Discours féminins, discours libertins. Les Lettres de la marquise de ***, les Lettres de Fanni Butlerd, Les Liaisons dangereuses
p. 124-132
Texte intégral
1Les Lettres de la marquise de***, les Lettres de Fanni Butlerd, Les Liaisons dangereuses sont considérées aujourd’hui comme des textes majeurs dans la détermination des caractéristiques du roman libertin, d’une part, du roman sentimental1 et par conséquent, implicitement de l’expression féminine des lumières, d’autre part. Leur rapprochement pourrait sembler quelque peu incongru. Quelles similitudes entre la marquise de***, définie par E. Sturm, dans son introduction aux Lettres de la marquise de***, comme un personnage qui « appartient à cette race tourmentée de femmes passionnées dont l’ascendance remonte à Phèdre et à la princesse de Clèves. Comme ses ancêtres, elle aussi est tiraillée entre sa passion déchirante, ses obligations sociales et sa conscience morale2 », et une madame de Merteuil femme gouvernée par une volonté de puissance affichée comme le seul moyen que lui offre la société pour ne pas périr, femme d’orgueil et d’audace qui place le savoir au-dessus de la jouissance (rappelons-nous ses propos : « je ne désirais pas de jouir, je voulais savoir3 ») ?
2Quelles figurations du féminin nous propose un discours libertin qui oscille entre des représentations de femmes livrées au tourment de la passion, du désir culpabilisant de la chair, livrées au plaisir du libertin pour qui elles sont un objet d’étude et de séduction, telles la marquise de*** et madame de Tourvel ou l’exaltation de femmes triomphantes qui ont subverti à leur profit le rapport de domination homme/femme, madame de Lursay ou madame de Merteuil ? Comment les comparer aux héroïnes de madame Riccoboni qui chantent le bonheur de la sensibilité : « Ah qu’on est heureux d’avoir une âme sensible4 ! », s’exclame Fanni Butlerd pour qui l’écriture de sa passion amoureuse est une délectation ?
3Quelles convergences entre roman libertin et roman sentimental, en particulier entre l’ouvrage de Crébillon et celui de madame Riccoboni ? La première, pour notre corpus, est, à l’évidence, le choix de l’écriture épistolaire comme outil privilégié pour déployer et moduler un discours amoureux. De l’énonciatrice à son interlocuteur se construit une parole associant crainte et jubilation, entre déclaration et rétention, souvent exprimées à partir de tout un dispositif d’énonciation où s’élabore avec des variations parfois paradoxales l’image de l’amante et celle de l’amant, du séducteur, du libertin. Les Lettres de la marquise de*** et les Lettres de Fanni Butlerd sont des romans épistolaires monophoniques dont la morphologie est comprise « comme un instrument privilégié pour appréhender ce qui retiendra très particulièrement l’attention du xviiie siècle : l’éveil et les vibrations de la sensibilité, les caprices de l’émotion5 ». Ces caprices de l’émotion, l’écriture les porte, les révèle, dans l’aveuglement, d’abord, puis dans la lucidité d’un sentiment parvenu à sa maturité. L’aveu de l’amour s’est manifesté insidieusement, pour la marquise, dans le désir d’écrire, dissimulant le désir de la présence de l’amant, la réalité d’un sentiment :
Peut-être que j’exprimai mal mes intentions, vous continuâtes à m’écrire, et pour vouloir vous donner trop bonne opinion de moi, à force de vous écrire que je ne vous aimais pas, je vins enfin à vous écrire que je vous aimais6.
4Fanni Butlerd se découvre dans son style, sa plume l’emporte :
« J’écris vite, je ne saurais rêver à ce que je veux dire, ma plume court, elle suit ma fantaisie : mon style est tendre quelquefois ; tantôt badin, tantôt grave, triste même, souvent ennuyeux, toujours vrai7 ».
