Dire le signifiant universel du désir : « my lady is an ivory garden » (E. E. Cummings, Poems for Elaine Orr, 1918-1919, VIII) et La Flora (Arcimboldo, fin xvie siècle)
p. 251-261
Texte intégral
1« La femme ne se laisse pas prendre. La vérité, la femme, la vérité, ne se laisse pas prendre. Ce qui à la vérité ne se laisse pas prendre est féminin1. » Si l’on en croit les propos de Jacques Derrida, énoncés circulaires à l’image des manifestations du désir, parler de la femme comme objet ou sujet semble être un projet impossible. Ou bien doit-on comprendre que parce que le désir manque inévitablement l’objet, ce ratage constitue le désir de parler et en quelque sorte l’effet de la féminité sur le discours. On saisit donc mieux pourquoi, paradoxalement, cette entreprise chimérique qui consiste à avoir prise sur la femme comme référent suscite chez E. E. Cummings et Arcimboldo une ardeur descriptive. à première vue, les deux œuvres pourraient être assimilées à « une parole d’amour isolant un signifiant (ici “flower”) […] censé désigner l’être de l’Aimé2 ». Rappelons que cette ambiguïté entre La Flore et les fleurs a été mise en avant par Comanini dans un madrigal du xvie siècle qui se voulait être une illustration de la peinture d’Arcimboldo3 :
Suis-je flore, ou bien suis-je des fleurs ?
Si je suis des fleurs, comment de Flore
Avec l’aspect ai-je le sourire ?
Et si je suis moi flore Comment flore n’est-elle que des fleurs ?
Ah, ce n’est pas fleurs que je suis,
Point ne suis-je flore !
Quoique Flore je sois, et des fleurs aussi.
Mille fleurs, une unique Flore ;
Vives fleurs, vivante Flore.
Mais si les fleurs font flore,
Si flore fait les fleurs,
Sais-tu comment ? Les Fleurs en flore
Furent changées par un habile peintre,
Qui changea flore en fleurs.
2Comme le montre bien le poème de Comanini, ce va-et-vient étourdissant entre fleurs et flore, flore et Flore, métaphore et métonymie, la partie et le tout, conduisent le lecteur à buter sur un tableau qui tourne à vide, comme si la femme, au centre, n’était qu’une figure opaque et brouillée, cédant la place à un référent ultime mais insatisfaisant, fidèle à la nature même du désir. Tout se passe comme si le désir effleuré à l’infini « tournait vaguement derrière l’image4 ». En effet, face au bégaiement du désir, Cummings et Arcimboldo ne parviennent qu’à envelopper la femme du signifiant universel du désir : le mot « flower » désigne dans le poème toutes les parties du corps et l’image « fleur » dans la peinture est plaquée à profusion sur le buste. Par cet élan métonymique (la fleur ou les fleurs font bien corps de manière contiguë avec l’objet décrit de manière fragmentée), le sexe de la femme, objet du désir, se dérobe à notre vue tout en étant par là-même habilement suggéré et réitéré. Arcimboldo et Cummings mettent en scène la fertilité du désir de manière à peine voilée, hésitant entre « cryptage et décryptage5 » : le désir est à la fois caché sous les fleurs et montré à travers l’adjectivation. à propos de ce jeu entre l’enveloppement métonymique et la suggestion métaphorique, Guy Rosolato parle d’enrobement et de « dé-robement » : « l’exact enveloppement par une gaine dans laquelle s’invagine et de laquelle s’évagine l’objet, tantôt enrobé pour se dérober, tantôt dé-robé6 ». L’objet fétiche ainsi caché qui devient l’objet de perspective comme sens du texte est dans le poème de Cummings implicitement dévoilé en son centre, à demi-mot : « the sudden flower of complete amazement ». Par cette longue révélation du sexe de la femme longuement différée, le désir du lecteur est frustré jusqu’au dévoilement opaque au point nodal du corps féminin et du texte, qui désigne tout autant l’émoi du poète que la fleur de la femme.
