Interview
p. 153-157
Texte intégral
1 Claude Le Fustec : Psychanalyste de formation, vous pratiquez le yoga depuis plusieurs années. Diriez-vous qu’il existe une différence notable s’agissant de l’approche de la différence sexuelle selon ces deux voies de connaissance de soi et comment la définiriez-vous ?
2 Luce Irigaray : Ma formation est multiple. Avant d’entreprendre une psychanalyse, avec l’intention de devenir moi-même psychanalyste, j’avais déjà terminé une licence de philosophie et lettres à l’université de Louvain (Belgique) et soutenu un doctorat sur la poésie et la pensée de Paul Valéry. En même temps que ma formation de psychanalyste, j’ai poursuivi des études de linguistique, de psychologie et psychopathologie à la Sorbonne. J’ai ensuite effectué de nombreuses recherches sur la pathologie du langage – démence dégénérative, psychoses et névroses – et en suis venue assez naturellement à m’intéresser à la sexuation du langage, du discours, et plus généralement de la culture. D’où l’écriture de Speculum comme doctorat d’état en philosophie.
3Cette formation pluridisciplinaire m’a permis d’avoir une perspective un peu inhabituelle sur la psychanalyse, qui m’a d’ailleurs valu d’être mise au ban de l’école de psychanalyse à laquelle j’appartenais après la publication de Speculum. J’ai pourtant accompagné de nombreux « patients » avant et après cette mise à l’écart par mes collègues. Certes, ma façon de pratiquer la psychanalyse était un peu différente de celle de la plupart de ceux-ci. J’étais attentive avant tout à la stagnation et paralysie de l’énergie dont souffraient les personnes qui m’avaient demandé aide. Au lieu de nommer le symptôme et sa supposée origine en guise d’interprétation, je tentais de libérer l’énergie et de la remettre à la disposition du sujet par d’autres stratégies, en particulier linguistiques. Je m’apercevais que la « cure » était en bonne voie quand le patient se présentait de manière différente, notamment physiquement, et le travail psychanalytique se terminait quand la personne qui l’avait entrepris pouvait disposer de son énergie de manière créatrice, quelle que soit la création.
4Quel rapport tout cela a-t-il avec la différence sexuelle, et plus généralement sexuée ? J’ai toujours considéré cette différence comme une dimension décisive et irréductible de la subjectivité, tant en ce qui concerne le rapport à soi-même que le rapport à l’autre, aux autres et au monde. Elle correspond aussi à une des principales sources de notre désir, que celui-ci s’exerce entre nous ou dans une œuvre – artistique par exemple. Pour pratiquer la psychanalyse, la différence sexuelle en tant que différence me suffisait comme instrument, et le recours à une « loi du père », soi-disant neutre et au-delà de l’identité sexuée, n’était pas nécessaire, était même dommageable, pour garantir une culture des instincts ou pulsions.
5En fait ma façon de pratiquer la psychanalyse n’était pas absolument étrangère à ce qu’est pour moi une pratique du yoga. Les deux pratiques visent à une libération et une culture de l’énergie en vue de l’épanouissement de l’individu, de ses relations aux autres et au monde, et de ses possibilités créatrices. Certes, la psychanalyse a comme principale médiation la parole et le yoga, le geste. Mais l’usage de la parole peut être plus ou moins attentif au souffle qui l’inspire et l’anime, plus ou moins libre par rapport à un ordre existant, plus ou moins créateur : c’est à ces aspects de la parole que je m’intéresse le plus, notamment dans leurs qualités dialogiques en rapport avec la différence sexuelle – une situation où la parole apporte des ressources spécifiques relativement au geste. Comme je l’ai écrit, et tente de le pratiquer, la parole doit alors demeurer vivante, porteuse de souffle et po (i) étique – c’est à dire acte présent – et elle doit unir sagesse, art et religion, comme il en va dans certaines traditions de l’Extrême-Orient, et encore au début de notre propre tradition.
6 Claude Le Fustec : Dans votre ouvrage Entre Orient et Occident paru en 1999, vous déplorez la relative surdité de nombreux pratiquants du yoga à cette question de la différence sexuelle. Vous dites : « Même les enseignants du yoga formés en Inde oublient l’importance de la différence sexuelle dans la culture qu’ils transmettent. » Et un peu plus loin, vous écrivez : « Hommes et femmes ont autre chose à engendrer que des enfants. […] Quand j’ai essayé d’exposer [cet aspect de la fécondité spirituelle entre les sexes] à des pratiquants du yoga, il a été peu entendu, voire rejeté. » Cette situation a-t-elle évolué ou serait-elle selon vous en passe de le faire ?
7 Luce Irigaray : Je dis aussi à quel point ces pratiquants sont, en un sens, infidèles à la tradition dans laquelle ils tentent de s’inscrire. Et je raconte même un événement que j’ai vécu lors d’un voyage en Inde, à Madras, pour une formation de yoga. Mon enseignant était alors François Lorin, et je m’étais jointe à un groupe de ses élèves pour un séjour au Yoga Mandiram où enseigne T. K. V. Desikachar, fils et élève de Krishnamacharia, fondateur de l’école à laquelle appartiennent tous mes enseignants depuis que je pratique le yoga. Le groupe, composé en grande partie de personnes en formation ou déjà professeurs de yoga, se montrait très réticent, voir ironique, vis à vis de ce qui concernait la différence sexuelle, et plus généralement la pensée. J’avais finalement renoncé à tout dialogue sérieux, et m’en tenais au niveau le plus banal possible des échanges. Un des derniers jours, une rencontre avait été organisée avec Krishnamacharia. De façon tout à fait inattendue dans le contexte de ce stage, celui-ci a insisté sur l’importance de la différence sexuelle dans la tradition du yoga. Quelles qu’aient été les difficultés et les frustrations rencontrées lors de ce séjour, celui-ci se trouvait justifié par les paroles de Krishnamacharia – et, par ailleurs, par la possibilité d’entendre un exposé de Krishnamurti et de participer aux fêtes de la musique de Madras.
