Portrait de la femme en actrice dans l’œuvre de Crébillon fils
p. 97-106
Texte intégral
1« Je ne puis surtout m’étonner assez que vous connaissiez si peu les femmes. Les réflexions que j’ai faites sur elles, pourront vous être utiles », déclare Versac à Meilcour en guise de préambule à son Traité de morale. Mais ce discours sur les femmes qu’il promet à son jeune disciple n’a finalement pas lieu. Il ajoute plus loin :
À présent […], nous pourrions en venir aux femmes. Mais la conversation que nous venons d’avoir ensemble, a été d’une longueur si énorme, qu’avec plus d’ordre, et des idées plus approfondies, elle pourrait presque passer pour un Traité de Morale. Remettons-en le reste à un autre jour1.
2Ce « reste » que Versac remet à plus tard, et à jamais pour le lecteur, n’est pas moins que la connaissance de la femme dont Meilcour se révèle si curieux. D’autres personnages libertins dans les œuvres de Crébillon se montrent plus prolixes en cette matière. Le Sylphe, personnage éponyme du premier roman de Crébillon, tire de son savoir supérieur aux autres hommes et de ses talents surnaturels, la conclusion que toute femme est aisément reconnaissable à son caractère et que connaître ce dernier suffit pour la connaître tout entière. Chester, dans Les Heureux Orphelins, expose le fruit de ses recherches empiriques : la femme est une mécanique dont il faut pénétrer le caractère pour en connaître le fonctionnement. Ses observations sur la femme le mènent à établir une science du caractère, qui rassemble toutes les données ontologiques, morales et passionnelles de son objet d’étude. Le caractère, notion héritée de l’anthropologie classique, est un outil central de l’analyse typologique d’après laquelle le libertin définit sa méthode de séduction. La connaissance des femmes telle qu’elle est exposée par les libertins de Crébillon, prend la forme d’un catalogue de types. Toutefois la notion de caractère est remise en question par Amanzéi, le conteur du Sopha, qui, à la différence de Chester, possède l’immense avantage de s’être glissé à l’intérieur de son objet d’étude. À la requête du Sultan, Amanzéi fait part de ses souvenirs :
Il me semble que, lorsque j’étais femme, je me moquais beaucoup de ceux qui m’attribuaient des idées réfléchies, pendant que le moment seul me les faisait naître, qui cherchaient des raisons où je n’avais pris de lois que du caprice, et qui pour vouloir trop m’approfondir, ne me pénétraient jamais. J’étais vraie, dans le temps que je passais pour fausse, on me croyait coquette, dans l’instant que j’étais tendre, j’étais sensible, et l’on imaginait que j’étais indifférente. On me donnait presque toujours un caractère qui n’était pas le mien, ou qui venait de cesser de l’être2.
3Bien que l’énoncé d’Amanzéi ne soit pas sans ironie et qu’il reprenne quelques topoi sur les caprices et la légèreté proverbiale des femmes, il pose néanmoins comme constante que le caractère est une notion déterminante pour tous ceux qui cherchent à identifier le sujet féminin ; mais en même temps il implique que la caractérologie traditionnelle – théophrastienne, pour reprendre une terminologie développée par Louis van Delft3 – est inadéquate pour représenter la nature changeante du sujet. La multiplicité de caractères successifs remplace l’unicité du caractère traditionnel dans les tentatives de définition de la forme propre à un individu particulier. Le critère de la coquetterie se révèle insuffisant pour représenter un sujet féminin qui passe de la coquetterie à la sincérité, de la tendresse à l’indifférence dans un mouvement perpétuel où l’identité, si elle est envisagée comme concept fixe et tout entière condensée dans le trait caractéristique, ne peut que se dissoudre. En effet si le personnage possède une multiplicité de caractères, peuton encore le définir ? et cette pluralité n’est-elle pas en contradiction avec la notion de caractère ? Pour répondre à cette interrogation, il me semble pertinent de recourir à la terminologie dramatique afin de mettre en contraste le type avec le rôle, à condition de comprendre le rôle, non comme un artifice qui masque le caractère, mais comme un caractère temporaire, la composante d’un sujet complexe. Amanzéi-femme est comparable à une actrice dont le jeu et les interventions sont soumis à l’examen critique du public. Les observateurs jugent de la compatibilité de ses manifestations avec un type et des critères de définition qui leur permettraient de la catégoriser, d’évaluer son caractère, et de prévoir ses réactions. Je me propose donc d’illustrer cette double acception de la notion de caractère avec le personnage de Silvia, du Théâtre-Italien, dont les critiques ont célébré l’aptitude à incarner des caractères variés plutôt qu’un type fixe.