3Ce procédé de remplissage à l’infini, exécuté avec le même référent est mis au jour par les deux tableaux, stratégie qui, d’après Peter Brooks ne fait que correspondre à la dialectique du désir :
The dialectic of desire triggers a process of narrative filling, an endless production of figures that tend toward “the unnamed meaning”, the name that could be captured only in a recapitulative movement starting from the end… Desire necessarily becomes textual by way of a specifically narrative impulse, since desire is metonymy, a forward drive in the signifying chain, an insistence of meaning toward the occulted objects of desire.7
4C’est cette « signification sans nom » ou « univoque » que nous tenterons de dévoiler. En effet, ce que Brooks appelle « the unnamed meaning » semble régir les deux œuvres proposées à l’étude ici : par ce référent unique, poème et portrait semblent bloquer le processus herméneutique des textes classiques qui consiste à révéler progressivement le cœur de l’œuvre de plaisir dans une pratique confortable de lecture.
5Dans « my lady is an ivory garden » (VIII, Poems left with Elaine Orr, 1918-19, p. 964), ce qui paraît surprenant, c’est la répétition systématique du même terme, le mot « flower » qui traditionnellement devrait constituer l’achèvement esthétique d’un poème à la gloire de la bien-aimée. Cette réitération du même mot fait sans doute écho au brouillage des signes à l’œuvre dans les écrits du xixe siècle, une indétermination référentielle qui ne fait sans doute que dévoiler ce à quoi la femme est réduite : un centre opaque, absent et secret8.
6Est-ce surprenant si l’on se souvient, au moment de la lecture, des peintures composites d’Arcimboldo, telles que La Flore, Vertumnus ou L’Amiral, ces natures mortes anthropomorphes de la fin du xvie siècle qui assemblent sur l’ossature d’un buste, un référent à l’odeur unique, fleur ou poisson ? La facilité avec laquelle j’ai forcé quelque peu l’analogie humoristique entre deux senteurs outrageusement opposées ne reflète malheureusement pas les difficultés rencontrées à la lecture du poème et de la peinture. Ne nous y trompons pas : ni la peinture d’Arcimboldo, ni le poème-portrait de Cummings ne sont des facéties ou des poissons d’avril visuels, tout au plus des « caprices » dérivés de cabinets de rareté maniéristes ou de blasons érotiques baroques. Les deux œuvres à l’étude ici tentent plus spécifiquement de dresser un portrait de la femme désirée ou du désir proliférant suscité par l’objet :
Figure 1.
De Mandiargues, André Pieyre, Arcimboldo le merveilleux, Robert Laffont, 1977 (La Flora, p. 56)
7Ce qui nous préoccupera ici, c’est néanmoins l’idée que les têtes d’Arcimboldo ont un effet de miroir sur le poème de Cummings et aident à comprendre le tarissement de l’imagerie florale. En effet, les fleurs, telles des simulacres sensibles, sont juxtaposées les unes aux autres jusqu’à ce que la combinaison fasse figure et qu’apparaisse alors le visage de Nina Flora ; l’observateur est alors invité à contempler la tendre délicatesse de la chair. A contrario, peut-être, certains ressentiront de l’horreur face à ce portrait, sans doute parce que la défiguration de la dame n’est qu’une « rencontre de l’innommable » (pour reprendre le titre d’un chapitre de l’ouvrage de Serge André9), l’horreur étant suscitée par la réalité de l’organe féminin ou fleur de la bien-aimée impossible à dire. Serge André dans Que veut une femme rappelle la théorie freudienne selon laquelle toute femme, origine de la vie, est aussi rappel de la mort à venir, celle où l’on retourne, ce qui justifie peut-être ce portrait « floribond » ou mortifère. « La composition symbolico-imaginaire (le rêve analysé par Freud) [dans notre cas, le poème et la peinture], ne peut, à cet égard, que produire un reste, reste réel qui tombe comme les fragments d’épiderme tombaient des paumes de la mère10. » L’idée, suggérée par Barthes, selon laquelle La Flora est une description d’une lèpre de fleurs, provient sans doute de l’impossibilité à décrire la fleur de la femme, « ce qui va se manifester comme trou dans le discours, comme lacune dans le tissu signifiant11 ». Cette trouée dans le discours fait écho à la saturation de l’objet du désir, celui-ci étant paré à l’excès d’un seul attribut floral. Le corps de la femme devient un objet générique, le lieu de déploiement d’un référent universel (« flower »), servant de support à un travestissement du corps pour ne refléter que l’émoi et l’extase masculins. Au lieu de présenter ou d’imiter « l’image horrible de la chair brute12 » comme Arcimboldo, Cummings pare le corps d’une image érotisée et romantique. En comptant fleurette à la dame (le poète applique littéralement la métaphore : « her eyes and her mouth are three flowers/her hand is five flowers » comme le peintre qui plaque des fleurs dénombrables sur le buste), Cummings joue à fleur de peau sur le registre champêtre. L’idée de mort ou de flétrissement caractéristique de la peinture est remplacée dans le poème par l’idée proche d’absence du sujet décrit, de vide, car les sentiments du narrateur se greffant sur une fleur générique, l’adjectivation ne porte que sur le sujet désirant (« her nostrils are timid and exquisite flowers »).
