L’histoire juteuse de la femme-pastèque ou comment s’approprier l’Histoire
p. 317-328
Texte intégral
1 The Watermelon Woman 1 est le premier long métrage de Cheryl Dunye, jeune réalisatrice américaine originaire du Liberia2. Un pareil titre a de quoi intriguer, évoquant tout à la fois l’hybridité monstrueuse, un certain exotisme sensuel, ou encore le quotidien terre-à-terre d’une travailleuse dans un documentaire sur les marchés ou les exploitations agricoles. Une chose est sûre, le film de Cheryl Dunye compose avec les stéréotypes qui en constituent précisément le point de départ. Le film crée en effet un espace mettant en scène différents types de représentations de la femme noire américaine tout en interrogeant les divers discours qui en émanent. Le film s’inscrit ainsi dans le dialogue parfois conflictuel mais souvent fructueux entre cinéma et études féministes, très vite remises en cause et enrichies par les questions de minorités raciales et de préférence sexuelle3.
2Parce que l’industrie cinématographique dominante a longtemps cantonné les femmes noires américaines dans des rôles subalternes de « Mammies », de jeunes servantes écervelées ou de mulâtresses tragiques (rappelons qu’il faut attendre 2002 pour voir pour la première fois une femme noire américaine recevoir l’Oscar de la meilleure actrice4), les critiques féministes afro-américaines ont dénoncé ces « stéréotypes sexuels mutants » qui « affirment l’infériorité des femmes noires par rapport à deux catégories déjà jugées imparfaites : les femmes blanches et les hommes noirs5. » Encore en 1999, Gloria J. Gibson remarque que la grande majorité des films occultent toute sexualité des personnages de femmes noires : « Sensitive portrayals of black women’s sexuality are mostly absent from mainstream cinema, and sometimes barely visible in black men’s independent cinema.6 » Par rapport à ces stéréotypes, la cinéaste noire est confrontée à un impossible dilemme : va-t-elle définir son oppression par rapport au sexisme, ou par rapport au racisme ? L’apport des féministes noires est, entre autres, d’avoir pointé les insuffisances d’une approche théorique qui vise à une définition commune de « la femme » basée sur la seule notion de genre sexué7, excluant de facto d’autres facteurs sociaux comme la classe sociale, la « race » ou l’ethnie, la préférence sexuelle etc. Rose M. Brewer, dans un chapitre de l’anthologie Theorizing Black Feminisms, affirme ainsi que, parce les féministes noires ont placé les femmes noires – et non la femme – au centre de leurs travaux, elles démontrent la nécessité d’une approche holistique et historique de tous les facteurs sociaux déterminant l’identité8. Prenant le cas de la préférence sexuelle, Gloria J. Gibson écrit :
Black lesbians confront different experiences from those of heterosexual women, and they suffer an additional form of prejudice and discrimination. Their voices are crucial to understanding the diversity as well as the commonalities of black women’s experiences. […] a Black feminist paradigm additionally interrogates the dialectic of blackness and homosexuality and challenges societally-based gender roles and expectations.9
3Il n’en reste pas moins vrai que contrairement à d’autres secteurs artistiques, le cinéma reste un milieu peu propice à l’épanouissement de femmes noires réalisatrices, cantonnées dans des circuits de production et surtout de diffusion marginaux10. En conséquence, la majorité des cinéastes noires se sentent investies d’une mission qui est d’utiliser le cinéma comme moyen de rendre visibles celles qui sont restées dans l’ombre, de donner une voix et une image aux oubliées de l’histoire11. Isaac Julien et Kobena Mercer parlent même d’« une obligation démesurée [qui] pèse sur chaque film : celle d’être “représentatif”… ce qui tend à dénier la subjectivité individuelle : le sujet noir se trouve mis en position de porte-parole, de ventriloque pour une entière catégorie sociale “typifiée”par celui (celle) qui la représente12 ».
4C’est dans ce contexte que Cheryl Dunye réalise son premier long métrage, se mettant elle-même en scène, jeune femme à l’allure masculine travaillant dans un vidéo club de Philadelphie et qui entend passer derrière la caméra. The Watermelon Woman fut qualifié de « premier film de femme noire et lesbienne ». Outre que ce type de slogan « commercial » est toujours très difficile à vérifier, ce genre d’étiquette semble réunir tous les ingrédients d’une « ghettoïsation » ; or, si The Watermelon Woman reste une modeste production indépendante, loin des canons hollywoodiens dominants, on aurait tort de n’y voir qu’un film « sectariste », fait par et pour une minorité fière de revendiquer sa ou ses différences (définies en l’occurrence par le genre sexuel, la « race » ou la préférence sexuelle). Tout en abordant de façon frontale les questions de la légitimité et de la responsabilité d’une prise de parole, The Watermelon Woman déjoue le danger de la ghettoïsation en utilisant humour et distance réflexive13.