4C’est par un remarquable effet de miroir que la voix féminine sous celle d’Amanzéi renvoie les observateurs du sujet féminin à leur propre ignorance. Cherchant à lire les signes manifestes de sa sensibilité et de ses réactions aux entreprises des amants, les observateurs ne font que commettre erreur sur erreur, pre-nant pour une vérité ce qui n’est que la forme mensongère de leurs préjugés. Confronté à cette somme d’évaluations, le sujet féminin insiste sur la vérité de son être tel qu’il le sait et le sent. En réponse aux verbes d’une opinion fondée sur les apparences – passer pour, croire, imaginer –, le sujet affirme nettement son savoir d’exister. La répétition du même verbe, être, montre sa volonté de s’extraire des catégories qui lui sont apposées. Cet effort de dénégation force le sujet à dire qu’il est, en réaction à des jugements qui ne lui semblent pas correspondre à la connaissance qu’il a de lui-même. La formulation induit que cette affirmation ontologique de soi, du moins chez les personnages féminins, est ancrée dans un discours qui lui est hostile ou contraire. Les adjectifs vraie, fausse, coquette, tendre, sensible, indifférente, à savoir tous les attributs de l’être, là où il se manifeste dans le contexte crébillonien, limitent le concept de caractère aux domaines de la morale et de la galanterie, qui sont précisément les champs d’investigation du libertin.
5 Coquette illustre le malentendu entre le sujet et les observateurs, qui voient dans le comportement de la femme, des indices non de ce qu’elle est, mais d’un mensonge sur elle-même. Selon eux, la femme n’est qu’un ensemble d’artifices qui n’a en elle ni désir propre ni sensibilité. Pourquoi donc un tel malentendu entre le sujet féminin et ses observateurs ? C’est que toute manifestation du sujet est instantanément médiatisée et catégorisée par un discours moraliste. Et tout ce qui ne correspond pas aux catégories morales est écarté et condamné sous la marque du mensonge. Le Sylphe réduit toutes les femmes à une série de formes et à chacune correspond une sensibilité particulière :
La voluptueuse se rend au plaisir des sens. La délicate, au charme de sentir son cœur occupé. La curieuse, au désir de s’instruire. Il en coûterait trop à l’indolente pour refuser. La vaine perdrait trop si ses appas étaient ignorés, […]. L’avare cède au vil amour des présents. L’ambitieuse aux conquêtes éclatantes, et la coquette à l’habitude de se rendre4.
6Que peut répondre un personnage féminin à cette grille de lecture si ce n’est de se récrier, de clamer sa sincérité ou son inconstance, ou bien de s’y conformer puisqu’il ne lui est pas donné d’être lui-même en dehors de ces catégories réductrices ?
