Flux et reflux de Sainte-Beuve
En marche vers le dépassement de soi
p. 71-113
Texte intégral
1Si l’emploi figuré du motif maritime s’impose chez Vigny par sa remarquable cohérence, il en va tout autrement au premier abord chez Sainte-Beuve et l’on pourrait dire que ces deux auteurs présentent sur ce point des modes de pensée et d’écriture diamétralement opposés. Chez Vigny, nous venons de le voir, l’usage de la mer comme référent dans un processus de transfert de sens s’organise sous le contrôle de l’intelligence logique ; chez Sainte-Beuve au contraire, le lecteur se trouve confronté à un foisonnement de références, récurrentes dans l’ensemble de l’œuvre aussi bien poétique que romanesque1, et en apparence fort dispersées.
2Cependant, une lecture thématique attentive permet de les articuler en un réseau qui dévoile une logique affective profonde, trame révélatrice de la personnalité du poète. Par leur fluctuation même, ces métaphores rendent en effet compte du constant mouvement de flux et de reflux qui l’anime dans son effort pour dépasser ses propres limites, dont il paraît conscient sur le plan tant humain que poétique2. Connaissant peu de succès en poésie comme en amour, peu croyant même s’il ne conçoit pas de foi sinon chrétienne, Sainte-Beuve apparaît sans cesse ballotté entre les difficultés d’une existence qu’il semble ne guère maîtriser et l’aspiration à une sérénité qui lui échappe. Le motif maritime acquiert chez lui un accent tout à fait personnel dans la mesure où il se fait précisément l’expression de ces hésitations, traduisant, sinon son appréhension de la transcendance, du moins ses efforts vers un idéal dont il cherche la forme exacte. Ce faisant, il pose les jalons d’un cheminement dialectique dont les alternances sont souvent traduites par des métaphores puisées dans la réalité matérielle de l’élément marin. Par là, il rejoint l’écriture de la sensibilité, ce qui redouble l’intérêt de l’enquête par une perspective intertextuelle : Sainte-Beuve étant étroitement lié à l’effervescence des milieux littéraires les plus actifs, son œuvre constitue pour nous un fidèle reflet de l’air du temps, non seulement parce qu’elle reproduit les thèmes et tons à la mode, mais aussi parce qu’elle a été lue et volontiers utilisée par de plus grands talents, tel Hugo qui ne s’en vante pas, ou Baudelaire qui reconnaît ouvertement son admiration pour celui qu’il qualifie de « cher protecteur »3.
Une timide relation à la mer
3Il serait d’autant plus instructif de connaître la relation de Sainte-Beuve à la mer que l’organisation profonde des métaphores marines surgit de l’inconscient. Pourtant, bien que le poète aime à parsemer son œuvre de souvenirs personnels, les échos directs demeurent assez rares et sa biographie nous éclaire peu. Ses origines4 justifient peut-être son intérêt pour l’élément marin, puisqu’il est né à Boulogne-sur-mer et que son grand’père maternel, d’origine anglaise, a péri en mer comme capitaine de vaisseau. Maurice Regard demeure cependant fort prudent quant à l’influence réelle de ces origines5. L’analyse effectuée par Maurice Allem6 sur les jeux de transposition entre les lieux où se déroule l’action de Volupté et ceux où Sainte-Beuve a passé son enfance ne met en lumière aucun élément décisif. Seule une allusion attribue dans Volupté le père du héros Amaury le destin de son propre grand’père7.
4Le futur poète semble surtout avoir été marqué par les promenades qu’écolier il effectuait sur la grève de Boulogne avec son camarade Eustache Barbe. La correspondance s’en fait l’écho8, ainsi qu’une des Pensées d’août adressée en 1837 à son ami devenu prêtre et resté dans le Boulonnais :
Oh ! combien différent de ces après-midis,
De ces jours où j’allais avec toi, les jeudis,
Où nous allions, tout près, au vallon du Denacre, [...]
Ou plus loin, vaguement par nos discours conduits,
Aux falaises des mers, à l’Océan lui-même,
Immense, répondant à l’immense problème !9
5Au souvenir des promenades s’associe celui des méditations sur les grands sujets que suggère l’image concrètement offerte par la mer de l’infini. Il s’agit là d’une des plus fortes leçons apportées par ce paysage.
6Cependant, si précise que soit la scène évoquée par le poème adressé « à l’abbé Eustache B* », le souvenir de la mer ne surgit que rarement sous la plume de Sainte-Beuve. Dans une pièce des Consolations adressée « à Monsieur Auguste Le Prévost », à peine fait-il allusion à sa « ville natale de Boulogne-sur-mer »10 mais sans adjoindre aucune description. De façon assez curieuse, il prête le même désintérêt à Adèle Hugo dans le poème « L’Enfance d’Adèle » du Livre d’amour :
Les souvenirs d’alors sont une vague histoire ; De ces temps mon Adèle a peu gardé mémoire ;
Elle sait que de place elle a changé deux fois,
Qu’elle fut en Bretagne, à Nantes, quelques mois :
Mais le port, les bateaux dont la mer est semée,
Les bords épanouis de la Loire animée
Glissèrent, et son âme à peine s’y tourna.
A Naples, où plus tard sa mère l’emmena,
Ce fut le même oubli, la même indifférence11.
7Est-ce un trait d’Adèle Hugo ? S’agit-il d’une transposition des sentiments de l’auteur ? Quoi qu’il en soit, à l’inverse de Chateaubriand, Sainte-Beuve semble assez indifférent au souvenir de son enfance marine, comme le souligne la platitude de ces vers. Cette impression se confirme en lisant les « Vers qui auraient pu être ajoutés à la fin de Volupté ». La mer y est certes présente, mais de façon très allusive, comme un élément obligé dans un tableau conventionnel :
Oh ! qui n’a souhaité l’instant qui congédie,
La paix loin des erreurs, et le toit vaste et clair,
Et l’entretien si doux, tout proche de la mer,
Chez un ami de Normandie ?12
8Le dernier vers fait allusion à Ulric Guttinguer avec qui Sainte-Beuve aurait pu renouveler l’occasion d’un contact direct avec la mer. Ce qui frappe est au contraire l’aspect impersonnel de cette évocation, tout juste signalée comme une précision géographique.
9L’écho dans l’œuvre d’un contact direct avec la mer se limite à ce maigre butin, bilan décevant qui ne laisse guère présager l’intérêt et la récurrence de l’emploi métaphorique du motif. Il doit cependant être complété par l’analyse de quelques vues de mer présentées simplement comme cadre. Rares également chez Sainte-Beuve, ces aperçus permettent de mettre au jour les diverses facettes de son regard et éclairent la lecture.
Paysages
10Une veine empruntée à la tradition latine de l’idylle ou de l’églogue regroupe quelques poèmes dans lesquels la mer apparaît au cœur de riantes scènes parfaitement calme au point, par exemple, de devenir une allégorie du sommeil :
Et les mers au rivage expirent apaisées13.
11Se rencontre aussi la joyeuse insouciance du pêcheur qui ne sort que par beau temps :
Sous un souffle apaisé quand rit la mer sereine, Tout mon cœur s’enhardit, et pour l’humide plaine
La terre est oubliée : ô mer, je viens à toi !
Mais qu’un grand vent s’élève et réveille l’effroi,
Que l’écume du flot blanchisse et fasse rage,
Tout mon amour alors se reprend au rivage. (p. 259/324)
12Nul souci d’originalité, comme le confirment les titres respectifs des deux pièces : « Au sommeil, traduit de Stace » et « Traduit de Moschus ». Comme Chénier, Lamartine, ou Hugo à ses débuts, Sainte-Beuve demeure ici tributaire de ses études classiques. De même dans « L’Eglogue napolitaine » appartenant elle aussi aux « Poésies du lendemain ». Le dialogue qui s’y instaure entre un pâtre et un pêcheur est l’occasion d’un éloge charmant de la mer comme lieu de délice pour une sieste au soleil :
Qui fuira mieux que moi, quand la rame fidèle
S’ajoute au sein enflé dont ma voile étincelle,
Voile légère au mât, blanche sous le rayon,
Et plus oblique au vent qu’une aile d’alcyon ? […]
A l’heure où le soleil enfle mon bras rougi,
Au bord de mon vaisseau, je relève ma rame ;
J’étends ma voile en dais contre le ciel de flamme
Et si, moi sommeillant, un zéphyr a surgi,
Au lieu de voile, il bat l’aviron élargi. (p. 261/327)
13La volonté d’imiter Virgile et le ton mélioratif caractéristique des chants amoebées ne permettent pas de lire ici une expression personnelle14, puisque cette veine néo-classique ne rencontre guère d’écho que dans quelques poèmes où la mer joue le rôle d’arrière-plan dans un cadre général et intervient dans la construction d’un décor présenté comme favorable à l’amour. Plutôt qu’il ne constitue un paysage marin, le tableau se présente à la façon d’une anthologie des charmes souhaités pour une idylle. Une telle impression peut tenir, comme dans la pièce XXV des Consolations, à un procédé d’énumération :
Sur le bord de la mer où sont les coquillages,
Aux bois où sont les fleurs au milieu des feuillages,
Je lui donnais la main, et nous allions devant15.
14Le parallélisme même de la structure souligne la référence conventionnelle, le cadre étant conçu comme locus amoenus . Un effet du même ordre est recherché dans le poème XIII du Livre d’amour :
Le château vous attend, ou, si c’est trop d’emphase,
Le chalet vous sourit au front de la forêt.
La mer baigne ses pieds ; chaque flot qui nous rase Comme une ride au sable, ôte à l’âme un regret16.
15L’accumulation de détails inconciliables déréalise le paysage au profit d’une atmosphère : la gracieuse image qui clôt la strophe porte cependant la marque d’une pertinence que nous rencontrerons souvent chez Sainte-Beuve.
16L’effet de marqueterie empêchant un véritable paysage marin de prendre corps se retrouve à travers deux descriptions assez proches l’une de l’autre, empruntées à des œuvres d’inspiration plus personnelle, Volupté et Les Consolations . La mer y est présente et sereine, mais comme perdue au milieu de différents élé d’un paysage dont elle ne fonde pas l’unité. Dans Volupté, Amaury et son correspondant ont fait connaissance alors qu’ils contemplaient un panorama dont la mer constitue l’arrière-plan :
Je vous surpris seul, immobile, occupé à admirer ; en face, le couchant élargi et ses flammes, débordant la mer à l’horizon, noyaient confusément les plaines romaines et doraient, seule visible entre toutes, la coupole éternelle17.
17L’impression dominante est celle de la beauté architecturale de Rome. De la même façon, un paysage des Consolations est composé d’éléments hétérogènes. Il constitue plutôt un bouquet des beautés de l’Italie antique qu’un paysage cohérent où la mer aurait une place de choix :
Quand tout jeune mortel, montant son mont Albane
Ou sa bruyère en fleurs, le regard plein d’essor,
A ses pieds l’Océan ou les lacs de Diane,
Pleure à voir chaque soir coucher les soleils d’or18 !
18Une telle absence de particularisation peut s’expliquer par le fait que Sainte-Beuve n’accorde pas grand place à la mer. Dans Joseph Delorme ou Les Consolations, la plupart des paysages sont champêtres ou bucoliques. A ce type de décor se trouve liée l’idée de calme, de bonheur et la douceur du sentiment amoureux. On constate ainsi que la femme est plus souvent associée au lac ou au fleuve qu’à la mer. Sans doute faut-il voir ici une forte empreinte de la tradition antique qui empêche, en ce qui concerne les allusions marines tout au moins, Sainte-Beuve d’accéder à une forme d’expression personnelle. Prisonnier du modèle latin et de ses prolongements classiques, il se contente de brosser alors des scènes qui, pour être pittoresques, n’en demeurent pas moins extérieures tant à l’auteur qu’aux silhouettes qui l’animent.
19Le ton devient tout autre lorsque, au lieu d’être une sorte de toile de décor, la mer acquiert sous le regard d’un personnage – et de l’auteur en filigrane – une valeur affective. C’est ce qui se produit dans Volupté avec Madame de Couaën, Irlandaise, « fille du bord des mers »19. La mer exerce sur elle une véritable fascination, sensible en particulier au moment de sa mort :
Madame de Couaën a eu un si extrême désir de respirer cet air presque natal, cette brise des mers, que j’ai dû céder à ce vœu de malade (p. 353).
20Cette fascination n’a pas exactement pour objet la mer en tant que telle mais se porte sur elle en tant que paysage rappelant le pays perdu. Par cette nostalgie s’explique pour une part le mystère du personnage :
Madame de Couaën avait eu une portion de vie antérieure et absente, par-delà les mers à travers lesquelles sa douceur nous était venue (p. 276).
21La mer représente donc la séparation, l’exil hors du pays de douceur. A ce titre, elle s’impose au regard comme espace de contemplation. Aussi est-ce dans Volupté que l’on rencontre le plus de paysages marins, ce qui s’explique par le décor du roman dans lequel Sainte-Beuve semble transposer des souvenirs d’enfance sans s’astreindre à l’exactitude. Bien que sporadiques et assez uniformes dans la vision qu’elles présentent de la mer, ces pages n’en constituent pas moins de vrais paysages marins et non plus des marines, au sens précis où toute l’attention se trouve focalisée sur l’espace vierge de l’Océan, et non plus distraite par des scènes humaines le reléguant en arrière-plan, perspective nouvelle inaugurée par les pages fondatrices du Génie du christianisme .