8Poème et peinture ont donc recours à une image rotative (Barthes13) dans la mesure où la réversibilité entre femme et fleur (ou entre signifié et signifiant) qui les régit, est complétée par la présence intempestive du sujet désirant. Par une attention particulière portée aux détails, l’observateur est invité à repérer le fameux œil du tableau « à fleur de tête » tandis que surgit au centre du poème le sexe de la femme : « the sudden flower of complete amazement ». Le spectateur a donc loisir de passer de l’image picturale à l’image figurale équivoque au cœur du poème, du regard à la consommation, des narcisses d’Arcimboldo à la projection narcissique du sujet émerveillé. Les désirs du narrateur sont assouvis dans les derniers vers lorsque l’ensemble du corps a été passé au peigne fin :
my lady is an ivory garden
who is filled with flowers.
Under the silent and great blossom
of subtle colour which is her hair
her ear is a frail and mysterious flower
her nostrils
are timid and exquisite
flowers skilfully moving
with the least caress of breathing, her
eyes and her mouth are three flowers. My lady
is an ivory garden
her shoulders are smooth and shining
flowers
beneath which are the sharp and new
flowers of her little breasts tilting upward with love
her hand is five flowers
upon her whitest belly there is a clever dreamshaped flower
and her wrists are the merest most wonderful flowers my
lady is filled
with flowers
her feet are slenderest
each is five flowers her ankle
is a minute flower
my lady’s knees are two flowers Her thighs are huge and firm flowers of night And perfectly between
Them eagerly sleeping
is
the sudden flower of complete amazement
my lady who is filled with flowers
is an ivory garden.
And the moon is a young man
who i see regularly, about twilight,
enter the garden smiling to
himself14
9Avec cette métaphore de la lune souriante, on y voit donc plus clair : le contenu métonymique a été effeuillé et reversé sur la fleur au compte du désir. En cernant ces deux productions artistiques d’un peu plus près, l’on peut se demander si, à défaut de faire le portrait d’une dame, Cummings et Arcimboldo ne dressent pas le portrait de leurs fantasmes. Comme par mimétisme avec la peinture d’Arcimboldo, l’œil du lecteur est invité à décomposer puis à reconstruire l’image totale pour savourer le plaisir de la chair : c’est le savoureux triomphe du sujet qui pénètre dans un Jardin des Délices « à la Jérôme Bosch ». Tout se passe comme si l’imagination autorisait le poète à aller jusqu’au bout de ses désirs après avoir saturé l’imagerie florale. Le poème est à ce titre construit selon les courbes dictées par le désir, lui même réglé par le jeu entre métonymie et métaphore, entre objet fétiche (la fleur) et objet de perspective (le sexe) tandis que le portrait en buste propose tour à tour la partie, vue de près (le référent floral) et le tout, vu de loin (La Flora). « La fleur de la femme » qui reste métaphorique ou allusive dans la peinture colore la pulsion de désir qui façonne le poème. Toutefois, les deux représentations bégayent le désir en répétant le même mot ou la même image sans entreprendre d’improvisation sur le parcours métonymique : l’image florale permet à la fois de s’écarter de l’objet perdu (le sexe) tout en le convoquant dans un élan allégorique infini (les fleurs représentent le signifiant du désir).