7L’exposé de cet amant surnaturel reprend la définition de caractère des ouvrages de lexicologie mais sous une forme simplifiée. L’article « caractère » dans le dictionnaire de Furetière5 le définit comme un ensemble de traits qui distinguent un objet d’un autre : « ce qui résulte de plusieurs marques particulières, qui distingue tellement une chose d’une autre, qu’on la puisse reconnoistre aisément ». C’est, dans son sens général, l’empreinte d’une forme accidentelle d’un universel, une marque qui permet de distinguer la qualité de « ceux qui ont receu des ordres, des charges, & des dignités »6, la « puissance attachée à certains estats »7, ou même le style d’un écrivain. Outil de discrimination, le caractère est le dénominateur d’un vaste sous-ensemble qu’il situe par rapport à une catégorie plus large. Repère de taxinomie, il permet de distinguer des espèces dans l’intention d’établir des catégories hiérarchisées sur le principe du général au particulier. Reconnaissance par le biais de la comparaison, tel est bien le processus d’évaluation et de classification implicitement recommandé par Furetière pour distinguer les caractères, soit que l’on en déduise que le caractère est le trait distinctif d’un être plus complexe, soit que le caractère comprenne l’être dans son intégralité. Toutefois, dans un souci d’organisation et de hiérarchisation des données du réel, les autres composantes de l’identité, non inclus dans le trait distinctif, sont envisagées comme des aspects accidentels et donc mineurs. « Du point de vue anthropologique, le caractère est une explication à tout prendre assez sommaire, suivant laquelle la nature humaine est une et universelle, indépendante des temps et des lieux, et les individus se répartissent en un nombre fini de classes, selon l’essence qu’ils portent en eux8 ». L’anthropologie classique privilégie donc dans son effort de classification aristotélicienne, le trait distinctif sur la complexité chaotique de l’individu. Le caractère, compris comme tel, recouvre alors l’identité, ou du moins, l’essentiel de ce qu’il est nécessaire de connaître pour avoir une vision ordonnée et intelligible du monde. Les comédies de l’âge classique et les ouvrages des moralistes, qui partagent une typologie similaire9, proposent au lecteur soucieux d’assurer sa formation, des catalogues de types au caractère aisément reconnaissable.
8Dans ces comédies comme dans les propos des libertins de Crébillon, les personnages doivent leur identité et leur fonction à leur trait distinctif. Le caractère est donné a priori et non par le développement de l’intrigue. Non seulement le Sylphe établit son catalogue des espèces de femmes d’après une série de traits distinctifs (coquette, tendre, etc.), mais il les retient pour définir le personnage dans son intégralité. L’identité du personnage féminin est tout entière contenue dans son unique qualité. Reprenant à leur compte les techniques de caractérisation des auteurs comiques et des moralistes, les libertins se positionnent donc comme tels vis-à-vis des femmes qu’ils étudient. Leur poste d’observateur contribue à leur conférer une certaine autorité et leurs déclarations généralisatrices – gnomiques – visent à persuader le public de la justesse de leur conception anthropologique de la femme. Leur définition du caractère relève surtout des règles dramatiques, selon lesquelles un personnage se doit de rester dans son caractère. Tout écart est envisagé tantôt comme déguisement, artifice, hypocrisie tantôt comme manquement aux règles dramatiques qui exigent des personnages, comme le rappelle Furetière, qu’ils « gardent bien leur caractère10 ».
9La réponse du sujet féminin – « On me donnait presque toujours un caractère qui n’était pas le mien, ou qui venait de cesser de l’être » – conserve le caractère comme élément déterminant de l’identité mais les deux segments de la phrase n’ont pas les mêmes implications. Dans la première proposition, le caractère est donné comme un type permanent et les observateurs ne savent pas lire les signes qui le distinguent des autres ; être coquette revient toutefois à se reconnaître dans le caractère de la coquette. Dans la seconde, la succession des caractères sape l’identité du sujet alors dépourvue du principe de permanence. La variété de caractères entre en conflit avec une identité toute entière fondée sur l’unicité du caractère. Une semblable dénégation ouvre deux champs d’interprétation pour les observateurs. Si le caractère est temporaire, le personnage féminin perd de sa cohérence interne. Il prend des formes multiples, éphémères et hasardeuses. La question de son identité est écartée, ou, du moins reléguée dans un ailleurs qui est volontairement ignoré11. La femme est alors réduite à la surface de ses apparences ; elle est déclarée inconstante, voire « sans caractère12 ». Quand le libertin ne va pas jusqu’à nier l’existence d’une identité chez ses protagonistes féminins, et qu’il hésite à faire de la femme une machine dont les réactions sont simplement amenées par la contingence, il est alors logiquement mené à distancer les caractères de l’identité, à les envisager strictement sur le plan des apparences. Le caractère temporaire est désormais de l’ordre du visible et de l’extérieur, quitte à concevoir une intériorité distincte et dès lors, invisible et énigmatique. Dans cette acception, la femme aux caractères temporaires fait figure de l’actrice dont les multiples incarnations induisent un doute sur sa sincérité. Il est donc essentiel pour les libertins que les personnages féminins ne sortent pas des caractères qui leur ont été attribués, de crainte de voir les types se désagréger par une dynamique personnelle qui échappe à leur anthropologie fixiste13.