22Suivant l’exemple de Chateaubriand, et d’ailleurs des peintres qui, comme Turner, lancent à la même époque le défi d’animer un espace aussi plan, Sainte-Beuve choisit volontiers des éclairages spécifiques. Le tableau se situe au moment du coucher du soleil, période de luminosité instable, splendide certes mais de façon fugitive, et laissant place à une absence de lumière qui souligne l’aspect désolé du paysage marin, solitaire et sauvage. Tel est le cas lors d’une promenade qu’effectue Amaury avec Mme de Couaën :
Quoique le soleil à l’horizon touchât presque l’Océan et l’embrasât de mille splendeurs, les vagues plus rapprochées, qu’encaissaient comme dans une baie anguleuse les hautes masses des rochers, se couvraient déjà des teintes épaissies du soir. Cette solitude, en ce moment surtout, donnait l’idée d’une sauvage grandeur. (p. 54):
23La disparition totale du soleil vient encore souligner ce caractère désolé qui acquiert une « solennité plus lugubre « (p. 57). Ce dernier adjectif pourrait servir à qualifier la plupart des paysages car Sainte-Beuve remarque souvent dans la mer sa dangereuse puissance, en particulier lorsqu’il évoque son jeune héros sur le point de se joindre aux équipages chouans, au moment de la marée haute. Amaury voit alors surgir Mme de Couaën
D’innombrables cercles nébuleux, dans l’étendue de l’Océan visible et de l’Océan des âges, vibraient autour d’un seul point de ma pensée et m’environnaient d’un charme puissant. Au plus fort de cette harmonie où je me noyais pour me retrouver sans cesse, il me sembla que des airs et des eaux s’élevait une voix qui criait mon nom… Ame de ces plages, fatidique beauté, Velléda immortelle ! (p. 70-71)
24Le souvenir des Martyrs, soutenu par la théorie des harmonies de la nature, marque un nouveau pas dans la sensibilité beuvienne qui s’accorde ici à celle des pages tumultueuses de Chateaubriand. La mer, dans ses tempêtes, se fait miroir des désordres de l’âme.
25Il lui arrive pourtant de peindre la sérénité dans un cadre maritime, comme en témoigne cette élégie tirée de la Suite de Joseph Delorme :
Tout dormait, tout nageait dans la vaste lumière.
Sur un pli seulement de la plage dernière,
Au point juste où du soir le rayon se rompait,
Où du Cap avancé l’ombre se découpait,
Dans toute une langueur du reste détachée,
Comme si quelque banc faisait barre cachée,
Les vagues arrivant, se pressant tour à tour,
Montaient, brillaient, chacune en un reflet de jour,
Puis de là s’abaissant, entrant au golfe sombre,
Allaient finir plus loin, confuses et sans nombre20.
26Le calme semble établi, le paysage respire la sérénité. Cependant les vers qui précèdent immédiatement ceux-ci mettent en lumière une idée récurrente chez Sainte-Beuve, dont nous verrons la fécondité métaphorique pour traduire le difficile mouvement de dépassement de soi : le calme, loin d’être, comme chez Chateaubriand, l’état naturel de la mer, ne peut s’établir qu’après avoir dompté la tempête :
C’était un soir d’été. Le Couchant dans sa gloire,
De l’immense Océan, au pied du Promontoire,
Rasait la verte écaille, et de jeux infinis
Dorait le dos du monstre et ses flancs aplatis.
27La même idée se retrouve exactement non plus dans un paysage mais dans la prière qu’Amaury, devenu prêtre, prononce pour le repos de l’âme de Mme de Couaën. Elle s’articule tout entière autour de l’idée d’une colère intrinsèquement liée à la nature de la mer et qu’il s’agit d’adoucir par les supplications :
« Vents de l’Ouest, soupirs de l’Océan, soufflez sans trop de colère, apportez quel dans vos orages une brise qui soit celle de sa patrie !
« Flots de la mer, ne rongez plus si furieusement cette falaise et n’y renversez rien !
« Alcyons, corneilles, goélands, oiseaux qui partez en automne pour les grandes rives, posez-vous ici dans vos rassemblements ; Dieu bénira votre traversée et fortifiera vos ailes ; « Vaisseaux, voiles en détresse, ayez confiance ; faites, ô Dieu, qu’aucun ne se brise plus à ce golfe hérissé, et que le phare qui va se dresser en ces lieux ne soit pas trompeur !
« Mon Dieu qui êtes dans les vents, dans les flots, dans les éléments, qui présidez aux lois des choses et aux destinées des hommes, faites qu’il n’arrive rien que de bon… !21 »
28Ainsi, plus on pénètre dans l’intimité de la pensée de Sainte-Beuve, plus nettement s’amorce un système dialectique de dépassement : loin des idylles méditerranéennes auxquelles ce Boulonnais ne semble guère porter foi, la mer apparaît surtout comme un espace effrayant, dont les tempêtes ne sauraient revenir au calme qu’au prix d’un recours à une force supérieure. A cette sensibilité, exactement inverse de celle de Chateaubriand, se rattache la plus importante leçon qu’ait apportée la mer à Sainte-Beuve, leçon d’humilité face à l’immensité océane.
Grandeur de l’Océan et petitesse de l’homme
29Dès la Vie de Joseph Delorme, le poète présente l’élément marin comme une force cosmique, intrinsèque à l’univers et échappant donc à l’homme qui ne peut qu’essayer d’apaiser « l’Océan qui s’irrite et bondit », d’imposer « Silence aux flots des mers !22 ». L’idée d’infini est encore soulignée par les Pensées d’août :
Vous marchez seul […]
Admirant l’Océan où s’achèvent les cieux. (p. 196/245)
30Lorsqu’il apparaît comme élément de comparaison, l’homme est isolé, comme écrasé face à cette immensité. Elément en furie, exigeant une résistance, la mer devient ainsi pour les enfants du rivage une école de lutte :
Pour la vigueur physique, il n’est pas indifférent de naître et de grandir le long de quelque plage, en lutte assidue avec l’Océan23.
31Une telle phrase n’est pas sans rappeler le début des Mémoires d’Outre-Tombe évoquant l’enfance sur les grèves de Saint-Malo. Sainte-Beuve bien sûr ne peut s’en inspirer mais les deux auteurs ont en commun, outre leur expérience personnelle, le souvenir de Rousseau prônant dans l’Emile une tonique éducation en plein air.
32L’idée que la mer révèle la grandeur de l’homme luttant jusqu’au bout court à travers toute l’œuvre. Un poème des Pensées d’août (1827) fait l’éloge du navigateur portugais Ramon de Santa-Cruz, dans un style touffu contribuant à rendre compte du caractère hasardeux des tribulations de la vie face à cet élément qui domine l’homme24, tandis que quatre ans après « La Bouteille à la mer » (1849), le critique reprend dans Port-Royal à propos de la Mère Anasthasie du Mesnil l’image du capitaine fidèle à son poste :
Nous l’avons vue, le jour de l’épreuve, pareille au capitaine de vaisseau qui, dans un naufrage, pourvoit à tout, pense à tous les autres, et n’abandonne son navire que le dernier25.
33Cependant, si la lutte de l’homme est noble, penser qu’il puisse s’opposer victorieusement à la mer relève de l’inconscience ou d’une outrecuidance proche de l’hubris : la sagesse consiste à prendre conscience de ses limites comme en témoigne le portrait de Georges en marin :
Il avait plus d’un trait du marin expérimenté et dévôt de nos grèves, qui fait l’impossible dans l’orage, et s’en remet du reste au Ciel26.
34La mer, par sa perspective infinie, révèle en effet la grandeur mais surtout la petitesse de l’homme. Le poème XVII des Consolations, adressé à Pierre Leroux, fait apparaître ce double sentiment qui rappelle Pascal. La mer révèle d’abord la grandeur de l’homme capable de la concevoir :
Ces mortels ont des nuits brillantes et sans voiles ;
Ils comprennent les flots, entendent les étoiles,
Savent les noms des fleurs, et pour eux l’univers
N’est qu’une seule idée en symboles divers27.
35Déchiffrer les harmonies de la nature suppose de percevoir le Créateur dans la création. Aussi Sainte-Beuve évoque-t-il cette découverte comme une conversion :
D’abord j’errais aveugle, et cette œuvre du monde
Me cachait les secrets de son âme profonde ;
[…]
Et, comme un nain chétif, en mon orgueil risible,
Je me plaisais à dire : « où donc est l’invisible ?"
Mais, quand des grands mortels par degré j’approchai,
Je me sentis de honte et de respect touché ;
[…]
Je leur dis : « Prenez-moi dans vos bras, je veux voir ».
J’ai vu, Seigneur, j’ai cru ; j’adore tes merveilles28.
36L’accent se trouve mis sur la petitesse de l’homme. Il n’est rien sans Dieu, rien au regard des grandes créations de Dieu. Tel est aussi le sens de la leçon d’humilité que donne Amaury à son correspondant :
Ne grossissons pas, mon ami, l’action déjà assez incontestable de ces colosses de puissance. Les trombes orgueilleuses de l’Océan, si haut qu’elles montent et si loin qu’elles aillent, ne sont jamais qu’une ride de plus à la surface, au prix de l’infinité des courants cachés29.
37Si les phénomènes marins passent inaperçus face à la puissance océane, que dire de la faiblesse humaine ? L’évidence de cet incommensurable écart fonde la nature même du rapport de Sainte-Beuve à la mer. A la fois réticent et fasciné, il ne peut se masquer l’existence d’un mystère dont seule une conversion, comme celle qu’il attribue à Amaury, peut – ou pourrait – révéler le sens.
38Radicalement supérieure à l’homme, révélatrice d’un autre rapport de forces, en vertu de la loi de correspondance entre le macrocosme et le microcosme, la mer n’en demeure pas moins une image de l’âme, précisément parce qu’elle est à la fois humble et noble, infinie et mystérieuse. C’est ainsi que Joseph Delorme, écoutant son âme dans les bois, est comparé au « sauvage couché sur le sable, prêtant l’oreille tout le jour au murmure immense et incompréhensible des mers30 ». « L’Homme et la mer » vient évidemment à l’esprit, mais, bien avant l’aspiration à l’infini ou à la sérénité, c’est surtout l’instable agitation des hommes que Sainte-Beuve, moins marin que son disciple, contemple dans ce miroir.
Les écueils de l’existence
39De fait, si Baudelaire suggère mystère et profondeur, Sainte-Beuve voit surtout dans la mer une image du malheur qui frappe la condition humaine. Une rapide phrase de Volupté présente ainsi la monotonie de la vie par une méta marine :
Durant près d’une semaine, j’eus à courir d’insipides bordées dans cette croisière31.
40Née de l’insertion, au sein d’une expression technique figée – courir une bordée – d’un adjectif qui rompt l’isotopie, la métaphore incite par le décalage à remonter à la réalité marine évoquée. Elle remotive ainsi l’image associée, selon un processus de reviviscence qui constitue l’exact pendant de la démotivation étymologique du verbe louvoyer, entré dans le langage courant en 1762 au sens figuré32. Volontiers attentif au terme juste, Sainte-Beuve ravive souvent par ce type de procédé une métaphore vieillie.
41Le poète voit donc en la mer une image non seulement de l’ennui, mais surtout des tribulations de la vie, et même de la douleur. Ainsi en est-il dans la dédicace des Consolations adressée à Victor Hugo :
Toutes les douleurs poussées un peu loin ne sont-elles pas les mêmes ? On a été englouti un moment par l’Océan ; on a rebondi contre le roc comme la sonde, ou bien on a rapporté du gravier dans ses cheveux ; et sauvé du naufrage, ne quittant de tout l’hiver le coin de sa cheminée, on s’enfonce des heures entières en d’inexprimables souvenirs33.
42Le bonheur n’est concevable qu’à l’abri des flots : on songe à la première Géorgique où Virgile présente les marins heureux enfin d’être pour tout l’hiver à terre34.
43Il n’est cependant pas toujours possible de demeurer frileusement au rivage car l’homme ne choisit pas son existence. La mer peut alors devenir prémonitoire comme le montre dans le poème X des Consolations, adressé à Emile Deschamps, le vertige qui saisit un vicaire du Surrey en contemplant la mer. Sa destinée, de toute évidence, sera malheureuse :
Un jour surtout, un jour qu’en ce beau lieu rêvant,
Assis sur un rocher, le pauvre desservant
Voyait sous lui la mer, comme un coursier qui fume,
S’abattre et se dresser, toute blanche d’écume,
En son âme bientôt par un secret accord,
Et soit qu’il se sentît faible et seul sur ce bord,
Suspendu sur l’abîme ; ou soit que dans cette onde
Il crût voir le tableau de la vie en ce monde ;
Soit que ce bruit excite à tristement penser ;
En son âme il se mit, hélas ! à repasser
Les chagrins et les maux de son humble misère ;
[…]
Et pensant de la sorte, au bord de cette mer,
Ses pleurs amèrement tombaient au flot amer. (p. 44/57)
44Les trois hypothèses en balancement permettent de trouver des interprétations diverses à ce rapprochement entre la mer et la vie : simple réaction physique à la solitude, ou au gémissement des lames, ou bien encore idée que la mer est le miroir de l’âme. Baudelaire bien sûr se souviendra de ces deux interprétations dans « L’Homme et la mer ». Là encore cependant, il reprendra la lettre plutôt que l’esprit. Le mystère le fascine, la mort dans « Le Voyage » l’attire comme une ouverture potentielle vers le nouveau. En dehors d’une exception notable35, Sainte-Beuve ne semble pas éprouver une telle curiosité et c’est assez conventionnellement qu’un poème des Notes et sonnets adressé « à Listz » (sic) file la métaphore de la mer représentant, selon un stéréotype connu, la destinée pour laquelle doit s’embarquer, au cœur de multiples périls, l’homme démuni :
Nous pensions à la vie, à son heure rapide,
A sa fin ; vous peut-être à je ne sais quel vide Qui dans le bonheur même avertit du néant ; Au grand terme immobile où va tout flot changeant,
[…]
A l’esquif hasardeux dont le câble a rompu,
Et qui, par la tempête ouvrant encor sa voile,
Emporta les deux cœurs et ne vit qu’une étoile36.