10Le bégaiement du désir à l’œuvre dans les deux productions a des vertus heuristiques : les fleurs sont proposées comme lieux de l’ouverture interprétative15. Le lecteur peut en effet investir ces signifiants de tous ces fantasmes puisque « My lady is an ivory garden » et Nina Flora se proposent comme des portraits factices, comme si l’observateur avait tué le sujet, le réduisant à un objet de jouissance. En quelque sorte, nous dit Serge André, le sujet est traumatisé ou mortifié par l’autre qui le réduit à un fantasme et « n’évoque qu’un blanc, un trou dans le signifiant16 ». L’œuvre d’Arcimboldo tend vers l’insoutenable ou l’innommable et le poème de Cummings, parce qu’il aborde par fragment une femme proche de la jouissance, est également menacé par l’horreur. Le blason érotique débute par un hypallage qui fait penser à l’image figée de la blancheur et du sacré des corps, aux icônes religieuses représentant la femme mais aussi aux sculptures ivoirines du Bernin dont le drapé des vêtements donne une impression de vivant. En mettant côte à côte le jardin et l’ivoire dès la première strophe, Cummings décrit la bien-aimée comme inaccessible, cloîtrée dans sa tour d’ivoire (la rime est imaginaire entre « flower » et « tower », puisqu’elle est suggérée par la proximité de « ivory ») : « my lady is an ivory garden/who is filled with flowers ». Le parcours propose un va-etvient érotique du haut (cheveux, bouche) au milieu du corps (ventre et poignets) en omettant le lieu impossible à dire (comme si la fleur de la femme s’évaporait) puis remonte de la cheville aux cuisses avant de tenter de décrire la chose par l’effet qu’elle produit sur l’amoureux transi. Comme Stendhal incapable de décrire la beauté de l’Italie, des femmes et de la musique, Cummings « est à la lettre interloqué, c’est-à-dire sans cesse interrompu dans sa locution17 ». à la lumière de cette analyse de Roland Barthes, on comprend mieux pourquoi le poème, certes répétitif mais mobile, oscille constamment entre cassure et réminiscence des conventions (il s’inspire du blason érotique), déplacement entre le littéral et le figuratif (« flower » peut être interprétée comme métaphore du désir, de véritables fleurs invitant à la caresse : « flowers skilfully moving »). La sexualité organique peu présentable est remplacée par une représentation ou broderie de signifiants. S’ajoutent à ces renversements sémantiques des renversements syntaxiques : à la troisième strophe, « my » est séparé du nom « lady » encore accolé à la deuxième strophe « my lady », comme pour signaler que le portrait initial ne mettra en valeur que le regard masculin, le moi qui sourit à lui-même et non à l’Autre : « and her wrists are the merest most wonderful flowers/my//lady is filled », puis « And the moon is a young man/who i see regularly, about twilight,/enter the garden smiling to/himself. » Dans ce surprenant portrait, le beau et l’horreur sont dans un rapport de contiguïté, la surprise (« amazement ») s’appuyant sur la construction d’un labyrinthe sémantique et syntaxique (« maze ») que le lecteur doit parcourir en oubliant les conventions de la poésie courtoise, en acceptant la disparition finale du sujet féminin au profit d’une jouissance masculine exclusive et à son tour innommable. Les peintures des deux artistes frôlent l’hystérie au sens où Serge André l’entend, c’est-à-dire que « la féminité se voit révérée comme mystère, comme l’insaisissable objet en creux dont le centre est partout et la circonférence nulle part18 ». Abusé par ces images qui tournent en rond et court-circuitent les intentions portraitistes initiales, le lecteur s’interroge sur le cheminement herméneutique à suivre. Car de toute évidence, on pourrait parler de prolifération des images ou de « grouillements des signes » (Barthes, Arcimboldo19) : le long du corps ou du buste, le comparant floral se multiplie. La description qui ne nous apprend rien sur la femme aimée, laisse place à un parcours de découverte : le poème est littéralement décoloré (l’objet est désadjectivé) tandis que la peinture se transforme en mosaïque florale. En contrepartie, l’adjectivation excessive du sujet et la projection du référent floral générique sur un portrait qui se voulait singulier permettent l’identification et l’investissement du lecteur, lui aussi vecteur de fantasme. Les deux œuvres s’offrent comme une démonstration du sujet envahi par le désir. Roland Barthes ajouterait que leur signification « désactive l’objet, le rend intransitif, leur assigne une place figée dans ce que l’on pourrait appeler un tableau vivant de l’imaginaire humain20 ». En effet, Arcimboldo fait de la Flora une déesse Vé(rtum) nus (qui n’a pas perdu sa fleur !) tandis que Cummings fait de « My lady » la reine d’une fleur générique porteuse de ses désirs singuliers. Peinture et poème matérialisent l’idée intérieure d’une image : Arcimboldo peint les objets fleurs de manière mimétique, Cummings assène le corps de la référence florale mais c’est par une opération mentale que nous en faisons une femme ou le simple support des fantasmes du sujet. Les objets fleurs liés par la parataxe paraissent s’échapper vers « l’infiniment subjectif21 ». Les caprices des deux artistes transposent donc une idée de manière insolite et s’accordent avec l’art fantastique du Moyen âge « qui met les événements psychiques et les émotions au dessus de la conformité de l’objet avec nos perceptions22 ».