10La coquette porte ses emblèmes comme le type dramatique se signale par son masque, par sa gestuelle et un ensemble de données psychologiques sommaires. Ces signes permettent la visibilité du personnage, de ses fonctions, de sa participation à l’intrigue dramatique. Le caractère est alors un type. L’ensemble des manifestations sensibles du personnage traditionnel de la commedia dell’arte, est évident et ne donne lieu à aucune équivoque sur son caractère. Arlequin, le Docteur, les personnages masqués, portent un masque révélateur de leur qualité. Le personnage Arlequin a pour attribut une tenue vestimentaire particulière, une batte, un petit masque noir et quelques traits psychologiques distinctifs : la balourdise, l’appétit, la concupiscence, etc. Tous ces éléments caractérisent immédiatement le personnage et lui fournissent la totalité de ses interventions et réactions dans l’intrigue. Le Théâtre-Italien ne fournit aucune surprise sur le personnage. Son caractère est évident, fixe et permanent. Le public est satisfait quand la performance d’Arlequin dans une pièce précise correspond au personnage d’Arlequin dont il garde le souvenir. L’anecdote de Gueullette à propos du prêtre qui croit reconnaître Arlequin dans un comédien italien lors de la célébration d’un mariage, montre à quel point le type sert de référence pour l’appréciation non seulement des personnages mais aussi des personnes :
Le caractère d’Arlequin est d’être balourd et gourmand. Il en conserve quelquefois l’idée hors du théâtre, et votre marié, pendant que vous teniez le poële, en vous tirant par la manche, vous a demandé si l’on songeait à dîner et que cela était l’essentiel. Voilà le caractère d’un véritable Arlequin14.
11Sorti du théâtre, le prêtre réagit comme le public. Il reconnaît dans une performance particulière la référence au type. Si l’on compare l’observateur crébillonien à un public, on constate que celui-ci fait l’erreur de donner à Amanzéifemme le type qui ne correspond pas à son personnage. Il réagit comme un public trompé par le déguisement d’un personnage, une coquette, qui pour un temps serait prise pour une ingénue. Les personnages féminins au Théâtre-Italien ne portent ni masque ni tenue vestimentaire fixe, mais ils ont chacun un type, la jalouse, la coquette, l’ingénue, etc. Dans cette construction du personnage, la permanence du trait psychologique est essentielle comme le souligne Riccoboni : l’auteur « doit y disposer tout de manière que rien ne s’y démente, et que le spectateur y trouve à la fin comme au premier acte les personnages introduits, guidés par les mêmes vues, agissant par les mêmes principes, sensibles aux mêmes intérêts, en un mot, les mêmes qu’ils ont paru d’abord15 ». La comédie de types ou de caractères nous introduit dans un univers où le caractère est une donnée sensible, immédiate, qui écarte toute équivoque sur l’essence cachée du personnage. C’est à l’encontre de cette notion traditionnelle de caractère fondée sur l’évidence et la permanence, que se définit le caractère d’Amanzéi-femme puisqu’elle met en cause les jugements des observateurs fondés sur des appréciations visuelles et suggère que son caractère propre puisse être variable.