45Le champ lexical fait apparaître une tonalité très sombre, évoquant à la fois la tempête de la vie et le néant de la mort. C’est en effet pour Sainte-Beuve une image de la mer que celle du départ vers l’irrémédiable auquel il faut savoir se préparer lorsque s’annonce la vieillesse :
Partons : dans le détroit où mon esquif se lance,
Il convient d’être seul pour de mornes adieux,
La main au gouvernail, l’œil au profond des cieux,
Le cœur ouvert et haut, pour tout voir en silence.
Des rivages aimés les derniers sont venus ;
Ils passent ; c’est l’entrée aux grands flots inconnus.
A de tels horizons il est temps de se faire37.
46Nulle trace de l’enthousiasme baudelairien pour le nouveau ; tout au plus perçoit-on une résignation enseignée par la sagesse face à l’incontournable. Loin d’être curieux de l’abîme, Sainte-Beuve voit l’origine du malheur dans le désir qu’a l’homme, pour sortir de l’enfance, de connaître ce qui devrait lui rester caché. C’est ce qu’illustre un peu à la façon d’une fable « L’Enfant rêveur » dans lequel, bien qu’il s’agisse d’un lac, le lexique est nettement maritime :
Qu’as-tu vu sous les eaux ? précipices sans fond,
Arêtes de rocher, sable mouvant qui fond,
Monstres de toute forme entrelacés en groupe,
Serpents des mers, dragons à tortueuse croupe…
C’en est fait, pauvre enfant, de ta jeunesse amère,
Et sur le bord en vain t’appellera ta mère.
[…]
Malheur à qui sonda les abymes de l’ame !38
47A l’impasse à laquelle se heurte, faute de pouvoir dépasser les limites humaines, Sainte-Beuve, Pascal aurait pu apporter une réponse, si l’on en croit l’emploi dans Port-Royal de métaphores marines pour développer la réflexion du philosophe chrétien sur la condition humaine incite à le croire :
[Pascal] reprend et repasse chaque misère […] ; et de tout ce marais immense, de cette immersion universelle où nage, comme elle le peut, la pauvre nature humaine naufragée, il arrive au bas de l’unique Colline39.
48Une fois encore, surgissent le même point d’achoppement et la même – et unique – issue possible : le mystère de la mer, comme celui de la misère humaine, ne peut être dépassé que par la foi. Comme un flot porté par la marée, Sainte-Beuve revient toujours se heurter au même écueil : il ne parvient à le contourner qu’avec difficulté dans la mesure où la condition humaine se définit pour lui essentiellement par l’inconstance.
Inconstance et frivolité
49Ce trait dominant, souvent exprimé par des métaphores marines apparaît avec netteté dans « Le Plus long jour de l’année » :
Ainsi, sur cette plage humaine,
Nos jours d’abord montent un peu,
Et l’homme rêve un grand domaine ;
Puis un prompt reflux les remmène ;
Ainsi tu l’as voulu, mon Dieu !
[…]
Le flot grossit, la barque échoue ;
Chaque astre revient éternel40.
50Ici se mêlent clairement les idées de malheur et d’inconstance : sans cesse ballottée par le flux et le reflux41, la barque humaine ne peut qu’échouer dans un univers instable où toujours « un flot nouveau chasse le flot sonore »42. Il est notable que cette situation soit comprise comme un choix de la Providence, alors que selon Sainte-Beuve, l’homme aspire avant tout à la stabilité :
51Vous vous croyez sur un rocher des plus fermes, comme qui dirait à Malte ou à Gibraltar, mais tout à coup tout remue, et vous êtes à Délos43.
52Quoi de plus traître en effet que l’île flottante chantée par Callimaque44 ! Où trouver la sécurité en mer si même les îles bougent ? Il existe bien un recours à condition de ne pas le chercher dans l’Antiquité païenne : le seul rocher stable est le Roc des Ecritures, qui prend ici logiquement place dans la dialectique du mouvant et du stable. Ce roc cependant ne s’atteint qu’après de longues luttes pour se confirmer dans la foi, comme celle que sut affronter victorieusement l’ami d’enfance, l’abbé Barbe :
L’écume aussi peut-être a passé sur sa tête ;
Mais il est au rocher. A vouloir trop ramer
Sur ces flots inconstants que Christ seul peut calmer,
Il n’a pas défailli, ni bu, dans sa détresse,
A ces eaux où se perd le goût de sainte ivresse45.
53Seuls les hommes de foi accèdent à cet abri. A l’homme ordinaire est réservé le sort du rameur, de celui qui lutte sans répit pour se maintenir à flot dans les remous :
Le sort, ou bien plutôt la Sagesse adorée,
M’a fait ma part plus rude et moins inaltérée.
Ami, j’ai bien ramé, lassé je rame encor,
Sans espoir et sans fin46.
54Une fois encore se manifeste le pessimisme beuvien qui s’exprime de façon continue depuis sa première œuvre, la Vie de Joseph Delorme où se retrouve la même métaphore pour qualifier la folie47.
55Acculé à une perpétuelle instabilité, l’homme commun, auquel Sainte-Beuve ressemble plus qu’aux croyants d’exception, risque de prendre franchement le parti de plonger dans les remous des frivolités : alors l’inconstance devient reine et la métaphore marine toujours présente. Dès qu’il quitte Dieu, l’homme devient la proie de l’agitation mondaine, brillante mais vaine :
Enfant, Dieu vous nourrit de sa sainte parole ;
Mais bientôt, le laissant pour un monde frivole,
Et cherchant la sagesse et la paix hors de lui,
Vous avez poursuivi les plaisirs par ennui ; […]
Coupe qu’on croyait fraîche et qui brûle la lèvre !
Flocon léger d’écume, atome éblouissant
Que l’esquif fait jaillir de la vague en glissant !48
56L’image de l’écume, familière sous la plume de Sainte-Beuve, conjugue grâce et pertinence, renouvelant ainsi avec bonheur le cliché de l’esquif. Le stéréotype selon lequel le bonheur ne se rencontre qu’au port se trouve de la même façon relevé dans un poème à Ernest Fouinet. L’égarement, la dispersion de soi pendant la jeunesse sont en effet bien suggérés par la précision et la diversité des dangers absurdes auxquels expose une vaine agitation que contribue à rendre sensibles l’association de l’énumération et d’un procédé d’anaphore disloquée :
Quand plus tard vous auriez égaré vos voyages,
Mêlé vos pleurs, vos cris au murmure des plages ;
Semé de vous les mers, les cités, les chemins ; […]
Quand, sinistre, orageux, étourdi de vos bruits,
Vous auriez sous le vent veillé toutes vos nuits ;
Vous n’auriez pas vécu pour cela plus peut-être49.
57La grande ville est bien sûr le lieu par excellence où la tentation de frivolité et donc le risque de perdition sont le plus grands, où l’anonymat couvre tout et permet de faire
comme le mousse indocile qui, arrivé dans quelque port attrayant, s’y cache, et que le vaisseau, en partant, ne remmène pas50.
58Amaury ne cède pas tout à fait à la tentation du mousse : il s’organise une double vie, « d’une part, une vie inférieure, submergée, engloutie ; de l’autre, une vie plus active de tête et de cœur » (p. 125). Comment, cependant, ne pas céder à la fascination de la vie parisienne ? Le contraste même qu’elle forme avec la vie trop figée du couvent tend un piège :
Je sentis le profond silence de cette maison se détacher dans le bruissement lointain de la grande ville, et je rêvai pour la première fois au bord de cet autre Océan. (p. 83)
59Lorsque, par exemple, dans « Le Cygne », la misère du Paris d’Haussmann le fera « pense [r] aux matelots oubliés dans une île »51, Baudelaire se souviendra, à sa façon, de ce rapprochement entre la mer et la ville, marquant à la fois sa grandeur et sa périlleuse fascination. Il l’utilise pour empreindre le paysage urbain de la poésie marine alors que Sainte-Beuve insiste par là sur l’idée de perdition liée à la dispersion. Sensible dans Volupté, cette idée reparaît explicitement dans les Consolations :
Avant les pâles jours […] où […]
Dans ce même Paris, cherchant en vain ma place,
Je n’y trouvais qu’écueils, fronts légers ou de glace,
Et qu’en diversion à mes vastes désirs,
Empruntant du hasard l’or qu’on jette aux plaisirs,
Je m’agitais au port, navigateur sans monde,
Mais aimant, espérant, âme ouverte et féconde !52
60L’image d’une navigation sans destination ni objet souligne le caractère vain d’une telle frénésie. Sur le plan de l’idée, le stéréotype des tribulations de l’existence n’est pas loin ; stylistiquement en revanche, Sainte-Beuve évite le cliché par son attention à substituer à l’aperçu consacré par l’usage une observation plus précise de la réalité marine. Le développement de l’expression vient souvent remotiver le cliché en restaurant la tension entre sens propre et sens figuré. Ce processus de reviviscence est à l’œuvre dans deux formules ; l’une, empruntée à Port-Royal, qualifie l’ambition :
On peut aller presque droit à la rencontre de ce vent de l’amour-propre, en sachant, moyennant certains biais, en enfler adroitement ses voiles53 ;
61l’autre, dans Volupté, la soif de gloire militaire qui emporte Amaury lorsqu’il désire participer aux campagnes napoléoniennes :
J’avais le cœur gonflé en mon sein comme l’Océan quand la lune d’équinoxe le soulève, et je ne retrouvai plus mon niveau54.
62La multiplication des métaphores marines révèle à quel point la fascination de Sainte-Beuve pour une force cosmique qui l’attire et l’épouvante coïncide dans son inconscient avec son rapport trouble au désir de gloire. La première des « pensées philosophiques » regroupées par Pierre Drachline dans le recueil intitulé Mes poisons propose par un rapprochement similaire une analyse de ce sentiment :
Qu’est-ce que le désir de la gloire chez les hommes, à bord de cette terre qui vogue dans l’espace infini où elle naufragera un jour ? Il me semble voir à bord d’un gros vaisseau destiné au naufrage, ou plutôt dont le naufrage est continuel et déjà commencé, de nombreux passagers desquels pas un n’arrivera, et dont les premiers morts ont un désir insensé d’occuper la mémoire des survivants, de ceux qui vont bientôt disparaître et s’abîmer à leur tour. Il est vrai qu’à le voir de près, le vaisseau est immense, que les passagers d’un pont ne connaissent pas ceux d’un autre pont, et que la poupe ignore la proue ; cela fait l’illusion d’un monde. Il est vrai encore qu’en même temps qu’on meurt en un coin du vaisseau, on danse, on se marie, on fête les naissances tout à côté, et que l’équipage se reproduit et ne diminue pas. Mais, qu’importe ? il n’en est pas moins voué tout entier à un seul et même terme. Nul ne sortira de cette masse flottante pour aller porter son nom ni celui de ses semblables sur les rivages inconnus, sur les continents et les îles sans nombre qui étoile le merveilleux azur. Tout se passe entre soi et à huis-clos55.
63L’effet d’accumulation et d’ampleur rythmique due à une perpétuelle relance des circonstances crée une sorte d’univers poétique dans lequel chaque élément, par son entrelacement à tous les autres, contribue à réinvestir simultanément le sens propre et le sens figuré. Quoique peu conforme dans sa globalité à la réalité maritime, l’anecdote acquiert par le détail en rapport avec le sens second, une pertinence qui lui permet de servir avec efficacité et originalité, malgré son caractère touffu – ou grâce à lui – d’illustration à la question métaphysique qui l’ouvre et à la rapide maxime qui la clôt.
64Ce type de développement est une des caractéristiques du style de Sainte-Beuve, qu’il convient de qualifier avec pertinence. Selon la distinction de Michel Le Guern, l’interrogation initiale, le recours à la modalisation (il me semble) et à l’épanorthose (ou plutôt, il est vrai encore) soulignant l’intellectualisation qui préside au transfert de sens, on aurait affaire à un symbole développé. A l’inverse, Paul Ricœur, plus attentif aux marqueurs linguistiques, maintiendrait l’appellation de métaphore continuée dans la mesure où demeurent présentes quelques marques explicites du transfert de sens (terre qui vogue, il me semble)56.
65La frontière taxinomique, très difficile à établir en théorie s’avère d’autant plus complexe dans le cas d’un texte long puisque son développement induit presque nécessairement une certaine intellectualisation de l’image, en tout cas chez les Romantiques chez qui elle a une fonction herméneutique. La distinction établie par Michel Le Guern, au demeurant subtile et le plus souvent opérationnelle, me semble, dans la confrontation à un passage tel que celui-ci, présenter l’inconvénient de négliger la dimension collective inhérente au symbole57. Si la perle ou le capitaine de Vigny, si les symboles hugoliens, acquièrent par la concentration cette valeur collective, l’image que développe Sainte-Beuve, dans ses méandres et multiples relances, lui est éminemment propre. C’est pourquoi, suivant P. Ricœur, et sans ignorer l’intervention de l’intelligence rationnelle, je préfère qualifier ce trait de style beuvien de métaphore continuée.
66On le rencontre fréquemment à propos de politique, sujet où la préoccupation personnelle de Sainte-Beuve rejoint un usage commun à l’époque, partagé, nous l’avons vu, par Chénier, Lamartine, Chateaubriand et Vigny.
