Évolutions
p. 259-280
Texte intégral
1Tout apogée vacille sous sa propre fragilité. Début février 1861, la deuxième édition des Fleurs du Mal encadrée par « L’Albatros » et « Le Voyage » consacre une exceptionnelle maturité de la métaphore marine romantique ; dès le 15 janvier de la même année, la parution de La Mer de Michelet porte un coup décisif à la plasticité métaphorique du motif maritime. Faut-il voir un signe dans la coïncidence de ces dates ? Elle souligne en tout cas que l’alchimie propre à la période romantique ne saurait résister à l’évolution de la pensée dans la deuxième moitié du siècle.
2La fécondité de la métaphore marine s’explique en effet par un climat particulier, un moment de l’histoire des mentalités responsable selon Claudel de toutes les « erreurs romantiques », « le drame d’une imagination à jeun1 ». A condition d’écarter le jugement péjoratif dicté par les certitudes d’un catholicisme dogmatique, la formule traduit avec pertinence la quête personnelle et subjective du sacré qui caractérise cette période tiraillée entre une appréhension plus rationnelle et scientifique du monde et l’impossibilité de cerner la transcendance2.
3La tentation de résoudre cette interrogation par la découverte de la nature et la confiance nouvellement accordée aux sensations induit un rapport aux éléments fondé sur la loi des harmonies : cherchant à conférer une cohérence à sa vision du monde, le Romantique se penche sur la Nature pour y chercher un double reflet, miroir de soi, miroir de Dieu. Or, comme l’écrit Michel Collot,
le sentiment romantique de la nature s’accompagne d’un pressentiment religieux qui ouvre l’âme non pas à l’évidence de Dieu, mais à son insondable obscurité : ce que l’horizon révèle, et recèle, c’est un secret3.
4Ce qui est vrai de l’horizon l’est tout autant de la mer, à cette différence près qu’elle offre une réalité plus tangible, dont les multiples caractères servent de support iconique à l’élaboration d’une représentation sensible. Celle-ci joue, dans la tentative pour appréhender l’infini, un rôle heuristique que remet en cause à la fin du siècle l’émergence d’une vision du monde dominée par le fragmentaire. Lorsque, en revanche, la quête du sacré présuppose une organisation cosmologique, l’étonnante ductilité suggestive de la mer permet à chaque auteur de modeler les traits de la métaphore marine selon sa perception de la poésie et du sacré. Elle connaît ainsi un remarquable essor par la réactivation réciproque de ses deux pôles : d’une part, la redécouverte de l’élément marin, évitant la référence conventionnelle au profit du réinvestissement de l’image archétypale, répond à l’exigence d’originalité puisée dans la sensation ; d’autre part, elle fonde la projection d’une signification dans un mouvement essentiellement subjectif, marque de l’écriture et de la sensibilité romantiques.
5L’équilibre ténu de la métaphore vive entre « soumission à la réalité et invention fabuleuse »4 se trouve cependant compromis, voire remis en cause dès la deuxième moitié du siècle par le refus de la subjectivité sous l’impulsion parallèle de la montée du scientisme et de la réaction esthétique qui se profile dès l’École païenne. Le scientisme, parce qu’il entraîne une laïcisation de la pensée, implique une prosaïsation du regard porté sur la mer. Quant au Parnasse, s’il s’oppose au matérialisme, il dénonce également l’épanchement subjectif, ce qui aboutit paradoxalement au même résultat, une atrophie de l’ouverture symbolique. Le symbolisme enfin, consacrant dans sa visée idéaliste le détachement de la matière au profit de la quintessence spirituelle, entérine l’atrophie de l’imagination matérielle5. Suivant l’évolution de la pensée, la convergence sur laquelle reposait l’essence de la métaphore marine romantique se disperse en trois voies contemporaines et parentes.
Une révolution dans le regard porté sur la nature : le scientisme de Michelet
6Le plus net facteur de bouleversement sur le plan de l’histoire de la pensée est sans doute à porter au crédit du scientisme et en ce qui concerne la mer, de la parution de l’ouvrage de Michelet qui offre au grand public un sommaire des connaissances hydrographiques, géographiques, naturalistes, biologiques de l’époque.
7Le postulat de l’auteur, inspiré des théories évolutionnistes de Bory de Saint-Vincent selon lesquelles « l’élément universel de la vie » serait le mucus marin6, suppose en effet un total renversement de perspective par rapport aux théories proches de la physico-théologie. La mer ne reflète plus le Créateur mais, en tant que source de vie, grande Génétrice, elle est, au pied de la lettre, sacrée. Dès lors, elle ne saurait constituer un espace vierge où vient se projeter l’image que chacun peut se faire de la transcendance : elle devient objet d’observation scientifique sans aucune place pour la subjectivité.
8Ce déplacement dans la perception du sacré invalide la possibilité même d’un usage métaphorique dans la mesure où la mer, sacrée, ne renvoie plus qu’à elle-même. L’interprétation et l’imagination cèdent le pas à la prospective et l’analyse, le rapprochement évocateur d’images à l’accumulation d’arguments en faveur de cette nouvelle thèse. C’est ainsi que l’écriture de Michelet, comme d’ailleurs celle de son émule Richepin7, évoque parfois par son obstination à dresser un cata les maladresses d’un Bernardin de Saint-Pierre ou des adeptes de la théologie de la nature. Pourtant – et cet aspect s’avère plus intéressant – l’esthétique romantique contamine fortement et dans ses traits les plus voyants l’écriture de cette veine positiviste. En 1861, en 1886 même avec La Mer de Richepin, la science n’a pas encore acquis un mode d’expression propre : le savant doit convaincre et pour cela émouvoir, et donc se faire poète. Parce qu’ils veulent réinvestir le sacré dans le concret, faire jaillir la transcendance de l’immanence même de la matière océane, ces deux auteurs sont conduits à user d’un code d’écriture voué par convention à l’expression du sentiment religieux.