12La femme Amanzéi, dont les réactions sont incomprises de ses observateurs occupe une situation comparable à l’actrice dont l’emploi et le jeu sont incompris du public. Inclassable, le personnage interprété sort des catégories typiques du théâtre du fait de sa complexité, de la réunion en un même personnage de plusieurs types. Ce personnage, c’est sans doute Silvia, l’actrice italienne qui l’illustre le mieux, parce que selon Gueullette, elle se montre « la plus excellente actrice qui ait paru de nos jours dans tous les caractères16 ». Il loue la polyvalence de son talent à passer d’un rôle à un autre sans cesser d’être Silvia, au contraire d’Arlequin qui serait blâmé de dissoudre son personnage dans des rôles différents. Silvia, nom de scène pour Zanetta Benozzi, est une construction fictive établie d’une pièce à une autre, que le public reconnaît comme constante sous le nom de Silvia. Ce ne sont donc pas l’actrice et ses talents qui nous intéressent mais comment le public, s’affranchissant des repères traditionnels pour juger et reconnaître les caractères, lui attribue le sien propre au gré des rôles qu’elle interprète. Lorsque le type est dilué dans des rôles particuliers à chaque pièce, la personne publique de l’acteur n’est plus confondue avec le type. Le public prend alors les constantes de son jeu et de ses interprétations pour son caractère personnel. D’Argenson souligne la variété du jeu de Silvia l’actrice et compare le personnage interprété avec ce qu’il pense être son caractère. À propos des Effets du dépit donné au public le 21 avril 1717, il note :
Voicy encore une pièce composée absolument pour Silvia ; on diroit que c’est son propre caractère, de la façon dont elle le joüe. Il y a beaucoup de femmes faittes comme la comtesse, mais se peut-il que des hommes veüillent les épouser ? Qu’on les aime quelque tems pour y éprouver de bons et de mauvais moments, c’est bien assez, sans s’attacher pour la vie à de telles divinitez17.
13La remarque de d’Argenson, déjà soulignée par Martine de Rougemont18, « on diroit que c’est son propre caractère », modifie les critères d’appréciation du jeu de l’actrice. Au lieu de se fondre dans le caractère exigé par l’intrigue de la comédie italienne, Silvia s’affirme comme personnalité propre et unique dans son interprétation du rôle de la comtesse.
14Les constantes que d’Argenson considère comme des attributs de la personnalité de Silvia, l’actrice, sont en fait les constantes du personnage Silvia sous des noms différents dans les pièces jouées sur la scène italienne. Une Silvia fictive émerge et se définit en décalage avec les emplois traditionnels de la comédie italienne. Le marquis d’Argenson utilise à propos du personnage de Silvia le mot caractère dans un sens différent de celui qu’il possède lorsque le terme est appliqué aux autres personnages du Théâtre-Italien : « Le jeu de théâtre, les plattitudes appellées concetti, toujours les mêmes caractères joüant le Père, l’Amoureux ou l’Amante, voilà ce qui constitüe la comédie italienne19 ». Notre chroniqueur fait cependant une exception pour le jeu de Thomassin, dont il relève le talent à incarner le personnage d’Arlequin.
15Enthousiasmé par La Double Inconstance, d’Argenson relève que le rôle d’Arlequin « est farcy de traits propres à notre petit Arlequin20 ». Certes il apprécie le jeu et l’action d’Arlequin mais selon le critère d’appartenance et de propriété au caractère d’Arlequin. Il s’attend à ce que l’acteur personnifiant Arlequin reste bien dans son personnage. Au contraire, il blâme certain acteur de ne pas rendre correctement le caractère d’Arlequin : « le rolle d’Arlequin luy va mal21 ». Si l’interprète du rôle d’Arlequin a la liberté de reformuler certains aspects de son personnage, il conserve toutefois une certaine permanence du type qui doit correspondre à l’horizon d’attente du public. Si Arlequin n’est ni balourd, ni niais ni acrobate, si l’acteur délaisse les lazzi, alors le caractère même d’Arlequin est mis en péril. Au contraire, Silvia est responsable de son propre rôle. Argenson déclare à de nombreuses reprises que les rôles de Silvia, comtesse, soubrette, etc. sont souvent écrits pour Silvia. Le public ne voit plus une comtesse, une jalouse, une coquette, mais une psychologie complexe qui révèle certains aspects de son caractère dans les divers environnements fournis par l’intrigue. Elle peut être à la fois coquette, tendre, passionnée, froide, tout en conservant son personnage de Silvia. Quand d’Argenson relève dans la notice qu’il rédige à propos des Amants réunis que « Silvia y paroîst beaucoup et y est bien dans son caractère », que c’est l’une des plus grandes actrices qui « ayent jamais parû pour les amoureuses d’un caractère fantasque, ingénû et spirituel22 », il établit une distinction de sens entre le caractère de Silvia, propre et complexe et ceux des personnages italiens, fixes et monotones. L’accumulation des adjectifs rend compte de la sophistication de la psychologie du personnage Silvia, envisagée comme un trait personnel permanent que l’on retrouve d’une pièce à l’autre, et que les rôles exposent sous des formes différentes. Malgré de possibles contradictions internes, les adjectifs ainsi cumulés sont unifiés par leur relation commune au même sujet, chaque rôle étant la réalisation d’un potentiel en sommeil, la rencontre de soi avec l’événement.
