension entre deux objets (pour simplifier, l’original et le double) qui ne sont pas à égalité, qui entretiennent une relation de subordination de l’un à l’autre, pouvant déboucher sur une rivalité ou un conflit. Cette relation est moins de quantité que de qualité, elle a donc valeur idéologique et cette valeur est inscrite dans le mot lui-même : individuation, pureté, refus de l’hybridation en sont les corrélats implicites ; en contexte « psychologique », elle permet d’accéder au statut d’individu ; en contexte sociologique, elle renvoie à des problématiques de domination et de pouvoir que la décolonisation et la globalisation économique ont transformées en questions d’actualité ; en contexte littéraire, elle prend, nous le verrons avec la question de la reprise parodique, des aspects esthétiques et éthiques qui touchent à notre conception de la culture et qui sont liées à l’écrit en ce qu’il laisse une trace (une culture orale n’a pas le même rapport à l’unicité, à la répétition ou à la duplication). On saisit là à la fois la fécondité du terme, sa capacité naturelle à fonctionner comme une aspérité sur des tissus (humains, sociaux, artistiques) dont il révèle le grain, son ambivalence 22 et sa capacité à faire lien et à servir d’interface entre des sphères a priori distinctes : la question du double peut être posée en termes d’individu (le personnage), de son inscription dans un système social ou économique (ce qui pose la question du statut de l’œuvre, et pas seulement du personnage), ou elle peut être posée en termes de son interprétation et de sa renégociation poétique (le double comme figure signifiante et ses manifestations artistiques). Ce qui nous engage à considérer le double non pas seulement comme un thème mais comme une figure littéraire particulièrement plastique et capable de renouvellement, même si elle apparaît parfois comme une facilité mélodramatique – mais n’est-ce pas justement parce que sont pris en compte uniquement ses aspects psychologiques ?
12C’est donc son rôle de « passeur » et de révélateur d’enjeux idéologiques que je souhaite m’efforcer de mettre en lumière en étudiant la manière dont la figure s’est, dans la littérature de langue anglaise contemporaine 23, modifiée et adaptée à des contextes particuliers aux préoccupations desquels elle a servi et continue de servir de chambre d’écho. On pourrait alors envisager ses transformations comme révélatrices de l’évolution des stratégies narratives ou poétiques adoptées par des auteurs en prise avec la période dans laquelle ils écrivent – signifiante aussi de la manière dont les époques en question envisagent la relation à l’œuvre d’art. Dans le domaine artistique en effet, la question peut être posée à deux niveaux : celui de ce qui est représenté (le personnage a un double, pour donner l’exemple le plus courant, mais cela peut aussi concerner un lieu, un objet), et celui de l’œuvre ellemême qui peut être dupliquée (copie, « plagiat ») ou redoublée par des méthodes variées (pastiche, parodie), citée et donc « reflétée » comme dans un miroir. On passe alors de la question du statut de l’individu en tant qu’individu ou sujet à celle de la propriété, de la voix et de la prise en charge du discours pour aboutir finalement à une remise en cause des limites et du caractère « fini » de l’œuvre.
Historique
13Il semble que certaines époques aient été particulièrement favorables au traitement répété de ce thème. Rank cite bien sûr au premier rang la période romantique qui initie une prolifération des doubles en littérature – et tout particulièrement avec le romantisme allemand 24. Il justifie cette récurrence de la figure par les troubles de la personnalité subis par les auteurs (troubles parfois induits par l’usage de substances stupéfiantes) et en dernier ressort par la crainte de la mort sans toutefois expliquer pourquoi elle apparaît avec une telle obstination à cette époque plutôt qu’une autre 25 – il est vrai que le goût de l’époque pour les manifestations irrationnelles et le rejet du rationalisme paraissent des justifications évidentes : probablement comme le suggère Wladimir Troubetzkoy parce que la période connaît une « valorisation extrême du moi 26 » qui va de pair avec une « intériorisation du thème du double, qui devient un fantasme, une obsession inquiétante […] symbole de cette incertitude existentielle qui s’aggrave à proportion même de l’affirmation individuelle 27 » alors qu’il était auparavant sujet de farces 28.
14Rank ancre la récurrence du double dans l’héritage mythologique, et on sait combien la mythologie et le folklore ont servi de terreau aux productions romantiques. On peut toutefois avancer aussi l’influence de facteurs historiques. Alors que le double des sociétés archaïques mentionnées par Rank peut être interprété comme un principe d’autorité redoutable (qu’il soit bienveillant ou non) en ce qu’il « représente le pouvoir, le savoir, la conscience morale 29 », il voit ses formes se modifier, et sa valeur de symptôme évoluer avec les transformations de l’image du Moi. S’il devient tellement parlant en période romantique, c’est que le Cogito cartésien, qui pose la possibilité de se connaître entièrement, n’y opère plus : aliénation et division, favorisées par les théories philosophiques ou les avancées scientifiques qui remettent en cause l’image d’un monde unifié et transparent, deviennent la règle et la multiplication des doubles littéraires rend compte de cette fragmentation 30. Citant Edgar Morin, Bernard Brugière, explique que le sujet ne peut plus « se reconnaître comme soi-même, comme soi et même, c’est-àdire comme unité et continuité 31… ». D’où la prolifération des figures du double comme symptôme de cette aliénation 32 et « défi à la pensée unitaire 33 ». Dans un article consacré au « Double dans le romantisme allemand », Alain Montandon montre que :
[les apparitions] renvoient en tout cas le moi à lui-même qui, perdant toute possibilité de référence, ne peut plus lui-même être son propre centre. Il devient l’autre, l’inconnu, le double inquiétant. Le mystère des apparitions fantastiques soulève du même coup l’interrogation sur le moi, le vouloir et ses motivations profondes.