9Ce phénomène apparaît nettement chez Michelet, chez qui l’on observe un double mouvement de désacralisation puis resacralisation de la mer. Reprenant les deux modes d’appréhension de l’Océan, terreur et fascination, il s’efforce de gommer le premier pour fonder dans le second sa théorie d’universelle genèse marine. Après avoir d’emblée reconnu que « la première impression qu’on en reçoit, c’est la crainte "8, il minimise autant que possible l’impact de la tempête bien qu’il ait fait lui-même l’expérience de son extrême violence9. Sa stratégie de savant et d’écrivain consiste alors à décrire précisément l’ensemble des phénomène sur le mode neutre de l’enregistrement, en leur déniant toute forme de beauté ou de grandeur :
Point de tonnerre, point de combat de nuages, point de déchirement de la mer. [...] On se trouva enseveli dans ce linceul d’un morne gris de cendre, qui n’ôtait pas toute lumière, et laissait découvrir une mer de plomb et de plâtre, odieuse et désolante de monotonie furieuse. Elle ne savait qu’une note. C’était toujours le hurlement d’une grande chaudière qui bout. Aucune poésie de terreur n’eût agi comme cette prose. Toujours, toujours le même son : Heu ! heu ! heu !ou Uh ! uh ! uh !(p. 93)
10La volonté de prendre le contre-pied de l’admiration hugolienne pour le chaos cosmique se renforce d’une démarche que l’auteur des Travailleurs de la mer et de L’Homme qui ritreprendra à son compte, l’explication scientifique des phénomènes météorologiques10 : il s’agit encore de réduire tout mystère en établissant, comme l’indique un titre de chapitre bien présomptueux, la « loi des tempêtes »11. Quant à l’angoisse de la noyade, elle doit être conjurée par la positive connaissance de la loi du cycle naturel selon lequel toute ruine en mer est à l’origine d’une reconstruction, d’une renaissance future12.
11Parallèlement à cette désacralisation du tremendum s’affirme une exaltation toujours croissante de la genèse marine à partir d’une « goutte d’eau » qui, Michelet « n’en fai [t] pas doute, va dans ses transformations [lui] raconter l’univers » (p. 117). L’écriture s’élève alors au registre lyrique, en particulier à travers le recours éminemment rhétorique à des clausules de chapitre vibrantes de sentiment :
Mais la fleur épanouie fleurit en toute plénitude dans les enfoncements profonds, par exemple des golfes indiens. La mer fut là un grand artiste. Elle donna à la terre les formes adorées, bénies, où se plaît à créer l’amour. De ses caresses assidues, arrondissant le rivage, elle lui donna les contours maternels et j’allais dire la tendresse visible du sein de la femme, ce que l’enfant trouve si doux, abri, tiédeur et repos13.
12Outre cet attendrissement sans cesse redit pour la sensualité féminine et maternelle qui définit la mer, Michelet tente d’investir de sentiment chaque détail de l’énumération qui soutient son échelle de développement depuis « l’infusoire », « la monade primitive » ou « le vibrion » (p. 117) jusqu’aux mammifères supérieurs. Ainsi s’exalte-t-il :
Ah ! rotifère, rotifère ! Il ne faut mépriser personne.
Je sens bien tes avantages et ta supériorité14.
13Ainsi encore, il développe en dix pages un vibrant éloge de la méduse devant le « mystère » de laquelle médite le marin (p. 159), prête la parole à l’oursin qui expose sa naissance dans une touchante prosopopée (p. 150-160), s’abandonne à d’enthousiastes tirades sur « la tiède douceur du lait de femme » (p. 204) offert à son petit par la baleine et mieux encore sur l’évolution des « sirènes, (morses, lamantins, phoques) » :
En réalité, vue de près, avec moins de blancheur, de charme, c’est bien pourtant la mamelle féminine, ce globe qui, gonflé d’amour et du doux besoin d’allaiter, reproduit dans son mouvement tous les soupirs du cœur qui est dessous. Il réclame l’enfant pour le porter, lui donner l’aliment, le repos. Tout cela fut refusé à la mère qui nageait. Celle qui pose en a le bonheur. La fixité de la famille, la tendresse, à fond ressentie et approfondie chaque jour (disons plus, la Société), ces grandes choses commencent dès que l’enfant dort sur le sein. (p. 212)
14Rien n’est plus aisé que d’extraire de La Mer des citations dont le ton emphatique, souligné par les approximations scientifiques, ne peut manquer de faire sourire le lecteur contemporain. Cet involontaire effet burlesque tient précisément à la contradiction que nous percevons entre un postulat d’érudition et une écriture du sentiment sans cesse portée au lyrisme.
15Nul hasard dans cette tendance qui signe le style de Michelet. Il ne s’agit pas en effet seulement d’émouvoir le lecteur pour emporter son adhésion à ces idées nouvelles, mais bien de respecter un code littéraire : le lyrisme, ainsi que le définissaient entre autres Quinet et Hugo, est le seul ton adéquat pour chanter les merveilles de l’origine du monde. La difficulté réside bien sûr dans la confrontation d’un tel code fondé sur une conception mythique du cosmos avec le brusque surgissement d’un référent concret. L’éviction du pôle suggestif entraîne la disqualification d’un système qui a perdu sa cohérence interne et apparaît désormais anachronique : il ne s’agit plus d’esquisser une image de l’indicible mais d’épuiser avec l’exhaustivité d’un catalogue les possibilités du réel. Comme le dit bien Jean Borie, « la mer de Michelet n’est plus un miroir mais un vivier15 ».
16Lorsque vingt cinq ans plus tard, Jean Richepin décide de reprendre en vers l’entreprise de Michelet16, c’est encore à la même écriture qu’il recourt malgré une conscience aiguë de son impropriété. Le décalage dans le temps et le fait de traduire en vers un propos scientifique imposent à Richepin de définir son projet poétique. Il s’agit pour lui, appuyé sur son expérience personnelle17, de chanter l’infini immanent à la mer malgré la pauvreté des mots :
Bah ! dans la goutte d’eau luit tout le firmament,
Et tout l’Océan chante au fond d’un coquillage18.
17L’interjection qui ouvre cet envoi, tout comme le souci de clore le « dizain de sonnets en guise de préface » par une parodie résolument non métaphorique de « L’Albatros19 », consigne d’emblée la volonté de refuser la projection subjective des Romantiques :
Les poètes d’antan ne cherchaient sur les grèves
Qu’un mélancolieux promenoir pour leurs rêves,
Un écho résonnant à leurs propres sanglots. [...]
Aussi nous, les rimeurs de demain, nous pensons
Que la Nature a sa figure personnelle,
Qu’il ne faut pas toujours nous admirer en elle,
Et qu’à la contempler sans nous voir au travers
On peut trouver profit et plaisir et beaux vers20.
18Pour cela, « C’est peu d’être poëte, il faut être savant » (p. 320). Dès lors se trouve posée une périlleuse gageure, la conciliation du souffle poétique et des exigences naturalistes. Que dire d’une strophe comme celle qui suit l’affirmation de ce projet ?
Béni soit le gouffre amer
De la mer !