5Au déni de l’expression du sentiment amoureux succède l’aveu voilé, suggéré en une euphémisation de la parole où l’audace de ce qui est esquissé est à mettre sur le compte de la déraison. La nuit est propice aux rêves, à la montée des émois indicibles, à la suggestion du corps de l’amant :
« Adieu, Comte, je sais pourquoi je vous aime tant aujourd’hui. Je vous ai dit toute la nuit les plus jolies choses du monde, je me suis exagéré mes rigueurs, j’ai même été jusqu’à craindre que vous n’en mourussiez de désespoir : en un mot, j’étais un peu folle. Quel dommage que… Bonjour8 », écrit Fanni.
6La parole se transforme en silence, la pudeur, les bienséances ne lui permettent pas d’en dire plus ! Fanni Butlerd prend le soin de préciser, au moment où elle écrit, le lieu de sa rédaction – « dans mon lit » –, l’indication est en elle-même fort suggestive, elle invite à voir un corps allongé. Elle est dans l’incapacité de donner l’heure : « à je ne sais quelle heure ». Cette mise en spectacle de l’acte d’écrire sur la scène la plus intime est une sollicitation forte pour l’interlocuteur, qui se trouve confirmée par les premiers propos de la lettre :
Le sommeil me fuit ; pourquoi m’obstiner à le chercher ? Il peut calmer le trouble de mes sens ; mais la douceur du repos vaut-elle l’agitation que donne l’amour ? Je prends un livre, je le laisse ; c’est votre lettre que je lis ; je la finis ; je la recommence : je voudrais l’oublier pour la relire encore. Ah ! que vous êtes cruel oui, vous l’êtes9.
7La présence imaginaire a cristallisé le désir et par voie de conséquence, la réalité cruelle de l’absence. Il ne reste plus alors à l’écriture qu’à transformer l’appel du corps par celui de la voix sollicitante, substitut compensatoire, médiation essentielle mais insatisfaisante. La marquise et Fanni produisent un discours ambivalent sur elles-mêmes et leur entourage. Le monde ainsi configuré est émietté et perd de sa réalité. Les Lettres de la marquise de*** comme les Lettres de Fanni Butlerd appartiennent au type portugais, à la « lettre du désordre amoureux » qui « alterne et superpose les images de telle façon qu’elle produit une représentation éclatée et contradictoire » (de l’héroïne et de son univers)10.
8On peut d’ailleurs s’interroger sur la pertinence de la qualification générique accordée au roman de Crébillon. Toutes les analyses portées sur ce texte s’accordent pour reconnaître qu’il s’agit là d’une des formes les plus achevées du roman épistolaire monophonique dont le principal intérêt est dans cette « anatomie d’une passion11 », dans la clinique achevée de la naissance et de la mort programmée de l’amour d’une femme pour un libertin. La représentation de l’héroïne, le soliloque de la passion, la filiation qui lui est accordée entre Phèdre et la princesse de Clèves le situe davantage parmi les romans d’analyse. Seule l’étude d’un milieu, le monde aristocratique décadent (mais encore la marquise n’en propose-t-elle que quelques touches, soit par les informations qu’elle donne sur le milieu mondain, et plus sans doute par l’intermédiaire de son époux12 et de son amant libertins), critère retenu pour définir le roman libertin, permettrait éventuellement d’associer ce texte au corpus des œuvres libertines.
9Cependant, si l’on considère que l’originalité du roman est essentiellement construit autour du personnage féminin, autour d’une écriture de la passion, il serait plus pertinent de le ranger parmi les romans d’amour avec une clôture dysphorique (ce qui permet de confirmer sa filiation avec les Lettres portugaises). La définition de H. Coulet, que je reprends ici, à propos du roman sentimental – « a pour objet la peinture et l’analyse des sentiments plutôt que la description des mœurs et de la société13 » –, s’avère, dans ce cas, pertinente pour y intégrer les Lettres de la marquise.