Politique
67La tempête est alors pour lui un référent privilégié pour évoquer les troubles politiques puisque, selon sa sensibilité, la mer demeure avant tout l’espace du danger, le lieu constant où abondent tempêtes et écueils58, images des difficultés que rencontre l’homme tant sur un plan privé que public.
68Une métaphore continuée relevant du mécanisme que nous venons d’analyser établit une fois encore le rapport entre l’instabilité inhérente à la condition humaine et les orages auxquels est en proie l’Océan :
Entre la fatalité souveraine et sacrée, celle de l’ensemble, le ciel d’airain des sphères harmonieuses, et cette énergie propre à chaque mortel, je vois un champ vague, nébuleux, inextricable, région des vents contraires, où rien pour nous ne se rejoint, où toute combinaison humaine peut être ou n’être pas. Dans l’ordre absolu, j’ignore si tout se tient, si le dedans de notre navire terrestre est lié dans ses moindres mouvements aux vicissitudes supérieures. Un remuement de rats, à quelque fond de cale, se rattache-t-il au cours de la lune, aux moussons de l’Océan ? Que cela soit ou non, pour nous, hommes, aucun lien de cette sorte n’est appréciable. Tel qu’un équipage nombreux à bord de cette terre, nous nous démêlons donc entre nous59.
69L’action, et surtout la politique comme permet de le comprendre le contexte, consiste seulement en une agitation au cœur de la tempête, dans l’obscurité, puis’il est impossible à l’homme d’acquérir une vue d’ensemble de l’univers où il se meut. Cette conception du monde comme régi par une fatalité souveraine que l’on ne peut ni infléchir ni comprendre pourrait inciter à une retraite philosophique. Cependant Sainte-Beuve s’avère incapable de trouver l’ataraxie dans le détachement, tout autant que de se tourner avec fermeté vers la voie chrétienne que pourtant il admire chez les autres et ouvre à ses héros. Ne sachant pas non plus affronter la tempête, bien qu’elle le fascine60, il se débat au cœur de l’orage et fait de cette force cosmique le symbole de toutes les tribulations terrestres. Aussi n’y a-t-il rien de surprenant à ce que les remous de la politique soient souvent qualifiés par des métaphores marines.
70Ceci est vrai pour la grande période de bouleversement qui a marqué le tournant du siècle : les métaphores marines de Sainte-Beuve couvrent la politique depuis la Révolution jusqu’à Napoléon. Un sonnet des Pensées d’août évoque les vagues d’exécutions sous la Terreur :
Oh ! dans nos jours douteux d’ennuis et de tempêtes,
Où tout crie et s’égare et se mêle en combats ;
Où, si l’on ne meurt vite, on dérive plus bas ;
Où le vent à plaisir fait ondoyer les têtes […]61
71Ces vers font pour le lecteur écho à Stello, paru en 1832, cinq ans avant les Pensées d’août . A travers tout le chapitre XXXV, « Soir d’été », qui narre la mort d’André Chénier, court une comparaison entre la foule sanguinaire et une mer tempétueuse.
72L’instabilité de la France bouleversée par la Révolution est elle aussi traduite par des métaphores marines. Si Sainte-Beuve insiste volontiers sur l’idée des hommes embarqués malgré eux sur un vaisseau62, il peut aussi prêter à Amaury une réflexion plus originale sur la France post-révolutionnaire :
Il me semblait que toutes les peines que nous prenions, nous imaginant avancer, se pouvaient comparer à la marche d’une bande de naufragés sur une plage périlleuse : ainsi nous nous traînions, le long de notre langue de sable, de rocher en rocher, guettant un fanal, rêvant une issue, sans vouloir reconnaître que nous tournions le dos à la terre et que la marée montante du siècle, qui nous avait dès longtemps coupé l’unique point de retour, gagnait à chaque moment sous nos pas. (p. 50-51)
73La suggestion concrète de la métaphore enfermant les soldats dans l’espace de l’estran voué à la submersion met heureusement en relief une analyse politique qui ne manque pas de finesse, révélant une parfaite conscience du fait qu’un retour vers l’ancien monde est impossible. Sainte-Beuve condamne les luttes contre-révolutionnaire dans l’idée qu’elles n’ont pas de sens mais il les comprend dans la mesure où, face à un tel désastre, des réactions de sauvegarde entraînées par le désespoir sont explicables. Ces sentiments plutôt complémentaires que contradictoires s’expriment à travers une série de métaphores marines qui se répondent dans un jeu d’opposition traduisant les tergiversations des différents personnages.
74Ainsi, que M. de Couaën ne voie dans la Révolution qu’un « pompeux naufrage » (p. 50) ne l’empêche pas de poursuivre la lutte avec une inconscience de l’évolution historique que condamne Amaury :
Il était clair qu’il allait se briser quelque part, nous briser plus ou moins tous ensemble ; je n’osais d’avance augurer, en ce qui le concernait, sur quel écueil ni avec quelle chance de naufrage. (p. 73)
75Le même registre exprime les hésitations du narrateur. La Révolution apparaît alors comme un phénomène des profondeurs, lourd de la menace qu’il pressent sans pouvoir en saisir la nature ni surtout l’ampleur :
Cette tristesse pourtant n’était […] qu’un pressentiment troublé qui anticipait de peu sur les choses, comme en mer la couleur changée des eaux qui annonce l’approche des fonds dangereux. (p. 93)
76Face à l’inconnu, le vertige commun à tous les jeunes gens qui ont dû construire leur vie sur les ruines de la Révolution prend le visage des fortunes de mer63. Il faut réagir contre une uniformisation générale, comme le prouve la figure historique de Georges :
Voyez cette vague qui brille et s’élance à la crête du rocher, comme une divinité marine : voilà le grand homme, l’homme qui arrive à la cime ; mais au prix de combien d’autres avortés ! (p. 77)
77Cette longue comparaison, dont je ne donne qu’un extrait, est remarquable dans la mesure où elle semble attribuer une valeur positive à la mer. Il faut distinguer deux niveaux caractéristiques de la dialectique beuvienne : la vague qui, contre toute attente, triomphe de la tempête et parvient à se singulariser, acquiert par le dépassement sa grandeur. En revanche le symbolisme négatif du gouffre persiste pour toutes les autres vagues qui courent à leur perte.
78Un poème de la Suite de Joseph Delorme reprend et développe cette ambivalence à travers une description non métaphorique :
Je contemplais ce pli si brillamment tracé,
Ces vagues, leur écume et leur jet nuancé.
Quelques unes, de loin déjà haussant leur crête,
S’efforçaient, sans pouvoir, à briller jusqu’au faîte ;
D’autres, plus à l’écart même n’y visaient pas, […]
Il en était qui, près du terme de leur vœu,
Déjà riches à voir et pleines d’un beau feu,
Prenant chemin faisant plusieurs flots dans leur lame,
Montant comme à l’assaut à la ligne de flamme,
Tout à coup, sans écueil et sans qu’on sût pourquoi
Par ce secret destin que chacun porte en soi,
Se brisaient, défaillaient, croulaient à l’anse obscure
Avec plus de risée, avec plus de murmure. […]
Mais toutes, aux mouvants, aux fragiles sommets,
A la marche plus humble, ou plus haut élancée, Au plus ou moins d’éclat ou d’écume insensée, Toutes, après leur bruit et leur feu d’un moment,
Au tournant du grand cap mouraient également !64
79Le paysage marin, articulé par le regard du poète qui le contemple et lui donne sens, n’est pas interprété, mais il répond à la méditation d’Amaury en soulignant, dans un contexte où l’élan de vagues audacieuses prend une connotation positive, leur inéluctable retour au néant.
80Fluctuantes et allant toujours par paires complémentaires, les métaphores marines qui évoquent la politique révèlent fort bien le désarroi de Sainte-Beuve, sa difficulté à choisir nettement entre l’évolution historique qu’il sait inéluctable et les valeurs du passé, à la fois périmées et rassurantes. Joseph Delorme ou Amaury, ces deux incarnations de leur auteur, recherchent sans cesse un idéal qui leur assurerait la stabilité en leur permettant d’échapper à ce vertige d’inconstance. Pour se sauver de la tempête, il faut un roc, représenté dans l’ensemble de l’œuvre par le christianisme ou, à l’échelle politique, les valeurs sûres qui le repré. Une analyse de l’évolution de Mme de Staël confirme, dans les Portraits de femmes, cette idée :
A dater de 1811 surtout, en regardant le fond de la pensée de Mme de Staël, nous y découvrirons par degrés le recueillement que la religion procure, la douleur qui mûrit, la force qui se contient, et cette âme, jusque là violente, comme un Océan, soumise comme lui et rentrant avec effort et mérite dans ses bornes65.
81C’est toujours au même port que les vaisseaux tourmentés trouvent le calme et toujours Sainte-Beuve en semble exclu. Ainsi, l’étude des métaphores marines rend-elle bien compte de la constante hésitation d’un homme qui, ne parvenant pas à trouver dans des références strictement humaines un point d’ancrage assez solide pour résister aux vicissitudes de la vie ou de l’histoire, semble aspirer à un idéal susceptible de lui apporter l’assurance, sans y accéder, en restant dans l’incertitude de son sort.
L’âme entre la tempête et l’aspiration au calme
82Le même mouvement dialectique s’observe en ce qui concerne la dimension spirituelle. La profondeur de l’âme la voile de mystère ce qui justifie l’usage d’une métaphore marine. Ainsi en est-il du caractère imprévisible de M. de Couaën :
Quel chaos ! que d’énigmes ! quelles mers peu navigables que ces âmes des grands hommes ! On heurtait sur un rocher absurde, et voilà que tout à côté on retrouve la profondeur d’un Océan. On en désespérait, et soudain forcément on les admire66.
83Le narrateur lui-même, qui analyse si poétiquement le caractère d’autrui, n’échappe pas à ce reproche :
âme mobile et peu ancrée, je ne sentis plus autre chose (p. 218).
84Cette agitation native, voulue d’ailleurs par la Providence qui joue à ballotter la destinée humaine au gré des circonstances, ne saurait pourtant être perpétuelle. Se pose alors la question du calme qui peut apparaître sous des formes bien diverses, coïncidant avec les différentes étapes de la progression spirituelle. Ainsi une métaphore continuée de Volupté mettant en œuvre de façon précise et suggestive les différents états de la mer évoque la lourde retombée des premiers élans de la jeunesse :
Mais cette première vivacité sans but, cette mousse blanche de l’âme que l’instant du vide avait fait jaillir, s’étant vite évaporée, je me retrouvai, avec mon fonds, en présence de moi-même. Le second mouvement fut moins vif que le premier. C’était du calme encore, mais du calme sans sérénité, sans ciel entr’ouvert, du calme comme j’en éprouve à l’heure où je vous écris, sur cette mer qu’hier agitait la tourmente. Les vents sont tombés, mais les vagues, par leur impulsion acquise, continuent de battre, lourdes, troublées, clapotantes ; c’est un calme épaissi, nauséabond. J’éprouvai quelque temps cela après la passion tombée de madame R. ; les vagues détendues de mon âme s’entreheurtaient pesamment67.
85Un tel calme, engendré par l’engluement dans la passion, s’avère nauséabond et paralysant : lui correspond, chez Sainte-Beuve comme chez Baudelaire, un sentiment de spleen entravant tout essor de la création poétique.
86En contraste avec ce marasme, existe un autre calme, issu de la maîtrise des sentiments : celui auquel parvient Amaury lorsque, devenu prêtre, il trouve en Dieu un rempart. Ainsi peut-il rassurer son correspondant :
J’en suis aux mers calmes ; j’approche du grand rivage. Encore un peu d’effort, ô mon âme ! […] nous échappons aux navigations obscures. (p. 306)
87Il s’agit bien sûr de la sérénité offerte par la foi, issue non de l’ignorance de la tempête, mais de son dépassement. Entre ces deux termes, tous les personnages dans lesquels l’auteur se projette plus ou moins essaient, à tâtons, de trouver le droit chemin.
Sentiments et amour
88Le domaine dans lequel la nécessité de dépasser l’inconstance de caractère se manifeste le plus est celui des sentiments, en particulier de ceux qui engagent le cœur et supposent la fidélité. Il semble en effet que pour Sainte-Beuve, l’incapacité de connaître la stabilité affective soit inhérente à la nature humaine. Une allégorie68 de Volupté présente la vie comme une navigation, prévue en escadre, mais tellement vouée au hasard que la dispersion est inévitable :
On sort ensemble du port, ou plutôt, sortis chacun des ports voisins, on se rencontre dans la même rade ; on s’y fête d’abord, on y pavoise, on y séjourne en attendant le premier vent ; on part même en escadre unie, sous le même souffle, jusqu’au soir de la première journée ; puis l’on s’éloigne alors les uns des autres, on se perd de vue, comme par mégarde, à la nuit tombante ; et, si l’on se retrouve une fois encore, c’est pour se croiser rapidement et avec danger dans quelque tempête, – et l’on se perd de nouveau pour toujours. (p. 379)
89Ballotté par la tempête de la vie, l’homme ne peut donc nouer de liens durables avec son semblable. Nisemble se résigner à l’amitié ni l’amour n’échappent à cette loi tragique, parfois illustrée par le cliché des vagues fugitives69. Plus originale est l’idée d’un contraste entre profondeur et aridité :
L’amour humain, aux endroits mêmes où il semble profond comme l’Océan, a des sécheresses subites, inouïes. (p. 121)
90La mer représente ici la dimension positive du sentiment : l’essentiel est pour Sainte-Beuve d’insister sur l’instabilité. S’il semble se résigner à ce que l’inconstance caractérise en général la vie humaine, il s’en accommode moins lorsque cela s’applique à ses propres sentiments. Ainsi le voit-on dans un poème des Consolation adressé « à Madame V. H. » se livrer aux lamentations devant les difficultés d’une telle amitié et jouer de pathétique pour attendrir la destinataire :
Oui, vous avez dit vrai, l’amitié n’est pas sûre ;
Mais, en me le disant, pourquoi me faire injure ?