Louange à la vase immonde
Qu’elle fut au jour premier,
Saint fumier
D’où sort en fleurs notre monde ! (p. 321)
19Que dire de séquences où s’accumulent des termes tels que « monère », « s’albumoïder », « cyanogène » ou « encrinites », « ammonites » et « annélides » (p. 327-329) ? Que reste-t-il de la suggestion de l’image ou même du plaisir des mots quand la consultation d’un dictionnaire spécialisé s’impose presque à chaque vers ? La science a raison de la poésie et pourtant Richepin revendique les ressources de la muse dans la mesure même où son propos se dit sacré autant que non transcendant. Comme Michelet, il veut chanter la mer mère universelle, opposer à la tradition biblique qui condamne l’homme à n’être qu’un ange déchu une genèse marine suivie d’une évolution bien plus valorisante :
L’antique genèse illusoire
A-t-elle autant de majesté
Que ces combats de l’infusoire
A l’assaut de l’humanité ? (p. 332)
20A l’instar de son prédécesseur, il ne connaît alors qu’un seul langage, le lyrisme de la prière. Ainsi le recueil s’ouvre-t-il sur plus de trente pages de « Litanies de la mer » scandées en tercets selon la tradition de l’hymnique chrétienne, où se détachent en caractères gothiques comme des enluminures les invocations à la mer, quelque peu incongrues pour un athée : « Sainte Vierge des vierges », « Sainte mère de Dieu », « Rose mystique »… En fin de recueil, l’ensemble de la séquence « Les grandes chansons » se présente comme une série d’odes dont l’exaltation, nous l’avons vu, détonne souvent par rapport au sujet. A cela, il faut voir deux raisons. La première, invoquée par Richepin en une période de près de quarante vers, est l’impossibilité de dire la splendeur marine, fût-ce dans « cet hymne superbe » ou dans une « ode expliquant dans un éclair l’inexplicable » (p. 349). La deuxième, plus déterminante, réside dans l’irréductible hiatus entre le mode d’expression choisi d’une part, le souci scientifique et le goût contemporain d’autre part :
Or le temps n’est plus où ma race
Avait ces robustes poumons.
Pauvres chanteurs qu’un rien harasse,
Pour une ode que nous rimons
Un peu trop haut, d’une voix pleine,
Nous voilà fourbus, hors d’haleine, Comme un vieux qui gravit les monts ; Et le lecteur encor plus pâle
Bégaie, éperdu, dans un râle :
Que veut donc ce fou qui vous hale,
Algues, varechs et goémons ? […]
Qui tenterait cette épopée,
Sa vaillance serait trompée,
Ses vers resteraient incompris. (p. 316-317)
21Le projet de fait s’avère intenable : il n’est plus possible de rivaliser avec le souffle épique et lyrique de Hugo en cette fin de siècle, moins encore avec une pareille conception du monde. Il faut une âme romantique et la croyance dans la capacité du réel à suggérer l’indicible pour animer de longues descriptions de grottes ou d’algues21. L’exaltation sur base naturaliste, ressentie comme tout à fait obsolète aujourd’hui, était archaïque dès sa conception.
22Aussi n’est-ce pas là que se trouve le charme du recueil de Richepin, qui en offre indéniablement un, mais dans l’affirmation d’une veine pittoresque déjà inaugurée par Tristan Corbière dans Les Amours jaunes en 1873. Loin de Michelet qui ne s’intéresse guère à la vie côtière, Corbière puis Richepin lancent une poésie familière qui, des « Gens de mer » aux « Gas » (sic), des « Matelotes » à « Armor22 », croque sur le vif le quotidien du petit peuple maritime. Fleurant bon l’iode et les embruns, ces pages revendiquent un langage cru, « le parler mathurin23 » de la
Muse au parler de rogomme,
Chef d’œuvre de cabaret24,
23riche tant en transcriptions phonétiques ou argot qu’en termes techniques. Ainsi les deux poètes brossent-ils en vives saynètes l’allant des manœuvres, mais aussi tous les petits métiers de la mer, mousses, douaniers, corsaires, forçats chez Corbière, pouillards, sardinières, haleurs ou morutiers chez Richepin, sans oublier les descentes au bouge.
24Le but poursuivi est clair : il s’agit de faire jaillir la poésie du banal sans l’enjoliver, de mettre au jour le pittoresque du quotidien en renonçant à idéaliser ou dramatiser. Aussi l’ennemi commun est-il une fois encore Victor Hugo, grand déformateur de la réalité marine : « Les Bougres » de Richepin corrigent la sentimentalité des « Pauvres gens », tandis que « La Fin » de Corbière répond au pessimisme d’« Oceano nox » cité en épigraphe.
25L’ancrage immédiat dans l’univers côtier, la franche sympathie qui unit les auteurs aux gens de mer confèrent à ces pages un sel authentique que reprendront par la suite de nombreux poètes marins ou bretons et qui, de Pierre Loti à Henri Queffélec, s’épanouit dans le roman de mer. Pourtant cette poésie nouvelle entérine elle aussi la mort de la métaphore marine. Inscrit dans le courant de redécouverte des folklores, le postulat de pittoresque impose une observation de type naturaliste même en poésie. Des théories biologiques au regard ethnographique, le scientisme dans ses diverses implications frappe d’invalidité la rêverie subjective sur la mer.
Le Parnasse ou la distanciation impassible
26Curieusement, bien qu’il s’agisse d’une réaction purement esthétique et non d’un clivage de l’histoire de la pensée, le Parnasse fait subir au traitement poétique du motif maritime un infléchissement assez proche de celui qu’entraîne le scientisme. L’évolution offre moins de netteté dans la mesure où elle est plus dispersée à la fois dans le temps25 et dans les textes : aucun recueil consacré à la mer, mais des références sporadiques auxquelles les auteurs ne prétendent pas donner une cohérence signifiante sur l’ensemble de leur œuvre. Au travers de cet éparpillement se confirme le fait que la mer n’est plus traitée poétiquement comme objet d’un transfert de sens. Il n’est pas question pour ce mouvement esthétisant de se consacrer à la matérialité de l’élément ou au prosaïsme de la vie quotidienne, mais le refus de l’épanchement subjectif incline les Parnassiens vers un regard en quelque sorte également ethnographique, dans une double extension historique et géographique. Le regain d’intérêt pour les mythes fondateurs qui suppose une référence culturelle, et la découverte de la modernité qui inclut celle des zones côtières26 impliquent sinon une attitude à proprement parler scientifique, du moins une distanciation interdisant au poète de se mirer dans la mer.
27Au croisement de ces deux veines, un poème d’Emaux et Camées, « Les Néréides », sous prétexte de décrire une aquarelle de « Théophile Kniatowski », évoque plaisamment la rencontre inattendue de la mythologie grecque et d’un « steam-boat » :
A l’horizon, – piquant mélange
De fable et de réalité, –
Paraît un bateau qui dérange
Le chœur marin épouvanté.
