Interview
p. 281-285
Texte intégral
1 Nicolas Boileau : Les études que vous réunissez dans Le Pacte autobiographique concernent uniquement des auteurs masculins, et vos premières recherches s’appuyaient essentiellement sur des autobiographies d’hommes avant que le journal intime ne prenne une grande place dans votre travail. Comment s’étaient imposés vos choix à l’époque ? Qu’en conclure sur l’autobiographie comme genre ?
2 Philippe Lejeune : Provoqué par votre question, je viens de faire un examen de conscience, en re-parcourant tout mon travail depuis L’Autobiographie en France(1971) jusqu’à Moi aussi (1986). Visiblement, pendant cette période, la question de la différence des sexes ne m’intéresse pas. Mais il faut distinguer le travail théorique du problème des corpus choisis.
3Mes analyses théoriques sur le « pacte » n’avaient guère de raison de prendre en compte la différence sexuelle : « je » et « tu » sont unisexes en indo-européen, et une promesse de discours vrai est une promesse, que ce soit un homme ou une femme qui la fasse. À deux reprises, je suis revenu sur ces analyses, pour des sortes d’autocritiques, peut-être trop complaisantes : en 1981, dans « Le pacte autobiographique (bis) » (repris en 1986 dans Moi aussi), et en 2001 dans « Le pacte autobiographique, vingt-cinq ans après » (repris en 2005 dans Signes de vie). Ni en 1981, ni en 2001, je n’ai introduit le moindre repentir sur ce point, et aujourd’hui je persiste et signe – sauf sur un point, le rapport au nom propre, où j’ai peut-être sous-estimé la différence des sexes.
4Le problème des corpus est différent. Là aussi, il faut distinguer. J’ai donné, en 1971, un panorama général de L’Autobiographie en France. Le problème d’une spécificité des écritures féminines n’y est jamais abordé, en revanche les autobiographies écrites par des femmes sont présentes dans le corpus (le répertoire en présente 20, sur un total de 106). Et dans l’anthologie figure le texte où Marie d’Agoult s’interroge sur la possibilité pour une femme de publier une autobiographie. Mais l’idée d’une différence m’est, à cette époque, étrangère. Quand j’ai voulu étudier l’art de l’autobiographie, je ne me suis pas demandé une seule seconde si j’allais prendre des textes d’hommes ou de femmes. D’ailleurs, je n’ai même pas « choisi » les textes de Rousseau, Gide, Sartre et Leiris ! Ce sont eux qui m’ont choisi. J’étais guidé par ma fascination pour ces textes géniaux et novateurs, et par l’identification avec leurs problèmes de construction d’identité, masculine certes, puisque je suis de ce côté-là de la différence. Rien de plus naturel. Allez-vous reprocher à un musicien qui propose un récital Bach, Mozart, Debussy, de ne pas respecter la parité ? Ou à une femme de se polariser sur George Sand, Simone de Beauvoir ou Marguerite Duras ? J’avais, à ce moment-là, besoin de travailler sur ces textes-là. Je l’ai fait. J’espère que le résultat est intéressant. Il n’y a pas de conclusion à en tirer sur l’autobiographie comme genre, du moins côté gender. Quand j’analyse le rapport de Rousseau avec les mythes, ses stratégies d’aveu, l’espace autobiographique de Gide, la dialectique de Sartre ou l’écriture poétique de Leiris, je donne à réfléchir, à partir d’exemples qui se trouvent être masculins, à des problèmes généraux.
5C’est seulement vers 1978, quand je me suis mis à m’intéresser aux écritures « ordinaires », que j’ai accordé plus d’attention aux textes écrits par des femmes. Présentant une analyse d’autobiographies contemporaines publiées « à compte d’auteur », j’ai choisi douze autobiographies de femmes (étude recueillie dans Moi aussi, 1986), pour aboutir à la conclusion qu’il y avait des différences de situation et de rôle, mais pas à proprement parler d’écriture, quand on les comparait à un corpus parallèle d’autobiographies d’hommes publiées dans le même cadre.
