Désir et nécessité : le cas de Moll Flanders
Texte intégral
1Quand on évoque la question du libertinage dans la fiction de Daniel Defoe, c’est évidemment à son dernier roman, Roxana (1724) que l’on pense avant tout. Cette prétendue autobiographie de Mademoiselle Beleau, faite de l’histoire de ses nombreuses aventures à travers l’Europe, offre le portrait de l’une des plus flamboyantes libertines de la littérature anglaise, dont la contrition finale n’est que l’ambigu recadrage puritain d’un texte d’une remarquable audace. Le cas de Moll Flanders, de deux ans son aînée, est beaucoup moins clair. Orpheline d’une mère criminelle et déportée, et d’un père inconnu, elle fait le récit rétrospectif des étapes successives de sa carrière de prostituée, en une série d’aventures dont William Hogarth donnera, quelques années plus tard, l’équivalent pictural avec son célèbre Harlot’s Progress (1732), carrière qui, d’amants en maris, de solitude en échecs, l’amène peu à peu au vol à la tire, à la prison puis, à son tour, à la déportation.
2L’un des traits les plus étranges de ce roman de Defoe est la façon dont il y examine les questions de sexualité, ce que nos collègues anglo-saxons appellent « sexual politics ». Au-delà des problèmes que peuvent poser aux lecteurs d’aujourd’hui l’attitude essentiellement mercenaire de Moll en matière d’amour et de mariage, ou, pire encore, son absence apparente de tout sentiment maternel envers une nombreuse progéniture discrètement abandonnée en chemin, il n’est pas toujours facile de reconstituer et de comprendre les changements complexes qui affectèrent la sexualité, les rapports entre les sexes, et le mariage dans les premières décennies du xviiie siècle en Angleterre, changements dont le parcours sinueux se veut justement la courbe.
3La première chose qu’il convient de rappeler c’est la nouvelle situation que la montée du capitalisme faisait aux femmes, la position éminemment problématique qu’elles furent soudainement conduites à occuper dans un nouvel envi-ronnement économique et social, celui de la grande cité moderne, aussi fascinant qu’impitoyable et qui redistribua rôles et responsabilités entre les hommes et les femmes. Ceci pourra nous permettre de mieux cerner les stratégies empiriques de Moll et la façon dont, dans ce milieu où commerce et argent sont les indices de la modernité, elle négocie les questions de sexualité et de désir, avec son corps pour seul capital. Et c’est ainsi que l’on pourra voir pour finir, la façon dont elle a recours aux masques et aux leurres, soit pour attirer des maris potentiels, soit pour esquiver les conséquences de sa sinueuse vie sexuelle. Car, comme le roman Roxana allait bientôt le confirmer, le bal masqué était dans ces années-là la façon la plus à la mode et la plus scandaleuse d’explorer les limites du jeu sexuel, et cette actualité brûlante de la culture du travestissement, thématisée dans Moll Flanders, n’est peut-être pas sans rapport avec la propre stratégie narrative de Defoe, qui choisit de se travestir en femme pour écrire l’un des premiers grands textes de la fiction moderne occidentale, suggérant un lien primordial entre roman, désir et argent, entre lecture, érotisme et consommation, d’une manière qui ne s’est pas démentie jusqu’à ce jour.
4Comme l’a montré Ruth Perry1, le formidable développement du commerce en Grande-Bretagne à la fin du xviie et au début du xviiie siècle, et ses conséquences sur toute l’organisation de la vie économique, eurent entre autres deux effets qui, de façon inattendue et désastreuse, bouleversèrent le statut de la femme face aux nouvelles priorités du moment, à savoir l’urbanisation et la séparation du domicile et du lieu de travail. À mesure que l’économie se fondait de plus en plus sur un échange de services et de produits contre de l’argent, éliminant rapidement l’ancien système économique des bourgs où les gens échangeaient des biens contre des biens, il devenait de plus en plus difficile de maintenir l’existence de vastes communautés agricoles où le travail des champs et celui de la maison se faisaient en groupe. Ces communautés étaient sous pression de se décomposer en unités familiales ou conjugales plus petites et de rejoindre les villes pour rejoindre le monde nouveau du commerce de détail, du négoce ou de la domesticité.