Son pavillon est tricolore ;
Son tuyau vomit la vapeur ;
Ses aubes fouettent l’eau sonore,
Et les nymphes plongent de peur27.
28En dehors de cet exemple jouant sur un choc caricatural, les deux orientations possibles du regard ethnographique dessinent une évolution différente de l’écriture. Les auteurs qui remontent l’histoire des civilisations se trouvent confrontés à une nécessaire absence d’originalité, bien sûr recherchée sciemment, pour échapper à l’invasion du moi. Dès lors ils se heurtent à l’écueil qui empêchait la poésie de Chénier d’accéder à un accent propre en ce qui concerne la mer : le référent textuel ou culturel joue comme un carcan qui bride l’imagination. Pour le lecteur qui voudrait humer un peu l’air du large, les ébats de Vénus anadyomène, récurrents chez Gautier28 ou les allusions à la mer qui parsèment le cycle grec des Poèmes antiques de Leconte de Lisle29 sentent dangereusement le néo-classicisme ou « l’Ecole païenne ». Plus dépaysantes sont les allusions à des mythologies inconnues ou méconnues, hindoue au début des Poèmes antiques30, nordique ou celte dans les Poèmes barbares31, voire une « Genèse polynésienne »32 ou des « Pantoums malais » évoquant la pêche à l’huître perlière33. Pourtant, nul aspect métaphorique ici.
29La diversité même des pistes explorées par Leconte de Lisle signe en effet son projet : l’érudition prime et si la mer est fréquemment présente, ce n’est que parce qu’elle joue un rôle dans presque tous les mythes fondateurs des pays qu’elle baigne. Aussi apparaît-elle seulement à travers de rapides allusions au détour d’un vers, en tant que cadre de la narration. Le même phénomène s’observe dans l’épopée Les Conquérants de l’Or de Heredia34. La démarcation s’affirme nette par rapport à la conception romantique de l’épopée : Quinet et Hugo se servaient de l’espace marin pour construire une représentation symbolique de leur conception du monde : la métaphore, véritable matrice de sens, acquérait par là une puissance heuristique ; les Parnassiens au contraire consignent une tradition en se gardant de l’infléchir subjectivement et cet effet de distanciation renvoie la mer au rôle d’arrière-plan.
30Il n’en est pas tout à fait de même dans la veine qui découvre un nouvel espace, puisque celui-ci devient l’objet du poème. Cependant le souci d’impassibilité entraîne une écriture distanciée qui se contente de rendre compte d’un paysage, voire presque d’un décor. Ainsi dans les Poèmes barbares, la mer n’apparaît souvent que par touches, comme lieu où se joue la lumière35. « Les Clairs de lune », qui développe davantage le tableau d’une tempête, reste strictement descriptif comme le souligne la récurrence du verbe être :
La mer est grise, calme, immense,
L’œil vainement en fait le tour.
Rien ne finit, rien ne commence :
Ce n’est ni la nuit, ni le jour.
[…]
Et, le long des cages à poules,
Les hommes de quart, sans rien voir,
Regardent, en songeant, les houles
Monter, descendre et se mouvoir.
[…]
Un feu pâle luit et déferle,
La mer frémit, s’ouvre un moment,
Et, dans le ciel couleur de perle,
La lune monte lentement36.
31Loin de jouer sur la dramatisation, le poème se clôt sur une étrange immobilité. La présence humaine intervient à peine, et en aveugle : aucun contact ne s’établit entre l’homme et la nature qui coexistent dans une réciproque indifférence. La même impression se dégage de l’autre marine du recueil, « Effet de lune ». La première et la dernière strophes placent la tempête et le navire dans une sorte d’équilibre neutre qui paraît abolir toute relation entre eux :
Sous la nue où le vent qui roule
Mugit comme un troupeau de bœufs,
Dans l’ombre la mer dresse en foule
Les cimes de ses flots bourbeux.
[…]
Mais, dans cet antre, à pleines voiles,
Le navire, hors de l’enfer,
S’élance au-devant des étoiles,
Couvert des baves de la mer37.
32L’impassibilité, remarquablement rendue, s’affirme aux antipodes de l’angoisse qui sourd dans « Oceano nox » ou de la sympathie ambiguë de « L’Homme et la mer ».
33Le même postulat de distanciation caractérise dans Les Trophées les marines de Heredia qui par une observation plus précise des détails rappelle parfois le naturalisme de Richepin. Quelle différence de maîtrise poétique cependant entre La Mer et par exemple « Le Récif de corail » !
Le soleil sous la mer, mystérieuse aurore,
Eclaire la forêt des coraux abyssins
Qui mêle, aux profondeurs de ses tièdes bassins,
La bête épanouie et la vivante flore.
Et tout ce que le sel ou l’iode colore,
Mousse, algue chevelue, anémones, oursins,
Couvre de pourpre sombre, en somptueux dessins,
Le fond vermiculé du pâle madrépore38.
34Sous l’effet de la notation de lumière à l’orée du sonnet, les termes techniques ouvrent un monde mystérieux aux chatoyantes couleurs. Et pourtant, à l’inverse de ce que réalise Richepin dans ses fresques vives du quotidien, c’est ce même usage des adjectifs de couleurs qui désincarne les marines de la séquence « La Mer de Bretagne ». « Floridum mare », titre en soi déréalisant, en offre un exemple frappant :
Et sous mes pieds, la mer, jusqu’au couchant pourpré
Céruléenne ou rose ou violette ou perse
Ou blanche de moutons que le reflux disperse,
Verdoie à l’infini comme un immense pré39.
35L’accumulation des adjectifs de couleur, le caractère précieux des épithètes, contribuent à brosser un tableau où l’impressionnisme suggestif se substitue à la peinture d’un cadre réel. Heredia illustre ainsi, à l’inverse de Sully Prudhomme dont les marines restent étroitement descriptives40, l’autre perspective offerte par la découverte du rivage.
36Face au regard scrutateur du naturaliste, l’œil du peintre impressionniste saisit des nuances, pose des touches. L’effet de brouillage, très suggestif en peinture, entraîne en poésie une perte de contact avec le référent concret qui se retrouve dans l’écriture symboliste. Que reste-t-il de la mer dans le tercet final de « Brise marine », titre significativement repris à Mallarmé ?
Et j’ai, de ce récif battu du flot kymrique,
Respiré dans le vent qu’embauma l’air natal
La fleur jadis éclose au jardin d’Amérique41.