10L’ambivalence du personnage féminin (voir l’ambiguïté longuement entretenue sur la polysémie du mot amitié), la bataille qu’elle livre contre elle-même et l’aveuglement qu’elle manifeste en livrant à son séducteur, par ses lettres, des armes contre elle la situe parmi la cohorte des figurations féminines sous l’emprise totale du séducteur. La procédure est banale : la femme se révèle par son écriture, elle se donne en pâture tout en organisant elle-même des scénarios imaginaires où elle oscille entre maîtrise et désarroi de son cœur et de son corps. À une représentation fragmentée d’elle-même correspond une identique dislocation de son correspondant. Nous retrouvons dans les deux romans les mêmes chasséscroisés de l’amant haï à l’amant adoré. La monodie épistolaire nous entraîne dans une structure de la répétition dont la stagnation événementielle va de pair avec les méandres de l’évolution affective des personnages féminins. Les Lettres de la marquise comme toute écriture de type « portugais » s’inscrivent dans une procédure d’échec.
11Là est, à mon avis, la différence essentielle avec le texte de madame Riccoboni. Le monde de la marquise est autarcique comme son amour, c’est ce qui en fait une héroïne tragique. L’acte de madame Riccoboni, choisissant de publier une lettre ouverte dans Le Mercure de France, transforme la lettre d’amour en discours polémique. Le destin de Fanni Butlerd sort de l’espace fictionnel et privé. La lettre lxiv, antépénultième, est plus que le bilan d’une amante blessée, elle est un constat amer sur la morale de chaque état. Ce n’est pas la femme s’adressant à l’homme infidèle, c’est la bourgeoise condamnant les mœurs dévoyées de la gent aristocratique :
Chaque état a peut-être ses usages, ses maximes, même ses vertus. La rigidité des principes auxquels je tiens le plus, n’est peut-être estimable que dans ma sphère. Elle est peut-être le partage de ceux qui, négligés de la fortune, peu connus par leurs dehors, ont continuellement besoin de descendre en eux-mêmes pour ne pas rougir de leur position14.
12C’est ce décentrement du discours amoureux vers le discours politique, ce passage du privé au public qui rapproche le projet riccobonien de celui de Laclos.
13Considérons maintenant Les Liaisons dangereuses ou Lettres recueillies dans une société, et publiées pour l’instruction de quelques autres (1782) – il n’est sans doute pas vain à ce moment précis de donner l’intégralité du titre –, et les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd à Milord Ch. Alfred, comte d’Erford (1757). La distance historique qui sépare les deux textes, trente-cinq ans, le fait que l’un soit écrit par un homme et qualifié de roman libertin, et que l’autre soit une création féminine et appartienne à la lignée des romans d’amour ou sentimentaux – mais sur ce point, Les Liaisons rejoignent les Lettres de Mistriss Fanni Butlerd – pourraient a priori mettre en évidence leur irréductibilité.
14Dépassons ces considérations hâtives pour nous attarder sur ce qui réunit le romancier et la romancière, pour analyser le clivage entre roman d’amour au fémi-nin, écrit par et pour les femmes, donc féministe ( ?) et roman libertin pour un lectorat masculin écrit par des hommes, donc antiféministe ( ?) :
L’érotisme reste en littérature, le domaine de l’homme, souvent farouchement antiféministe […] et il est assez troublant de se rappeler que madame de Merteuil, la première héroïne littéraire libérée de certaines conventions sexuelles a été inventée par un homme15.
15Il faudrait nuancer cette observation en faisant remarquer que c’est Mme Ricccoboni qui a eu le plus d’éclat parmi un lectorat masculin et féminin parce que la réception de l’œuvre a été plus large. Il m’apparaît que le personnage de Fanni est, elle aussi, « libérée de certaines conventions sexuelles ».
16C’est effectivement grâce ou à cause du personnage de madame de Merteuil que le roman de Choderlos de Laclos a été qualifié de féministe. C’est aussi à cause de ce personnage qu’il a été jugé immoral par une femme de lettres outragée, sans savoir que plusieurs années plus tard, le personnage de Fanni Butlerd sera accusé d’inconvenance par une autre femme de lettres, madame de Genlis. L’analogie de la situation est curieuse ! La question est la suivante : pourquoi les héroïnes de ces romans épistolaires, Fanni Butlerd, la seule énonciatrice de la monophonie épistolaire de madame Riccoboni et madame de Merteuil, la scandaleuse libertine des Liaisons, subissent-elles le même opprobre ?