6 Nicolas Boileau : Dans Signes de Vie, Le Pacte autobiographique 2 (Seuil, 2005), la bibliographie générale distingue des études critiques réunies sous le titre « Autobiographie » et des études critiques réunies sous le titre « Femmes ». Pourquoi avoir choisi d’isoler l’autobiographie féminine et comment expliquer cette dissymétrie entre « hommes » et « femmes », que l’on retrouve dans l’ouvrage de Jacques Lecarme et Eliane Lecarme-Tabone ? était-ce une manière de reconnaître la spécificité d’une tradition critique qui s’est attachée à définir la différence de l’écriture féminine ? Ou souhaitiez-vous reconnaître vous-même que l’autobiographie féminine est intrinsèquement autre ?
7 Philippe Lejeune : Mais non, pas du tout ! Il existe, depuis peu, une littérature critique consacrée aux écrits autobiographiques de femmes : pour la commodité de mes lecteurs, je l’ai rassemblée sous une même rubrique. La dissymétrie n’est pas de mon fait : je la constate – et d’ailleurs elle me réjouit. De même que m’a réjoui naguère la publication, chez Plon, d’une Histoire des femmes en Occident en cinq volumes. C’est un rattrapage. Bien sûr, le rattrapage ne sera complet que le jour où Plon sentira le besoin de publier aussi une Histoire des hommes en Occident !
8Votre seconde question m’a fait voir la difficulté de ma position, et continuer mon examen de conscience. Il y a eu un tournant pour moi après 1986. Je me suis lancé dans une immense enquête, loin d’être achevée, sur la pratique du journal personnel. Comme les lettres, le journal est souvent considéré comme une écriture « féminine » : intime et quotidienne, alors que l’autobiographie aurait un côté plus « masculin » – publicité et synthèse. Attention, je vous répète ce qu’on dit – je n’ai, moi, rien dit de tel ! Nous avons tous nos parts de masculin et de féminin, si tant est que ces choses-là, culturellement, existent. Mais je dois bien constater que si ma première « vie critique » (1971-1986) a été majoritairement masculine, ma seconde (depuis 1986) a été majoritairement féminine. De nouveau, c’est dû à un phénomène, peut-être paradoxal, d’identification. En 1990, j’ai trouvé sous la plume de Claire Pic, jeune fille qui tenait son journal à Bourg-en-Bresse dans les années 1860, des phrases de mon journal d’adolescent : j’étais une jeune fille du xixe siècle ! D’où une « coursepoursuite » d’un an (1991-1992), qui m’a fait retrouver plus d’une centaine de journaux de jeunes filles du xixe siècle (Le Moi des demoiselles, 1993) et mettre en évidence l’ancrage culturel de cette pratique. J’ai édité ensuite deux journaux de jeune fille (Lucile Desmoulins et Marguerite Poiré), consacré des études monographiques à Eugénie de Guérin, Marie d’Agoult, Marie Bashkirtseff, Anne Frank, et ressuscité une femme de lettres féministe, morte en 1980 et déjà oubliée, Marguerite Grépon (Ariane ou le Prix du journal intime, 2004) Je me suis, certes, intéressé aussi à quelques hommes (Rousseau encore, Léautaud et surtout Georges Perec) ou à un écrivain femme qui oblitérait la différence des sexes (Nathalie Sarraute qui, relisant mon étude sur les brouillons d’un chapitre d’Enfance, a voulu me faire remplacer partout « petite fille » par le neutre « enfant » !). Peut-être ma troisième vie critique, si j’en ai une, atteindra-t-elle à l’équilibre des sexes ou à la sérénité du neutre.