37Portée par un jeu d’ésotérisme lexical, la suggestion d’une atmosphère s’impose au détriment de la représentation. Cette tentation de l’abstrait avait déjà effleuré Leconte de Lisle dans un Poème tragique d’une facture musicale presque verlainienne, « Villanelle » :
Une nuit noire, par un calme, sous l’Equateur.
Le Temps, l’Etendue et le Nombre
Sont tombés du noir firmament
Dans la mer immobile et sombre.
Suaire de silence et d’ombre,
La nuit efface absolument
Le Temps, l’Etendue et le Nombre.
Tel qu’un lourd et muet décombre,
L’Esprit plonge au vide dormant,
Dans la mer immobile et sombre.
En lui-même, avec lui, tout sombre,
Souvenir, rêve, sentiment,
Le Temps, l’Etendue et le Nombre,
Dans la mer immobile et sombre42.
38Les deux vers alternant en refrain, l’envoûtante rime en-ombre encore assourdie par la nasale qui lui fait écho, abolissent la présence humaine au profit de l’abstraction des allégories qui se perdent dans l’infini suggéré par les épithètes qualifiant la mer. Le paysage s’efface, seul demeure le sens évoqué.
39La voie se trouve ainsi préparée vers le symbolisme. Dans sa diversité, à partir du postulat de distanciation, le Parnasse constitue une sorte de pivot dans l’histoire de la métaphore marine. Comme le courant naturaliste d’une part, il tend à rompre le contact avec un sens figuré au profit d’une perspective ethnographique qui renvoie soit à un référent textuel, soit à un regard neutre sur le réel. A l’inverse, dans quelques rares pages, il prend une distance considérable avec le réel : la métaphore perd ainsi non plus son signifié mais son signifiant, phénomène presque constant dans l’écriture symboliste.
L’idéalisme symboliste
40Tournant bien sûr le dos au matérialisme positiviste et s’affranchissant du débat désormais caduc sur la classification et l’usage des genres, les Symbolistes accentuent le mouvement de perte de contact avec le référent, au profit d’
un Idéalisme qui (pareillement aux fugues, aux sonates) refuse les matériaux naturels et, comme brutale, une pensée exacte les ordonnant ; pour ne garder de rien que la suggestion43.
41Dès lors, le dialogue ne peut plus s’instaurer entre la matérialité marine et ce qu’elle dévoile d’un indicible inconnu. Le ciel désormais vide ne se laisse plus deviner à travers le miroir marin mais cède le pas à une « transcendance souvent vague et dénuée de visage44 ». Ainsi les épigones de Mallarmé défont l’édifice analogique des Fleurs du Mal et, en privilégiant l’émancipation de l’image suggérée, appauvrissent l’héritage baudelairien dont l’originalité réside dans la tension entre une force d’éclatement et le maintien d’une cohérence assurée par le symbole – en vue peut-être précisément de résister à ce vertige de dispersion. Aucun symboliste n’accorde à l’Océan une place suffisante pour lui conférer une telle importance au sein de l’œuvre. L’évolution de la métaphore détachée de sa visée heuristique se manifeste alors à travers trois tendances d’écriture : l’abstraction dans l’évocation de l’espace, un rapport parcellaire à l’univers marin et la perdurance sporadique du lien au sacré désormais privé d’une relation concrète à l’élément.
42Au regard de la profusion sensorielle et de la succession des plans qui nourrissent chez Baudelaire la suggestivité des paysages portuaires, l’épuration définit les marines symbolistes. Bien souvent les textes, très courts, privilégient un, au plus deux traits dominants parmi ceux qui convergeaient dans Les Fleurs du Mal ou les Petits poèmes en prose .
43Ainsi, de même que « Villanelle » chez Leconte de Lisle se focalise sur l’ombre et le calme, la « Marine » des Poèmes saturniens déroule sur le rythme serré de quatrains de pentasyllabes une seule phrase centrée sur l’évocation sonore de l’orage :
L’Océan sonore
Palpite sous l’œil
De la lune en deuil
Et palpite encore,
Tandis qu’un éclair
Brutal et sinistre
Fend le ciel de bistre
D’un long zig-zag clair,
Et que chaque lame
En bonds convulsifs
Le long des récifs
Va, vient, luit et clame,
Et qu’au firmament,
Où l’ouragan erre,
Rugit le tonnerre
Formidablement45.
44Verlaine esquisse une atmosphère en quelques coups de fusain plus qu’il ne donne corps à un tableau. Quoique beaucoup plus développé et coloré, « Le Bateau ivre » présente un phénomène du même ordre. D’une part, le fait de suivre le navire dans son périple substitue à la profondeur de champ baudelairienne une structure en « travelling » sans doute variée mais plus plate. D’autre part, un peu à la façon de Heredia dans « Floridum mare », les notations de couleur dominent, portées par la recherche lexicale, sur une gamme si étendue qu’elle ouvre davantage à l’onirisme qu’à une rêverie marine46. La poésie, librement créatrice, s’affranchit alors du réel pour construire son propre univers :
Et dès lors, je me suis baigné dans le Poème De la Mer, infusé d’astres, et latescent,
Dévorant les azurs verts ; où, flottaison blême
Et ravie, un noyé pensif parfois descend47.
45Ce détachement du réel apparaît plus nettement encore dans le surgissement ponctuel d’images surréalistes avant l’heure48 ou par la dislocation des éléments qui composent la déroutante « Marine » d’Illuminations :
Les chars d’argent et de cuivre –
Les proues d’acier et d’argent –
Battent l’écume, –
Soulèvent les souches des ronces.
Les courants de la lande,
Et les ornières immenses du reflux,
Filent circulairement vers l’est,
Vers les piliers de la forêt, –
Vers les fûts de la jetée,
Dont l’angle est heurté par des tourbillons de lumière. (p. 282)
46Dans la dispersion des référents insolites s’abolit tout contact avec la mer. Le refus du réel s’affirme autant chez Mallarmé dont le poème « Brise marine » élude toute description ou rapport à l’Océan au profit de notations absolument non figuratives49. Le propos n’est en fait pas la mer mais plus exactement l’envie de départ qu’elle peut suggérer50. Plus significatif encore, « Salut » entérine par la dislocation conjointe de la syntaxe et des images le Néant où se perd l’Océan :
Rien, cette écume, vierge vers
A ne désigner que la coupe ;
Telle loin se noie une troupe
De sirènes mainte à l’envers51.