5La vie urbaine, et en particulier la vie dans la ville de Londres, dont Defoe fut l’un des premiers à souligner le prodigieux développement2, acheva de détruire les liens communautaires antérieurs et de séparer les gens en familles nucléaires financièrement indépendantes. À partir de la fin du xviie siècle, la famille devint le nouveau principe d’organisation sociale, sorte de cellule de survie dans une société de plus en plus complexe et déhiérarchisée. L’une des difficultés les plus poignantes de Moll Flanders vient précisément du fait qu’elle ne parvient jamais à s’agréger à une unité familiale stable. Et les rares fois où elle y parvient, comme lors de l’épisode à Colchester ou avec tel ou tel mari, elle souffre de cette menace nouvelle de voir le mari mourir ou disparaître. De surcroît, la séparation du domicile et du lieu de travail, imposée par la modernisation de l’économie, acheva d’enfermer les femmes dans ce que certains ont appelé la « sphère domestique », à l’extérieur de laquelle il leur était fort difficile de mener une existence normale. Alors qu’auparavant les femmes pouvaient combiner aisément en un même lieu leur activité domestique et une activité professionnelle, dans le textile par exemple, il leur devenait désormais très difficile de travailler professionnellement puisque les nouvelles activités économiques imposaient de plus en plus de quitter son domicile et de passer toute la journée sur son lieu de travail pour l’obtention de gages ou de salaires. En conséquence, cette éviction des femmes des nouvelles structures économiques les rendit de plus en plus dépendantes du mariage qu’elles parvenaient à faire, et de façon insidieuse, la montée de la bourgeoisie urbaine imposa peu à peu une polarisation des fonctions où les hommes travaillaient et les femmes étaient entretenues.
6Comme la détresse de Moll le montre en de nombreuses occasions, il était quasiment impossible, car éminemment suspect, pour une femme de prétendre à l’autonomie économique et donc sociale. Aucune place n’était faite dans la société urbaine hors de la maison du père puis celle du mari. À mesure que les gens s’agglutinaient dans les villes et que l’économie capitaliste progressait, les femmes devinrent de moins en moins importantes pour le fonctionnement économique de la société et leur seule activité, obsessionnelle et angoissante comme le décrivent tous les romans du xviiie siècle jusqu’à Jane Austen, devint l’acquisition d’un bon mari. Moll est peut-être la première d’une longue lignée d’héroïnes nouvelles, analysées par le genre lui aussi nouveau du roman tout au long du siècle, dont l’identité se définit quasi exclusivement dans le rapport qu’elles entretiennent avec les hommes et dans le combat qu’elles mènent pour atteindre le « bonheur » et une quelconque forme d’autonomie personnelle dans un monde où elles sont entièrement sous tutelle. Comme le dit justement Ruth Perry, « la fiction très répétitive et parfois stupide de cette époque est en tout cas l’expression d’une situation malsaine3 ».
7Les difficultés que rencontraient les femmes étaient d’autant plus aiguës que le statut qu’elles acquéraient par le mariage était très inégal. Ce que les nouvelles structures patriarcales de la bourgeoisie s’évertuaient à présenter comme l’état naturel et l’aspiration évidente de la femme était en fait la forme légale d’une dépendance totale, qui peut nous amener, à la lecture du « cas » de Moll, à envisager le choix entre prostitution et mariage comme étant peut-être plus complexe qu’il n’y paraît. Et une grande part des stratégies de Moll pour négocier ses divers mariages, à l’origine de ses très littérales « fortunes et infortunes » qu’annonce le titre complet du roman, s’explique par les conditions dans lesquelles celui-ci se déroulait :
- tous les biens qu’une femme apportait devenaient automatiquement la propriété de son mari, puis celle de son fils si celui-ci venait à décéder.
- l’épouse ne pouvait prendre aucune décision d’ordre économique, légal ou éducatif sans le consentement de son mari.
- un mari n’était pas obligé par la loi de soutenir sa femme financièrement, il pouvait se contenter de lui donner de l’argent pour s’acheter de petits bijoux ou des aiguilles, cette « pin money », qui aujourd’hui veut dire argent de poche.