8Il est vrai que, dans la tradition du yoga, la différence sexuelle a une importance décisive, même au niveau des dieux, de leurs attributs et des histoires qui se racontent à leur propos. Mais aujourd’hui il est plutôt de bon ton de tout neutraliser : cela semble faire preuve de compétence, comme il en va d’ailleurs dans l’éducation en Occident. Seules les femmes enceintes auraient droit à une pratique appropriée, non la femme en tant que telle. Or, comme je tente de l’expliquer – notamment dans le texte « La voie du souffle », publié dans Entre Orient et Occident –, l’économie respiratoire d’une femme et celle d’un homme ne sont pas les mêmes. Cela tient à la différence de morphologie du corps et aux fonctions qui correspondent à celle-ci. Cela résulte aussi du fait que l’identité relationnelle de la femme est différente de celle de l’homme. Pour la pratique du yoga, comme pour l’enseignement scolaire, il serait souhaitable que la reconnaissance de la différence sexuelle ne se limite pas à accepter les femmes dans les lieux où la pédagogie est adaptée aux hommes, mais que soient considérées les nécessités physiques et psychiques propres aux sujets féminins, et que l’enseignement en tienne compte. Il serait équitable, également, que les aspects culturels de la tradition concernant les femmes soient transmis pour permettre aux pratiquantes du yoga de se cultiver dans le respect de leur identité féminine, et non au prix de son oubli, voire de son mépris.
9 Claude Le Fustec : Vous avez montré en quoi la tradition philosophique occidentale a pu contribuer à renforcer les rapports de pouvoir entre hommes et femmes. D’un autre côté, vous avez également souligné combien le yoga et son culte du silence mental peuvent aboutir au rejet de toute activité intellectuelle. Selon vous, quelle voie « médiane » pourrait permettre de penser cette question de la différence sexuelle et quelle serait dans cette perspective la forme que pourrait prendre la réflexion féministe au xxie siècle ?
10 Luce Irigaray : Je ne suis pas certaine de bien comprendre votre question. J’ai interprété la tradition philosophique, et plus généralement culturelle, de l’Occident comme l’œuvre d’un sujet masculin essayant d’émerger du monde maternel, assimilé à la nature, à travers la maîtrise, la domination, et non le respect de la différence entre les sexes. À défaut d’une reconnaissance de deux identités humaines différentes et d’une culture de leur relation dans le respect réciproque, les rapports entre les femmes et les hommes ne peuvent que rester inaccomplis et susceptibles de toutes formes de prise de pouvoir de l’un par rapport à l’autre. Ce pouvoir s’exerce en particulier à travers le langage et tous les systèmes de représentation qui privilégient un sexe au détriment de l’autre.
11Dans la tradition occidentale reste souvent aux femmes le droit au silence, dans toutes les acceptions du terme. Le silence dont il est question dans la tradition du yoga est évidemment autre chose. Il correspond à la fin d’un parcours de vie, et non à l’interdit ou au mépris de la pensée. Ce qui est souvent mal compris des Occidentaux que nous sommes. En effet, en Occident, l’idéal – représenté, par exemple, par l’œuvre de Hegel – revient à être capable de maîtriser la totalité du discours et non d’atteindre au silence comme complétude de la vie et de la béatitude. Parler suppose toujours un rapport partiel au réel, alors que le silence peut permettre, grâce à une culture du souffle, une perception de la totalité du réel. Les chemins d’un Hegel et d’un Bouddha vers l’accomplissement de soi sont en quelque sorte inverses.
12Dans mes textes – par exemple dans J’aime à toi, Etre Deux, Entre Orient et Occident, The Way of Love – j’insiste sur la nécessité d’atteindre au silence pour pouvoir respecter l’autre dans sa différence. Le silence correspond alors à un lieu ouvert entre l’un et l’autre, qui n’appartient à aucun des deux et qui ménage la possibilité de se rencontrer dans le respect de deux mondes différents : le sien et celui de l’autre. Etre capable de silence serait le premier geste d’accueil et d’hospitalité vis à vis de l’autre. Ce geste est d’autant plus difficile à réaliser que l’autre nous est proche et que nous nous confondons avec lui, ou elle. Sans doute, la nécessité d’un tel geste nous apparaît plus clairement quand il est question de coexistence avec une personne d’une autre culture. À défaut de mettre en question notre propre culture, nos habitudes et coutumes, et même notre langue, nous ne pouvons pas cohabiter avec l’autre comme autre ; nous pouvons seulement l’intégrer dans notre tradition ou le rejeter. Ce questionnement, c’est d’abord vis-à-vis de qui nous est le plus proche que nous devrions le pratiquer, afin de respecter notre différence, nos différences, de ménager ainsi la vie et la subjectivité de chacun (e) et de pouvoir cultiver le désir et l’amour entre nous. La différence, en particulier la différence sexuelle, a été utilisée en vue de la reproduction naturelle de l’humanité. De sa fécondité culturelle nous ne connaissons encore quasiment rien. Cette fécondité pourrait représenter un enjeu de méditation et de pratiques utiles pour la paix, le bonheur et le devenir des femmes et des hommes du xxie siècle.
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