17Nous connaissons la vive réaction de madame Riccoboni à la lecture des Liaisons et le fait qu’elle se soit personnellement, comme femme, sentie outragée par le personnage de madame de Merteuil. L’amitié ancienne qui avait uni les deux auteurs – Laclos avait adapté en juillet 1777 pour la Comédie-Italienne une nouvelle de la romancière, Ernestine, écrite en 1762 (ce fut un échec) –, se trouve mise à mal en cette circonstance. Madame Riccoboni lui rappelle, dans sa première lettre, la règle classique du placere et docere à laquelle il aurait failli et l’affront qu’il y a à « orner le vice des agréments qu’il a prêtés à madame de Merteuil16 ». La réponse de Laclos reprend l’argument en se justifiant et il renvoie ses lecteurs « fatigués de ces images attristantes » à des sentiments plus doux :
Quand ils rechercheront la nature embellie ; quand ils voudront connaître tout ce que l’esprit et les grâces peuvent ajouter de charmes à la tendresse, à la vertu, M. de Laclos les invitera à relire Ernestine, Fanni, Catesby, etc. etc. etc. Et si à la vue d’aussi charmants tableaux, ils doutaient de l’existence des modèles, il leur dira avec confiance : ils sont tous dans le cœur du peintre. Peut-être alors, conviendront-ils que c’est aux femmes seules qu’appartient cette sensibilité précieuse, cette imagina-tion facile et riante qui embellit tout ce qu’elle touche, et crée les objets tels qu’ils devraient être ; mais que les hommes condamnés à un travail plus sévère, ont toujours suffisamment bien fait quand ils ont rendu la nature avec exactitude et fidélité17.
18Idéalisation d’une part, réalisme de l’autre, mensonge féminin, vérité masculine… Le roman libertin ne serait donc qu’un avatar du roman réaliste. Mais madame Riccoboni n’entend pas répondre en romancière :
Vous me feriez un tort véritable en m’attribuant la partialité d’un auteur.[…]. C’est en qualité de femme, Monsieur, de Française, de patriote zélée pour l’honneur de ma nation, que j’ai senti mon cœur blessé du caractère de madame de Merteuil18.
19Son terrain est celui de la morale, Laclos juge de sa création en esthète qui a grossi les traits pour mieux dévoiler et dénoncer une réalité infâme, tel Molière composant son Tartuffe. Le procédé n’est pas nouveau. Il justifie encore son projet littéraire en évoquant son expérience personnelle qui lui a fait rencontrer de telles perfides et c’est ainsi que l’art s’est confondu avec l’ambition moraliste. Les Liaisons dénoncent des mœurs répandues dans une frange de la société connues et tacitement admises par ses acteurs. L’argument développé par Laclos confirme l’analyse portée par Jacques Rustin concernant le roman libertin de la première moitié du siècle : « Le roman de mœurs ne peut être autre chose qu’un roman de mœurs libertines c’est-à-dire un roman libertin19 ». À cette dimension du roman réaliste, donc libertin, Choderlos de Laclos y ajoute celle d’un roman « engagé » puisqu’il prétend prendre le pas sur le silence de la justice : « […] il me semble que le droit du moraliste, soit dramatique, soit romancier, ne commence qu’où les lois s’arrêtent. » La polémique est ouverte, elle dure encore. Laclos moraliste ? Laclos libertin ? Il n’est pas dans mon propos d’en débattre mais d’envisager plutôt les positionnements respectifs des deux auteurs.