- toutes les décisions concernant les enfants, de leur éducation à leur mariage et leur « portion », revenaient à la seule juridiction du mari, ce qui ne favorisait à coup sûr pas le développement de l’affection maternelle.
8Bref, comme la contemporaine de Defoe, Lady Mary Wortley Montagu le déclarait : « Pour parler franchement, il n’y a pas de lieu au monde où notre sexe soit traité avec autant de mépris qu’en Angleterre4 ».
9Cet enfermement des femmes dans la sphère domestique par le mariage, que les romans du xviiie siècle modélisent de plus en plus comme une forme de raffinement de la conversation sociale, et comme la résolution de toutes les intrigues et de tous les problèmes (« Ils se marièrent et eurent beaucoup d’enfants »/« They lived happily ever after »), eut en réalité un effet dramatique sur la véritable « valeur » sociale des femmes. Dès lors que leur fonction dans la société se réduisait au bout du compte à de simples considérations de reproduction, elles furent de plus en plus considérées exclusivement en termes sexuels. Ce n’était plus leur activité qui leur conférait une valeur et leur donnait une place dans la communauté, mais seulement leur sexe. Leur « capital », comme Moll Flanders le souligne souvent cyniquement, était directement proportionnel à leur charme et elles commencèrent à faire un usage stratégique de ces « charmes » comme appât pour attraper des maris. Comme le note Ruth Perry, à la fin du xviie siècle en Angleterre, la quantité d’huiles, d’onguents, de fard et de parfum achetée par les femmes est étourdissante5. Et l’on voit, à la place accordée à la mode par les nouveaux périodiques comme The Tatler (1709-1711) ou The Spectator (1711-1712 ; 1714), à quel point les femmes cherchaient à s’habiller de façon attirante, à quel point elles devaient déployer des stratégies de mise en scène de leur personne6. La façon dont Moll Flanders gère sa sexualité et son rapport avec les hommes, la façon dont elle fait le commerce de son corps, la manière assez bouleversante dont elle prend acte des conséquences tragiques de son vieillissement, sont donc avant tout à lire dans ce contexte-là, à une époque où vivre sans famille et dans la ville était, pour la femme, de l’ordre de la mission impossible, parcours de funambule entre virginité et pollution ou souillure, entre prostitution et mariage, ou, alternativement, entre célibat de vieille fille, concubinage sordide ou veuvage désargenté.
10Vivre à Londres dans les premières décennies du xviiie siècle, au cœur ou à la marge d’un accroissement urbain qui fait parfois l’effet d’un cancer proliférant (le mot anglais growth signifie à la fois croissance et tumeur), avec son spectacle étourdissant de richesse et de crime, de luxe faramineux et de misère sordide, de surpopulation et de déplacements en tous genres, vivre à Londres, c’était à tous moments avoir conscience de la réalité du corps. Qu’il soit habillé de soie ou exposé dans les bordels, ce corps, qui pour les empiristes était l’instrument clé de l’acquisition du savoir, devint en quelques années le lieu central de tous les échanges. Contrairement à nombre de leurs contemporains, Swift et Defoe ne détournèrent jamais les yeux devant les réalités les plus sombres de ce fait nouveau, et n’hésitèrent pas à imposer à leurs lecteurs le spectacle des exigences cachées du corps, de la défécation au désir, toutes ces choses que les dentelles et les soies les plus précieuses avaient du mal à couvrir. « Flanders », avant toute autre chose, désigne une étoffe de contrebande fort recherchée à l’époque.
11Dans ses nombreux ouvrages de savoir-vivre, comme The Family Instructor (1715), prescriptifs et moralisateurs, Defoe insiste sur les vertus stabilisatrices d’une vie maritale équilibrée, mais dans ses ouvrages anonymes de fiction, il explore les aspects d’un « monde où polygamie et polyandrie deviennent des stratégies de survie, un monde où la sexualité n’est plus quelque chose que l’on réprime ou que l’on cache mais plutôt que l’on exploite, dans le but de s’adapter pragmatiquement à une réalité en constante fluctuation7 ». Fonctionnant comme une forme d’interface entre les domaines de l’échange commercial et de l’échange sexuel, le « désir », condamné officiellement comme cupidité dans un cas ou comme luxure dans l’autre, est en fait secrètement présenté comme la principale source d’énergie dans les deux activités. Dans Moll Flanders, ce désir problématique est attesté par les nombreuses grossesses et les nombreux enfants qui constituent autant de preuves tangibles de sa présence. Les principaux textes de fiction de Defoe explorent diverses façons de s’en accommoder – célibat sur une île déserte, mariage, exploitation commerciale – autant de stratégies qui visent à insérer la réalité physique du corps dans un système économique où règne la consommation et ainsi à « optimiser » autant que faire se peut la fonction de ce désir.