Pourquoi, lorsqu’ici bas, à l’ennui condamné,
Las de soi-même, on s’est à quelque autre donné ; […]
Qu’assis sur le tillac, à demi défailli,
Comme un pauvre nageur en passant recueilli,
On a juré de suivre aux mers les plus profondes
Le noble pavillon qui nous sauva des ondes ; […]
Pourquoi venir alors nous dire que la foi
Est morte aux cœurs humains ?70
91Image est élégante pour Adèle Hugo, mais son amant ne semble guère satisfait de sa propre position !
92Trouver un protecteur contre les dangers de l’amour est en effet un des grands soucis de Sainte-Beuve. Le charme de la femme, quand il est ambigu comme dans un sonnet de Joseph Delorme, ne l’attire qu’en apparence :
Moi, j’aime en deux beaux yeux un sourire un peu louche71.
93Si un tel début dut plaire à Baudelaire, à l’audace succède un prudent repli. L’amant s’inquiète et cherche de l’aide comme en témoigne le tercet final :
C’est un pilote en mer, par un ciel obscurci,
Qui s’égare, se trouble, et demande merci,
Et voudrait quelque dieu, protecteur du voyage.
94L’absence de majuscule incite à penser à un dieu païen. La tentation existe chez Sainte-Beuve de profiter de cet amour facile qui prend place dans un décor de rêve dont la convention néo-classique ne parvient pas à masquer l’artifice. Le plus souvent, le cadre de l’idylle est transposé de la mer vers le lac ou le fleuve, ce qui lui permet de concilier jeux d’eau et grâce bucolique. Les Pensées d’août présentent néanmoins deux poèmes plaçant l’amour païen dans un décor marin :
Triomphante beauté, que l’on croit qui s’avance
D’une conque facile à la crête des mers !
L’Océan qui se courbe a plus d’un monstre humide,
Qu’il lance et revomit en un soudain moment.
Quel spectre, que d’efforts, ô mortelle et timide,
Pour tout faire à vos pieds écumer mollement !72
95Le souvenir du monologue de Théramène heurte dans un contraste recherché l’image de l’écume chère à Sainte-Beuve qui en sent à la fois la grâce et la fragilité :
Je me laissais bercer, comme les anciens Païens, à cette surface de l’abîme, dans l’écume légère ; et j’apportais aux pieds de celle dont toute la rêverie demeurait sacrée, une mélancolie de source coupable73.
96L’Antiquité n’offre que des exemples de légèreté, sans donner les moyens de résister à la tentation. De plus, le recours au charme bucolique se cantonne à une échappée hors du réel, dans le monde de la convention classique. Contre les « vraies » tempêtes de la passion, le seul recours fiable est encore le Dieu des chrétiens. Lui seul a la puissance de purifier l’homme des miasmes fétides de la passion :
Chaque fois que, du sein de ces ondes mobiles et contradictoires où nous errons, le bras du Puissant nous replonge dans le courant secret et glacé, dans cette espèce de Jourdain qui se dirige, d’une onde rigoureuse, au-dessous des tiédeurs et des corruptions de notre Océan, à chaque fois nous éprouvons ce même frisson de dégoût soulevé par l’idée de la Sirène, et nous vomissons les joies de la chair74.
97L’image est forte et originale. Elle convoque pour lutter contre la tentation païenne une référence évangélique qui, bien que douteuse sur un plan géographique, ou plus exactement à cause de l’effet d’écart ainsi produit, acquiert sa puissance suggestive dans le hardi tête-à-tête qu’elle instaure entre le Christ et la Sirène. Encore rehaussée par des expressions qui ne dépareraient pas un sermon de Bossuet75, l’énoncé métaphorique laisse le lecteur convaincu de la victoire de Dieu.
98Si l’on ne peut pour autant trancher la question de la « conversion » de Sainte-Beuve, elle permet de saisir chez lui une profonde aspiration à une référence sacrée qui lui donnerait la force de vaincre cette tourmente qui l’effraie tant. Seul en effet l’amour légitime et profond peut échapper pour lui à la tempête et même la transcender76. C’est ce qu’il admire avec quelque jalousie dans le ménage Hugo77. S’il n’est pas de place au sein du bonheur légitime pour l’ami, que dire de l’amant ? Celui-ci est bien sûr condamné à errer dans les affres de la tempête et du gouffre, et à clamer son désespoir dans le Livre d’amour :
Et ceci, dans mon chant, quelquefois m’a souri,
Qu’après ces soins pieux de s’aimer, de s’écrire,
Nous, passagers en deuil, chacun dans son navire,
A l’heure inévitable où rouleront sur nous
La tempête funèbre et le gouffre jaloux,
Quelque flacon scellé, revomi par l’abîme,
Sauvera nos deux noms, leur alliance intime78.
99L’amant éconduit échappe parfois au naufrage mais c’est pour tomber dans cet autre piège, plus dangereux peut-être encore, qu’est l’engluement des sentiment dans le calme plat :
Si, malgré ton timide effort et ma rougeur,
La nef dormit longtemps en un limon rongeur,
Si la brise du soir assoupit trop nos voiles,
[…]
O mon âme, dis-toi les vrais points non touchés79.
100Le rapprochement de ces deux citations met en évidence une idée importante, que reprendra Baudelaire : le danger de l’Océan tient à la tempête mais aussi, et peut-être surtout, à la bonasse. Il ne saurait donc y avoir de salut que dans la sérénité, c’est-à-dire dans un calme qui tient plus au regard que l’on porte sur la mer qu’à la mer elle-même.
Un seul port, mais inaccessible : la foi
101Avec la régularité du flux, Sainte-Beuve revient à la même et unique solution : avoir la foi. Cependant, ce port n’est ouvert qu’aux autres. Même Amaury qui y touche ponctuellement lorsqu’il assiste Mme de Couaën dans ses derniers moments, peine malgré sa décision d’entrer dans les ordres. C’est à travers une métaphore continuée, faisant intervenir différents éléments du paysage marin qu’il propose lui-même une poétique analyse de sa foi :
A certains moments d’intervalle paisible ou morne de la vie, il n’est pas rare qu’il s’élève et se forme autour de nous comme une atmosphère religieuse, et qu’une espèce de nuage nourricier s’assemble et s’abaisse aux environs. [...] Mais que vienne la tempête, ou seulement une bouffée trop hardie du printemps, un flot plus ardent du soleil, et voilà la nuée dissoute et balayée. Ainsi mes sentiments avaient fui. La foi durable et vivante se compose de l’atmosphère et du rocher, et je n’avais eu que l’atmosphère80.
102Fortement ancrée dans l’imagination de la matière, la métaphore joue sur l’opposition archétypale du solide et de l’éphémère, tantôt eau, tantôt air. La mer apparaît comme le lieu de la tempête, à laquelle seul le Roc permet de résister : sans Dieu, l’homme est trop fragile. Rien de surprenant donc dans l’association de la mer au désespoir. Une métaphore de la Vie de Joseph Delorme confirme ce rapprochement en représentant le vertige du désespoir par l’attitude de l’oiseau de mer :
Mais le désespoir lui-même, pour peu qu’il se prolonge, devient une sorte d’asyle dans lequel on peut s’asseoir et se reposer. L’oiseau de mer, dont l’aile est brisée par l’orage, se laisse quelque temps bercer au penchant de la lame qui finit bientôt par l’engloutir. (p. 27) Sainte-Beuve s’inscrit ici dans une ligne poétique qui va de Chateaubriand à Baudelaire et Verlaine, de la procellaria du Génie du christianisme à l’albatros des Fleurs du mal et à la mouette de Sagesse. A l’image de l’oiseau, il apporte la mélancolie sceptique qui lui est propre.
103Nombreux sont en effet les obstacles à la foi, et parmi eux se rencontre parfois la science. Au début ou à la fin de l’œuvre, dans Volupté ou dans Port-Royal, l’idée est la même : la science est un gouffre dès lors qu’elle détourne de Dieu. Amaury, dès la première page de Volupté affirme :
La science n’est qu’un amas mobile qui a besoin de support et de dôme ; océan plein de périls et d’abîmes, dès qu’il ne réfléchit pas les cieux. (p. 3)
104Dans Port-Royal, Sainte-Beuve se fait l’interprète de la pensée de Pascal refusant de se perdre dans la science et d’y oublier la foi :
Peu lui importent, dans cet archipel tortueux, quelques Cyclades de plus ou de moins, si tout cela est une mer de naufrage et de malheur, une mer d’amertume qui, par une infranchissable barrière, peut, à tout instant fermer le retour à la vraie patrie81.
105Même si l’on ne peut affirmer que Sainte-Beuve partage l’opinion qu’il prête à Pascal, le rapprochement des deux métaphores se montre éloquent.
106Une pièce adressée à Achille du Clésieux82, datée du 12 octobre 1834, est dans cette perspective doublement intéressante. Elle marque encore une aspiration vers Dieu et, adressée à un homme qui vient de se convertir, présente un symbolisme ambivalent de la mer. Dans un premier temps, celle-ci est, comme d’habitude, le gouffre de perdition qui a englouti les grands « hommes d’autrefois » :
Car d’abord, presque tous, ils s’étaient égarés,
Ils avaient pris la gauche et convoité l’abîme83.
Tout change cependant à partir de la conversion :
Dans le récit qu’on lit des hommes d’autrefois,
Des meilleurs, des plus saints, de ceux en qui je crois,
Ami, ce que j’admire et que surtout j’envie,
C’est leur force un matin à réformer leur vie ;
C’est Dieu les délivrant des nœuds désespérés.
107Termes révélateurs que ceux dans lesquels Sainte-Beuve évoque ses propres sentiments à l’égard de la conversion. Il fait ici allusion, entre autres, à saint Augustin et à saint Paul, dont on sait qu’il a assidûment lu les œuvres, mais le cas s’adapte à son ami qui, lui aussi, « a eu sa conversion ». Dès lors apparaît une modification insigne du regard porté sur la mer. Elle n’est plus un gouffre de perdition mais un miroir d’Eternité, reflet sur terre de l’infini et donc de Dieu :
Sur un rocher, sept ans devant l’Eternité,
Devant son grand miroir et son fidèle emblème,
Devant votre Océan, près des grèves qu’il aime,
Vous êtes resté seul, à veiller, à guérir,
A prier pour renaître, à finir de mourir,
A jeter le passé, vain naufrage, à l’écume,
A noyer dans les flots vos dépots d’amertume,
Repuisant la jeunesse au vrai soleil d’amour84.
108L’âme se contemple dans ce miroir de telle sorte qu’elle se pénètre de sa propre ressemblance avec le Créateur. L’Océan, au cœur du système analogique, devient alors une force purificatrice et, si la dimension du gouffre reste présente, elle devient désormais salvatrice : l’abîme engloutit le passé pour laisser libre champ au présent.
109Ici se fait donc jour une vision tout autre de la mer. Le converti a dépassé le danger représenté par le gouffre marin car il a trouvé dans la foi l’assurance qui lui permet de le contempler paisiblement. Quand l’homme acquiert une telle élévation d’âme, son regard transforme le paysage marin, dès lors serein.
110L’exemple du converti est d’autant plus frappant que, alors que toute l’œuvre semble souterrainement y tendre, il reste isolé : Sainte-Beuve paraît aspirer à la foi mais ne pas s’engager dans l’aventure spirituelle. Ce port ultime lui échappe et il devra chercher une autre forme de transcendance à travers l’inspiration poétique.
111Un curieux poème de Joseph Delorme, « Le Suicide », offre cependant une autre voie, tout à fait isolée dans l’œuvre, la tentation d’une sorte de vertige philosophique. Comme dans la pièce adressée à Achille du Clésieux, la mer présente ici deux significations antithétiques : quoique gouffre, elle offre à celui qui s’attarde à la contempler une image d’absolue douceur.
112Ce long poème ambigu s’ouvre sur deux strophes d’introduction qui en donnent en quelque sorte la morale. Elles évoquent Platon montrant à ses disciples du haut du cap Sounion
[…] ce monde, où notre ame doit tendre
Et que voit la raison85.
113L’un d’eux
Pour finir un tourment que chaque instant prolonge,
Monte sur un rocher, s’en précipite et plonge,
Dans l’immortalité.
114En tant qu’image du monde idéal, la mer fascine le néophyte à tel point qu’incapable de recul, il cède au vertige de l’inconnu et plonge. Comment ne pas penser à la fin du « Voyage » ?
115De la part de Sainte-Beuve, on pourrait s’attendre alors à ce que la mer apparaisse comme un gouffre périlleux. L’intérêt de ce poème réside précisément dans la vision opposée. Charles, personnage central, « désenchanté de vivre », décide de se suicider en plongeant d’un rocher. L’instant ultime opère sur lui la même transformation de regard que la conversion sur A. du Clésieux : le paysage s’illumine soudain si bien qu’« En ces lieux tant maudits un charme se révèle » (p. 61). Chose rare chez Sainte-Beuve, la mer devient même l’image de la douceur et de l’amour :
Un ciel plus pur déjà s’est entr’ouvert pour Charle ;
Sur son chemin de mort tout s’anime et lui parle
De bonheur et d’amour ;
L’autan fougueux n’est plus qu’un zéphyr qui caresse
Le roc à peine fend la vague qui le presse
Et qui meurt alentour.
[…]
L’Océan au soleil se dore d’étincelles,
Et d’écume il blanchit sous les mille nacelles
Dont ses bords sont couverts.