5Filmé comme un documentaire, le film se donne comme la propre enquête de la réalisatrice sur une actrice noire, aperçue dans un film des années 1930. Cheryl Dunye semble prolonger la tradition du cinéma féministe des années 1970 qui privilégiait la forme documentaire contre un cinéma commercial soumis à l’idéologie dominante dans le but avoué de rendre enfin audibles et visibles les exclues de l’histoire14. Il s’agit donc de redonner un nom à un visage et au mystérieux sobriquet de « Watermelon Woman », d’exhumer une vie sous les rôles stéréotypés auxquels le racisme ordinaire de l’industrie cinématographique hollywoodienne cantonnait les actrices noires. L’extrait du vieux film, intitulé Plantation Memories, bien que situé plus de six minutes après le début du film, sert véritablement de matrice, engendrant même le générique, réduit au carton du titre [6 :20]. De façon attendue, le film déploie toute la panoplie des figures traditionnelles du documentaire : interviews de passants (micro-trottoir) ou de personnalités comme l’universitaire très controversée Camille Paglia, visite à des proches (la propre mère de la cinéaste, l’une de ses amies qui fréquentait les mêmes clubs de jazz, la sœur de Martha Page), insertion d’images d’archive (photographies, coupures de presse, journaux télévisés, films de famille, etc.), utilisation de cartons introductifs permettant l’identification des lieux. Pourtant, le projet annoncé n’apparaît qu’en creux, enchâssé dans les scènes de vie quotidienne de la cinéaste, entre son lieu de travail et les sorties entre amies15. En mettant en scène sa propre recherche d’un projet de film, la réalisatrice le rend curieusement aléatoire, ne prenant forme qu’après une série de scènes déconnectées et dénuées de contenu narratif apparent16. Bien plus, le projet du film est d’emblée subordonné à l’identité même de son auteur mais sa formulation est révélatrice de la frontière ténue entre désir et réalité : « I’m Cheryl and I’m a film-maker. Well no. I’m not a film-maker […] but I’m working on being a film-maker. The problem is I don’t know what I want to make a film on. I know it has to be about Black women because our story has never been told. »
6Au fur et à mesure que Cheryl Dunye enquête sur « The Watermelon Woman », de son vrai nom Fae Richards, elle fait non seulement resurgir certains pans oubliés de l’histoire cinématographique américaine comme les « all-black cast movies » ou « race films17 » mais surtout, elle met au jour ce qui n’a pu se dire, à savoir le tabou d’une liaison doublement transgressive : celle de l’actrice noire avec la réalisatrice blanche Martha Page. S’instaure ainsi un effet de miroir où Cheryl Dunye s’identifie pleinement à son objet d’enquête18. Lors d’un bilan où la réalisatrice se tient face à la caméra, elle s’exclame : « Can you believe it ? Fae is a Sapphic sister ! A bull-dagger. A Lesbian. […] I guess we have a thing or two in common, Miss Richards, the movies and women ! » [31:00] Et pour cause : la biographie de Fae Richards (1908-1973), actrice et chanteuse originaire de Philadelphie, reconstituée avec peine pour figurer intégralement à la toute fin du film, est une pure fiction. La supercherie est dévoilée dans un carton de fin : « Sometimes you have to create your own history. » De façon symbolique, juste auparavant, le dernier plan nous montrait en insert une photographie de Fae que la réalisatrice tenait devant son visage, comme superposé, avant de le dévoiler. Cheryl Dunye explicite sa démarche dans l’interview qui accompagne le DVD : « The Watermelon Woman came from the real lack of any information about the lesbian and film history of Afro-American women. Since it wasn’t happening, I invented it. » Le choix du faux documentaire ou « documenteur19 » est ici motivé par la nécessité d’une réappropriation de l’histoire en vue d’élaborer sa propre histoire personnelle20. Le moule de l’enquête biographique permet de glisser vers l’élaboration d’une autobiographie à travers la vie d’un (e) autre, ce que l’on pourrait appeler une « hétérobiographie ». Surtout, l’agencement de cette biographie imaginaire est précisément ce qui permet à Cheryl Dunye de devenir cinéaste tout en affirmant son identité de femme, noire et lesbienne. Le dernier bilan de la réalisatrice face à la caméra ne s’adresse plus directement au spectateur mais à June, la compagne de Fae, qui transmet à Cheryl une liasse de documents ainsi qu’une lettre l’enjoignant de témoigner21 :