12Chaque fois que Moll aborde les faits de son histoire sexuelle, elle ne cesse de les expliquer en termes de nécessité économique ou pratique, esquivant d’autres considérations et n’abordant jamais de front la question du désir et de ses conséquences. Il s’agit là, sans nul doute, d’une stratégie : en réduisant le désir à ces aspects purement matériels, elle confère à son comportement une forme étrange d’innocence. Pour elle, le commerce sexuel est le moyen de protéger son indépendance financière ou de faire un bon mariage, comme si le corps et le désir n’y avaient qu’une fonction instrumentale. Dans la fiction de Defoe, le désir sexuel est rationalisé et a pour fonction de permettre la satisfaction de son intérêt dans une économie de consommation. Avec un cynisme à peine dissimulé, on ressent même une sorte de fascination pour la productivité d’une Moll ou d’une Roxana, dont le nombre d’enfants a quelque chose qui frise le comique, jusque dans l’efficacité de leur escamotage. Incidemment, c’est le non effacement de l’une de ces traces du désir qui provoquera la chute de Roxana, poursuivie comme une criminelle par l’une de ses filles abandonnées, au point de lui inspirer des idées de meurtre. Car tout ceci n’a en fait rien de comique, et comme l’écrit Moll : « Je raconte ce qui était, non pas ce qui aurait dû ou qui n’aurait pas dû être8 ».
13Néanmoins, une lecture attentive du récit de Moll laisse transparaître à l’occasion des traces de la présence du désir dans ses motivations réelles. À plusieurs reprises, elle avoue avoir aimé certains de ses amants à la folie et regretté l’absence de leur personne, quelle qu’ait pu être leur goujaterie à son égard. Dans l’épisode qui se déroule à Bath, « aventure » étrange dont la seule justification narrative semble être de faire le récit de la manière dont Moll et son nouvel amant ont failli résister à la tentation de coucher ensemble, la force du désir physique se manifeste à toutes les pages de ce que Moll s’évertue à présenter comme des jeux « bon enfant ». Tissant habilement ensemble les deux formes de désir qui structurent la « pratique commerciale » de Moll, Defoe, en une scène saisissante qui mérite d’être citée intégralement, pratique l’ambivalence pour révéler l’intime concordance de ces deux discours :
Le lendemain matin, ayant entendu que j’étais levée avant lui, il m’appela, et je lui répondis. Il me demanda d’entrer dans sa chambre ; il était au lit quand j’entrai, et il me fit venir m’asseoir sur le bord du lit, car il me dit qu’il avait quelque chose à me dire. Après quelques expressions fort tendres, il me demanda si je voulais me montrer bien honnête et donner une réponse sincère à une chose dont il me prierait. Après une petite chicane sur le mot « sincère », et lui avoir demandé si jamais je lui avais donné des réponses qui ne fussent pas sincères, je lui fis la promesse qu’il voulait. Eh bien, alors, sa prière était, dit-il, de lui faire voir ma bourse ; je mis aussitôt ma main dans ma poche, et, riant de lui, je tirai la bourse où il y avait trois guinées et demie ; alors il me demanda si c’était tout l’argent que j’avais ; je lui dis : « Non », riant encore, « il s’en faut de beaucoup. »
Eh bien, alors, dit-il, il fallait lui promettre d’aller lui chercher tout l’argent que j’avais, jusqu’au dernier fardin ; je lui dis que j’allais le faire, et j’entrai dans ma chambre d’où je lui rapportai un petit tiroir secret où j’avais environ six guinées de plus et un peu de monnaie d’argent, et je renversai tout sur le lit, et lui dis que c’était là toute ma fortune, honnêtement à un shilling près ; il regarda l’argent un peu de temps, mais ne le compta pas, puis le brouilla et le remit pêle-mêle dans le tiroir ; ensuite, atteignant sa poche, il en tira une clef, et me pria d’ouvrir une petite boîte en bois de noyer qu’il avait sur la table, et de lui rapporter tel tiroir, ce que je fis ; dans ce tiroir il y avait une grande quantité de monnaie en or, je crois près de deux cents guinées, mais je ne pus savoir combien. Il prit le tiroir et, me tenant par la main, il me la fit mettre dedans, et en prendre une pleine poignée ; je ne voulais point, et me dérobais ; mais il me serrait la main fermement dans la sienne et il la mit dans le tiroir, et il m’y fit prendre autant de guinées presque que j’en pus tenir à la fois.