[…]
La brise, recueillant les trésors de la plage,
Lui porte des parfums confondus en nuage
Avec des bruits charmants ; Et devant lui, pareils à des ombres chéries, Glissent sur des flots d’or en des barques fleuries
D’heureux couples d’amants (p. 62-63).
116On retrouve une imagerie néo-classique mais qui, intégrée dans un cadre la justifiant, ne tombe pas dans le cliché. Tout concourt à faire percevoir la douceur de l’atmosphère, l’apaisement d’un paysage qui engendre des images de rêve offertes comme un dernier bouquet à celui qui veut mourir. Il est alors retenu, comme rattaché à la vie par la beauté de la nature. Mais l’homme intervient. Par sa joie brutale, il rompt le charme et « convie » Charles « au bonheur ». Celui-ci ne supporte pas l’insulte à son désespoir. Il se tuera mais grâce à la beauté du paysage, il a pu s’élever au dessus de toutes les mesquineries humaines :
Charles sourit d’en haut à la folie humaine ;
Ineffable sourire ! oh ! qu’il est pur de haine,
Qu’il est plein de douceur ! (p. 64)
117Dans une grande sérénité, sans aucune révolte, il se fond dans la nature au moment où la nuit voile le paysage :
Cependant, à la fin, quelque vapeur légère,
Quelque nuage errant, d’une ombre passagère
Couvrira le tableau ;
Le soleil un instant voilera son visage,
Et sans la rallumer laissera son image
S’éteindre au fond de l’eau.
Ce sera l’heure alors… et quand d’un flot docile
Mollement ramenés vers un retour facile,
Et poussés par le flux,
Les joyeux promeneurs regagneront la terre,
Celui que, le matin, ils virent solitaire,
Ils ne le verront plus.
118La fin du poème s’avère très frappante dans le contexte de l’œuvre : une absosulement douceur domine, venue de l’acceptation de cette mort en mer qui, bien plus qu’un suicide, semble être une fusion dans la nature, un retour à l’harmonie universelle vécu dans une plénitude de bonheur, telle que la connaîtrait le disciple de Platon atteignant la lumière. Le trait est rare chez Sainte-Beuve, surtout en rapport avec la mer. En dehors de cette mystérieuse figure de Charles, seul le poète heureux dans sa création parvient à cette sorte d’union mystique avec l’élément marin.
L’inspiration poétique ou l’appel du grand large
119Cette double signification de la mer, dangereuse par essence mais douce à celui qui se place au delà des tempêtes caractérise le domaine dans lequel Sainte-Beuve fait le plus preuve d’originalité. Il est en effet le premier, me semble-t-il, à établir un parallèle très construit entre la mer et l’inspiration poétique86. Ici encore le regard porté sur la mer est le plus souvent sombre : elle submerge le poète qui souhaiterait échapper à la tempête. Cependant une fois cette épreuve franchie, il atteint une grandeur bien supérieure à celle que peuvent espérer les simples mortels.
Une image fondatrice : la grêve
120Il est donc remarquable que, comme dans le poème adressé à Achille du Clésieux, la vision de la mer évolue au fur et à mesure que grandit le poète. L’image fondatrice de ce rapprochement est le rivage, lieu frontière appartenant à la fois à la mer et la terre87. Sainte-Beuve ne répond en effet guère à la définition qu’il donne du marin :
D’autres ont les yeux tournés dès l’enfance vers les plaines admirables du ciel et ces steppes étoilées dont la contemplation les invite, et où ils démêleront des merveilles. L’Océan appelle ceux-là, et la vague monstrueuse vers laquelle ils soupirent au rivage est pour eux comme une amante88.
121Faute de partager une telle soif d’aventures, il se reconnaît mieux en Amaury qui, en situation fausse à Couaën, confie son inquiétude aux flots :
Combien de fois, cette chaîne adorée, il me sembla la traîner sur mes pas et l’entendre bruyamment retentir le long de la grève où je marchais contre le vent, respirant la pluie saline qui me frappait en plein le visage, et mêlant mon cri inarticulé aux glapissements des goélands et des flots ! (p. 66)
122Rappelant René, cette figure peut aussi se lire comme l’emblème du poète. Il est en effet pour Sainte-Beuve celui qui, à l’abri de la plage, considère la tempête des flots et parvient à exprimer alors ses sentiments. Le souvenir du Suaue mari magno s’impose89. S’élabore de la sorte, à travers les éléments d’une métaphore marine continuée, un difficile dépassement de soi : la mer représente ici la vie, toujours orageuse, à l’écart de laquelle le poète doit se tenir pour exercer son talent. Ainsi dans le poème « Au loisir » :
Loisir, entends mes vœux ; sur le lac de la vie
Errant depuis un jour, et déjà poursuivie
Des flots et des vents courroucés,
Au milieu des écueils, sans timon, sans étoiles, Ma nef m’emporte et fuit ; j’entends crier mes voiles
Et mes jeunes bras sont lassés.
Mais si tes yeux, d’en haut, s’abaissaient sur ma tête,
A ton regard serein céderait la tempête,
Et je verrais le ciel s’ouvrir ;
Les vents m’apporteraient une fraîcheur nouvelle,
Et la vague apaisée, autour de ma nacelle,
En la berçant viendrait mourir90.
123Ce pourrait être une définition de l’otium poeticum . Seul le loisir peut protéger de la tempête de la vie – il est ici question d’un lac mais les connotations sont nettement marines. Le poète qui s’épuise dans cette lutte trop rude pour lui cherche dans la poésie la douceur d’une onde apaisée.
124Une telle retraite, dont la conception demeure tout épicurienne, se retrouve dans « Adieux à la poésie » par l’image de la plage, refuge après la tempête :
Rivage où ma frêle carène
Avait fui pour ne plus sortir,
Au large le flot me rentraîne ;
Mon penchant sur tes bords m’enchaîne ;
Faut-il rester ? faut-il partir ?
Un soir, à peine, ô doux rivage, […]
Tu me recueillis du naufrage,
Errant sans voile, et sous l’orage
Ramant avec des bras lassés.
O ! qu’alors défaillait mon ame !
Combien de fois en ces moments
Je souhaitais laisser la rame,
Et roulant au gré d’une lame
Rendre ma vie aux éléments !
Mais l’Espérance aux vœux timides
Me tendit la main près du bord ;
Je baisais les sables humides,
J’embrassais les rochers arides,
Heureux de vivre et d’être au port91.
125Le poète apparaît indifférent aux peines du monde : ne parvenant pas à les assumer, il se protégerait, bien à l’abri dans un monde idéal. Sainte-Beuve repousse cette solution facile. La tempête conserve pour lui trop de violence pour qu’il puisse l’oublier. Loin de présenter la douceur idyllique du rivage de Baïes, sa grève connaît, elle aussi, l’orage :
Mais, au lieu d’une tiède brise, Des vents l’orageuse rumeur
Bat des rochers à tête grise,
Et de la vague qui se brise
Gémit l’éternelle clameur.
Sur une grève désolée,
Pour tromper mes ennuis amers,
Tout le jour, ma lyre exilée
Répétait sa plainte mêlée
Au bruit monotone des mers92.
126Même de son abri, le poète regarde la tourmente et ne prend que le recul lui permettant de la contempler et non de la vivre. C’est exactement la position du sage dans le suaue mari magno . Cependant une importante différence existe par rapport au philosophe épicurien. Le poète ne saurait s’installer confortablement dans sa position de repli ; comme tout homme, sa mission lui impose de s’engager dans les luttes de la vie :
C’est qu’on n’a pas pour tout partage
De soupirer et de rêver ;
Que sur l’Océan sans rivage
Il faut poursuivre son voyage,
Dût-on ne jamais arriver. (p. 75)
127Devant assumer la condition humaine, le poète n’échappe pas à son destin funeste, même s’il a pleinement conscience de s’embarquer vers sa perdition :
Qu’importe ? il faut rompre le cable ;
Il faut voguer, voguer toujours,
Ramer d’un bras infatigable,
Comme vers un port secourable,
Vers le gouffre où tombent nos jours.
[…]
Où, paré de crêpe et de soie,
Notre mât s’agite, tournoie
Et s’engloutit sans revenir. (p. 76)
128Ce sentiment ambigu, volonté de partir et répulsion face à l’abîme, peut ouvrir la voie à Baudelaire, aimant et détestant tout ensemble la mer. La différence cependant est grande : alors que Baudelaire exprime surtout l’attirance qu’il éprouve pour le gouffre, Sainte-Beuve insiste sur l’obligation de partir et le regret du calme. Le poète est ici pris par la vie qui lui impose de renoncer à sa vocation. La mer représente l’espace où ne peut s’épanouir la création poétique. Ainsi se comprend le titre « Adieux à la poésie » :
Adieu donc, ô grève chérie ; Un instant encore, et je pars ;
Adieu plage toujours meurtrie
Des flots et des vents en furie,
Désert si doux à mes regards !
Adieu douleur longue et profonde ;
Adieu tant de jours écoulés
A contempler l’écume et l’onde,
A méditer le vent qui gronde,
A pleurer les biens envolés !93
129Les « Adieux à la poésie » ne doivent pas se lire isolément : ils forment le premier volet d’un diptyque dont la deuxième pièce s’intitule « Retour à la poésie ». Il n’est en effet pas au pouvoir du poète de se soustraire à sa vocation poétique, plus forte que sa vocation d’homme. L’inspiration ou plutôt l’appel, l’obligation impérieuse d’écrire y apparaissent comme une vague qui ramène toujours le poète sur le rivage de l’île de poésie :
En vain j’ai fui la plage oisive ;
En vain ma rame avec effort
Fatigue la vague plaintive ;
Toujours ma nacelle dérive,
Et je reviens toujours au bord. (p. 82)
130La vie non poétique, ou plus précisément l’effort qu’il faudrait fournir pour s’arracher à la vocation poétique, sont représentés comme une tempête. Il est en fait au-dessus des forces du poète d’affronter cette épreuve : les déesses se liguent pour l’empêcher de s’affranchir. Se développe alors l’idée d’un pouvoir magique, charmeur au sens fort du terme :
Sans cesse une ombre fantastique
Me rend ce bord que j’ai quitté.
131Le poète ne maîtrise donc pas son destin : il doit être poète et ne saurait accomplir sa mission autrement qu’exposé sur le rivage. Celui-ci cependant reste toujours semblable, non pas un lieu de délices, mais une frange côtière marquée par les intempéries :
Ile sauvage ou fortunée,
Toujours la même, ô lieu charmant,
Vers toi ma boussole est tournée !
Vers toi ma proue est ramenée
Par un secret enchantement ! (p. 83)
132Les termes « charmant » et « enchantement » sont à prendre dans leur sens fort d’attirance magique. Peu importe en effet que l’île soit « sauvage ou fortunée ».
133De même le retour est vécu soit dans l’angoisse soit dans la douceur :
Toujours j’y reviens, soit que l’onde
Grondant sous moi, pauvre nocher,
Du sein d’une lame profonde
Me jette comme une algue immonde
Sur quelque débris de rocher ;
Soit que plus molle et sans secousse,
N’enflant ma voile qu’à demi,
Elle me berce, elle me pousse
Et me dépose dans la mousse
Comme un alcyon endormi.
Restons y donc : un dieu l’ordonne. (p. 83-84)
134Le dernier vers souligne une volonté inflexible et extérieure au poète. Il doit éviter la tempête car son accomplissement se fait seulement à l’écart de l’agitation du monde, incompatible avec toute poésie car disharmonieuse.
Trop long-temps incomplet génie,
Distrait jusqu’au pied de l’autel,
J’ai senti comme une agonie
La lutte entre mon harmonie
Et les bruits d’un monde mortel. (p. 84)
135On pense à « L’Albatros », symbole du poète qui perd toute beauté, toute grandeur lorsqu’il est confronté au vulgaire. Dépassant le cadre un peu étriqué d’un lieu intermédiaire, Baudelaire reprendra et développera les fécondes intuitions de son prédécesseur : l’image du grand large, de l’oiseau de haute mer et de haut vol, plus évocatrice que celle de la plage, ouvre en outre à l’idée de la compassion, si belle dans le poème de Baudelaire.
Métaphores marines et critique littéraire : oser prendre la mer
136La métaphore s’affranchit cependant de ce confinement à partir du moment où le poète, à l’abri de la plage, parvient à donner libre cours à son génie. Un tel accomplissement confère au poète une dimension sacrée exprimée en termes rappelant beaucoup le nocturne marin du Génie du christianisme :
L’ame ressemble au lac immense
De rocs sublimes entouré ;
Dessus, autour, ombre et silence ;
Mais que le prêtre vienne et lance
Un regard sur le flot sacré,
Que d’éclat derrière cette ombre,
Et quel beau firmament reluit !
Plus l’œil plonge sous le flot sombre,
Plus il voit d’étoiles sans nombre
Dans ce qui lui semblait la nuit.
On emporte de ce rivage
Un saint effroi mêlé d’amour94.
137Le renversement du sens métaphorique s’effectue pour le poète de la même façon que pour les hommes supérieurs. Si un être est pourvu d’une force suffisante, ici encore d’origine sacrée, il devient capable de dompter les flots et d’en faire apparaître la beauté, si noire soit-elle. Le calme le plus beau, celui auquel aspire Sainte-Beuve - sans pouvoir le plus souvent l’atteindre - naît du dépassement de la tempête et ne trouve donc place que par rapport à elle. L’extase après la dernière communion de Mme de Couaën exprime parfaitement ce mouvement d’élévation :
Elle et moi, j’ose le dire, nous étions les plus calmes de tous, comme nous devions, les plus fixement dirigés, portés par le flot de cette douleur et comme élevés plus haut vers le ciel dans la barque impérissable95.
