Interview
p. 203-209
Texte intégral
1 Isabelle Rannou : Dans L’Objet du siècle, vous attribuez à l’œuvre d’art du xxe siècle une fonction révélatrice puissante : délestés de la ressemblance de l’imaginaire, les « objets » de Duchamp et Malevitch nous ouvrent les yeux sur le siècle, nous faisant entrevoir le réel comme absence. Peut-on considérer que la question du genre et le surgissement d’une nouvelle figure de la femme, un autre bouleversement majeur du xxe siecle, participe d’une rupture similaire des codes ?
2 Gérard Wajcman : Sans me vanter, L’Objet du siècleest un bon titre parce que, aussi bien que l’absence, il pourrait parfaitement désigner la femme. Disons, pour aller vite et contrefaire Mallarmé, que la femme était « l’absente de tout bouquet », et ce que vous nommez « le surgissement d’une nouvelle figure de la femme » constitue en effet un « bouleversement majeur du xxe siècle ». Peutêtre le grand bouleversement.
3C’est en tout cas ce que pense James Cameron. Je voudrais défendre, auprès de ceux à qui cela aurait échappé, que c’est à la fois le sujet et la thèse de son film Titanic. Je sais qu’il est de bon ton de mépriser ce blockbuster, mais, en dehors de la contribution de Céline Dion, on a tort. Cette œuvre a à mes yeux un grand pouvoir de révélation et une puissance théorique insoupçonnée. Sans rire.
4En vérité, Titanic ne parle pas exactement du Titanic. On se souvient que le scénario est conçu comme un grand flashback et que la tragédie d’avril 1912 est racontée de nos jours, en 1997, par une femme, Rose, à une bande d’idiots occupés à mettre la main sur un énorme diamant supposé englouti lors du naufrage. Le vrai sujet du film, c’est elle, c’est Rose, c’est le destin d’une femme dans le siècle, c’est-à-dire exactement durant ces années que le film ne raconte pas, entre avril 1912 et 1997, de la jeune femme à la vieille dame, et dont on voit, dans un plan rapide sur une série de photos, qu’il est simplement l’histoire d’une femme libre, une femme du siècle. Pour aller au vif, la thèse du film, c’est que le naufrage de cet immense paquebot, métaphore parfaite de la société de classes, de la bourgeoisie triomphante, illustre le naufrage de l’ancien monde – la guerre de 14 se profile –, société bourgeoise et monde des pères prennent l’eau, et ce qui va surgir de nouveau et d’important dans le siècle, ce n’est pas le communisme, voué aussi à un destin funeste (le film est tourné neuf ans après la chute du Mur), mais deux choses : le triomphe de l’objet (des idiots qui courent après un diamant) et la place des femmes. Titanic raconte un xxe siècle du triomphe des femmes sur l’objet.
5En quoi ce film est nostalgique, parce que Cameron réalise et situe son film précisément au moment où il faudrait parler du triomphe de l’objet sur les femmes. Du coup, le film paraît un adieu au xxe siècle. Toute l’histoire est tissée par la circulation d’un objet, du diamant offert à Rose par son mari, que Jack l’amant-artiste va dessiner sur le corps de son amante, et que Rose retrouve par hasard dans sa poche au moment du naufrage. Et puis il y a le chasseur à la recherche de ce diamant rose, qui a monté l’affaire de renflouement de l’épave et qui, en place de la précieuse pierre, recueille le récit d’une femme du siècle. Et Rose, à la fin, jette le diamant par-dessus bord. C’est un geste presque mélancolique. Il met fin à la grande course à l’objet. Rose qui a traversé le xxe siècle en femme libre, en se refusant d’être un objet, balance The girl’s best friend à la mer, l’objet agalmatique, l’objet des objets. Mais il y a dans ce geste quelque chose d’un défi désespéré. Parce que la vérité est que nous sommes au temps du triomphe de l’objet.