There’s so many things I wanted to ask you face to face. I mean I know she meant the world to you but she also meant the world to me and those worlds are different. But the moments she shared with you, the life she had with Martha Page on and off, those were precious moments and nobody can change that. But what she means to me– a 25-year-old Black woman, means something else ; it means hope, it means aspiration, it means possibility, it means history. And most importantly, I am going to be the one who says I am a Black Lesbian filmmaker who’s just beginning but I’m gonna say a lot more and I’ve a lot more to do. [1:09:00]
7Cependant, si la forme prétendument documentaire garantit les conditions de possibilité d’expression pour la cinéaste, l’œuvre lui sert en définitive moins à communiquer quelque chose qu’à se dire. De ce fait, le discours critique véhiculé par le film se trouve quelque peu distancié, matériau d’un jeu polyphonique que la cinéaste agence. Proche de la démarche d’un Spike Lee dans Bamboozled22, Cheryl Dunye, avec l’aide de la photographe Zoe Leonard et de Doug McKeown, s’ingénie à reconstituer les stéréotypes – historiques et actuels – pour se les approprier. Derrière le fameux film Plantation Memories, on reconnaît sans peine la même trame que dans Gone With the Wind, de même que le type de la mulâtresse tragique qui veut « passer » pour blanche dans Souls of Deceit ne peut manquer d’évoquer le film de Stahl et son remake par Sirk Imitation of Life. Cheryl Dunye s’amuse doublement du cliché : d’abord en brouillant la frontière entre l’authentique et le fabriqué23, puis en introduisant l’écart de et dans la répétition. Si The Plantation Memories, censé dater de 1937, correspond à l’esthétique noir et blanc quelque peu statique des débuts du parlant, une anomalie flagrante apparaît rapidement : seule la « Mammie » bénéficie de plans rapprochés alors que l’actrice blanche n’apparaît qu’en plan large, montrant les deux actrices, ou en amorce pendant leur dialogue. L’écart, d’abord perçu comme indice d’une anomalie historique (l’attirance de la réalisatrice Martha Page pour son actrice), motive pleinement le travail de pastiche.
8À deux reprises, Cheryl imite les mimiques que déploie Fae dans l’extrait, répétant son texte en playback. De même que passé et présent se répondent, Cheryl s’identifiant à la fois à la réalisatrice blanche attirée par Fae et à Fae elle-même à travers la liaison qu’elle entretient avec Diana (Guinevere Turner), une femme blanche rencontrée sur son lieu de travail, le jeu stéréotypé de Fae s’inscrit dans la série des « numéros » chantés ou dansés qui parsèment le film, où différents degrés de féminité sont mis en scène, « performed » au sens où l’entend Judith Butler24. La féminité, au sein de cette « famille25 » de « sisters » – au double sens de femmes noires et de lesbiennes –, se vit comme performativité. Ces numéros chantés ou dansés, souvent très brefs, sont introduits sans véritable motivation narrative. La première occurrence est une soirée karaoké [8 :00] où sont successivement reprises la chanson « Boogie oogie oogie26 », interprétée par une femme d’allure très masculine, aux cheveux très courts et à lunettes, dont le seul indice de féminité serait peut-être la voix un peu trop aiguë pour un homme (il s’agit de l’actrice V. S. Brodie, connue pour son rôle d’Ely aux côtés de Guinevere Turner dans Go Fish (Rose Troche, 1994)), puis « Lovin’you27 », chantée d’une voix suraiguë par Yvette, stéréotype opposé de la sur-féminité, portant jupe courte et se dispensant en minauderies. Toutes deux jouent ou sur-jouent – et chantent plus ou moins faux – comme l’atteste le montage en champ contre-champ qui laisse voir l’auditoire et notamment Cheryl visiblement exaspérée et amusée par tant d’outrance. Aucune n’est plus authentique que l’autre ni moins réelle car la performance, elle, est authentique28.