Quand je l’eus fait, il me les fit mettre dans mon giron, et prit mon petit tiroir et versa tout mon argent parmi le sien, puis me dit de m’en aller bien vite et d’emporter tout cela dans ma chambre.
Je rapporte cette histoire plus particulièrement à cause de sa bonne humeur, et pour montrer le ton qu’il y avait dans nos conversations. (183-84)
14Cette tangibilité physique du désir est également présente, de façon émouvante, dans la dernière escapade sexuelle de Moll, avec l’aristocrate rencontré à la foire. Cette dernière rencontre quelque peu nostalgique prend un relief particulier du fait de sa position dans le déroulement du récit. Après avoir failli être tuée par la chute d’un lit, jeté par une fenêtre lors d’un incendie – ce lit qui représente le lieu de son pouvoir mais aussi l’emblème de sa solitude – le corps de Moll se relève blessé et atteint. C’est alors qu’elle se rend à Bartholomew Fair puis au parc d’agrément de Knightsbridge, deux hauts lieux du plaisir et du déguisement, sous le prétexte d’y trousser quelque passant inattentif mais en fait dans le but secret d’y tester son pouvoir de séduction une dernière fois. Loin de s’y rendre officiellement en prostituée (ce qu’elle est en fait), elle s’amuse à jouer la prostituée, comme pour déguiser le fait qu’elle est flattée d’y être courtisée par un homme bien de sa personne, dont elle s’empresse de mettre les avances au compte de l’ivresse. Quand, quelques jours plus tard, elle s’apprête à le recevoir à nouveau chez elle, c’est avec toute l’excitation secrète d’un désir intact :
« Je m’habillai du mieux que je pus à mon avantage, je vous l’assure, et pour la première fois j’usai d’un peu d’artifice ; pour la première fois, dis-je, car je n’avais jamais cédé à la bassesse de me peindre avant ce jour, ayant toujours eu assez de vanité pour croire que je n’en avais point besoin. » (366-67)
15Cet ultime maquillage, cette façon artificielle, fictionnelle, de mettre en valeur sa beauté physique, n’est en vérité que le sursaut ultime et intime de la stratégie générale de Moll tout au long de l’histoire, jeu de masques et de leurres qui lui permettent, non seulement, de manière opportuniste et officielle, d’acquérir de l’argent, mais aussi, plus secrètement, de négocier l’échange de désir et sa consommation. C’est sur cette stratégie du masque que l’on s’attardera pour finir.
16On connaît les remarquables travaux de Terry Castle sur ce qu’elle appelle la culture du travestissement en Angleterre au xviiie siècle9. Elle montre notamment à quel point le bal masqué, qui depuis longtemps constituait un des divertissements de cour les plus prisés, devint, au cours des premières décennies du xviiie siècle, c’est-à-dire à l’époque d’écriture des romans de Defoe, le premier exemple de divertissement public commercial à grande échelle, nouveau phénomène urbain qui traversait, voire mettait à mal, les lignes de démarcation traditionnelles que conféraient le rang social et les privilèges. Les premiers du genre à Londres furent ceux organisés par l’impresario et homme d’affaires John Heidegger en 1717, et connurent un succès immédiat. L’attrait, la fascination même qu’ils exerçaient, peut s’expliquer par le fait qu’il s’agissait d’un phénomène à la fois public et clandestin permettant la manipulation des apparences dans le but de simuler, et souvent de mettre en œuvre, des scénarios de fiction. Ce n’est donc peut-être pas une coïncidence si le succès de cette forme de divertissement est intervenu dans les mêmes années que l’émergence du roman moderne, puisque l’un comme l’autre se fondent sur une utilisation stratégique de la fiction pour permettre de connaître, de vivre des situations que, dans la réalité, dans la « vraie vie », l’étiquette sociale et la moralité n’autorisaient pas10.