47L’évocation de la mer se résout ici en termes d’évanescence : le provocant « Rien » qui ouvre le recueil essaime en « écume », « vierge » et surtout « Solitude, récif, étoile ». Comme l’explique de façon lumineuse Bertrand Marchal, le poète
semble saluer ses lecteurs et les appeler, par la lecture, à cette navigation intransitive que saluera encore Au seul souci de voyager… ; comme il n’y a pas de but à la navigation, pas de « gisement » à atteindre, il n’y a pas non plus d’au-delà des mots, pas de référents réalistes où puisse trouver refuge le lecteur pressé qui navigue au plus court52.
48L’estompage ou la dislocation du référent marin signe ainsi la vanité de l’écriture, et plus encore sa prétention à s’ériger en exégèse du réel.
49Les « marines symbolistes53 » renient donc la description dont l’épaisseur fondait chez les Romantiques la suggestivité métaphorique. A l’inverse de Baudelaire qui élabore un réseau cohérent au sein duquel la focalisation sur la synecdoque de contenu permet de creuser le sens analogique, les Symbolistes, sur la base d’une appréhension atomisée du paysage, accentuent cette tendance en s’intéressant, plus qu’à la mer dans son ensemble, à des objets certes en rapport avec elle mais souvent détachés de leur contexte.
50L’exemple le plus frappant de ce mode d’écriture est sans doute la strophe qui dans bien des mémoires résume « Le Bateau ivre » :
Mais, vrai, j’ai trop pleuré ! Les Aubes sont navrantes.
Toute lune est atroce et tout soleil amer :
L’âcre amour m’a gonflé de torpeurs enivrantes.
O que ma quille éclate ! O que j’aille à la mer !
51Sur fond de paysage teinté d’onirisme, l’attention se concentre exclusivement sur le vaisseau. Celui-ci, à travers la prosopopée, acquiert une autonomie telle qu’elle permet une nouvelle restriction de champ sur la quille, cœur de son intimité. Alors que chez Baudelaire, la synecdoque échappe par son interrelation avec un réseau symbolique à un enfermement spéculaire dans l’analogie, ici le regard centré sur l’ombilic du navire se prend au miroir de Narcisse.
52Cette réduction du référent se rencontre assez souvent proportionnellement au nombre de pages consacrées à la mer par les Symbolistes. Favorisée par l’éclatement syntaxique chez Mallarmé54, elle me semble assez caractéristique de l’écriture inclassable de Lautréamont. La mer est bien sûr un motif récurrent des Chants de Maldoror, entre autres dans deux épisodes notoires, « l’Hymne au vieil Océan » et la scène de naufrage qui se termine par l’accouplement du héros avec une requine55. L’originalité radicale de Lautréamont, qui traduit sa révolte face à la déréliction par une sorte de délire sadique, rend non pertinente la comparaison avec les textes de notre corpus : il n’est pas en effet possible ici de parler de métaphore jouant sur une tension entre concret et abstrait dans la mesure où l’imagination s’abandonne à l’onirisme, tout au plaisir de pervertir l’ordre convenu.
53Un trait frappe cependant, la récurrence à travers l’œuvre d’un bestiaire marin fantasmagorique56 : outre de nombreuses allusions à des animaux souvent monstrueux, Maldoror qui s’accouple à une requine et rencontre un archange tourteau, s’adresse à un lecteur cachalot ou converse avec un amphibie, est lui-même tantôt poulpe, tantôt cachalot ou pélican57. L’éparpillement de ces figures, que rapproche leur aspect monstrueux, traduit une cauchemardesque quête d’identité dans un monde sans repère. La mer n’assure alors plus de fonction unifiante en tant que reflet d’une cohérence divine ou cosmique, mais devient le réservoir d’images morcelées de soi et des autres, terrifiant kaléidoscope d’un sens insaisissable. Si sa fonction heuristique perdure, c’est désormais pour mettre au jour le non-sens.
54Quoique sur un ton très différent du cauchemar maldororien, c’est aussi à travers la focalisation sur un animal que Verlaine exprime dans un superbe poème de Sagesse sa difficulté à ressaisir son âme :
Je ne sais pourquoi
Mon esprit amer
D’une aile inquiète et folle vole sur la mer.
Tout ce qui m’est cher,
D’une aile d’effroi,
Mon amour le couve au ras des flots. Pourquoi, pourquoi58 ?
55La métaphore s’articule sur le rapprochement de la pensée avec une « mouette à l’essor mélancolique » et prend appui sur le cadre marin pour fonder l’idée d’errance et d’abandon. Bien plus que la mer, c’est l’oiseau qui reste en mémoire : la mouette verlainienne renvoie à l’albatros baudelairien et cette référence littéraire tend à reléguer au second plan le rapport au concret, comme si par la force des Fleurs du Mal l’oiseau marin avait acquis une autonomie poétique le dispensant de s’inscrire dans un contexte.
56Nous touchons par là au troisième procédé à travers lequel les Symbolistes transforment la métaphore marine. Celle-ci trouve en effet son sens le plus riche dans un rapport à la transcendance qui, chez les Romantiques, se construit à travers le tissu signifiant de l’œuvre dans son ensemble. Or Verlaine et Rimbaud ont tendance à tenir pour acquis le rapprochement entre mer et sacré et à le faire « fonctionner » sans instaurer un arrière-plan qui lui conférerait un caractère personnel.
57Chez Verlaine, les allusions marines se concentrent ainsi dans les deux recueils qui se font l’écho de son effort de conversion, Sagesse et Bonheur59. La mer se trouve alors liée à la contemplation60 ou à la purification61, à la prière et à la Vierge :
La mer est plus belle
Que les cathédrales,
[…]
La mer sur qui prie
La Vierge Marie62 !
58De la même façon, dans Une Saison en Enfer, l’Océan représente l’espace purificateur dans lequel peut se réaliser le salut63, l’espace libre où chante Dieu :
Le chant raisonnable des anges s’élève du navire sauveur : c’est l’amour divin64.
59La différence de facture par rapport à l’écriture romantique apparaît ici manifeste. Si l’appel de la transcendance se fait entendre, le terme de « navire », que rien ne prépare dans le contexte, surgit de façon trop brutale et inopinée pour permettre la cristallisation métaphorique que réalisait le Romantisme. Orphelin d’un rapport au concret tout comme d’un réseau signifiant qui lui donneraient corps, cet affleurement du registre maritime entre désormais dans un processus d’un tout autre ordre, qui fonde la puissance de la métaphore sur le choc ménagé par l’écart violent du terme métaphorique par rapport à l’isotopie du contexte. Au tissage d’un réseau signifiant succède la fulgurance, qui ne s’appuie sur la force iconique que dans de rares occurrences proches de la sensibilité baudelairienne. Ainsi dans Une Saison en enfer :
Elle est retrouvée !