Le sentiment d’une profonde aliénation (Je est un autre) révèle à la conscience l’absence de règles. [… Le double] est d’abord vertige du moi devant son propre vide, il est le fantôme du Moi qui penché sur son propre néant est pris de vertige devant l’absence totale de centre, de référence, de valeurs. […] Dans le retour de la réflexion du miroir et de l’écho, le moi est transformé par le regard sans regard de la glace en objet 34.
15Fredric Jameson identifie la cause de cette fragmentation du sujet et de cette pétrification dans l’émergence du capitalisme au xviiie siècle qui va de pair avec l’émergence de :
[…] something called the sign which seemed to entertain unproblematic relations with its referent. This initial heyday of the sign – the moment of literal or referential language or of the unproblematic claims of so-called scientific discourse – came into being because of the corrosive dissolution of older forms, of magical language by a force which I will call that of reification, a force whose logic is one of ruthless separation and disjunction, of specialisation and rationalisation, of a Taylorising division of labour in all realms 35.
16La fragmentation du sujet trouve alors ses causes non seulement dans des théories scientifiques ou philosophiques, mais dans l’inscription même de l’individu à la fois dans la société et dans la langue. Le double devient symptôme des pathologies induites par le capitalisme, témoignant par là même de la manière dont elles peuvent être négociées dans le champ artistique et littéraire. Avec le développement du capitalisme selon les trois phases 36 qu’identifie Jameson, le signe se trouve progressivement coupé du référent qui est voué à disparaître, la prolifération des doubles peut alors être interprétée comme signe du processus de désancrage, de déréalisation du Moi.
17Et de fait, la thématique est demeurée opérationnelle tout au long du xxe siècle où, plus qu’une paranoïa constitutive, elle a permis de médiatiser les troubles induits par la difficulté éprouvée par l’être humain qui cherche à s’adapter aux exigences de la société dans laquelle il évolue et qui en quelque sorte, « ruse » (avec des succès divers) en se « dédoublant 37 ». Dans tous les cas, le double est perçu avant tout comme une pathologie qui affecte un individu, mais on peut considérer aussi bien les cas de personnalités multiples comme relevant d’une pathologie sociale : le double se fait alors manière d’« objectiver » et souvent de mettre à distance, de tenir en respect, un conflit interne ou externe par ailleurs insoluble, de se livrer à une « projection » au sens psychanalytique du terme 38.
18Il semble néanmoins que la période récente offre une renégociation de la thématique du double 39 de manière moins doloriste, avec même une certaine jubilation (pas forcément pathologique). La raison en est peut-être que, de thème, le double tend à devenir figure 40, et que ce qui est dupliqué n’est plus seulement le personnage, mais l’œuvre, selon la logique de la reprise (parodie ou pastiche 41) – et on connaît les commentaires de Fredric Jameson sur la dimension euphorique du moment post-moderne 42.
Interprétations
19Le double étant un thème ou une figure proliférant, les interprétations abondent elles aussi. Il ne s’agira pas ici d’en donner une image exhaustive 43 mais de suggérer dans quelle mesure le double fonctionne comme un miroir efficace de préoccupations humaines persistantes qui prennent pourtant des visages différents selon le contexte historique, et quelle est sa pertinence en contexte (post)-colonial. Du double du personnage tel qu’il apparaît dans la littérature romantique au dé/re-doublement, fonction du langage et technique romanesque qui permet de déconstruire des schémas de pensée problématiques, comme le font les auteurs post-coloniaux avec la reprise, la route n’est pas si longue.
20Dans son étude 44 – certainement la plus connue, et qui, même si elle est datée, fait toujours figure de point de repère – Otto Rank fait la liste des manifestations possibles du double, sous forme d’ombre, de reflet, de jumeau, que toutes il interprète comme une réponse à l’angoisse de mort : l’ombre qui représente l’âme, partie immortelle de l’être (alors que le corps en est la partie mortelle), peut se manifester sous la forme de l’ange gardien qui protège, ou du diable qui persécute, manifestant ainsi son ambivalence 45. Le reflet renvoie au narcissisme, tandis que les jumeaux symbolisent le dualisme de l’âme : le jumeau est selon Rank « la réalisation d’un homme qui a amené avec lui son Double visible46 », c’est-à-dire la partie immortelle de son âme, d’où l’attribution aux jumeaux de forces surnaturelles et leur rôle de bâtisseurs de villes, d’où également la manifestation de la rivalité entre l’« original » et le double dans le meurtre de l’un par l’autre 47
21La théorie de Rank tient tout entière dans la nécessité pour l’être humain de rendre la mort acceptable, et consiste en l’élaboration d’une image qui se complexifie avec le niveau culturel puisque les trois manifestations du double correspondent chez lui à trois degrés de maturation psychologique : l’ombre ou le reflet (c’està-dire la reproduction d’un moi identique) manifestent le plus directement le désir d’immortalité et correspondent à l’élaboration imaginaire d’une « âme », le narcissisme manifeste un désir de retour à un moi antérieur ou de conservation d’une éternelle jeunesse 48, tandis que le sentiment de culpabilité entraîne l’être humain à concevoir un moi opposé, figure diabolique qui cherche à détruire le moi original 49, lequel vit ainsi « avec la conscience de sa disparition prochaine ou plutôt avec un sentiment de culpabilité qui lui fait constamment craindre un arrêt de mort 50 ». En d’autres termes, le mort à venir habite l’être vivant comme une promesse inéluctable de rupture et de séparation et lui permet de prendre conscience de lui-même. Clément Rosset dans Le réel et le double51 conteste cette association entre le double et la peur de la mort, arguant que ce n’est pas la mort qui provoque l’effroi mais la crainte du sujet confronté à un double de ne pas exister, d’être moins réel que le double 52. Soulignant également les faiblesses de la théorie de Rank aujourd’hui dépassée, Jourde et Tortonese refusent eux aussi l’association double/peur de la mort et citent Edgar Morin qui insiste sur le fait que : « Effectivement, on ne se sent, ne s’entend et ne se voit d’abord que comme “autre”, c’est-à-dire projeté et aliéné. Les croyances du double s’appuient donc sur l’expérience originaire et fondamentale qu’a l’homme de lui-même 53. » La précision est importante car elle fait de la question de l’identité, plus que la peur de la mort en soi, le pivot de la fascination pour le double :
On pourrait considérer que ce qui terrorise dans le double n’est pas tant l’apparition de la mort, selon l’hypothèse d’Otto Rank, mais bien la dualité, l’association du moi et du non-moi, la représentation d’un être qui pouvant devenir rien, n’est rien.