17De façon intéressante, on trouve des descriptions de bal masqué dans la plupart des grands romans anglais de l’époque, chez Defoe, chez Fielding, chez Richardson, chez Smollett, qui tous l’utilisent comme le décor quasi conventionnel de scènes de séduction et d’adultère. Décrit à l’époque comme la nouvelle œuvre du Diable, lui qui s’était bien affublé d’un masque pour tenter Ève, vilipende comme « un rassemblement libidineux organisé pour le progrès du cocufiage » (« a libidinous Assembly contrived for the Advancement of Cuckoldom11 »), le bal masqué supprimait les retenues habituelles de la pudeur. Comme Fielding le fit remarquer dans son poème de 1728 intitulé « The Masquerade », « masquer son visage permet de démasquer son esprit12 ».
18Certes, on ne trouve pas de scène de bal masqué dans Moll Flanders, mais il est bien clair que le livre fait partie intégrante de cette culture du travestissement décrite par Terry Castle. Moll comme Defoe utilisent des masques pour explorer des scénarios et goûter quelque peu au fruit défendu. Moll revêt constamment des masques pour séduire. Quelle que soit sa situation, elle est toujours en train de jouer un rôle, prétendant être ce qu’en fait elle n’est pas, ou ne pas être ce qu’en fait elle est – une prostituée et une voleuse. D’une aventure à l’autre, consciente du lien intime entre corps et argent, elle n’a de cesse de consommer de nouveaux corps. À aucun moment du récit, qui se présente pourtant comme une autobiographie, elle n’avance sans masque. On ne connaît jamais son vrai nom, et cette stratégie lui permet de faire l’expérience de toute une série de liaisons transgressives (y compris l’inceste, y compris avec le lecteur), liaisons dont la force subversive ne semble jamais l’atteindre puisque le déguisement en assure l’anonymat (aucun personnage de l’histoire n’a le droit à un nom complet). Quel que puisse être le projet du livre par ailleurs, on voit bien que Defoe, dans ce roman comme plus tard dans Roxana, explore avec fascination l’émancipation sexuelle et l’indépendance par ailleurs inconcevable que le masque permet aux femmes, thème très en vogue chez les romancières de l’époque, de Mary Delarivier Manley à Eliza Haywood. Le déguisement, de l’identité comme du langage, permet à Moll et à Roxana de « prendre contact » avec des étrangers, d’être à l’initiative du « commerce », de toucher des hommes inconnus, et au bout du compte d’exprimer un désir et des pulsions d’une manière qui transgresse radicalement ce que le décorum sexuel prescrivait habituellement aux femmes. Le masque permet à Moll de négocier de fréquents passages de la sphère privée à la sphère publique13, à une époque où la frontière entre ces deux domaines commençait sérieusement à se fermer. Derrière son masque, un masque qu’elle n’ôte jamais, elle préserve, au prix parfois d’une grande détresse, une forme d’intégrité privée, inatteignable, tout en s’engageant dans des échanges publics.