9Ai-je répondu à votre question ? Sans doute non. Y a-t-il une écriture féminine – au sens stylistique ? J’en doute. Ou des comportements spécifiquement féminins face aux processus d’écriture ou aux stratégies de publication d’écrits intimes ? Peut-être. En particulier, plus de discrétion, une manière différente de situer les limites entre privé et public. Les femmes écrivent, les hommes publient Mais, honnêtement, j’ai des doutes sur la validité des réponses qui peuvent être apportées à des questions si générales. Elles auront tendance à être fondées sur quelques exemples choisis à dessein – dans l’ignorance de l’immensité des autres écritures féminines, et sans contre-analyse parallèle des écritures masculines. D’autre part, des réponses qui ne tiendraient pas compte de l’histoire seraient de l’ordre de la mythologie. Il n’y a, en ce domaine, ni éternel féminin, ni éternel masculin, mais des constructions culturelles variables. Notre premier travail est donc d’explorer, le plus largement possible : chantier énorme, et délicieux. On conclura plus tard. Ou jamais.
10 Nicolas Boileau : Dans la tradition critique française jusqu’à Vincent Colonna et Philippe Gasparini, on ne retrouve pas la même préoccupation concernant le genre sexuel que dans la critique anglo-saxonne. Peut-on considérer qu’il s’agit là d’un positionnement spécifique ? Quel regard portez-vous sur la critique anglo-saxonne relative à l’autobiographie ?
11 Philippe Lejeune : Oui, il y a un écart entre la critique anglo-saxonne et la critique française. Ça serait triste si tout le monde était pareil. L’atmosphère des colloques est différente. Le critique français aura tendance à la trouver, outre-Atlantique, parfois un tantinet moralisatrice. Pour avoir écrit un Pacte autobiographique sans femmes, on m’aurait presque supprimé mon visa. On me l’a rendu quand j’ai publié Le Moi des demoiselles. Cela fait sourire. Comme nous devons nous-mêmes faire sourire, vus souvent comme sexistes en diable, formalistes, un tantinet vieux jeu. Chacun son charme ! Pour être sérieux, ce qui me frappe surtout, c’est la différence d’échelle et d’angle d’attaque. Sur la liste IABA (International Auto/Biography Association), il ne se passe pas de jour sans annonce d’un nouveau colloque ou sans appel à contribution pour un volume collectif en langue anglaise, portant en général sur ce que nous appellerions un sujet de civilisation, où « race, age, class, gender » ont la part belle. Je suis également impressionné par la bibliographie annuelle de l’excellente revue Biography. Il y a un appétit, un élan curieux vers toutes les formes de « life writing », qu’on observe moins en France, même si depuis quelques années on assiste à un déblocage en ce domaine, sous la bannière des « écritures de soi ». Le point fort, en France, serait plutôt du côté de la théorie littéraire et de la critique génétique. Je voudrais dire un mot de l’intérêt prodigieux des études génétiques : elles demandent un travail minutieux et parfois épuisant (établissement des plans, brouillons, versions successives), mais permettent de suivre en direct les « sentiers de la création ». Le groupe que j’ai fondé en 1995 à l’ITEM, dirigé par Catherine Viollet, a examiné plus d’une centaine de « dossiers génétiques », d’hommes comme de femmes, sans d’ailleurs arriver à des conclusions sur une différence liée au sexe. J’évoquerai néanmoins pour finir l’un des dossiers qui m’a le plus fasciné, celui d’une femme, Marie d’Agoult, la soixantaine, hésitant depuis vingt ans au bord d’une autobiographie qu’elle craint impossible, qu’elle écrira en partie, et ne publiera jamais : mais pendant un an, en 1865-66, elle remplit un cahier de réflexions préalables, de notes préparatoires, d’hésitations, passant au crible absolument tous les aspects d’un projet autobiographique – faisant la théorie d’une pratique devant laquelle elle recule. Mais j’hésiterais à décréter qu’il s’agit là d’un trait féminin, ou français.
Auteur
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