9Deux interludes en particulier [20:00 puis 32:00], très courts, montrent Cheryl elle-même, filmée légèrement au ralenti, en train d’effectuer des mouvements de danse hip hop sur le toit d’un immeuble. à ces deux interventions qui accentuent son apparence masculine – cheveux très courts et lunettes noires, en short et chemise, chaussée de grosses chaussures – répondent en contrepoint les deux courts extraits de Cheryl mimant le jeu de Fae dans Plantation Memories [24:00 puis 1:13:00]. L’appropriation des mimiques de Fae, à travers le regard de Cheryl, transforme la figure de la Mammie en objet de désir, lui redonnant toute son identité d’être sexué. En regard de cette démonstration, le discours critique universitaire apparaît comme des plus figés, voire des plus stériles, parce que déconnecté de toute mise en jeu performatif. L’interview de Camille Paglia, introduite par un simple carton la présentant comme « cultural critic », semble être un pastiche plus vrai que nature d’un certain discours universitaire qui, cherchant à renverser les clichés, ne fait que les perpétuer sans les déconstruire vraiment. Ainsi, pour dénoncer les limites d’une tendance critique qui ravale la Mammie au rang de figure asexuée, Camille Paglia prend appui à la fois sur les symboles stéréotypés d’abondance et de fertilité et, de façon plus surprenante, sur le modèle de sa propre grand-mère italienne29. L’universitaire en vient ainsi à redonner une valeur positive à la figure de la pastèque au vu de ses couleurs évoquant celles du drapeau italien !
10Parfois très bavard, The Watermelon Woman épingle volontiers le discours sectaire d’une attitude communautariste refermée sur elle-même. La meilleure amie de Cheryl, Tamara (Valerie Walker), est ainsi ouvertement hostile à toute personne qui n’appartient pas à sa « famille ». En particulier elle fait montre d’une grande animosité envers la jeune collègue de travail blanche dont elle réprouve l’habillement « jeune » et les piercings, et envers Diana, qu’elle appelle « your wannabe black girlfriend ». Tamara critique la liaison de Cheryl en des termes caricaturaux, si ce n’est franchement racistes : « What’s up with you Cheryl, you don’t like the colour of your skin nowadays ? », à quoi Cheryl répond avec bon sens : « Who has said that dating somebody white does not make me black ? » Pourtant, le film semble donner partiellement raison à Tamara quand elle condamne ce qu’elle prend pour de la condescendance de la part de Diana, incarnation d’une certaine bourgeoisie blanche, bohème et bien-pensante en quête de frissons transgressifs auprès de partenaires noir (e) s. Si les reproches qu’elle formule sont si politiquement incorrects qu’ils en deviennent comiques30, les relations interraciales sont mises en scène comme toujours complexes et douloureuses dans la société américaine contemporaine31. Les réticences de Tamara font écho au déni exprimé par la sœur de Martha Page : figure de la bonne conscience blanche et hétérosexuelle, elle refuse catégoriquement d’entendre parler d’une possible liaison (doublement sulfureuse) entre sa sœur et son actrice noire [58:00].
11Le renversement de perspective ne tient donc pas tant à la nouveauté d’un discours identitaire (celui-ci au contraire apparaît comme le prolongement d’une intolérance vis-à-vis de la différence) mais au regard porté sur une communauté filmée dans toute sa diversité. L’originalité de The Watermelon Woman est de rester opaque. En tant que film tourné sur une communauté par cette communauté – la plupart des rôles sont joués par des membres de cette communauté32 –, il abonde en clins d’œil et « private jokes » plus ou moins accessibles au public ne maîtrisant pas parfaitement le langage et les code spécifiques de la communauté noire, gay et lesbienne. Cet aspect soulève la difficile et passionnante question de la réception d’une telle œuvre en dehors de la communauté qu’elle dépeint. Paradoxalement, c’est précisément l’opacité partielle du film qui permet d’éviter un regard d’anthropologue sur une « tribu » forcément autre. Si, à l’inverse, les rares personnages porte-parole de l’idéologie dominante (la sœur de Martha Page et les policiers blancs qui prennent Cheryl pour un garçon [1 :02 :00]) deviennent des caricatures, c’est au même titre que les autres « types » construits dans le film, à l’image de la « Watermelon Woman » du titre.