6Quand le Titanic appareille à Southampton pour son voyage inaugural en 1912, on est proche des premières manifestations du féminisme dans une Angleterre encore victorienne. C’est aussi l’époque où une autre manifestation du féminin, l’hystérie, ouvre la voie de l’inconscient et de la psychanalyse. Maintenant, au moment où Rose raconte son histoire, à l’autre bout du siècle, c’est le temps des « études féminines », et de Lacan faisant une déclaration fracassante : « La Femme n’existe pas. » Mais aujourd’hui, on parle de toutes choses en termes de marchandise, de consommation, d’échanges, d’accumulation. Le corps n’y échappe pas, et la femme qui n’existe pas non plus. C’està-dire que la protestation des femmes qu’elles ne sont pas des objets, que leur corps n’est pas une marchandise, au temps où tout est marchandise, s’élève avec d’autant plus de force qu’il est déjà trop tard. Le marché est devenu le nouvel universel. Il y a donc, en effet, à repenser à nouveau la question du féminin.
7Pour cela il faudra peut-être ajouter Tarantino à Cameron comme théoricien. Je pense en particulier à son génial dernier film, Boulevard de la mort. Il y a très peu de cinéastes chez qui la pensée des femmes joue un rôle à ce point moteur – si je puis dire, s’agissant d’un film où il est question de femmes et de voitures, de femmes qui parlent et de voitures qui font jouir à mort.
8 Isabelle Rannou : Depuis les revendications de l’art féministe dans les années 70 et 80 quant à la situation des plasticiennes sur la scène artistique, un nombre considérable de théoriciens de l’art, historiens et critiques, ont proposé d’inclure dans leurs travaux la question du genre et notamment la différence des sexes dans la représentation artistique. Que pensez-vous de l’apport des théories du genre dans le discours critique, du genre comme une nouvelle approche de la production artistique contemporaine ?
9 Gérard Wajcman : Il faudrait un peu parler de femmes à poil. Sérieusement, nous sommes au temps du dévoilement, et je crois qu’il y a à penser le fait. Ce dévoilement touche l’art, mais il tient aussi généralement du « fait de société ». Les voiles partout tombent, sans honte – il faut l’ajouter si on veut caractériser l’époque.
10Le dévoilement, ça concerne en premier les femmes.
11Mon ami Daniel Arasse suggérait de faire l’histoire de ce qu’il avait décrit comme un type, le NFC, le nu féminin couché. Il avait d’ailleurs brillamment commencé en écrivant sur la Venus d’Urbin du Titien.
12Faire une histoire du nu féminin couché serait une entreprise considérable, couvrant une période s’échelonnant de 1510 environ, année de réalisation de celui qui est sans doute le prototype : la Vénus endormie de Giorgione – pour en arriver à la Maja desnuda de Goya, à l’Olympia de Manet et au-delà. Le nu féminin en peinture n’est pas un genre récent, alors quel sens peut avoir de parler du dévoilement comme un trait de notre époque ? Les femmes seraientelles plus nues que jadis ? Ce qui m’occupe en vérité, ce sont deux choses, d’une part ce double mouvement d’une exhibition de l’intime et d’une extorsion de l’intime, et d’autre part l’idée d’un dévoilement du corps qui irait au-delà de la nudité. Comment déshabiller un nu, voir plus loin que le corps dévoilé ?
13Une des puissances du commentaire de Daniel Arasse sur la Venus d’Urbin tient à mes yeux au fait qu’il donne comme un trait essentiel au tableau, qu’au dévoilement du corps Titien a ajouté le dévoilement de l’image. C’est qu’avant Titien, et en dehors du tableau de Giorgione, il y avait une tradition du nu féminin couché, mais intime, peint à l’intérieur des coffres de mariage. De sorte qu’en réalisant son tableau, Titien aurait en somme tiré le nu couché de l’ombre et du secret du coffre (qui est figuré dans la toile, ouvert) pour l’exposer, sinon à tous les regards, au moins à celui d’un homme, Guidobaldo della Rovere, qui lui avait commandé cette pin up pour son usage exclusif. Il me paraît en ce sens que le nu n’appartient pas seulement à un genre pictural, mais qu’il pose la question d’une histoire du regard. Et à cet égard, le fait que la Venus d’Urbin soit aujourd’hui aux Offices de Florence, exposée à tous les regards, pose une profonde question, qui n’a pas réellement de statut dans l’histoire de l’art.