[…] D’où la difficulté, encore une fois, de délimiter le double : d’un côté, excès d’identité perturbant la loi de la différence, il désigne la scission et le manque au cœur même de l’être ; mais, d’un autre côté, pris sous un angle différent, il incarne cet autre toujours visé par le désir du sujet. Ainsi, la multiplicité des formes littéraires du double correspond à toutes sortes de rêveries sur le devenir-autre, la métamorphose, les états frontaliers 54.
22Cette question de l’identité, de la conscience et des limites de l’individu est centrale dans l’intérêt de Freud pour le double, mais la peur de la mort cède la place au refoulé. Se référant à Rank, il reprend la thématique du double dans L’inquiétante Étrangeté, et l’associe à l’« incertitude intellectuelle quant à savoir si quelque chose est animé ou inanimé, et que l’animé pousse trop loin sa ressemblance avec le vivant55 ». Mais il pousse plus loin l’investigation de manière à justifier le « degré extraordinairement élevé d’inquiétante étrangeté qui s’y rattache [… et] l’effort défensif qui le projette en dehors du moi comme quelque chose d’étranger56 ». Freud explique cette réaction par le « retour du refoulé » :
[L]’inquiétante étrangeté vécue se constitue lorsque des complexes infantiles refoulés sont ranimés par une impression, ou lorsque des convictions primitives dépassées paraissent à nouveau confirmées57.
23Il justifie la récurrence des figures du double dans la fiction en ce qu’elles suscitent nécessairement des effets d’inquiétante étrangeté et relèvent donc de l’angoisse par laquelle « quelque chose de refoulé fait retour58 ». La littérature est là envisagée comme le lieu privilégié du « retour du refoulé », le préfixe « un- » dans « Unheimlich » (ce qui est à la fois familier et inquiétant d’être trop familier), comme le double d’ailleurs, étant la marque du refoulement, puisque selon Freud,
[…] l’écrivain peut aussi intensifier et multiplier l’étrangement inquiétant bien au-delà de la mesure du vécu possible, en faisant survenir des événements qui, dans la réalité, ne se seraient pas présentés du tout, ou seulement très rarement59.
24Il ne s’agit donc plus seulement de combattre une angoisse de mort mais en quelque sorte d’« élaborer » par le truchement de la création artistique l’angoissant (et spécifiquement selon Freud l’angoisse de castration plus que celle de mort) sous la forme de l’« unheimlich » que suscite le double.
25C. G. Jung pour sa part utilise la notion de double pour définir une polarité non seulement individuelle mais collective de l’inconscient – d’où la récurrence des figures de doubles dans de nombreux mythes déjà évoqués (hermaphrodites, androgynes, sygygie, etc.). Elle participe également à sa définition de l’« ombre » qu’il envisage comme ce qui habite l’individu de manière inconsciente, la partie de la personnalité réprimée par la raison (l’émotionnel, ce qui n’est pas socialement acceptable, etc.), les « défauts » de la personnalité qui entraînent une sorte de désappropriation de soi, laquelle empêche le plein épanouissement et ne peut être surmontée que dans le processus d’« individuation » qui permet non de se défaire de cette part sombre, mais de la reconnaître comme partie intégrante de soi et ainsi d’approcher de la « totalité ». Contrairement à Freud, l’approche de Jung ne souligne donc pas uniquement les aspects pathologiques du double, mais envisage un processus d’intégration et d’acceptation. Elle repose néanmoins également sur la préconception d’une plénitude idéale, associée à une vision métaphysique, celle de la psychologie des profondeurs60.
26Ces théories posent comme horizon d’attente et idéal un sujet unifié, le double faisant figure de part obscure61. Mais la question peut aussi être envisagée d’un point de vue différent, l’approche binaire hiérarchisée cédant le pas devant une utilisation dynamique du double comme fonction du langage essentielle à la fiction. Jacques Lacan par exemple envisage la question en partant d’un point de départ qui n’est plus celui de la division ou de la fragmentation du moi qui s’exprimerait dans le double mais au contraire de son élaboration comme entité par le petit enfant qui, face au miroir, prend conscience de son schéma corporel :
C’est que la forme totale du corps par quoi le sujet devance dans un mirage la maturation de sa puissance, ne lui est donnée que comme Gestalt, c’est-à-dire dans une extériorité où certes cette forme est-elle plus constituante que constituée, mais où surtout elle lui apparaît dans un relief de stature qui la fige et sous une symétrie qui l’inverse […] l’image spéculaire semble être le seuil du monde visible, si nous nous fions à la disposition en miroir que présente dans l’hallucination et dans le rêve l’imago du corps propre, qu’il s’agisse de ses traits individuels, voire de ses infirmités ou de ses projections objectales, ou si nous remarquons le rôle de l’appareil du miroir dans les apparitions du double où se manifestent des réalités psychiques, d’ailleurs hétérogènes62.
