Visibilité du libertinage féminin sous Louis XVI
p. 45-54
Texte intégral
1L’historiographie des deux derniers siècles nous a renvoyé une image stéréotypée de la femme au xviiie siècle, en conformité avec les mentalités qui ont prévalu à partir de l’Empire et du Code civil, qui consacrent, il faut bien le dire, le triomphe de la pruderie et la « défaite des femmes ». Cette historiographie masculine, et les érudits frères Goncourt en particulier, oppose généralement la dame de cour ou de salon bourgeois à la fille intrigante et délurée qu’incarne « la » Du Barry ou « la » Guimard. Ce distinguo imprègne largement encore nos représentations, qui peinent à sortir de la tentation réductrice opposant l’image de sérieux attachée à des « dames » de cour ou à des « bonnes femmes » de salon, à celle, de singularité et de scandale, qui identifie les amoureuses, les actrices et toutes celles qui n’entrent pas dans le moule convenu de la conjugalité et de la maternité, de la religion ou de l’héroïsme. Le libertinage, dans son illustration de cynisme et de cruauté, ainsi que Laclos et d’autres auteurs l’ont représenté, a été assez régulièrement invoqué en part négative, principalement par l’historiographie républicaine qui y a cherché une illustration de la décadence des milieux de cour à la veille de la Révolution.
2Cette définition réductrice, en écho à la morale petite-bourgeoise et paysanne du siècle industriel, a inspiré bien des auteurs qui ont proposé sur le sujet, dans des collections telles que le « Coffret du bibliophile » ou la « Bibliothèque du curieux », des platitudes érudites aux titres évocateurs : « l’enfer du libertinage à la fin du xviiie siècle », ou des portraits peu nuancés de libertines célèbres comme la grande tragédienne Raucourt, ou même Marie-Antoinette « libertine », qui mêlent allégrement ragots, calomnies et faits indiscutables, dans le seul souci d’éveiller la curiosité. On remarque beaucoup de rééditions d’opuscules licencieux ou grivois qui, mis bout à bout, présentés avec un minimum de rigueur histo-rique, aboutissent à présenter certaines femmes en vue de la fin du xviiie siècle sous le jour peu avenant d’arrivistes sans scrupule, d’obsédées sexuelles, de curiosités de foire.
3Nos représentations actuelles du libertinage ont évolué et les travaux scientifiques récents sur les mentalités amoureuses et la vie privée à cette époque, sont d’autant plus précieux qu’ils sont assez peu nombreux. Les archives, notamment les archives notariales, celles de la police du Châtelet et celles du séquestre révolutionnaire qui contiennent des correspondances privées, sont cependant toujours sous-exploitées. C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles j’ai volontairement privilégié les archives et délaissé la littérature libertine romanesque du siècle des Lumières – de Nerciat et Godard d’Aucourt au marquis de Luchet et Restif –, déjà mise à contribution sans trop tenir compte du contexte historique et politique, par quelques historiens de la littérature. En privilégiant les écrits de Restif sur l’amour et les femmes, on aboutit à des représentations caricaturales du libertinage au féminin et même de la femme. C’est un peu comme si on voulait évoquer la femme du xxe siècle en s’appuyant uniquement sur les œuvres de Picasso et de Fellini.
Un siècle libertin
4On peut considérer que, lorsqu’en 1715, la cour prit le deuil du Grand Roi, que Madame de Maintenon se retira et que sa coterie se fut dispersée, le xviiie siècle libertin prit son essor. Plus que le Régent, Louis xv donna aux femmes le goût de plaire. Il n’avait jamais dissimulé ses conquêtes, y compris ses passades : des femmes généralement comblées de présents, inscrites pour certaines dans le Livre Rouge des pensionnés, ce qui leur valut quelques ennuis pendant la Révolution. Il en est ainsi des femmes issues du Parc-aux-Cerfs, quartier de Versailles où elles résidaient, et qui eussent voulu supplanter Mmes de Pompadour ou Du Barry, les favorites en titre. Sur la fin de son règne, le roi avait choisi Mme Du Barry, qui n’était pas issue du sérail aristocratique. En la préférant, Louis xv marquait publiquement son indifférence pour les prudes et les dévots qui avaient réglé la conduite de son arrière-grand-père Louis xiv à la fin de sa vie. Pour couronner le tout, il avait fait contracter une sorte de mariage blanc à la jeune femme, ce qui en dit long sur l’idée qu’il se faisait du mariage, dont seuls comptaient à ses yeux les aspects économiques et sociaux.