12À l’instar des discours postcoloniaux et postmodernes, la cinéaste se réapproprie les stéréotypes historiquement subis, qui servent ici de cadre à l’élaboration d’une fiction dont la vérité dépasse la distinction entre l’authentique et le fabriqué : la femme pastèque eût-elle existé, Cheryl Dunye aurait quand même eu besoin de l’inventer33. Le poids de l’histoire et de ses représentations devient une scène de contraintes où il importe d’improviser, d’être pleinement acteurs, agents de sa propre histoire. C’est précisément le pouvoir de la fiction qui est ici en jeu34. à l’image du film composé de matériaux hétérogènes, agencé comme une suite de courtes saynètes plus ou moins reliées entre elles, l’identité apparaît comme fragmentaire et provisoire ; c’est l’acte même de (se) raconter qui permet à la cinéaste de construire son identité : que ce soit devant ou derrière la caméra, alternant scènes de tournage et scènes montées, les signes apparents de maladresses – cadrage déplorable, faux raccords et ruptures abruptes – sont les signes soigneusement calculés d’une œuvre en chantier, en train de se faire, comme l’identité est une fiction à construire.
13 The Watermelon Woman est une œuvre enjouée qui contribue magistralement au débat portant sur l’apport des gender studies et sur ses limites. Il en offre une démonstration pleine d’humour grâce à son dispositif de faux documentaire mais son originalité tient réellement aux questions liées à la possibilité d’une « écriture » identitaire ou communautariste. Or, le film refuse précisément de clarifier l’ambiguïté attachée au terme « sister » : l’une comme l’autre des acceptions sont inclues dans la « famille » du film. Est-ce à dire que le caractère « racial » et la préférence sexuelle participent tout autant que le genre à l’élaboration des limites de la scène dans laquelle peut se déployer l’individu en tant qu’agent dans la construction de son identité ? En d’autres termes, que devient la spécificité du genre en tant qu’expression sociale d’une donnée première qu’est le sexe biologique ?
14Il reste que le genre, la « race » et la préférence sexuelle entrent tous en jeu dans la reconstruction de l’Histoire, appréhendée à travers le double miroir du désir et de l’identification mimétique. L’héritage d’un passé douloureux devient source de créativité ludique. à l’image d’une nouvelle subjectivité qui caractérise un courant documentaire depuis les années 1980, The Watermelon Woman retrace l’avènement du sujet par une certaine forme d’autobiographie qui inclut l’hétérobiographie mensongère, nécessaire dans la recherche d’une identité collective. Le genre même du faux documentaire permet ainsi de concilier témoignage collectif et expression personnelle. En cela, le film de Cheryl Dunye est une illustration parfaite du fameux slogan tiré du titre de l’article de Patricia Erens35 : « The Personal is Political. »
Notes de bas de page
1 Écrit et réalisé par Cheryl Dunye en 1996, produit par Barry Swimar et Alexandra Juhasz, avec Cheryl Dunye, Valerie Walker, Guinevere Turner. Le film est sorti en DVD chez Peccadillo Pictures (2003).
2 Cheryl Dunye est née en 1966 au Liberia. Après avoir fait des études universitaires à Philadelphie puis dans le New Jersey, elle a enseigné le cinéma et les médias dans différentes universités. Elle enseigne actuellement à Temple University (Philadelphie).
3 Sur ce point, voir la synthèse de Janet Mc Cabe, Feminist Film Studies : Writing the Woman into Cinema (Londres, Wallflower, 2004) et en particulier les chapitres et 4 « Race, ethnicity and post-colonialism/modernism » et « Conceiving subjectivity, sexual difference and fantasy differently : psychoanalysis revisited and queering theory ».
4 Il s’agit de Halle Maria Berry pour le film Monster’s Ball (Marc Forster, 2001). A noter que seulement six actrices afro-américaines ont été nominées pour l’Oscar de la meilleure actrice (Dorothy Dandridge, Diana Ross, Cicely Tyson, Diahann Carroll, Whoopi Goldberg et Angela Bassett).
5 June Givanni et Bérénice Reynaud, « Images de femmes noires » in « Vingt ans de théories féministes sur le cinéma », CinémAction n° 67, 2e trimestre 1993, p. 194.
6 Gloria J. Gibson « Identities Unmasked/Empowerment Unleashed : The Documentary Style of Michelle Parkerson » in Feminism and Documentary, Diane Waldman et Janet Walker (dir.), Minneapolis/Londres, University of Minnesota Press, 1999, p. 148.