11Si l’on regarde La Flore après lecture du poème, on peut l’interpréter comme une allégorie du désir, la glorification de l’émoi du sujet détrônant la beauté plas-tique. Les deux œuvres semblent s’inscrire dans la lignée de l’amour courtois, où l’idéalisation de l’Autre ne se fonde que sur l’insatisfaction du désir contaminant. La femme ne pouvant jamais être saisie comme « toute », l’œuvre s’attarde en conséquence sur le sujet désirant. En d’autres termes, l’accès au corps symbolisé à la lecture du poème de Cummings permet de réactiver la nature morte d’Arcimboldo en y projetant le narcissisme du sujet désirant. Ou bien, doit-on avouer que le texte a permis (selon un processus expliqué par Barthes au sujet de « l’Image Photographique ») de « produire un signifié entièrement nouveau23 » (ici le désir cherche à devenir, par ces métamorphoses florales, l’ultime référent) lequel est « projeté rétroactivement dans l’image24 » ? Alors, la parole de Cummings viendrait sublimer l’image d’Arcimboldo. Elle servirait de guide pour l’interprétation de la peinture et empêcher la trop grande prolifération de sens connotés ou de « valeurs dysphoriques25 » comme celles que Roland Barthes confère au tableau en y introduisant un « signifié peu flatteur ». Pour s’en convaincre, il suffit de rappeler que selon le critique, « une lèpre de fleurs gagne le visage, le cou, le buste26 ». Sans vouloir tomber dans l’euphorie, nous remarquons qu’à la lecture du poème, la maladie de peau ou les « pulvérulences » sont au contraire guéries par l’émergence du désir efflorescent. Le signifiant nouveau révèle le mécanisme du désir, l’Autre convoité étant en constante dérobade. Si l’on parcourt le poème après contemplation du buste florifère, le lecteur s’aperçoit que les métaphores florales prises à la lettre (« compter fleurette », « Flore est une fleur », « my lady is a […] garden », « la fleur de la femme »…) prennent véritablement corps et concourent ainsi à une mise en images signifiante sur la toile. La métaphore linguistique jusqu’alors lisible, est visible à l’œil nu. Le désir est à la fois caché sous les fleurs et montré à travers leur adjectivation. La catachrèse originelle (« la fleur de la femme »), est, de manière pratique, appliquée par les deux artistes qui réduisent la métaphore vers la métonymie ou bien réactivée dans les deux portraits factices qui ne font que dépeindre la jouissance masculine prospective. Œuvres de jouissance (Barthes), poème et peinture témoignent autant de l’aventure du désir masculin que de l’aventure du langage aux prises avec le signifiant universel du désir sans emprise idéologique :
The text of bliss produces a loss/shock in the reader, bringing to a crisis his relation to language. At the same time, by diffusing verbal excitements, it invites the reader to experience the pleasures of “ourselves writing”before the infinite play of the world is traversed by some singular system.27
12Par cette fusion entre le littéral et le figuré, le sexe comme tel ou le sexe comme fleur, l’amour courtois, l’amour physique et l’amour pour soi, Cummings se retranche peut-être derrière une vision stéréotypée et réifiée de la femme. Néanmoins, en cherchant la femme, l’artiste trouve le sujet désirant. Par-delà la révélation du sexe féminin comme une entité fixe sur laquelle se greffe un référent unique, les deux portraits montrent le caractère discursif du désir, le corps comme œuvre d’art ou le texte comme « jouissance sémiotique » (Lacan), signe par signe, comme pour mimer la jouissance sexuelle, morceau du corps par morceau du corps. Dans ces deux exercices poétiques, le sexe féminin fait l’objet d’une quête minutieuse tout en étant en position constante de désaveu : au moment même où les conventions courtoises accordent à la femme une position de sujet, elles la dépouillent en quelque sorte de son être prêt à défaillir, pour ne lui laisser qu’un reste de puissance érotique. Les mots de Lacan résument la pensée : « La femme idéalisée, la Dame, qui est dans la position de l’Autre et de l’objet, se trouve soudain, brutalement, à la place savamment construite par des signifiants raffinés, mettre dans sa crudité le vide d’une chose qui s’avère dans sa nudité être la chose, la sienne, celle qui se trouve au cœur d’elle-même dans son vide cruel28 » peut-être en fait ce que Cummings nomme « the complete flower of sudden amazement29 ».