27Plusieurs éléments dans cette approche permettent d’envisager le double selon des modalités originales et de sortir de la dialectique platonicienne du vrai et de l’apparence : elle souligne l’inversion inévitable de l’image dans le miroir – et donc l’inversion du double, le sujet se constituant alors dans l’écart63 ; elle demande non seulement la présence de l’autre mais aussi d’un interface, le miroir, et dans les deux cas, elle pose la question du regard ; elle permet d’envisager le double comme participant d’un processus d’accès à l’autonomie (même si c’est uniquement à ce stade au travers d’un « moi idéal64 »), ce qui permet de sortir de l’approche « pathologique » et des questions de mimesis pure : il convient alors d’envisager non plus l’« original » comme relevant de la réalité et le double de la fiction – fiction à des degrés divers pathologique comme c’est le cas dans tous les exemples cités par Rank et dans la littérature romantique –, mais tous deux peuvent être considérés comme relevant de la fiction (l’imaginaire), c’est-à-dire sur le même plan d’un point de vue esthétique et éthique65, ce qui permet bien d’envisager le double comme une figure, et qui n’est pas sans conséquence lorsqu’on aborde le double parodique dans la fiction contemporaine et son évaluation66. Enfin, l’approche de Lacan, qui pose la fonction universelle du langage et donc le rapport à l’autre, permet d’articuler la figure du double à une dynamique culturelle et sociologique en mutation et de différencier les termes « individu » et « sujet », puisque l’individu est conçu traditionnellement comme ce qui est « in-dividus », entier, un être qui maîtrise parfaitement ses actes, pleinement responsable et conscient – ce que Lacan appelle l’« ego » et qu’il considère comme le produit d’une fiction cartésienne difficile à maintenir après Freud67. A ce « moi idéal » ou « ego » que se construit l’être humain – ou que la société dans laquelle il s’inscrit l’encourage à se construire –, il oppose le « sujet » qui, « signifiant pour d’autres signifiants », est pris dans un système de relations intersubjectives avec des forces variées (la société, le langage) qui le déterminent autant ou plus qu’il ne se détermine par choix ou décision consciente, puisque ce qui constitue le sujet, c’est le rapport à l’Autre tel qu’il s’établit à travers le langage et le temps, en mettant en jeu l’inconscient. L’existence de l’inconscient exclut la possibilité d’un moi unifié, maîtrisant parfai-tement ses actions ou ses motivations et place le sujet dans une sorte de relation dialectique constamment renouvelée où s’entremêlent les déterminismes externes, l’inconscient, etc. Il s’agit donc plutôt d’une série de positions et le sujet, toujours divisé, est également toujours en devenir, projetant devant lui ce « moi idéal » qui lui permet de maintenir un sentiment d’unité. On voit là que la dialectique de l’original et du double demande dès lors à être repensée puisque le sujet est inscrit dans une logique qui relève nécessairement pour une part de la fiction (de l’« imaginaire », selon les termes de Lacan) et que ce qui pose alors problème n’est plus tellement l’existence d’un « double », mais la notion d’original unifié, envisagé du point de vue des essences et donc immuable.
28Le terme double est également constitutif des théories philosophiques de Jacques Derrida et des analyses de Michel Foucault, qui tous deux l’envisagent comme structure et outil linguistique : à la question du double du personnage se greffe alors aussi celle du langage, double inséparable de la « réalité » puisqu’il permet d’en rendre compte. Derrida envisage le terme et ses synonymes, « double, contradictoire, indécidable68 » : associé à la notion de répétition, le double répète, certes, mais en modifiant et donc en offrant la possibilité d’un autre sens, d’une autre lecture. Il s’agit d’une vision dynamique, qui trouve son origine dans les théories de Saussure sur le langage comme « système de différences » et dans les notions de « différence » et de « dissémination » qui « affirme la génération toujours déjà divisée du sens 69 ». De manière un peu parallèle à ce qui se passe chez Lacan, on quitte le domaine de la reproduction factuelle d’un être ou d’une chose, de la mimesis et du processus de hiérarchisation qu’elle entraîne inévitablement, pour s’interroger sur le double comme originaire et permettant un « surgissement des différences » (non affecté de ce fait par des valorisations subjectives), inscrivant le mouvement dialectique au cœur même du logos : « […] c’est la différence qui interdit qu’il y ait en fait une différence entre grammaire et ontologie70. » On comprend l’intérêt d’une telle approche qui permet – demande – à la fois une critique et une remise en jeu des systèmes établis.
29Quant à Michel Foucault, il fait preuve de la même volonté de sortir des conceptions platoniciennes dualistes qui posent des systèmes de valeurs hiérarchisés, immobiles, sur-valorisant l’élément considéré comme origine, sans tenir compte des conditions d’élaboration de ces systèmes et en passant sous silence les luttes de pouvoir qui s’y jouent. Foucault envisage le langage comme un double71 qui rend l’expérience pure, la réalité, inaccessibles autrement que par sa médiation et fait de l’homme moderne le lieu d’une « dualité sans recours72 ». De ce fait, la répétition permet une remise en question constamment renouvelée de tous les discours (politique, philosophique, littéraire aussi bien que scientifique, juridique ou économique, etc.), ce qui ne veut pas dire qu’elle les invalide (ce qui reviendrait simplement à les remplacer par un autre discours dominant) :
[L’] essentiel, c’est que la pensée soit pour elle-même et dans l’épaisseur de son travail à la fois savoir et modification de ce qu’elle sait, réflexion et transformation du mode d’être de ce sur quoi elle réfléchit73.