138Il ne s’agit plus ici d’inspiration poétique mais le mouvement de dépassement reste le même : c’est en s’élevant au dessus de l’orage que l’homme supérieur ou porté par la religion trouve le calme.
139La dédicace des Consolations adressée à Victor Hugo reprend cette idée. Parmi les écueils de la vie, la création littéraire permet une lutte difficile et longtemps incertaine, mais finalement victorieuse :
Ce petit livre est l’image fidèle de mon âme : les doutes et les bonnes intentions y luttent encore ; l’étoile qui scintille dans le crépuscule semble par instant près de s’éteindre ; la voile blanche que j’aperçois à l’horizon m’est souvent dérobée par un flot de mer orageuse ; pourtant la voile blanche et l’étoile tremblante finissent toujours par reparaître96.
140Le poète ne se cantonne donc pas sur la rive, comme semblaient l’indiquer certains poèmes. Tiraillé entre l’attirance vers la haute mer et sa mission de rester à l’abri pour accomplir son œuvre, il ne concilie ces deux aspirations contradictoires qu’en se lançant sur l’Océan.
141Le poème « Pour un ami » en donne une illustration à propos d’une circonstance prosaïque, les tribulations d’une première publication97. L’œuvre poétique est comparée à un vaisseau et l’on craint un orage pour le livre à paraître. Seul l’orage cependant est digne de la poésie, le poème ne doit pas se contenter d’être une « barque d’écorce » :
Mon ame n’était plus oisive,
Et c’était du repos encor.
Mais, depuis, l’orgueil en délire
A pris mon cœur comme un tyran ;
Je ne sais plus à quoi j’aspire ;
Ma nacelle est un grand navire,
Et me voilà sur l’Océan98.
142Ce finale révèle le caractère double de Sainte-Beuve : malgré bien des hésitation, malgré la tentation marquée de demeurer au rivage, dominer hardiment le grand large le tente de toute évidence. Cependant il ne peut s’empêcher de voir dans un tel désir une ambition démesurée qui l’effraie et qu’il est par conséquent prompt à condamner.
143Rien de surprenant donc à ce qu’il ne soit guère question de lui lorsqu’il mène jusqu’au bout la logique du réseau métaphorique marin : le poète hardi tire précisément sa grandeur de ce qu’il a vaincu la mer. Sainte-Beuve s’attribue ce succès une fois, mais en se donnant un rôle bien modeste, à propos d’un article paru dans Le Globe le 19 août 1830 qui compare Chateaubriand et Hugo :
Je suis tout fier aujourd’hui en relisant cet article : dans un détroit difficile et tou périlleux à franchir, je faisais comme le pilote côtier qui donne son coup de main, et qui aide le noble vaisseau à doubler l’écueil ou à trouver la passe99.
144Hugo avait-il donc besoin de Sainte-Beuve pour franchir « l’écueil » que représente pour lui la position politique de Chateaubriand ? Rapportée à la réalité, l’expression ne laisse pas de faire sourire… surtout lorsqu’on songe qu’hormis cette « note de lecture » recueillie dans Mes Poisons, Sainte-Beuve n’emploie pas de métaphores marines à propos de ces deux grands auteurs qui, l’un et l’autre, ont tant écrit sur la mer100. Ces contemporains glorieux portent ombrage au critique qui réserve ses éloges maritimes à des écrivains moins encombrants pour lui.
145Tel est le cas pour Mme de Staël dans les Portraits de femmes :
Son beau vaisseau battu de la tempête au sortir du port, longtemps lassé en vue du rivage, s’irrita d’attendre, de signaler des débris, et se lança à toutes voiles sur la haute mer101.
146Ce jugement rappelle l’emploi de métaphores marines à propos de la politique et reprend en même temps l’idée que la création littéraire accomplie est susceptible de transcender les tempêtes de la vie, fût-il question de la Révolution.
147L’œuvre est ici considérée dans son ensemble et en rapport avec les événements politiques. C’est cependant pour qualifier le style que Sainte-Beuve trouve ses plus belles métaphores marines dans des articles critiques où rien ne semble les appeler. C’est ainsi que se développe dans Port-Royal une superbe métaphore caractérisant le style de Montaigne :
Montaigne est, à ma conjecture, l’homme qui a su le plus de flots. Du flux et du reflux, il ne semble en avoir cure, ni de la grande loi régulière qui enchaîne la mer aux cieux : mais les flots en détail, il en sait de toute couleur et de toute risée ; il y plonge en des profondeurs diverses et en rapporte des perles et toutes sortes de coquilles. Surtout il s’y berce à la surface, et s’y joue, et les fait jouer devant nous sous prétexte de s’y mirer, jusqu’à ce qu’il en vienne un tomber juste à nos pieds, et qui soit notre propre miroir : par où il nous tient et nous ramène102.
148Ici, bien plus qu’en vers103, Sainte-Beuve atteint une expression poétique par la précision et l’originalité de la métaphore continuée qui pastiche la liberté d’allure propre à Montaigne par une subtile alternance de régularité et de surprise. Au lieu d’articuler les référents par la subordination logique qui caractérise son style personnel, le critique fait surgir des images à la fois dispersées et unies dans leur lien à la mer : la marée, la perle104 et le coquillage, le miroir. La tension entre unité et diversité est en outre soustendue le rythme : à une dominante binaire équilibrée succède une ample cadence scandée par la réitération du « et », que vient brièvement clore la clausule à l’allure de maxime. Superbe commentaire, qui dévoile à la fois la faculté d’osmose du critique avec l’auteur et la suggestivité de la mer pour l’imaginaire de Sainte-Beuve.
149Une métaphore en rapport avec l’eau apparaît aussi à propos du style de Racine, mais il s’agit cette fois d’un large canal. Sainte-Beuve s’y montre admiratif, avec quelques réticences :
En sentant combien il est heureux, quand on se trouve à même des belles eaux du style racinien, d’y savoir naviguer, d’y pouvoir courir, et de battre avec art, cette surface à peine blanchie d’une double rame cadencée, je ne pourrais admettre qu’il n’y ait que cela à faire, et que, hors de ce large et beau canal, il n’y a point de voie et de salut en français pour le style du poète105.
150Aux côtés des grands classiques, le critique ménage la place des romantiques. La métaphore est cependant plus révélatrice que ne le suppose cette idée attendue. En effet, ce qu’il reproche, à tort ou à raison, au style de Racine, c’est de demeurer trop régulier, d’ignorer la fantaisie pleine d’allant qui fait le charme de Montaigne.
151En dehors de ce débat de critique littéraire, nous touchons ici peut-être à l’une des plus fécondes idées de Sainte-Beuve, qui donne toute sa complexité à la signification métaphorique qu’il prête à la mer. Dans cette articulation dialectique entre la plage, la tempête et le dépassement de la tempête, seul est vraiment dangereux le calme. Il ne s’agit pas bien sûr du calme supérieur qui naît du dépassement, mais de la bonace qui englue le poète sur la plage et l’empêche de donner le moindre essor à son imagination créatrice. La pièce « Le Calme » peint précisément de quelle façon l’envie de s’élancer au large pour créer est entravée par un intolérable calme plat :
Souvent un grand désir de choses inconnues,
D’enlever mon essor aussi haut que les nues,
De ressaisir dans l’air […
……………] et voilà ma pensée
Qui [………
…] veut partir, voguer en pleine poésie.
A l’instant le navire appareille, et d’abord
Les câbles sont tirés, les ancres sont à bord,
La poulie a crié ; la voile suspendue
Ne demande qu’un souffle à la brise attendue,
Et sur le pont tremblant tous mes jeunes nochers
S’interrogent déjà vers l’horizon penchés.
Adieu, rivage, adieu ! - Mais la mer est dormante,
Plus dormante qu’un lac ; mieux vaudrait la tourmente !
Mais d’en-haut, ce jour-là, nul souffle ne répond ;
La voile pend au mât et traîne sur le pont.
Debout, croisant les bras, le pilote, à la proue,
Contemple cette eau verte où pas un flot ne joue106.
152On reconnaît ici l’ordonnancement méthodique qui caractérise les métaphores filées de Sainte-Beuve, ainsi que son contact avec la réalité marine. C’est par la minutie des détails évoquant les agrès d’un navire en partance que le poète pose l’assise concrète sur laquelle se fonde le sens figuré, l’idée d’élan spirituel. La filiation de « La Musique » avec ce poème paraît évidente, tant Sainte-Beuve se montre proche ici de la sensibilité baudelairienne en mettant l’accent, comme le fera son admirateur, sur l’aspiration au départ. Baudelaire resserre encore le sens en assimilant le poète au navire mais « La Musique » repose manifestement sur la même inspiration poétique que « Le Calme ».
***
153Au terme d’une exploration attentive, le sentiment d’imaptience face à une œuvre touffue et à une pensée qui semble toujours hésiter à prendre forme s’estompe. Non que le motif maritime se dégage avec cohérence de l’ensemble de l’œuvre, ni, encore moins, qu’une évolution se dessine dans le temps. Il ne s’agit pas ici d’un système construit et dominé par une logique rationnelle comme chez Vigny, ni, comme nous le verrons chez Quinet et Hugo d’un réseau symbolique né d’une image mais maîtrisé par la visée herméneutique. Dispersé en notes sporadiques à travers l’œuvre, le réseau de métaphores marines ne prend corps qu’à la lumière d’une lecture thématique. Sans doute inconscient pour une grande part, il dévoile la logique affective profonde de l’auteur à travers un perpétuel va-et-vient entre deux pôles dont l’un n’est touché que par instant : la peur de la tempête, très dominante, et l’aspiration au calme.
154Le risque de tomber dans le stéréotype aurait été grand s’il s’était arrêté, comme souvent Lamartine, à les juxtaposer. Mais Sainte-Beuve ne procède pas par truchement référentiel. Il n’y a donc pas de heurt entre deux visions culturelles contradictoires, dans la mesure où se met en place, selon une logique intime, une dialectique du dépassement : ce n’est pas à la mer qu’il demande l’apaisement, mais à l’homme auquel il enjoint de transcender la tempête pour découvrir une sérénité dont il ne soupçonnait pas la possibilité. L’originalité de ce mouvement, qui s’applique selon un même schéma aux difficultés de la vie, aux sentiments, à une quête religieuse et à la création littéraire, réside dans sa constante oscillation : aucun progrès ne s’instaure de façon durable, ce qui, loin de constituer un cliché, exprime de façon très personnelle la propension de Sainte-Beuve à la velléité.
155Cette caractéristique lui permet d’introduire en littérature le motif de la plage, espace indécis, métaphore de l’aspiration au départ toujours contrariée par l’angoisse. Il prélude en cela à Baudelaire qui conservera, à propos de l’île, cette thématique de l’entre-deux et lui confèrera un sens et des richesses ignorés de son aîné. A défaut, en outre, d’accéder à la foi, Sainte-Beuve cherche une expérience du sacré dans l’inspiration poétique et inaugure ainsi le rapprochement du poète et de l’homme de mer – ou du moins du terrien qui doit prendre la mer. Cette métaphore fera fortune aussi bien chez Baudelaire que chez Hugo chez qui elle ne se rencontre précisément qu’après la parution de Joseph Delorme .
156On saisit mieux alors la place que tient Sainte-Beuve dans l’histoire de la métaphore marine. A l’instar de Chateaubriand et à l’inverse de Vigny, il favorise l’imagination de la matière, en particulier grâce à la cristallisation du motif maritime autour de longues métaphores continuées qui tissent toujours étroitement la référence concrète et le sens figuré. Ceci lui permet non seulement d’inventer la plage et la figure du poète-marin, mais aussi d’articuler bien plus fermement que Lamartine les deux attitudes possibles face à la mer – peur et attirance. Il amorce ainsi une organisation dialectique qui ne pourra être menée à son accomplissement que par des auteurs ayant une plus ferme conception de ce qu’est pour eux la transcendance. Vigny déjà, Quinet, Hugo et Baudelaire surtout le réaliseront pleinement, chacun à sa manière.
Notes de bas de page
1 M. Regard note à l’orée de son Sainte-Beuve, Paris, Hatier, 1959, « le goût de Sainte-Beuve pour les termes marins, les comparaisons maritimes », p. 7.
2 Voir à ce propos le révélateur ouvrage de Marie-Catherine Huet-Brichard, La poésie de Sainte-Beuve : un imaginaire de l’échec, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise-Pascal, « Cahiers romantiques », n ° 4, 1999, 254 p.
3 En témoignent une correspondance régulièrement suivie de 1844 à 1866, qui souligne très souvent leur connivence, ainsi que de nombreuses références dans les œuvres critiques. Le jeune Baudelaire dédicace deux poèmes à son aîné, Pléiade, Œuvres complètes, t. I, p. 206 et Correspondance générale, t. I, p. 116 ; et reconnaît volontiers son talent, OC. II, p. 70, 110, 235, 403, 968 ou CG. I, p. 61, 505, 561 ; II, p. 218, 583. Voir aussi J. Prévost, Baudelaire, essai sur la création et l’inspiration poétique, réédition préfacée par Claude Pichois, Essai Zulma, Calmann-Lévy, 1997, p. 19-25, et P. Labarthe, Baudelaire et l’allégorie, Genève, Droz, 1999, p. 92-121.
4 On pourra se référer aux multiples biographies. Voir par exemple Léon Séché, Sainte-Beuve, Paris, Société du Mercure de France, 1906 ; G. Michaut, Sainte-Beuve, Paris, Hachette, 1921 ; André Bellesort, Sainte-Beuve et le xixesiècle, Paris, Perrin, 1927, 2 vol. ; Maurice Regard, op. cit.