Notes de bas de page
1 Jacques Derrida dans Grammatologie, espérons, les styles de Nietzsche, réédition bilingue, Chicago, University of Chicago Press, Paris, Flammarion, 1979, p. 54.
2 Serge André, Que veut une femme, Points, Essais, Éditions du Seuil, [1986] 1995, p. 264.
3 Gregorio Comanini, Rime, Flore (1591), 74 pages, Finisterrae, 2007.
4 Barthes, Arcimboldo, texte de Roland Barthes, introduction par Achille Bonito Oliva, Franco Maria Ricci éditeur, 1978, p. 22.
5 Barthes, Arcimboldo, ibid., p. 36.
6 Guy Rosolato, La Relation d’inconnu, NRF, Paris, Éditions Gallimard, 1974, p. 28-29.
7 Peter Brooks, Reading for the plot, Desire and intention in narrative, New York, Vintage Books, 1984, p. 58.
8 Marcel Cornis-Pope, Hermeneutic Desire and Critical Rewriting, MacMillan, 1992, p. 149.
9 Serge André, Que veut une femme, Paris, Points, Essais, Seuil, [1986] 1995.
10 Serge André, ibid, p. 60.
11 Serge André, ibid, p. 63.
12 Les propos de Lacan, Le Séminaire, livre 2, p. 196, sont cités par André, op. cit., p. 55.
13 Voir l’ouvrage de Barthes, Arcimboldo, texte de Roland Barthes, introduction par Achille Bonito Oliva, Paris, Franco Maria Ricci éditeur, 1978, p. 18. « En somme, la peinture d’Arcimboldo est mobile : elle dicte au lecteur, par son projet même, l’obligation de s’approcher ou de s’éloigner, lui assurant que dans ce mouvement il ne perdra aucun sens et qu’il restera toujours dans un rapport vivant avec l’image », http://www.litt-and-co.org/citations_SH/a-f_SH/barthes_arcimboldo.htm
14 “my lady is an ivory garden” (E. E. Cummings, Poems for Elaine Orr, 1918-1919, VIII) dans Cummings E. E., Complete Poems 1904-1962, George E. Firmage, (dir.), Liveright, New York, 1991, p. 964.
15 Barthes, Le Degré zéro de l’écriture, Paris, Essais, Points, Seuil, [1953] 1972, p. 38.
16 Serge André, op. cit., p. 68.
17 Roland Barthes, Le Bruissement de la langue, « On échoue toujours à parler de ce qu’on aime », Essais Critiques IV, Paris, Seuil, 1984, p. 361.
18 Serge André, op. cit., p. 143.
19 Roland Barthes, Arcimboldo, ibid., 1978, p. 18.
20 Roland Barthes, « Sémantique de l’objet » dans l’Aventure sémiologique, Paris, Seuil, 1985, p. 259.
21 Roland Barthes, « Sémantique de l’objet », ibid., p. 251.
22 C. Legrand et F. Sluys, Arcimboldo et les arcimboldesques, Bruxelles-Paris, NEF, 1955, p. 56.
23 Roland Barthes, « L’image photographique », Œuvres complètes, tome I, Paris, Seuil, 1993, p. 945.
24 Roland Barthes, « La Civilisation de l’image » (p. 1410), « Rhétorique de l’image » (p. 1417), « Le Problème de la signification au cinéma » (p. 869), « Le Message photographique » (p. 938) dans Œuvres complètes, tome I, 1993.
25 Roland Barthes, « Rhétorique de l’image », ibid., p. 1422.
26 Roland Barthes, Arcimboldo, op. cit., p. 68.
27 Marcel Cornis-Pope, ibidem, p. 33.
28 Jacques Lacan, Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Éditions du Seuil, 1986, p. 193.
29 Je tiens à remercier chaleureusement Sophie Marret et Josianne Paccaud-Huguet pour leurs conseils de lecture ainsi que Nicole Cloarec et Delphine Lemonnier-Texier pour leur relecture.
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