30Dans une perspective post-coloniale, de telles approches se révèlent particulièrement fructueuses : d’un point de vue « politique », elles suggèrent déplacements et approches réformistes et dépassement de la dualité platonicienne ou de la dialectique marxiste74 ; d’un point de vue littéraire ou linguistique, elles permettent de comprendre la fortune des ré-écritures, révisions, reprises, parodies – autres termes pour parler du double – qui autorisent les écrivains concernés à s’inscrire dans le processus de « déconstruction » de manière désinhibée, en marquant la valeur esthétique autant qu’éthique de leur choix et en échappant à l’anxiété du plagiat.
31On voit que les angles d’approche du double, comme thème et comme figure, sont pluriels et qu’ils se modifient et évoluent en même temps que les manifestations du double dans la littérature se renouvellent pour s’inscrire progressivement dans le fonctionnement linguistique, rhétorique et poétique des œuvres. Ils permettent de rendre compte de quelques variations remarquables du double dans la littérature anglophone au xxe siècle, même si la portée de cette étude reste modeste. On peut déjà postuler, quitte à modifier ensuite cette hypothèse, que le mouvement se fera probablement de la toute puissance des images identificatoires telle qu’elle se manifeste à travers la récurrence obsessionnelle du double du personnage75, à une remise en question de cette toute puissance à travers les doubles parodiques qui paraissent être devenus un passage obligé de la littérature contemporaine en anglais, dans sa renégociation de ce que, volontairement ou non, la littérature ou la langue véhiculent. Le double peut être lu de ce fait non seulement comme une thématique récurrente, mais surtout comme une technique littéraire qui remet en question et en jeu à la fois les catégorisations traditionnelles et les raisonnements dualistes qui continuent pourtant à informer notre mode de pensée et notre conception du roman héritée de la tradition réaliste des xviiie et xixe siècles : je tenterai de montrer à travers les exemples de Wide Sargasso Sea, Foe et Jack Maggs, qu’en situation post-coloniale, comme le résume G. E. Slethaug, « [t] he double is not a spirit, thing or person but an ever-elusive, constantly changing mode of conceptualizing through language76 ».
Notes de bas de page
2 Voir par exemple Christian La Cassagnère (dir.), Le Double dans le romantisme anglais, Clermont-Ferrand, Association des publications de la Faculté des lettres et sciences humaines, 1984 ; Karl Miller, Doubles : Studies in Literary history, Oxford, Oxford UP, 1985 ; Otto Rank, Don Juan et Le Double, 1932, Paris : Petite Bibliothèque Payot, 2001 ; Wladimir Troubetzkoy, L’Ombre et la différence : le double en europe, Paris, PUF, 1996 parmi de nombreux autres. Se référer à la bibliographie.
3 Wladimir, Troubetzkoy, op . cit ., p. 3.
4 C’est-à-dire ce qui est « le plus différencié » pour suivre le modèle hégelien, et surtout ce qui est « indivis » et qui ne peut être divisé. J’emprunte ce schéma à Catherine Clément dans son article sur « Individualité » dans l’Encyclopedia Universalis, DVD/version 6, 2000.
5 Pierre Jourde et Paolo Tortonese, Visages du double . Un thème littéraire, Paris, Nathan Université, 1996, p. 39.
6 Cf. Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je » dans Écrits i, Paris, Folio Essais, 1999, p. 92-99.
7 Agnès Minazzolli, La Première Ombre . réflexion sur le miroir et la pensée, Paris, Minuit, 1990, p. 98. C’est moi qui souligne.
8 « ‘‘ She is unlike me in every way’’, I murmured. […] ‘‘ She is like you in secret ways.’’I drew back. ‘‘ I am not speaking of secret ways’’, I said. – ‘‘ I am speaking of blue eyes and brown hair.” » J. M. Coetzee, Foe (1986), Harmondsworth, Penguin Books, 1987, p. 132.
9 Dans son essai Don Juan et Le Double, Otto Rank recense les figures des jumeaux non seulement dans la littérature et les contes mais aussi dans le folklore et les mythes en s’appuyant sur les travaux de mythologues et d’anthropologues comme Rendel Harris ou Frazer. Otto Rank, Don Juan et le Double, op . cit ., p. 109-126.
10 Être deux à sentir, penser, parler.
11 Ce qu’évidemment aussi bien les théories scientifiques que les œuvres artistiques contemporaines remettent en question.
12 Émile Benvéniste, Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard/Tel, 1966, p. 259-260.
13 Cf. Marie-Claude Lambotte, article « Double », encyclopedia Universalis, op . cit .
14 Otto Rank consacre un chapitre à Narcisse et aux figures mythologiques du même ordre qui l’ont précédé (Zagreus/Dionysos) ainsi qu’aux innombrables manifestations littéraires du mythe (Don Juan, Dorian Gray, etc.) et Freud y revient constamment, non seulement dans Pour introduire le Narcissisme (1914), mais aussi dans l’étude consacrée à Léonard, Un Souvenir d’enfance de Léonard de Vinci (1910). L’intérêt tout spécifique de Narcisse est de nous introduire à la question du reflet et du leurre : Narcisse se trompe sur l’image qu’il voit et qu’il prend pour celle de sa sœur morte quand même un chimpanzé se reconnaît dans le miroir, situation qui laisse supposer que Narcisse (sauf à le considérer comme particulièrement demeuré) se trompe volontairement. Et on peut se demander dans quelle mesure la fascination pour un double relève ou non d’une volonté (consciente ou inconsciente) et s’interroger sur les différentes valeurs de cet attachement selon les contextes.