16Cet exemple illustre la possibilité de concevoir un personnage, qui ne rentre strictement dans aucun caractère typique pré-établi, mais à qui le public reconnaît une variété de rôles. L’énoncé crébillonien porte en germe la comparaison de la femme à l’actrice, car seule d’entre tous les personnages, elle peut être elle-même dans l’instant et être autrement elle-même dans l’instant suivant. Toutefois Amanzéi-femme ne va pas jusqu’à revendiquer un soi permanent dans le mouvement. Elle manque de toujours tomber dans le non-être – le caractère « qui venait de cesser d’[…] être » le sien – tandis que la Silvia fictive de d’Argenson possède inscrit dans son caractère l’élément de variété qui peut à chaque instant donner nouvelle forme au personnage. Elle sera toujours Silvia, quels que soient les rôles qu’elle interprète, parce qu’une touche personnelle, son « propre caractère », vient se substituer au type traditionnel comme élément de permanence. Alors que Crébillon semble tributaire d’une psychologie par caractère, qui trouve ses limites dans le mouvement, – chaque écart est alors pris comme masque hypocrite ou artifice –, le caractère Silvia est toujours lui-même et ce qui ne serait qu’artifice pour un moraliste traditionnel, est un être temporaire, amené par des circonstances et des expériences particulières. Le concept de « propre caractère » relève d’une anthropologie centrée sur le moi. Cette autre tradition, illustrée par Montaigne ou Marivaux, intègre la contradiction et le mouvement pour rendre à l’être sa complexité psychologique, que le modèle théophrastien écarte dans le souci de rendre le réel intelligible.
17Ni le Sylphe ni Chester ne parviennent à prendre en compte dans leur compréhension du personnage féminin, l’hétérogénéité de son « propre caractère ». Emprisonnés dans des modèles moralistes fossilisés, ils voient dans la femme une actrice qui serait réduite à ne jouer que le même personnage. Cette vision moraliste que Chester élève pourtant au niveau de l’enquête anthropologique est fautive parce qu’exceptionnellement limitée et réductrice. Le mouvement, au lieu d’être envisagé comme preuve que le sujet féminin est trop complexe pour correspondre à ces schémas épistémologiques, est épinglé sous les termes de caprice ou d’inconstance. La femme est capricieuse, et point n’est besoin de s’interroger sur ce caprice. Finalement l’enquête du libertin, observateur, amant et moraliste, le mène soit à une caractérologie dont il est conscient des limites car elle exclut le mouvement, soit à la négation de l’être féminin, qu’il réduit à une machine dont, déclare Chester, « on conduit les ressorts, et à laquelle on ordonne à son gré le repos et le mouvement23 ».
Notes de bas de page
1 Crébillon, Les Égarements du cœur et de l’esprit, éd. J. Dagen, Paris, Garnier-Flammarion, 1985, p. 209 et 221-222.
2 Crébillon, Le Sopha, conte moral, Paris, GF, 1995, p. 40.
3 Louis van Delft, Littérature et anthropologie. Nature humaine et caractère à l’âge classique, Paris, PUF, 1993. Voir notamment : « Le caractère, pierre angulaire de l’anthropologie classique », p. 19-104.