20L’échange de la correspondance entre madame Riccoboni et Laclos, huit lettres en avril 1882, brève escarmouche au cours de laquelle chacun campe sur ses positions, révèle l’imbrication étroite qui existe chez l’écrivaine entre réalité et fiction. Choisissant de placer l’attaque sur le front de la morale, toujours tendancieux et réversible – ce à quoi s’emploiera Laclos dans son argumentation –, elle dévoile ce qui constitue, à ses yeux, une imposture en annihilant la stratégie littéraire, en particulier le choix de l’épistolarité, genre qualifié de féminin parce qu’il privilégie un espace clos, l’intimité d’un échange amoureux ou amical, joue sur l’ambivalence réel/fictif, favorise le flux analytique de la conscience, marques distinctives que l’on retrouve dans les deux romans. Elle oublie la conduite de Laclos (démentie par son échange avec elle) qui s’emploie, dans son avertissement de l’éditeur, à affirmer, en une ironie toute voltairienne, que ces « aventures sont arrivées en d’autres lieux ou en d’autres temps20 ». Madame Riccoboni, quant à elle, utilise le subterfuge d’une correspondance réelle en insérant en janvier 1757, dans Le Mercure de France, une lettre, prétendument traduite de l’anglais, de mistress Fanni à milord Charles C…, duc de R… Cette lettre accuse la bassesse et la perfidie d’un homme qui a trahi l’amour et la confiance qu’une femme avait placés en lui. La lettre amoureuse se transforme en lettre ouverte et devient polémique. Elle annonce la parution prochaine de ses lettres. Le roman est publié, sous l’anonymat, peu de temps après. La critique a cru à la véracité des lettres21. La divergence des procédés converge en fait, en laissant croire à l’authenticité de l’histoire racontée en laissant à des lecteurs avisés le soin d’en éclairer les clefs.
21Par ailleurs, faire porter l’acte d’accusation sur un personnage, c’est oublier la configuration particulière accordée à la lutte entre deux libertins, le vicomte de Valmont et la marquise de Merteuil, un homme face à une femme, non pas un libertin face à une libertine. Leur combat n’est pas identique, madame de Merteuil est une femme avant d’être une libertine. Valmont ne l’a guère compris qui ne voit en madame de Merteuil que son homologue au féminin. La fameuse lettre lxxxi s’emploie à définir les limites respectives de leurs tactiques libertines :
Croyez moi, Vicomte, on acquiert rarement les qualités dont on peut se passer. Combattant sans risque, vous devez agir sans précaution. Pour vous autres hommes, les défaites ne sont que des succès de moins. Dans cette partie si inégale, notre fortune est de ne pas perdre, et votre malheur de ne pas gagner22.
22Son combat est plus acharné parce qu’il est vital. Le libertinage est un moyen, un tremplin pour un autre combat. La démesure du personnage transfigure, dénature en quelque sorte le discours libertin pour l’acheminer vers le combat politique.
23Cette outrance-là, madame Riccoboni la refuse. Elle lui préfère une autre représentation du féminin en choisissant d’esquisser de « charmants tableaux » – selon le mot de Laclos – : ils conviennent mieux à une écrivaine. On peut s’interroger sur cette convocation du féminin ou du masculin pour définir des appropriations spécifiques d’une pratique littéraire. L’évanescence, la légèreté, l’imaginaire appartiendraient en propre à un discours féminin avec comme corollaire obligé, le respect de la bienséance qui conduirait à une dénaturation de la réalité.
24L’immoralisme, en raison de l’audace et la passion exprimées par son héroïne Fanni Butlerd, dont l’accuse Madame de Genlis dans son ouvrage De l’influence des femmes sur la littérature française : elle regrette en effet qu’une femme ait osé proposer une héroïne comme Fanni Butlerd, femme inconvenante par sa véhémence amoureuse et son manque de pudeur –, nous éloigne du jugement de Laclos sur l’œuvre riccobonnienne, heureux composé de tendresse et de vertu, mais ils se rejoignent cependant sur le fait de lier une écriture, une esthétique, une éthique à un sexe – en y mettant des « ingrédients » différents. Pour madame de Genlis, madame Riccoboni aurait failli aux règles du roman d’amour au féminin. Essayons de préciser sur quels éléments se fonde cette accusation. Quelles convergences de Fanni à madame de Merteuil ? Quelle féminité outrancière capable de captiver l’émoi des lectrices suscite l’opprobre de deux femmes de lettres ?
25Les deux héroïnes sont, paradoxalement, à l’opposé l’une de l’autre. La critique virulente de madame de Merteuil à l’encontre des femmes sensibles esquisse, en filigrane le portrait de Fanni Butlerd :
Tremblez surtout pour ces femmes actives dans leur oisiveté, que vous nommez sensibles, et dont l’amour s’empare si facilement de toute l’existence ; qui sentent le besoin de s’en occuper encore, même alors qu’elles n’en jouissent pas ; et s’abandonnant sans réserve à la fermentation de leurs idées, enfantent par elles ces lettres brûlantes, si douces mais si dangereuses à écrire ; et ne craignent pas de confier ces preuves de leur faiblesse à l’objet qui les cause : imprudentes qui dans leur amant actuel ne savent pas voir leur ennemi futur23 !