7 Dans le domaine de la critique cinématographique, Jane Gaines écrit : « Il se peut que l’accent mis sur l’opposition homme/femme nous rende prisonnières de modes d’analyse qui aboutissent à une “mésinterprétation”continuelle de la position d’un grand nombre de femmes… Ni les femmes de couleur, ni les lesbiennes… ne sont vraiment intégrées à la problématique féministe… Les anthologies… comprennent toujours des articles sur le point de vue des femmes noires et des lesbiennes comme preuve du libéralisme et du caractère englobant du féminisme. Mais le concept de “perspectives différentes”, s’il valide la “différence”tout en maintenant “la femme”comme dénominateur commun, continue de laisser les catégories de race et de préférence sexuelle dans une sorte d’oubli théorique. » « White Privilege and Looking Relations : Race and Gender in Feminist Film Theory », Screen vol. 29, n° 4, automne 1988, p. 15, cité dans CinémAction, n° 67, p. 197.
8 Voir à ce sujet bell hooks (« c’est ensemble que le sexe, la race et la classe déterminent la construction sociale de la féminité » in Talking Back, Thinking Feminism, Thinking Black, Boston, South End Press, 1989, p. 23), Rose M. Brewer (« Theorizing Race, Gender and Class : The New Black Feminist Scholarship » in Theorizing Black Feminisms, James et Busia (dir.), New York, Routledge p. 27), Audre Lorde (« Age, Race, Class, and Sex : Women Redefining Difference » in Out There : Marginalization and Contemporary Cultures, Russell Ferguson (dir.), New York, Museum of Contemporary Art, 1990, p. 285.),
9 Gloria J. Gibson, op. cit. p. 140,
10 La majorité des productions sont des documentaires ou des courts métrages, réalisés à petits budgets avec des moyens techniques légers (16 mm, Super 8 ou vidéo) et ces films ne sont la plupart du temps visibles que dans des festivals.
11 La cinéaste Michelle Parkerson est explicite sur ce point : « We tend to turn the camera on ourselves first because our story hasn’t been told. It’s only been recently that Black women have been making films. » Cité dans Gloria J. Gibson, op. cit., p. 140. Plus largement, cet ordre du jour est caractéristique du genre documentaire engagé tel que Julianne Burton le définit : « to use the film medium to expose and combat the culture of invisibility and inaudibility ». Cité dans Thomas Waugh (dir.), Show us Life : Toward a History and Aesthetics of the Committed Documentary, Metuchen, New Jersey, Scarecrow Press, 1984, p. 376.
12 « Introduction : De Margin and De Centre », Screen, vol. 29, n° 4, automne 1988, p. 9.
13 Peter Keough (The Boston Phoenix) : « Be that as it may, seldom have cultural analysis and sexual/racial politics been so entertaining. Far from retreating into a niche, Dunye has united gay, African, and women’s filmmaking into a work that is exhilarating and universal. »
14 D’après Chris Holmlund, les premiers documentaires féministes des années 1970 adoptent le plus souvent une trame biographique : « Though the term bio-pic is usually associated with Hollywood feature film, many early movement documentaries might, I believe, usefully be reconsidered as activist bio-pics. » (« From Rupture to Rapture through Experimental Bio-Pics : Leslie Thorton’s There Was an Unseen Cloud Moving », in Feminism and Documentary, op. cit., p. 287). Dans le même esprit, Julia Lesage écrit que ces documentaires sont clairement conçus comme : « a critique of and an antidote to past cinematic depiction of women’s lives and women’s space. » (« The Political Aesthetics of the Feminist Documentary Film », in Issues of the Feminist Film Criticism, Patricia Erens (dir.), Bloomington, Indiana University Press, 1990, p. 223).
15 Le dispositif alterne les figures traditionnelles du documentaire et les séquences de journal intime. Cette dichotomie se double par l’alternance de séquences tournées en vidéo, caractérisées par la grossièreté du grain, des couleurs passées et un amateurisme affiché, qui laissent percevoir des repères blancs en bas de l’écran et les images tournées en 16 mm, non marquées. Les premières sont réservées aux plans explicitement tournés par Cheryl Dunye, en tant que personnage principal, en vue de son projet de réalisation ; les secondes, qui dépeignent le quotidien de Cheryl dans des scènes le plus souvent statiques où prédominent l’humour des dialogues et le comique de situation, sont du ressort d’un « grand imagier » omniscient.
16 Le film s’ouvre sur les images d’un tournage vidéo lors d’une garden party à Bryn Mawr que Cheryl est chargée d’« immortaliser » malgré une faible luminosité et un cadrage déplorable ; puis défilent des images de rues prises d’une voiture en marche. Enfin, un panoramique parcourt une pièce d’appartement jusqu’à une chaise vide sur laquelle vient s’asseoir Cheryl.