4 Crébillon, Le Sylphe, dans Œuvres complètes, éd. Jean Sgard, Paris, Classiques Garnier, 1999, t. I, p. 28-29.
5 Furetière, Dictionnaire universel (1690), préface de P. Bayle, réédition établie sous la direction d’Alain Rey, Paris, Robert, 1978, entrée « Caractère ».
6 Ibid.
7 Dictionnaire de l’Académie française, 1694, entrée « Caractère ».
8 Louis van Delft, « La Bruyère ou Du spectateur », présentation des Caractères de La Bruyère, Paris, Imprimerie nationale, 1998, p. 30.
9 Voir Robert Abirached : « À considérer, par exemple, l’histoire de la comédie en France et en Italie du xvie au xviiie siècle, on s’aperçoit que tous les auteurs s’y inspirent d’une même typologie, mise en place avec un particulier relief dans le théâtre de Plaute et codifiée progressivement par les troupes de la commedia dell’arte ». La Crise du personnage dans le théâtre moderne. Paris, Grasset, 1978, p. 47.
10 Furetière, op. cit.
11 Voir le Sultan dans Le Sopha : « on ne connaît jamais bien les femmes, et comme vous dites, il y a longtemps, pour moi, que j’y ai renoncé », p. 41.
12 Voir à ce sujet l’article « Caractère » dans l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot : « Rien n’est plus dangereux dans la société qu’un homme sans caractère, c’est-à-dire dont l’âme n’a aucune disposition plus habituelle qu’une autre. On se fie à l’homme vertueux ; on se défie du fripon. L’homme sans caractère est alternativement l’un & l’autre, sans qu’on puisse le deviner, & ne peut être regardé ni comme ami, ni comme ennemi ; c’est une espèce d’anti-amphibie, s’il est permis de s’exprimer de la sorte, qui n’est bon à vivre dans aucun élément ».
13 Voir à ce propos les manœuvres de Nassès pour engager Zulica à jouer le type de l’hypocrite alors qu’elle entre dans la petite maison avec un désir non déguisé : « Hier, quand vous me dites que vous m’aimiez, et que vous me proposâtes de venir ici… je fus pourtant tentée de vous répondre non, mais la vérité de mon caractère ne me le permit point ; je suis franche, naturelle, vous me plaisez, et me voilà. » (Le Sopha, p. 129). Une telle licence si clairement déclarée ne convient pas aux jeux de pouvoir de Nassès, qui lui fera jouer la vertueuse pour mieux la dévoiler.
14 Thomas-Simon Gueullette, Notes et souvenirs sur le Théâtre-Italien, Paris, Droz, 1938, p. 47.
15 Cité dans l’Encyclopédie, entrée « Caractère ».
16 Gueullette, op. cit., p. 62.
17 Voyer de Paulmy, marquis d’Argenson, Notices sur les œuvres de théâtre, publiées par H. Lagrave, Studies on Voltaire and the Eighteenth Century, no 42-43, Genève, Institut et Musée Voltaire, 1966, p. 672.
18 Martine de Rougemont, « Silvia : l’actrice et ses personnages », dans Marivaux e il teatro italiano. Atti del Colloquio Internazionale (Cortona, 6-8 settembre 1990), Università degli Studi di Pisa, Pacini, 1992, pp. 65-74.
19 D’Argenson, op. cit., p. 657, à propos de L’Art et la Nature, La Conjuration manquée et des Ballets de Vulcain, représentés par le Théâtre-Italien le 5 mai 1738.
20 Idem, p. 670.
21 Idem, p. 720 : Le Valet ambarrassé, 19 mai 1742. Pièce d’abord destinée au Français mais jouée par les Italiens.
22 Idem, p. 648.
23 Claude Crébillon, Les Heureux Orphelins. Histoire imitée de l’anglais, Paris, Desjonquères, 1995, p. 174.
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