15 Janus n’est pas seulement le dieu aux deux visages opposés, il est aussi le dieu des portes et des passages (« Janua » et latin) qui préside à toute espèce de transition d’un état à un autre », dans l’espace puisqu’il veille sur les seuils, dans le temps car ses deux visages « évoquent le présent comme transition du passé au futur » et donc la naissance. Cf. Jean-Paul Buisson, article « Janus », encyclopedia Universalis, op . cit . On voit là que la question du double est moins celle d’unités discrètes, clairement séparées, clivées, que celle de la transition et de la liminalité. Et peut-être est-ce l’interface qu’il convient d’interroger avant tout.
16 Non seulement, punie par Héra qui lui a retiré la voix, Echo ne peut que répéter les paroles des autres, mais elle a aussi la mauvaise fortune d’être tombée amoureuse de Narcisse. La question du double pour elle est donc… double puisqu’elle même est affectée par une infirmité qui la condamne à ne pouvoir faire entendre qu’un écho de propos qui ne sont pas les siens, mais son attachement la dirige en outre vers un autre personnage lui aussi affecté par des troubles identitaires paralysants. En Echo se superposent donc l’aspect visuel et linguistique/sonore du phénomène de dédoublement et sont donnés à voir (à entendre) ses effets tératogènes, Echo finissant par se laisser mourir de chagrin, victime de l’indifférence de Narcisse. Personnalité clivée par la fascination d’un reflet dans un cas ou aliénée de sa propre parole dans l’autre, Narcisse et Echo donnent à voir les effets pervers du dédoublement lorsqu’il est répétition aveugle et entraîne une désappropriation de soi.
17 Le terme signifie littéralement « le double qui avance » et est connoté négativement : c’est le mauvais double, la partie diabolique. Il est également utilisé pour évoquer l’ubiquité. Dans le folklore, le Doppelgänger n’a pas d’ombre et pas de reflet et est souvent présage de mort. Les exemples sont nombreux, de Le Double de Dostoïevski à The Strange Case of Dr Jekyll and Mr hyde de R. L. Stevenson en passant par William Wilson de Poe, Great expectations de Dickens, etc.
18 Nous verrons en étudiant « The Secret Sharer » que la présence d’un double du personnage y est l’occasion d’une théatralisation et d’une mise en scène.
19 Dans son ouvrage Multiple Personality and the Disintegration of Literary Character, Jeremy Hawthorn recense les études consacrées aux cas de personnalité multiple, citant particulièrement les travaux de Morton Prince, Ernest Hilgard, B. Sidis, C. Osgood et al .
20 La reconnaissance de l’unicité d’un objet (ou d’un être) garantit qu’il ne pourra aisément être échangé et donc qu’il échappe au système économique ou, s’il entre dans le système, qu’il sera affecté d’un coefficient de valorisation aussi fort que possible, d’une plus-value, qui lui permet d’échapper (même partiellement) au système des échanges. Elle lui garantit un statut spécifique qui dans le cas d’un être humain est celui d’individu. La duplication remet en question l’individuation et la valorisation qui va avec (puisque l’individuation seule permet d’envisager les individus comme sujets). Au contraire, une expérience scientifique menée en « double aveugle » garantit la reproductibilité de ses effets et donc l’efficacité d’un produit : c’est le contexte qui valorise la reproductibilité, l’universalité (on notera tout de même qu’en « double aveugle », le double n’en est pas exactement un puisque les deux groupes sont soumis à des traitements différents : le deuxième groupe ne reçoit qu’une copie, un placebo ; sa valeur n’est que de garantir l’efficacité du produit reçu par le premier groupe).
21 Jusqu’à ce que les artistes des années 60 se mêlent de contester ce type d’indexation du « chef d’œuvre » sur son unicité et sa non-reproductibilité : on pense bien sûr à Warhol dont l’œuvre est emblématique de cette contestation.
22 En l’occurrence du début du xxe siècle – avec la rupture épistémologique dont témoigne le modernisme – à notre époque, et à des œuvres que l’on peut regrouper sous le terme « postcoloniales ».
23 Dans le désordre, il cite Jean-Paul, Hoffmann, Andersen, Goethe, Musset, mais aussi Maupassant, Poe, Wilde, Hogg, et bien sûr Dostoïevski. Otto Rank, op . cit ., p. 19-48. D’autres auteurs insistent sur la présence du double de manière obsédante dans d’autres genres : gothique et fantastique sont ceux qui viennent le plus immédiatement à l’esprit. Cf. La Cassagnère, Le Double dans le romantisme anglais, op . cit. Rank qui écrit son essai en 1914 aurait évidemment pu également emprunter ses exemples à la littérature anglophone récente, ou à Conrad chez qui le double est une accroche thématique récurrente (particulièrement autour de Marlow qui aime à considérer les personnages qui suscitent son intérêt comme de possibles doubles), mais son champ d’investigation se situe plutôt en Europe centrale.
24 Dans le désordre, il cite Jean-Paul, Hoffmann, Andersen, Goethe, Musset, mais aussi Maupassant, Poe, Wilde, Hogg, et bien sûr Dostoïevski. Otto Rank, op . cit ., p. 19-48. D’autres auteurs insistent sur la présence du double de manière obsédante dans d’autres genres : gothique et fantastique sont ceux qui viennent le plus immédiatement à l’esprit. Cf. La Cassagnère, Le Double dans le romantisme anglais, op . cit. Rank qui écrit son essai en 1914 aurait évidemment pu également emprunter ses exemples à la littérature anglophone récente, ou à Conrad chez qui le double est une accroche thématique récurrente (particulièrement autour de Marlow qui aime à considérer les personnages qui suscitent son intérêt comme de possibles doubles), mais son champ d’investigation se situe plutôt en Europe centrale.
25 Si la figure du double semble interroger l’essence de l’individu, c’est en effet dans des contextes historiques et sociologiques particuliers qu’elle le fait, et il importe de se demander comment la littérature rend compte de l’un et de l’autre (essence et contexte).