17 On appelle « all-Black cast movies » ou « race films » les films produits aux états-Unis entre 1915 et 1947 spécifiquement pour le public afro-américain. On estime qu’un cinquième des œuvres alors produites a été conservé. Bien que quelques studios de production aient été la propriété d’Afro-Américains (Lincoln Motion Picture Company de 1916 à 1921 et surtout Micheaux Film Corporation de 1918 à 1940), les compagnies hollywoodiennes ont assez vite perçu le potentiel commercial d’un tel marché, au détriment des producteurs et distributeurs noirs indépendants.
18 S’il faut en croire Jacqueline Bobo, c’est un des traits récurrents dans les films des cinéastes noires américaines : « Congruence between the personal histories of filmmaker and subject is a predominant feature of Black women’s biographical documentaries », Black Women Film and Video Artists, New York, Routledge, 1998, p. 6.
19 L’expression anglaise est « mockumentary ».
20 À propos des romans autobiographiques de femmes, Françoise Lionnet remarque le besoin particulier de ces femmes d’ancrer leur propre histoire dans un passé : « [women are] consumed by need to find their past, to trace lineages that will empower them to live in the present, to rediscover histories occluded by HISTORY », Autobiographical Voices : Race, Gender, Self-Portraiture Ithaca, New York, Cornell University Press, 1988, p. 25-26.
21 La lettre de June [1 :07 :00] est lue en voix off par Cheryl puis deux voix se superposent pour enfin laisser place à la seule voix de June : le film ici donne littéralement voix aux absent (e) s de l’histoire/Histoire : « Dear Cheryl. All that talk about Fae and that white woman got me to remember some unpleasant things about that past. I was so mad to see the name of Martha Page. Why did you want to include a white woman in a film about Fae’s life ? I think it troubled her so for the world to see her in these Mammie pictures. She did so much, Cheryl. That’s what you have to speak about. She paved the way for kids like you to run around making movies about the past and how we lived then. Please Cheryl, make our history before we are all dead and gone but if you really want in the family you’d better understand that in our family we’ve only had and we’ll only have each other. »
22 Dans Bamboozled/The Very Black Show (2000) de Spike Lee, le protagoniste principal, noir, scénariste d’une grande chaîne de télévision, propose de relancer les « blackface minstrel shows », spectacles de music hall où les acteurs (blancs ou noirs) se grimaient pour incarner des caricatures de noirs. L’idée, d’abord conçue pour protester contre la gamme réduite des rôles offerts aux acteurs noirs à la télévision, connaît contre toute attente un énorme succès.
23 Le film mélange avec malice reconstitutions et archives : lors de la visite au collectionneur Lee Edwards, spécialiste des « race films » des années 1915 à 1950, les titres (Sunday Sinners réalisé par Arthur Dreyfuss) et les acteurs (Mamie Smith, Alex Lovejoy, Mantan Moreland) évoqués sont bien réels.
24 Après avoir parlé de « performance » dans Gender Trouble : Feminism and the Subversion of Identity (1990), Judith Butler préfère utiliser le terme de « performativity » qui se réfère davantage au performatif en linguistique, même si la dimension théâtrale ne disparaît pas pour autant. Interviewée par Peter Osborne et Lynne Segal à Londres en 1993, elle explique : « It is important to distinguish performance from performativity : the former presumes a subject, but the latter contests the very notion of the subject. […] It is at this point that it’s useful to turn to the notion of performativity, and performative speech acts in particular – understood as those speech acts that bring into being that which they name. This is the moment in which discourse becomes productive in a fairly specific way. So what I’m trying to do is think about the performativity as that aspect of discourse that has the capacity to produce what it names. Then I take a further step, through the Derridean rewriting of Austin, and suggest that this production actually always happens through a certain kind of repetition and recitation. » (nous soulignons). Le geste mimétique de Cheryl Dunye illustre parfaitement la définition que Butler donne du genre comme : « a corporeal style, an ‘act’, as it were. […] It has a history that exists beyond the subject who enacts those conventions. The act that one does, the act that one performs, is, in a sense, an act that has been going on before one arrived on the scene. Hence, gender is an act which has been rehearsed, much as a script survives the particular actors who make use of it, but which requires individual actors in order to be actualized and reproduced as reality once again. » (Excitable Speech : A Politics of the Performative, Routledge, 1997, p. 272)
25 Le terme est explicitement utilisé, notamment lors d’une visite à Miss Shirley Hamilton, une amie de sa mère qui ne s’est jamais mariée : « I think she’s in the family » [29 :00].