26Considérons en écho la lettre vi du roman de Madame Riccoboni, exemple parmi d’autres du ravissement éprouvé par la femme amoureuse à déclarer sa passion :
Je vous ai dit que je vous aime, parce que je suis étourdie, je vous le répète parce que je suis sincère ; je vous dirai plus, votre joie m’a pénétrée d’un plaisir si vif que je me suis repentie de vous avoir fait attendre cet aveu24.
27Ou encore :
mon Dieu que j’aimerais à vous réveiller ! J’approcherais sans bruit ; j’ouvrirais doucement le rideau ; je passerais mon bras sous votre tête : un baiser, […] ah quel baiser !… et puis, je m’enfuierais25.
28Leur essentielle irréductibilité dans la relation à l’amant s’ordonne autour d’un pivot fondamental : dire ou ne pas dire l’amour. À cette emphase du discours amoureux chez Fanni répond une attitude de permanente rétention de la part de Madame de Merteuil. Dans cette même lettre lxxxi, qui se conclut par une déclaration de guerre – « Il faut vaincre ou périr » –, la seule faiblesse déclarée, le seul aveu de la marquise consistent à évoquer le désir, l’inclination qu’elle a éprouvés fugitivement, selon ses propos, pour Valmont : « Je brûlais de vous combattre corps à corps. C’est le seul de mes goûts qui ait jamais pris un moment d’emprise sur moi ». La déclaration, trop compromettante pour la libertine, est transformée par la métaphore guerrière. Le désir, le plaisir sont des combats, le goût est une dépendance qu’il faut vaincre. L’édulcoration des propos signe l’émoi amoureux.
29Quand Fanni évoque le moment fatidique du « don » physique de soi, elle est heureuse de la liberté entière qui fut la sienne, de la pleine maîtrise de son choix : « Je n’ai point cédé : un moment de délire ne m’a point mise dans ses bras ; je me suis donnée : mes faveurs sont le fruit de l’amour, sont le prix de l’amour26 ».
30La grande audace de Fanni est de considérer l’amour comme une vertu et non comme une faute. L’héroïne de Madame Riccoboni ne nous présente pas le couple inséparable du plaisir et du péché : elle n’a pas été la proie d’un moment d’égarement fatal. Nous sommes loin des poncifs de la femme victime et repentante. Son attitude renverse l’habituelle situation dominant/dominé. Comme Madame de Merteuil, elle choisit son amant. La similitude s’arrête là car Madame de Merteuil y voit des conquêtes ou des défaites, jalons d’un combat toujours renouvelé. Fanni, quant à elle, s’éprouve, d’abord, comme femme aimante et aimée ; pour elle, point d’autre enjeu que la recherche du bonheur, un bonheur particulier dégagé de toute allégeance religieuse ; elle est fort différente de la pure Madame de Tourvel pour qui le sacrifice de soi représente la chute ! Son éthique amoureuse en fait une femme libre et libérée. C’est ce qui sera reproché à Madame Riccoboni. Ouvrir la parole féminine à l’espace du désir, en révéler la jubilation sans lui faire subir de censure est un acte d’émancipation qui vaut bien l’orgueilleuse exaltation de la marquise à contourner les interdits d’une société.
31Fanni et Madame de Merteuil sont lucides et volontaires mais leurs champs d’application sont différents : de l’ordre du privé circonscrit à la relation de couple, pour un temps, et de l’ordre du public, du politique, par l’ouverture sur un microcosme social omnipotent. Dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’un discours provoquant, d’un discours de rupture.