19Dans le même temps, mû par une pulsion métaphorique dont on ne connaîtra jamais la véritable intentionnalité, Defoe, en se faisant passer anonymement dans un livre pour une prostituée du xviiie siècle, explore l’envers du décor, la face cachée de la pièce de monnaie, les sombres réalités de cette époque si problématique où effectivement, comme l’écrivait le moraliste Mandeville dans sa célèbre Fable des Abeilles, ce sont les vices privés qui font le bien public14. En publiant son livre sans nom d’auteur, en le faisant passer pour les mémoires authentiques d’un personnage anonyme et clandestin, Defoe invite son lecteur à une semblable mascarade, à s’identifier sans risque à un « autre », à faire l’expérience d’être lui-même un autre, à faire peut-être l’expérience de l’autre en lui-même. S’abritant constamment derrière le masque du récit édifiant, la fiction est ici utilisée comme un trou de serrure pour jeter un œil sur un monde de liberté sexuelle et de commerce facile. Dans la Préface, le locuteur explique qu’il a utilisé sa plume pour corriger le style parfois vulgaire de Moll et « revêtir [l’histoire] d’un habit convenable » (28) qui lui permette d’être regardée, il emploie même le mot « dress », qui veut aussi dire « robe » et, comme dans tout bal masqué, cet habillage officiel n’est peut-être que le prélude ou l’invitation à une forme de déshabillage plus privé.
Notes de bas de page
1 The Economic Status of Women », chapitre ii de Women, Letters and the Novel, New York, AMS Press, 1980, p. 27-62. Une partie du développement qui suit doit beaucoup à cette étude très documentée.
2 Voir en particulier les nombreuses pages qu’il y consacre dans son précieux A Tour Through the Whole Island of Great-Britain (1724-1726).
3 R. Perry, op. cit., p. 62 : « The sometimes silly and repetitive fiction of the period was an expression of an unhealthy state of affairs in the culture. » (ma traduction)
4 « To say the truth, there is no part of the world where our sex is treated with so much contempt as in England », lettre à Lady Rich, datée du 20 septembre 1716, dans The Complete Letters of Lady Mary Wortley Montagu, éd. Robert Halsband, 3 vol., Oxford, 1965, I, p. 270. Cité par R. Perry, p. 46.
5 R. Perry, p. 50.
6 Voir là-dessus le chapitre IV, « In their Proper Spheres : la sphère privée », de l’étude consacrée par Alain Bony au Spectator, « The Spectator » et l’essai périodique, Paris, Didier-Erudition, 1999, p. 129-163.
7 Voir Carol Houlihan Flynn : « […] a world in which polygamous and polyandrous unions become necessary. The ideal of correct behavior gives way to strategies of survival, while sexuality becomes something not to be contained so much as exploited, a means of exerting control over a reality always in flux », The Body in Swift and Defoe, Cambridge, Cambridge University Press, 1990, p. 41 (ma traduction). Certaines remarques faites dans cette section doivent beaucoup à cette remarquable étude.
8 Daniel Defoe, Moll Flanders, trad. Marcel Schwob revue et complétée par Francis Ledoux, Paris, Gallimard/« Folio classique », 1969, p. 164 (traduction de « I am giving an account of what was, not of what ought or ought not to be »). Toute autre référence renvoie à cette édition.
9 Terry Castle, Masquerade and Civilization : The Carnivalesque in Eighteenth-Century Culture and Fiction, Stanford, Stanford University Press, 1986. Voir aussi « The culture of travesty : sexuality and masquerade in eighteenth-century England », dans Sexual Underworlds of the Enlightenment, dir. G. S. Rousseau et Roy Porter, Manchester, Manchester University Press, 1987, p. 156-180.
10 Tous les romanciers de l’époque, de Defoe à Richarsdon et Fielding, se défendent d’écrire des histoires où tout ne serait qu’affaire d’imagination, et définissent leur nouvelle pratique de la fiction en prose comme une forme de regard « intensifié » sur le réel, qui donne à voir la vraie Nature, inscrivant ainsi clairement leur démarche dans le courant philosophique et scientifique anglais de la première moitié du xviiie siècle qui accordait une place primordiale à l’expérience et à l’observation.
11 Joseph Addison, The Spectator n ° 8 (9 mars 1911).
12 To masque the Face [is] t’unmasque the mind », cité par Terry Castle, « Culture of travesty », op. cit., p. 157.
13 Je renvoie ici à l’étude connue de Jürgen Habermas, The Structural Transformation of the Public Sphere : An Inquiry into a Category of Bourgeois Society, traduction anglaise T. Burger & F. Lawrence, Cambridge, Harvard University Press, 1989.
14 Bernard Mandeville, The Fable of the Bees ; or, Private Vices, Publick Benefits. Londres, 1714 ; 2e édition augmentée 1723-24.
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