Quoi ? — L’Eternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil65.
60Alors qu’à un effort de saisie cohérente du monde succède l’évidence du fragmentaire, l’amorce de désagrégation présente dans l’œuvre de Baudelaire apparaît érigée en principe : la métaphore marine a désormais changé de visage.
Notes de bas de page
1 « Introduction à un poème sur Dante », 1921, recueilli in Réflexions sur la poésie, Folio essais, 1963, p. 155.
2 Telle est exactement l’analyse de Claudel, ibid. : « D’une part la connaissance superficielle de l’univers s’était prodigieusement élargie grâce aux moyens matériels nouveaux que la science mettait à la disposition de chacun. […] De l’autre avec Dieu il n’y avait qu’un monde inconnu, et, disait-on, inconnaissable, qu’il était trop facile à des esprits occupés ailleurs, et uniquement habitués aux tractations sensibles, de confondre avec le Néant. »
3 L’Horizon fabuleux, op. cit, t. I, p. 53. Je croiserai bien souvent dans ces pages les analyses des chapitres « Horizons du Romantisme » et « L’horizon négatif », p. 45-103, l’évolution des mentalités dans la perception de la transcendance affectant de façon tout à fait comparable la représentation littéraire de l’horizon et de la mer.
4 Paul Ricœur, La métaphore vive, op. cit., p. 57.
5 Retraçant la « petite histoire de l’horizon », Michel Collot explique par les mêmes raisons le revers de fortune de « l’horizon » chez les post-romantiques, op. cit., t. I, p. 75.
6 Bory de Saint-Vincent, Dictionnaire classique, articles Mer et Matière cités par Michelet en note au chapitre II, livre II de La Mer, Folio, p. 331 : « Qu’est-ce que le mucus de la mer ? la viscosité que présente l’eau en général ? N’est-ce pas l’élément universel de la vie ? », ibid., p. 115.
7 En 1886, Jean Richepin publie un recueil intitulé La Mer qui s’inspire du livre de Michelet et se propose ouvertement de lui conférer l’élévation inhérente à l’utilisation de la poésie versifiée.
8 La Mer, op. cit., p. 43, phrase d’incipit.
9 Voir dans le livre I les chapitres VI. Les tempêtes et VII. La tempête d’octobre 1859.
10 Voir, entre autres, l’introduction aux Travailleurs, L’Archipel de la Manche, ou les dissertations techniques sur la tempête dans le livre « L’ourque en mer », (I, II) de L’Homme qui rit. Ces pages souvent lassantes pour le lecteur préludent néanmoins toujours chez Hugo à l’interprétation symbolique que récuse Michelet.
11 La Mer, livre III Conquête de la mer, chapitre III.
12 Ibid., livre II, V. Les faiseurs de mer : « C’est là une des plus magnifiques fonctions de la tempête. Plus elle est grande, violente, tourbillonnante, enlevant tout, plus elle est féconde », p. 145.
13 Ibid., p. 123. Voir aussi par exemple une envolée sur l’âme de la mer, p. 149, ou encore sur « la flamme de sauvage amour dont elle palpite elle-même », p. 285.
14 Ibid., p. 131. Y a-t-il si loin de ce rotifère au foraminifère de Hugo (Proses philosophiques de 1860-1865, Critique, p. 479) ? Les deux auteurs sont parfois si proches qu’il est difficile de savoir lequel emprunte à l’autre.
15 Notice de l’édition Folio de La Mer, p. 363.
16 Ce projet est explicite dès les poèmes V à IX du « dizain de sonnets en guise de préface » qui ouvre La Mer.
17 Voir le sonnet III du « dizain », édition Les Maritimes/Voiles-Gallimard, 1980, p. 5 :
Et d’abord, sache bien à ma louange, ami,
Que je ne suis pas, comme on dit, marin d’eau douce.
De tanguer et rouler j’ai connu la secousse.
Sur un pont que les flots balayaient j’ai blêmi.
18 Sonnet I, ibid., p. 3.
19 Sonnet IX, p. 12 :
Grands oiseaux voyageurs qui risquez l’aventure
De traverser la mer, jamais vous n’y posez ;
Et quand l’ouragan pèse à vos membres brisés,
Vous tombez sur les ponts où les hommes vous capturent.
Dans les Poèmes tragiques, Leconte de Lisle avait déjà intégré un « Albatros » purement descriptif, refusant tout rapport à l’homme ou au poète, édition A. Lemerre, p. 74-75.
20 « Les grandes chansons », « Gloire de l’eau », p. 319. Ce poème, cet hymne plutôt, se déroule sur 32 pages !
21 Voir « Les grandes chansons », « Les algues », p. 306-318 où le souvenir des Travailleurs de la mer s’impose. Richepin se démarque d’ailleurs souvent de Hugo, par exemple dans « Oceano nox » où se lit en plus un écho des « Djinns » ou encore « Effet de neige » qui contre le chapitre « Nix et nox » de L’Homme qui rit.
22 « Armor » et « Gens de mer », Ve et VIe parties des Amours jaunes, « Matelotes » et « Les gas », 2e et 3e sections de La Mer.
23 Expression récurrente chez Richepin, titre du 6e poème des « Gas », p. 158.
24 Poème introductif de « Gens de mer », Les Amours jaunes, Poésie/Gallimard, p. 157.
25 Sans parler de l’Ecole païenne, Emaux et Camées et les Poèmes antiques de Leconte de Lisle paraissent en 1852, Les Trophées de Heredia en 1893.
26 Voir les analyses d’Alain Corbin, op. cit., et l’intérêt porté au folklore, déjà évoqué.
27 Emaux et Camées, Poésie/Gallimard, p. 106. L’attribution de la toile de référence n’a pu être établie avec certitude, si toutefois il ne s’agit pas d’une fantaisie de Gautier.
28 Voir Emaux et Camées, « Le Poème de la femme », « Le monde est méchant », « Carmen » ou « La Nue ».
29 Personnages de nymphes ou déesses dans « Glaucè », « Niobé », « Les Plaintes du Cyclope », « Médailles antiques », « Péristéris » ; cadre à peine évoqué dans « Hélène », « La Vénus de Milo », « Hylas », « Le Vase », « Khirôn », « Thestylis », « Paysage », « Le Retour d’Adonis » et « Fultus Hyacintho ».
30 Voir « Sûryâ », « Bhagavat », « Çunacépa » et « La Vision de Brahma ».
31 Légendes islandaise dans « Les Nornes », finlandaise dans « Le Runoïa », danoise dans « La Mort de Sigurd », tandis que « Le Barde de Temrah » relate l’histoire de saint Patrick, « Le Jugement de Komor » la légende bretonne de sainte Tiphaine, « Le Massacre de Mona », une tradition de l’île de Sein et que « La Tête de Kenwarc’h », dans les Poèmes tragiques, reprend un « chant gallois du VIe siècle ».