26 Wladimir Troubetzkoy, op . cit ., p. 4.
27 Ibid ., p. 6-7.
28 Troubetzkoy cite Plaute, Shakespeare, Molière, Kleist et Giraudoux.
29 B. Brugière, « Psychanalyse et thème du double », dans Christian La Cassagnère (dir.), op . cit., p. 27.
30 W. Troubetzkoy résume ainsi la situation : « […] la conjugaison de l’individualisme cartésien et des conceptions de Locke qui entraînent une incertitude inquiète quant au contrôle du moi par lui-même, laquelle se traduit par la conviction que je suis aussi ce qui m’échappe, ce que je ne suis pas encore et que j’aurais pu être, avec cette formidable démultiplication du monde en doubles du moi qui de loin se confondent […] et frappent en retour ce moi d’un doute quant à ses contours ontologiques propres […] », op . cit ., p. 28.
31 B. Brugière, Ibid .
32 Le double est aussi dans tous les contes où un personnage part à la recherche de son ombre dont il s’est vu déposséder, « l’objet perdu, l’ombre-phallus, […] ce représentant privilégié du désir dans l’économie lIbidinale […] », B. Brugière, op . cit ., p. 25.
33 Max Duperray, « Le Double dans le récit fantastique », C. La Cassagnère (dir.), op . cit ., p. 122.
34 A. Montandon, « Le double dans le romantisme allemand », dans C. La Cassagnère (dir.), op . cit ., p. 38 et 41.
35 Fredric Jameson, « Postmodernism and the video-text » dans The Linguistics of Writing, Niggel Fabb, Derek Attridge, Alan Durant & Colin Mac Cabe (dir.), Manchester, Manchester University Press, 1987, p. 222.
36 « Market capitalism », « monopoly capitalism », « consumer capitalism ».
37 C’est la thèse de Jeremy Hawthorn qui étudie des auteurs aussi variés que Conrad, Faulkner, Jean Rhys, Arthur Miller ou Sylvia Plath.
38 La projection est un des quatre mécanismes que la psychanalyse associe aux phénomènes de « moi clivé », avec l’ambivalence, le narcissisme et la castration. « Dans le sens proprement psychanalytique, opération par laquelle le sujet expulse de soi et localise dans l’autre, personne ou chose, des qualité, des sentiments, des désirs, voire des “objets”, qu’il méconnaît ou refuse en lui. » dans J. Laplanche & J. -B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf/Quadrige, 2002, p. 344.
39 Je pense aux réécritures de classiques par des auteurs contemporains qui, comme le roman de Will Self, Dorian, traitent (ou non) du double.
40 J’emploie ce terme quasiment au sens géométrique : le double tend en effet à devenir « mise en forme » (et non plus seulement symptôme) de questions qui se posent à l’individu ou au groupe social et qui sont relatives à des structures de pensée.
41 Je reviendrai en détail sur la distinction (pertinente ou non dans le contexte contemporain) entre pastiche et parodie au chapitre 4.
42 Fredric Jameson, Postmodernism or the Cultural Logic of Late Capitalism, op . cit ., p. 32-33. Cette euphorie peut être partiellement attribuée à ce que Jameson appelle « [a] shift in the dynamics of cultural pathology […] in which the alienation of the subject is displaced by the latter’s fragmentation […] the end of the bourgeois ego » (p. 14-15) : si l’idéal d’un sujet unifié disparaît, l’angoisse que fait naître le double disparaît logiquement, le double devient une figure ludique. J’y reviendrai.
43 Pour une étude comparatiste et plus exhaustive du double dans la mythologie et la littérature, on pourra se référer à Pierre Jourde et Paolo Tortonese, Visages du double . Un thème littéraire, op . cit .
44 Les études sur le sujet étant nombreuses, il n’est pas question ici d’en faire le tour et je me contenterai de citer celles qui ont servi de jalons ou de textes fondateurs. D’autres apparaîtront dans le cours de cet ouvrage au fil de la démonstration.
45 On pense au horla de Maupassant.
46 Otto Rank, op . cit ., p. 117 : « L’idée très répandue que l’un des jumeaux est mortel et l’autre immortel exprime seulement la croyance à l’âme d’après laquelle l’homme n’exécute les actes héroïques par lesquels progresse la culture que parce qu’il croit en son immortalité. De même que les jumeaux paraissent s’être créés eux-mêmes à l’encontre du cours normal de la nature, de même ils peuvent créer des choses qui n’existaient pas auparavant dans la nature et qui forment ce que nous appelons la culture. » (p. 119)
47 Abel et Caïn, Remus et Romulus.
48 Il correspond de ce fait à la fixation à un stade du moi destinée à contrer la crainte de la mort.
49 Dans The Strange Case of Dr Jekyll and Mr hyde par exemple, Jekyll exprime clairement le caractère ambivalent de la haine réciproque que lui-même et Hyde se portent : « The hatred of Hyde for Jekyll was of a different order. His terror of the gallows drove him continually to commit temporary suicide, and return to his subordinate station of a part instead of a person […] I, who sicken and freeze at the mere thought of him, when I recall the abjection and passion of this attachment, and when I know how he fears my power to cut him off by suicide, I find it in my heart to pity him. » R. L. Stevenson, The Strange Case of Dr Jekyll and Mr hyde (1886), Harmondsworth, Penguin Popular Classics, 1994, p. 86-87.
50 O. Rank, op . cit ., p. 140.
51 Clément Rosset, Le réel et le double . essai sur l’illusion, Paris, Folio/Essais, 1993.
52 Clément Rosset, Le réel et le double . essai sur l’illusion, Paris, Folio/Essais, 1993.
53 Edgar Morin, L’homme et la mort (1951), Paris, Le Seuil, 1970, p. 150. Cité dans Jourde et Tortonese, op . cit ., p. 11.