14Je pourrais ajouter d’autres dénudations du nu. Si, dans le fil de Titien, on en vient à Manet, il me semble que l’art moderne a accompli dans l’art ce que la science moderne avait accompli dans le monde : le vider de sens. L’Olympia de Manet n’était plus une forme idéale sortie de l’écume bouillonnante de la mythologie, avec sa traîne de personnages et d’histoires, elle est simplement une femme nue allongée sur son sofa, balançant sans gêne du bout de son pied sa mûle dorée au nez du regardeur. Nue en apparence, la Venus d’Urbin n’était en vérité pas si nue que ça, enveloppée – outre le fin tissu plissé sur son sexe qui le révèle autant qu’il le cache – d’un voile subtil de signes qu’il fallait déchiffrer et qui gardait la nudité à distance. Warburg et Panofsky ont inventé une science pour ça.
15Olympia est l’envers de Vénus : déshabillée de tout symbole, elle est pure présence, un nu quasi intégral, délicatement rehaussé par le fin lacet noir en tour de cou. Le sens est dévêtu jusqu’à l’indécence. Chez Olympia, même le regard est nu. Mieux encore : il dénude. Posé sur nous, il porte au plus profond de nous. Mais il n’appelle plus, comme la peinture jadis, aux mouvements de l’âme, au sens de la Beauté, aux hauteurs de l’esprit ; le regard d’Olympia vise droit au désir. La Vénus du Titien sortait de l’ombre et se donnait à voir avec une discrète pudeur. Olympia ajoute à sa nudité l’affront de son regard sur le spectateur. La cosa mentale de la peinture, d’un délicieux mouvement du pied d’une femme, va direct aux pensées de derrière la tête. Celles-là mêmes que Freud va bientôt mettre au jour, dévoilant sous nos pensées les vérités nues cachées sous elles, ces autres pensées dont on ne veut rien rien savoir et qu’on cherche à faire taire. Il n’est pas étonnant qu’on puisse dater les débuts de la modernité en art du Déjeuner sur l’herbe de Manet accroché en 1863 au Salon des refusés. C’est-à-dire qu’on daterait la modernité non seulement du tableau lui-même, de son audace, mais aussi du scandale suscité par son exposition, par l’image d’une femme nue assise sans façon aux côtés d’hommes habillés. Déjeuner de fantasme, il révélait ce qu’était le Salon des refusés : un Salon du refoulé. Manet appelait les regards de l’époque à se fixer sur ce dont ils cher-chaient à se détourner – ce qu’ils ne voulaient pas voir, parce qu’ils avaient trop le désir de le voir – une femme à poil. Ce geste du peintre pourraît se nommer aussi bien provocation qu’interprétation.
16Ce temps était donc tout ensemble celui de la censure et du dévoilement. En quoi la psychanalyse freudienne était bien de ce temps, la contemporaine de Manet. Le sofa d’Olympia et le divan de Freud, deux façons d’allonger la vérité, de la mettre à nu et de tirer le regard sur elle, sur ce que l’époque, la société, la morale, la civilisation ne voulaient pas voir. La vérité mise a nu par ses célibataires, mêmes – le peintre et le psychanalyste.
17Du coup, cela esquisse, en négatif, les contours du problème aujourd’hui, soit celui d’un dévoilement désormais sans censure, sans caché, et donc sans provocation et sans honte. Les temps ont changé.
18Maintenant, on peut encore évoquer d’autres chapitres de l’histoire du dévoilement. Une trentaine d’années après Manet, c’est l’invention de la radiographie et le fantasme de la vérité nue. La radiographie franchit l’écran de la peau, de l’opacité de la chair et de l’image du corps, et rêve de mettre ce corps intégralement à nu pour percer ses secrets et jusqu’à ceux de l’âme. Comme la radiographie naît en 1895, soit la même année que la psychanalyse – et que le cinéma –, on ne s’étonnera pas qu’elle ait en effet nourri chez des médecins l’ambition de renvoyer Freud aux poubelles de l’histoire. La radiographie semble viser la transparence d’un corps sexué mais hors sexualité. Il est du coup assez amusant et assez intéressant, quant au dévoilement de la femme, de noter que la première image aux rayons X faite par Röntgen, fut celle de la main de sa femme. Et ce qu’on y voit d’abord, c’est l’ombre noire de son alliance. Comme quoi, ce que la première image de l’intérieur du corps d’une femme va révéler, c’est la présence d’un homme, plus exactement d’un mari – pour qui elle ne saurait avoir aucun secret. Le continent noir de la féminité ? C’est son homme. On se demande bien ce que Röntgen pouvait avoir en tête quand il a décidé de réaliser comme première image une radiographie du corps de sa femme ? Du coup on comprend que Wim Delvoye, grand artiste, ait réalisé en 2000 des images X-Rays de coït et de fellation. Ce qu’on y voit ? – que la radiographie n’est pas près de percer le mystère de la sexualité. Il faut bien sûr faire mention ici aux images pornographiques, photographie et cinéma, qui ont envahi les écrans et qui tentent à leur tour de percer les mystères du sexe, en dévoilant non plus le corps mais les organes en gros-plan.