5 Voir M. Regard, ibid., p. 5-7.
6 Sainte-Beuve et Volupté, Société française d’éditions littéraires et techniques, Paris, 1935, p. 113 sq.
7 Volupté, p. 96.
8 Correspondance générale, t. I, p. 24, nov-déc. 1818.
9 Pensées d’août, p. 246/305. Ce poème a pour source évidente une lettre à E. Barbe du 1er février 1835, Correspondance générale, t. I, p. 503.
10 Les Consolations, p. 24/33.
11 Livre d’amour, p. 17. Ce parallélisme est d’autant plus amusant qu’un autre poème du même recueil affirme l’inverse : « Et vous qu’ont fascinée Naples et son rivage », p. 66.
12 Les Consolations, édition de 1834, p. 274 ; repris in Pensées d’août, p. 201/251.
13 Suite de Joseph Delorme, p. 258/323. On retrouve la même idée dans le Livre d’amour, dans le poème XXX « Au sommeil », p. 122.
14 Signalons encore un autre emprunt, à la poésie non plus latine mais anglaise, où la mer – à peine évoquée – est sereine, Les Consolations, Sonnet imité de Wordsworth, p. 51/64.
15 Consolations, p. 75-91. On pourra rapprocher de ce poème la pièce XXVII, traduite de Coleridge, p. 82/99.
16 Livre d’amour, p. 61.
17 Volupté, p. 380.
18 Consolations, édition de 1834, p. 272/273 ; Pensées d’août, p. 200/250. Les Notes et sonnets présentent un paysage composite dans lequel la mer sert juste de comparaison avec le lac Leman, « Sonnet », p. 322/395. On peut citer encore dans le même recueil « la Villa Adriana », p. 318/392.
19 Volupté, p. 55.
20 Suite de Joseph Delorme, p. 284/353.
21 Volupté, p. 371.
22 Joseph Delorme, p. 57 et 58.
23 Volupté, p. 7.
24 Pensées d’août, « Première pièce », p. 144-183 :
Mais ce n’est pas aux doux et aux chastes seulement,
Aux intègres de cœur, que contre un flot dormant
Un malheur vient rouvrir les voiles desserrées
Et remorquer la barque au delà des marées :
Un seul devoir tombant dans un malheur sans fond
Jette à l’âme en désastre un câble qui répond ;
Fait digue à son endroit aux vagues les plus hautes ;
Arrête sur un point la ruine des fautes ;
Et nous peut rattacher, en ces ans décisifs,
Demi-déracinés, aux rameaux encor vifs.
Voici un premier exemple des métaphores continuées dont je soulignerai bientôt le rôle capital chez Sainte-Beuve.
25 Port-Royal, t. III, p. 663.
26 Volupté, p. 177.
27 Consolations, p. 58/72. Baudelaire se souvient-il de ce quatrain lorsqu’il écrit « Elévation » ?
28 Ibid., p. 59/73. Un écho du Génie du christianisme se fait entendre ici.
29 Volupté, p. 322. Faut-il voir là une allusion critique à la fameuse trombe du Génie, dont Sainte-Beuve a dénoncé l’artificialité dans Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II, p. 254.
30 Joseph Delorme, p. 5.
31 Volupté, p. 155.
32 Voir article « lof » du Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d’Alain Rey, Dictionnaire Le Robert.
33 Consolations, p. 6/9. Remarquons ici encore que la précision de l’image garde Sainte-Beuve du cliché.
34 Géorgiques, I, 302-304. La même idée se retrouve dans la pièce VI des Consolations, p. /45.
35 Voir ci-après, dans « Un seul port, mais inaccessible : la foi », l’analyse du poème « Le Suicide ».
36 Notes et sonnets, « La Villa Adriana », p. 317/390.
37 Ibid., « Sonnet », p. 312/383.
38 Joseph Delorme, p. 154-155.
39 Port-Royal, t. II, p. 262.
40 Joseph Delorme, p. 140-141.
41 Cette image se retrouve dans Port-Royal : « Devant cette mer des opinions humaines, comme au bord d’un océan, j’admire le flux et le reflux : qui en dira la loi ? », t. I, p. 417.
42 Consolations, « A mon ami Ulric Guttinguer », p. 27/36.
43 Port-Royal, t. III, p. 103.
44 L’Hymne à Délos du poète alexandrin relate la légende de cette île qui ne se serait fixée qu’après la naissance d’Apollon sur son rivage.
45 Pensées d’août, « A l’abbé Eustache B. », p. 245-246/304. Voir aussi Volupté : « Vous fûtes mon recours en cette pesanteur, ô Main qui seule apaisez le flot ! », p. 293.
46 Pensées d’août, p. 246/305.
47 Joseph Delorme, p. 26 : « Pour nous servir des propres expressions de son journal : « Le roc aride, auquel il s’était si longtemps cramponné, avait fui comme une eau sous sa prise, et l’avait laissé battu de la vague sur un sable mouvant. »
48 Consolations, « A M. A. de L. », p. 32-43.
49 Ibid., p. 37/48.
50 Volupté, p. 120.
51 Les Fleurs du mal, Pléiade, t. I, p. 87.
52 Consolations, « Poésies diverses, trois pièces ajoutées, I », p. 97/116.
53 Port-Royal, t. II, p. 88.
54 Volupté, p. 325. Plus conventionnel, (encore figé par le vers ?), le poème « A deux absents », adressé aux Hugo, Consolations, p. 48-49/62.
55 Mes poisons, p. 138-139. La métaphore du vaisseau se retrouve dans les Premiers lundis, Œuvres, t. I, p. 483 : « L’écueil d’où Jefferson a tiré le noble vaisseau américain ne serait pas évité du nôtre si l’on n’y veillait dès l’abord ».
56 Voir P. Ricœur, op. cit., p. 218 : « La différence entre métaphore et allégorie consistera en ce que l’énoncé métaphorique comporte des termes non métaphoriques avec lesquels le terme métaphorique est en interaction, tandis que l’allégorie ne comporte que des termes métapho. La tension n’est pas alors dans la proposition mais dans le contexte.
57 L’article « symbole » du Grand Dictionnaire universel du xixesiècle de Pierre Larousse la fait nettement apparaître quand il définit le symbole comme « figure, marque, objet physique quelconque ayant une signification conventionnelle » et, dans l’acception rhétorique « figure par laquelle on substitue au nom d’une chose le nom d’un signe que l’usage a choisi pour le désigner » (Je souligne).
58 La récurrence de ce mot dans Port-Royal, où rien ne l’appelle est frappante (t. I, p. 158, 622 ; t. II, p. 612, 643, 665, 805, 911 ; t. III, p. 342, 572…). Il est alors employé comme un cliché et révèle bien l’image que Sainte-Beuve se fait de la mer, surtout quand on le rapproche du cliché du naufrage et de la tempête, également présent (t. I, p. 681, 688…). On remarque la même chose dans la critique littéraire : emploi d’« écueil » in Œuvres, t. I, p. 586, 995 ; t. II, p. 865…
59 Volupté, p. 76.
60 Ce vertige de mouvement est en particulier celui que Sainte-Beuve prête à Joseph Delorme dans un soi-disant portrait des Premiers lundis, Œuvres, t. I, p. 380 : « Il regrettait le vent et la tempête, n’importe de quel côté ! ».
61 Pensées d’août, p. 182/228.
62 Voir Volupté, p. 24 : « C’est un pied dans ce monde d’événements et de tourmentes, à bord de ce vaisseau de la France d’où nous sommes comme vomis ».
63 Voir ibid., p. 78 : « Il est dur de voir les occasions, une à une, s’écouler, nos pareils s’ancrer et s’établir, de nouvelles générations qui nous poussent, et la barque de notre fortune, comme un point noir à l’horizon, repartir sans avoir abordé, et se perdre dans l’immensité, le nombre et l’oubli. »
64 Suite de Joseph Delorme, p. 285/353-354.
65 Portraits de femmes, in Œuvres, t. II, p. 1100.
66 Volupté, p. 261.
67 Volupté, p. 292-293. Une rapide image du Livre d’amour rapproche aussi écueil et volupté, XXI, p. 94.
68 Tous les termes étant ici employés métaphoriquement, la « proposition [est bien] à double sens, à sens littéral et à sens spirituel tout ensemble », selon la définition que pose Fontanier de l’allégorie (Figures du discours, Champs Flammarion, p. 109). On voit à quel point est ténue la frontière taxinomique avec la métaphore continuée.
69 Volupté, p. 101 : « Comme les amitiés humaines sont petites, si Dieu ne s’y mêle ! comme elles se succèdent et se chassent, pareilles à des flots ! ».
70 Consolations, p. 30-31/40-41.
71 Joseph Delorme, p. 190.
72 Pensées d’août, « Une jeune femme au bain », p. 209/260. L’écho classique se fait sentir à tra l’emploi du verbe « revomir », lavé de son sens concret par la convention poétique. Employé en prose, il est atténué par un modalisateur : Volupté, p. 24 : « C’est un pied dans ce monde d’événements et de tourmentes, à bord de ce vaisseau de la France d’où nous sommes comme vomis ». La pièce « Pour une mort… pour un départ » est encore plus conventionnelle, Sainte-Beuve effectue d’ailleurs lui-même le rapprochement avec Chénier et la « Symétha » de Vigny, p. 231/286.
73 Volupté, p. 126.
74 Ibid., p. 95. On retrouve l’image de la Sirène p. 290.
75 Ici la violence du verbe « vomir » entre dans une expression consacrée de l’éloquence sermonnaire.
76 L’amour filial et le courage face à la douleur peuvent aussi dompter la mer, comme le montre un sonnet à la marquise de Castries, à demi paralysée, en vacances à Dieppe, Pensées d’août, p. 205-206/255-256.
77 Consolations, « A deux absents », p. 49/62-63 :
Le monde n’est pour vous, radieux et vermeil,
Qu’un abîme de plus dans votre beau soleil,
Et l’Océan immense aux vagues apaisées
Qu’une goutte de plus dans vos fraîches rosées ;
Et bien que le cœur sûr d’un ami vaille mieux
Que l’Océan, le monde et les astres des cieux,
Ce cœur d’un ami n’est rien [...].
La même idée du calme en amour se rencontre dans Un dernier rêve, p. 345-422.
78 Livre d’amour, « Récit », p. 36-37.
79 Ibid., p. 94.
80 Volupté, p. 231.
81 Port-Royal, t. II, p. 385.
82 Voir la présentation de cet auteur dans les Premiers lundis, Œuvres, t. I : « M. du Clésieux [...] est évidemment une de ces âmes rares, mais non pas introuvables en nos temps, un de ces jeunes hommes qui, de bonne heure, ont cherché le port dans l’antique croyance », p. 556.
83 Ajoutée à la réédition des Consolations en 1834, cette pièce disparaît ultérieurement mais est reprise dans les Pensées d’août. En voici les trois références : 1834 : p. 259 ; reprise, p. 177/222.
84 Ibid., 1834 : p. 261 ; reprise, p. 179/225.
85 Joseph Delorme, p. 60. Orthographe respectée.
86 Ce rapprochement ne surgit chez Hugo qu’après la parution de Joseph Delorme.
87 Voir à ce propos l’analyse d’Alain Corbin, op. cit., p. 225-282.
88 Volupté, p. 32-33.
89 Lucrèce, De rerum natura, II, 1.
90 Joseph Delorme, p. 54.
91 Ibid., p. 73.
92 Ibid., p. 74. Les vers qui précèdent font allusion à Baïes.
93 Ibid., p. 76-77. Ces vers sont repris comme en citation dans « Retour à la poésie », ibid., p. 82.
94 Joseph Delorme, p. 84-85.
95 Volupté, p. 364.
96 Consolations, p. 13-14/20.
97 Sainte-Beuve démarque ici le début des Tristes d’Ovide, posant le motif du livre de l’exilé qui doit franchir la mer.
98 Joseph Delorme, p. 104.
99 Mes Poisons, p. 274.
100 Alors que des métaphores marines se rencontrent en nombre non négligeable dans des œuvres critiques où rien ne les appelle, on trouve tout au plus dans Chateaubriand et son groupe littéraire… un emploi topique du mot « écueil », t. II, p. 119 et deux remarques insignifiantes : « Mais le vent tout d’un coup a sauté comme disent les marins », t. I, p. 108 et « M. de Chateaubriand rentra en France au printemps de 1800 ; le naufragé aborda au rivage en tenant son manuscrit à la main, comme Camoëns », t. I, p. 188.
101 Portraits de femmes, in Œuvres, t. II, p. 1099-1100.
102 Port-Royal, t. I, p. 845. Montaigne est aussi qualifié de « mer dont nous avons vu trembler et rire en tous sens les rires et les flots », ibid., p. 862.
103 Signalons dans Joseph Delorme un essai poétique qui n’est pas des plus heureux : « A la rime », p. 48-49 :
Rime, tranchant aviron,
Eperon
Qui fends la vague écumante.
104 « La Maison du berger » paraît pour la première fois en 1844 alors que Port-Royal est publié entre 1840 et 1842.
105 Port-Royal, t. II, p. 571. On remarque au passage un pastiche du style classique et même anti avec une expression comme « la double rame cadencée » qui évoque Homère ou la Médée de Sénèque.
106 Joseph Delorme, p. 128-129. La même idée est reprise dans les Pensées d’août, p. 239/296, A Alfred de Musset :
Que dire et que chanter quand la plage est déserte,
Quand les flots des jours pleins sont déjà retirés,
Quand l’écume flétrie et partout l’algue verte
Couvrent au loin ces bords, au matin si sacrés ?
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