26 Chanson composée en 1978 par le groupe « A Taste of Honey » qui fut le premier groupe de musiciens et musiciennes noirs à remporter le « Grammy for Best New Artist of the Year ».
27 Meilleure vente de single en 1975, chantée par Minnie Riperton, célèbre pour son extraordinaire amplitude vocale.
28 Deux autres interludes ponctuent le film. Dans l’un d’entre eux, on voit Cheryl et son équipe filmer le numéro chanté des « Sistah sound » (48 :00). De nouveau, la performance très engagée (paroles militantes) est mise à distance réflexive et humoristique par le tournage « saboté » de la scène. Le dernier interlude, qui isole une chanteuse de rue (Toshi Reagon), est l’objet d’un montage parallèle plus complexe.
29 Extraits de l’interview : « The Mammie figure is a great favourite of mine […]. I’m really distressed with the tone of the recent Afro-American scholarship trying to say that her large figure is desexualizing, degrading, dehumanizing and it seems to me so utterly wrong. Large women are the symbol of abundance and fertility, a kind of goddess figure. […] The watermelon is another figure misinterpreted by a lot of black commentary… great extended family coming together – when I was a child, distributing pieces of watermelon to everyone was almost like a communion service. I really dislike this kind of reductionism of a picture. I think that if the watermelon symbolizes Afro-American culture, rightly so because look at what white middle class feminism stands for : anorexia and bulimia. »
30 Tamara reproche ainsi à Diana d’être bénévole dans une agence qui s’occupe d’enfants non seulement pauvres mais pauvres et noirs !
31 Le film a d’ailleurs été l’objet d’une polémique et d’un débat au Congrès après que Pete Hoekstra, représentant du Michigan, s’est indigné de la scène d’amour entre les deux actrices. Kevin Thomas écrit à ce propos dans le Los Angeles Times du 28 mars 1997 : « It is unconceivable that had the actors been of the same race but not of the same sex, such a sequence could have caused such a furore. »
32 Parmi les personnalités identifiées, Alexandra Juhasz, qui incarne Martha Page, est l’auteur de nombreux articles et de documentaires sur les questions féministes et relatives à l’épidémie de SIDA, Sarah Schulman qui est la bénévole accueillant Cheryl au « Center for Lesbian Information and Technology » (CLIT !), est l’auteur de plusieurs romans et pièces de théâtre qui traitent de l’identité lesbienne au sein des communautés multi-culturelles de New York, la chanteuse Toshi Reagon a récemment été nommée « National Women’s History Project Honoree », Brian Freeman, qui joue un collectionneur d’archives concernant les films de noirs, est membre de la troupe de théâtre d’improvisation Pomo Afro Homos.
33 Cheryl Dunye déclare dans une interview : « although Fae Richards never lived, she is drawn from the lives of many people. Her story, although fictional, is plausible. She stands as an (sic) homage to women whose lives are not recorded. » Alexandra Juhasz décrit un dispositif similaire à propos du film de Cauleen Smith Chronicles of a Lying Spirit by Kelly Gabron (1992) : « [it] uses documentary film to create a dense, multiple, ambiguous, self-designed space where the feminist artist can be more than herself, where she can take (male) agency one step further. In her weaving of highly layered colored film stock, Kelly Gabron, the mythical author of an “autobiographical” piece about her life as a black girl, proves to be lying as we find out that she’s been in places, times, and situations that are mutually exclusive. […] “Truth” here is questioned as she gravitates between the veracity of an individual’s self-knowledge and the weight of communal, identity politics. […] Kelly Gabron’s life is nothing less than the history of all black women. Cauleen Smith lies and tells people she is Kelly as a way to claim the truth of those many histories for herself. » Alexandra Juhasz, « Bad Girls Come and Go, But a Lying Girl Can Never Be Fenced In », in Feminism and Documentary, op. cit., p. 113.
34 Nous sommes proches ici d’une philosophie du sujet telle que la conçoit Paul Ricœur quand il parle d’« identité narrative » : « La personne, comprise comme personnage de récit, n’est pas une entité distincte de ses “expériences”. Bien au contraire : elle partage le régime de l’identité du personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant celle de l’histoire racontée. C’est l’identité de l’histoire qui fait l’identité du personnage. » Soi même comme un autre, Paris, Seuil, 1990, p. 175.
35 Patricia Erens, « Women’s Documentary Filmmaking : The Personal Is Political » in New Challenges to Documentary, Alan Rosenthal (dir.), Berkeley et Los Angeles, University of California Press, 1987, p. 554-65.
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