54 Pierre Jourde et Paolo Tortonese, op . cit ., p. 12-13.
55 Sigmund Freud, L’inquiétante Étrangeté et autres essais (1919), Paris, Folio essais, 1985, p. 234. On pense à la fortune littéraire des automates et autres humanoïdes.
56 Ibid ., p. 238.
57 Ibid ., p. 258.
58 Ibid ., p. 246.
59 Ibid ., p. 260.
60 Cf. C. G. Jung, L’Âme et le soi (Paris, Albin Michel, 1990) ou Dialectique du moi et de l’inconscient (Paris, Folio/Gallimard, 1989) entre autres.
61 Je ne prétends pas mener là un tour complet des théories sur le double. Il s’agit plutôt de rappeler celles qui permettent de caractériser le mouvement de retournement d’une vision du double comme persécuteur à un affranchissement de plus en plus complet du double de son original. Toute autre est par exemple la thèse de René Girard, qui envisage le double comme une manifestation du « mimétisme du désir », laquelle aboutit en dernière instance à une « indifférentiation » : chez Girard, il n’y a de double que parce que les individus aspirent à être identiques. Voir les pages que Jourde et Tortonese lui consacrent, op . cit ., p. 77-82.
62 Jacques Lacan, « Le stade du miroir comme formateur de la fonction du je », op . cit ., p. 94.
63 C’est la notion de « moi idéal ». Mais il ne s’agit donc pas de superposer les deux images, de les confondre. J’y reviendrai à propos de la pratique de la parodie contemporaine.
64 « […] cette forme situe l’instance du moi, dès avant sa détermination sociale, dans une ligne de fiction, à jamais irréductible pour le seul individu […] », Ibid ., p. 93.
65 On parle d’hétéromorphisme.
66 Cette question sera abordée dans les chapitres 4 et 5 à travers la mise en tension d’une œuvre « originale » et de son double, à travers la parodie et le retournement des points de vue, l’original se retrouvant dans la position d’image dans le miroir.
67 "De même, Wladimir Troubetzkoy rappelle que le terme « personne » vient de persona, le masque de théâtre, ce qui tend à confirmer que ce moi que nous projetons devant nous n’est que « le masque dont nous nous affublons pour autrui, ou celui dont nous nous couvrons pour répondre à sa demande, afin de lui échapper [...] Notre personne, comme imago sui, se confond avec la personnalité d’emprunt que nous endossons et que nous jouons, et par laquelle nous nous distinguons d’autrui, lequel joue exactement le même jeu, nous opposant l’un à l’autre un texte de conventions, de stéréotypes en qui nous nous reconnaissons mais grâce auquel nous échappons l’un à l’autre. “Personne"" contient implicitement une négation, peut ainsi être ressenti comme un vide, une absence, un manque [...] La personne apparaît comme une fiction, quelque chose de forgé, de construit. Persona, imago, effigies, tous objets d’une activité artisanale, signifient aussi “spectre, fantôme, ombre”. Notre personne est aussi notre représentation : en nous présentant, nous nous donnons en représentation, nous nous re-présentons par deux fois, notre personne c’est notre double, nous dont la majeure partie de la vie consiste à pratiquer la mise en scène de soi. Le masque nous aurait-il collé au visage au point que notre vérité individuelle se confond avec notre semblant, ce que nous sommes pour les autres ? Paraître, c’est être, mon moi c’est mon double. », W. Troubktzkoy, op. cit., p. 32-33.
Sans vouloir gloser interminablement sur la problématique notion de « vérité » (pour qui ? quand ?), on voit bien en quoi cette présentation rejoint la distinction lacanienne « ego/sujet », même s’il faut prendre garde à ne pas envisager cette « fiction de soi » comme un acte nécessairement conscient ou volontaire : la personne/l’individu ne cherche pas nécessairement à jouer la comédie ou à tromper l’autre."
68 Jacques Derrida, La Dissémination, Paris, Le Seuil, coll. « Points/Essais », 1972.
69 Ibid ., p. 326.
70 Jacques Derrida, « La Pharmacie de Platon » dans La Dissémination, op . cit., p. 208.
71 Michel Foucault, Les Mots et les choses, Paris, Gallimard/Tel, 1966.
72 « [Le] lien des positivités à la finitude, le redoublement de l’empirique dans le transcendental, le rapport perpétuel du cogito à l’impensé, le retrait et le retour de l’origine définissent pour nous le mode d’être de l’homme. », Ibid ., p. 346.
73 Ibid ., p. 338.
74 Voir à ce sujet Bill Ashcroft, Gareth Griffiths, Helen Tiffin, The empire Writes Back : Theory and Practice in Post-Colonial Literature, London & New York, Routledge, 2002, et particulièrement le chapitre 5, « Re-placing Theory » (p. 153-192) qui envisage la manière dont la position post-coloniale et la critique féministe se recoupent, s’éclairent, s’influencent mutuellement. Voir aussi Catherine Belsey, « Constructing the Subject : Deconstructing the Text » dans Feminist Criticism and Social Change – Sex, Class and race in Literature and Culture, Judith Newton et Deborah Rosenfelt (dir.), New York and London, Methuen, 1985, p. 45-64.
75 Dans la littérature romantique, bien sûr, mais aussi, pour la période qui nous intéresse, dans la littérature pré-moderniste et moderniste.
76 Gjordon E. SLETHAUG, Ttie Play of the Double in Postmodern American Fiction, Carbondale, Southern Illinois University Press, 1993, p. 25.
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