19On pourrait dire que la radiographie et l’explosion générale de l’imagerie médicale aujourd’hui accomplit par un biais la version qu’Alphonse Allais a donnée du récit biblique de Salomé et de la danse des sept voiles : « Voilà la perverse beauté qui, lentement, ôte le septième et dernier voile et apparaît enfin entièrement nue à Hérode ; alors le roi frappe dans ses mains et dit “Continue, enlève le voile suivant”. » Dans ce récit de Salomé raconté comme une sorte de comble du martyre de Marsyas, se pose la question d’une vérité ultime de l’être. La science, par la radiologie, donne une réponse par la transparence sans limite du corps. Lacan en donne une autre. En posant un point d’opacité ultime de l’être, soit sa jouissance. On pourrait dire que Lacan a inventé un strip tease au-delà du nu et de la radiographie. Sous les vêtements, sous l’image et sous la transparence elle-même, il fait surgir une opacité irréductible, nommée objet (a).
20En annonçant que « la femme n’existe pas », Lacan en a d’une certaine façon fini avec le « continent noir » de la psychanalyse et ses rêves d’explorateur. Ce serait comme si le « continent noir » s’était en quelque sorte compacifié dans « quelque chose noir », comme dit Jacques Roubaud, un objet semblable à ces trous noirs, si dense qu’il absorbe jusqu’à la lumière et demeure sans image.
21C’est sur ce fond de ciel noir que doit s’envisager le dévoilement qui marque l’époque, l’art de ce temps, et en particulier le travail de certaines artistes femmes, comme Nan Goldin. Tout tient peu ou prou de sa Ballad Of Sexual Dependency. Ce qui s’expose, ce que dévoilent ces femmes, c’est la grande ballade du non-rapport sexuel et du malaise dans la jouissance. Et ce qui donne sa particularité et sa nouveauté à ce dévoilement, c’est en effet qu’il est sans honte, sans censure, sans refoulement. C’est-à-dire aussi bien sans provocation. Le plus intime s’expose hors de la pornographie, de l’aveu, de l’exhibitionnisme ou de la confession. Hors, dirais-je aussi, de tout semblant. C’est un art qui vise au réel.
22Les femmes dévoilées dévoilent. Dans l’art où elles étaient mises nu, elles mettent à nu. Elles semblent mieux placées que les hommes pour cela. Sans doute parce qu’elles savent mieux qu’eux la vérité des semblants. C’est aussi qu’elles sont moins captives des illusions du Un et de l’universel, peut-être plus lacaniennes en ce sens. On sait que l’affirmation de l’universel trouve sa source chez Paul de Tarse qui a dit : « Il n’y a plus ni Juif ni Grec, il n’y a plus ni esclave ni libre, il n’y a plus ni homme ni femme ; car tous vous êtes un en Jésus-Christ. » Si on laisse là Jésus-Christ, il est de fait que comme Jean-Claude Milner le faisait remarquer, les trois « il-n’y-a-plus » fondateurs de l’universel ont été démentis au xxe siècle. Le premier par Lénine disant qu’il n’y a qu’esclave et libre, le second par Hitler disant qu’il n’y a que Juifs et Grecs, et donc le troisième par Lacan, disant qu’il n’y a qu’hommes et femmes. Les femmes qui sont pas-toutes doivent savoir mieux que les hommes que l’humanité est pas-toute, que c’est là la source de nos malheurs – mais la source aussi de la création, des inventions et de nos jouissances.
23Que les femmes dévoilées aujourd’hui dévoilent, ça donne sans doute, outre son insupportable horreur, toute sa profondeur au fait que les fondamentalistes musulmans se précipitent pour voiler les femmes.
Auteur
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