32Revenons à notre constat préliminaire sur l’apparente irréductibilité des Liaisons dangereuses et des Lettres de Fanni Butlerd. Madame Riccoboni et Laclos ont eu l’audace de choisir des voix féminines pour dire la sensualité, le désir, le plaisir. Discours féminins et discours libertins se rejoignent ici, pour révéler la manifestation exemplaire de l’intrusion douce ou violente du corps. En ce sens, ils appartiennent bien l’un et l’autre au discours des Lumières, en ce sens que, à l’interrogation qui a été portée sur le corps féminin dans une perspective obstétricale pour une finalité très pragmatique (et donc d’enfermement) s’y ajoutent dans ces deux œuvres, une dimension autre : celle du corps, lieu du désir, devenu lieu de subversion. Les Lettres de la marquise, quant à elles, n’accordent à la femme qu’un rôle de figurante (le pouvoir reste aux mains du séducteur). La marquise meurt, Madame de Merteuil survit, défigurée et en exil, la clôture est ambiguë, il ne correspond pas au topos de la mort de la coupable, Fanni, quant à elle, subvertit son rôle de victime.
Notes de bas de page
1 Défini ainsi par Henri Coulet : « a pour objet la peinture et l’analyse des sentiments plutôt que la description des mœurs et de la société », dans Le Roman jusqu’à la révolution, Paris, Colin, 1967, p. 378.
2 Crébillon, Œuvres, éd. E. Sturm, Paris, François Bourin, 1992, p. 58.
3 Laclos, Les Liaisons dangereuses, dans Œuvres complètes, éd. L. Versini, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », 1979, lettre lxxxi, p. 172.
4 Marie-Jeanne Riccoboni, Lettres de mistriss Fanni Butlerd, dans Romans de femmes du xviiie siècle, éd. R. Trousson, Paris, Laffont, coll. « Bouquins », 1996, lettre lxvii, p. 228.
5 Jean Rousset, « Une forme littéraire, le roman par lettres », dans Forme et signification. Essai sur les structures littéraires de Corneille à Claudel, Paris, Corti, 1995, p. 68.
6 Lettres de la marquise, op. cit., lettre xii, éd. cit., p. 105.
7 M. -J. Riccoboni, op. cit., lettre xl, p. 135.
8 Idem, lettre lxxviii, p. 239.
9 Lettres de Fanni Butlerd, lettre xiii, p. 189.
10 Ruth Amossy, « La lettre d’amour, du réel au fictionnel » dans La lettre, entre réel et fiction, Paris, SEDES, 1998, p. 89.
11 E. Sturm, introduction aux Lettres de la marquise, éd. cit., p. 57.
12 Voir à ce sujet la confession d’un libertin, le marquis à sa femme : « Vous savez combien je vous ai aimée, je croyais dans le temps que je vous ai épousée que ma passion pour vous ne pouvait pas diminuer ; mais quoique je trouvasse en vous tout ce qu’il fallait pour m’arrêter, vous n’avez pu tenir dans mon cœur contre le libertinage de mon imagination, le dérèglement des maximes du monde, et la séduction perpétuelle des femmes. Je me suis d’abord livré à elles par curiosité. La facilité de les vaincre a flatté ma paresse ; j’ai continué par habitude, et malgré mes réflexions, j’y ai enfin trouvé du plaisir » (lettre xlvi, op. cit., p. 145).
13 Voir note 1.
14 Op. cit., p. 265.
15 A. Kibegi Varga, « Romans d’amour, romans de femmes à l’époque classique », RSH, n ° 168, 1977, p. 522.
16 Correspondance entre MmeRiccoboni et M. de Laclos, dans Œuvres complètes, éd. cit., p. 757.
17 Idem, p. 758-759.
18 Idem, p. 759.
19 Jacques Rustin, « Roman libertin des lumières », Travaux de linguistique et de littérature, Paris, Klincksieck, 1978, p. 28.
20 Avertissement de l’éditeur », Les Liaisons dangereuses, op. cit.
21 Voir Grimm, Correspondance Littéraire du 1er avril.
22 Les Liaisons dangereuses, éd. cit., p. 168.
23 Idem, lettre lxxxi, p. 170.
24 Lettres de Fanni Butlerd.
25 Idem, lettre lx, p. 222.
26 Idem, lettre xxxvi, p. 205.
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