32 Poèmes barbares.
33 Poèmes tragiques.
34 In Les Trophées, édition d’Anny Detalle, Poésie/Gallimard, 1981, p. 195-224. Ce poème en six chants retrace la conquête du Mexique par François Pizarre.
35 Tel est le cas dans « Coucher de soleil », « Aurore », « Ultra cœlos », « La Chute des étoiles » ou « Mille ans après ».
36 Poèmes barbares, édition Poésie-Gallimard, p. 162-163.
37 Ibid., p. 184-185. Un seul poème pose une métaphore filée entre la mer et « le cœur profond d’un ami », « Les Rêves morts », ibid., p. 215. Il demeure trop isolé dans l’œuvre pour être significatif.
38 Les Trophées, dernier poème de « L’Orient et les Tropiques », p. 154.
39 Ibid., p. 165. « Floridum mare » signifie « Mer fleurie ». Le même type de notations par touches se retrouve dans « un peintre », « Bretagne » ou « Soleil couchant ».
40 Voir « A Douarnenez en Bretagne », « La Falaise », « L’Océan », « La Pointe du Raz », « Le long du quai », in Mélanges, Poésies 1865-1866, A. Lemerre, p. 154 à 165.
41 Les Trophées, p. 172. Les Kymris sont un peuple celtique du Nord de la France et de la Belgique au temps de César (les Cimbres).
42 Poèmes tragiques, op. cit., p. 40-41.
43 Mallarmé, « Crise de vers », Divagations, 1897, Poésie/Gallimard, p. 247. B. Marchal souligne la prise de distance face au réel : « Le réel, voilà l’ennemi, et tous les au-delà, philosophiques ou religieux, sont bons à prendre parce qu’ils sont d’abord des ailleurs », Lire le Symbolisme, Dunod, 1993, p. 8.
44 Michel Collot, op. cit., t. I, p. 75.
45 Verlaine, Poèmes saturniens, « Eaux fortes » III, édition Pléiade, p. 67.
46 Se succèdent les termes de « bleuités », « rutilements », « rousseurs », « figements violets », « nuit verte aux neiges éblouies », « éveil jaune et bleu des phosphores », « arcs-en-ciel », « glauques troupeaux »…
47 Rimbaud, « Le Bateau ivre », 6e strophe, Œuvres, édition revue et mise à jour par A. Guyaux, Classiques Garnier, 2000, p. 129.
48 Voir Illuminations, « Barbare », op. cit., p. 287 : « Le pavillon en viande saignante sur la soie des mers et des fleurs arctiques ; (elles n’existent pas). »
49 Voir par exemple les trois premiers vers :
La chair est triste, hélas ! et j’ai lu tous les livres.
Fuir ! là-bas fuir ! Je sens que des oiseaux sont ivres
D’être parmi l’écume inconnue et les cieux !
50 « Brise marine », fin de la première strophe, Poésies, édition B. Marchal, Poésie/Gallimard, 1992, p. 22 :
Je partirai ! Steamer balançant ta mâture,
Lève l’ancre pour une exotique nature !
Voir de même chez Rimbaud, Une saison en Enfer, « Mauvais sang » : « Me voici sur la plage armo. Que les villes s’allument dans le soir. Ma journée est faite ; je quitte l’Europe », p. 210.
51 Mallarmé, Poésies, sonnet initial, p. 3.
52 Lecture de Mallarmé, José Corti, 1985, p. 15.
53 Cette expression assume son paradoxe : l’exercice symboliste de la marine tend à désagréger ce qui constitue normalement l’unité et la cohérence du tableau.
54 Voir « Brise marine » :
Et, peut-être, les mâts, invitant les orages
Sont-ils de ceux qu’un vent penche sur les naufrages
Perdus, sans mâts, sans mâts, ni fertiles îlots.
ou encore, « A la nuit accablante… », p. 71 :
Quel sépulcral naufrage (tu
Le sais, écume, mais y baves)
Suprême une entre les épaves
Abolit le mât dévêtu.
55 Respectivement chant I, strophe 9 et chant II, 13. Une autre scène de baignade monstrueuse aux côtés d’un amphibie clôt le chant V.
56 Voir le chapitre consacré par Bachelard au bestiaire dans son Lautréamont, Corti, 1956, en par les remarques sur le tourteau, p. 37, la ventouse et le poulpe, p. 41-45, le requin, p. 47, et l’usage métaphorique du bestiaire, p. 56-58.
57 Successivement, chant VI, 8, édition Pléiade, p. 241 ; V, 6, p. 176 ; I, 9, p. 56 et II, 15, p. 127 ; I, 12, p. 70.
58 Sagesse, VII, p. 280. Beaucoup plus banale de facture est la comparaison reprise dans les Poèmes divers, p. 1003, « Conquistador » : « Mon cœur est gros comme la mer » et p. 1008, « Traversée » : « Mon cœur est doux comme la mer ».
59 Une « Eau-forte » des Poèmes saturniens confirme a contrario le rapport de la mer au sacré en assimilant l’absence de foi au risque de naufrage, VIII, « L’Angoisse », p. 66 :
Lasse de vivre, ayant peur de mourir, pareille
Au brick perdu jouet du flux et du reflux,
Mon âme pour d’affreux naufrages appareille.
60 Sagesse, III, 1, p. 273 :
Le Sage peut, dorénavant,
Assister aux scènes du monde,
Et suivre la chanson du vent,
Et contempler la mer profonde.
61 Ibid., II, p. 275 :
La mer ! Puisse-t-elle
Laver ta rancœur…
ou encore dans Bonheur, la pièce VII, p. 662 :
Mais avant le glorieux naufrage
Il faut faire à cette mer en rage
Quelque sacrifice et quelque honneur.
62 Sagesse, XV, p. 285 :
le rapprochement avec une cathédrale se retrouve dans Bonheur, p. 701, celui avec la Vierge, dans « Prière », Poèmes divers, p. 1019.
63 II, « Alchimie du Verbe » : « Je dus voyager. […] Sur la mer, que j’aimais comme si elle eût dû me laver d’une souillure, je voyais se lever la croix consolatrice », p. 228-229.
64 « Mauvais sang ».
65 Une Saison en enfer, « Délires II », « Alchimie du verbe ». A. Compagnon souligne la parenté de cette image avec la pensée baudelairienne in « L’éternel minuscule », op. cit., p. 73-76.
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