5Ce royal exemple n’a évidemment pas influencé les mentalités françaises du jour au lendemain, mais il est révélateur de l’état de celles du début du règne de Louis xvi, période qui nous intéresse ici. Car c’est vers 1780 que le libertinage, au sens des relations amoureuses hors mariage, paraît s’être banalisé à Paris et de façon générale en milieu urbain, moins soumis à l’influence de l’Église. Cet exercice de la liberté amoureuse, mal connu, mal compris et mal décrit, vient en fait non pas de la cour mais de la ville, qui n’entend pas plus modeler ses mœurs que son costume sur Versailles. Si le libertinage demeure une pratique aristocratique en réponse aux alliances et aux mariages forcés, il se répand soudain dans tous les milieux artistes et intellectuels, comme dans ceux de la finance et du commerce. Et presque chaque fois, il trouve sa justification morale dans la philosophie et dans la sacralisation des valeurs et des comportements regardés comme « naturels ». L’enfant de l’adultère est d’abord perçu comme celui de l’Amour, et la naissance d’un enfant naturel est à peine dissimulée par les femmes à la mode qui s’attendrissent devant ce rejeton promu « enfant de la Nature ».
6Comment discerner ce mouvement des attitudes à l’échelle d’une ville, en mesurer l’importance et décrypter les comportements collectifs nouveaux ? La topographie parisienne nous y aide. Avec la multiplication des lieux de rencontre, avec l’intense brassage des classes et des sexes rendus possibles dès 1780 dans les lieux de divertissements tels que les Wauxhall, ou bien les Académies et Musée – devenu Lycée – puis, à partir de 1785, dans les clubs – du club des Arcades au club des Valois, du Portique français au club des Étrangers, du club des Arts (peinture) à la Loge Olympique (musique) –, qui vont essaimer, jusqu’en 1793, une carte du libertinage peut être tracée. Et cette carte indique assez bien le mouvement qui s’est opéré de la sphère privée à la sphère publique : jusqu’alors cantonné dans les boudoirs des hôtels particuliers, dans le vivier circonscrit que constitue l’Académie royale de Musique, le libertinage s’offre soudain à la vue de tous dans le Paris prérévolutionnaire : les libertins et les libertines, qui répugnent à dissimuler quoi que ce soit, affichent au contraire leurs succès amoureux. Cette visibilité ne craint ni Dieu ni diable et encore moins le Châtelet de Paris qui, depuis Louis XV, intervient plus rarement dans les affaires de mœurs, à moins que les familles sollicitent elles-mêmes des lettres de cachet à l’encontre de leurs rejetons lorsque ceux-ci, trop prodigues, mettent en péril le patrimoine familial.
7Cette visibilité nouvelle du libertinage parisien tient à de nombreux facteurs, et le principal d’entre eux, à la personnalité de Louis xvi, incapable d’imposer sa pruderie à sa cour et à ses ministres, encore moins à ses frères et cousins, dont le comportement amoureux, inspiré de Louis xv, encourage plus que jamais la liberté d’aimer en dehors du mariage. On laissera de côté les exemples du comte d’Artois, du prince de Condé et du prince de Conti, célèbres dans la chronique galante, pour s’intéresser particulièrement au duc de Chartres, fils d’un homme qui afficha luimême régulièrement ses liaisons successives (avec Mlle Marquise puis avec la marquise de Montesson). Devenu duc d’Orléans à la mort de ce père en 1785, le duc de Chartres a marqué le Palais-Royal de son empreinte : depuis la grande opération immobilière qui aboutit à la création de galeries marchandes telles qu’on peut encore les voir aujourd’hui, l’anti-Versailles a été l’un des hauts lieux du libertinage élégant. Mais n’anticipons pas : dans les années 1770, avant même la vogue du Palais-Royal, de nouveaux lieux de brassage des classes et des sexes étaient apparus.
Sociétés d’amour et franc-maçonnerie
8Ces lieux n’étaient pas refermés sur eux-mêmes comme l’étaient les salons aristocratiques du Faubourg Saint-Germain où la présence de roturiers était l’exception amusante, et ils n’étaient pas non plus ouverts à tous vents comme le furent certains clubs de la Révolution, mais c’était des lieux de convivialité sur le modèle des anciennes cours d’amour telles que les avaient remises à la mode le comte de Charolais ou le prince de Bouillon à Évreux. De jeunes poètes, tous officiers, en créèrent une version littéraire à Marly vers 1773 sous le nom de « Cercle anacréontique de la Caserne », association libertine qui rassemblait une majorité de Créoles des deux sexes, nobles et bourgeois, tous également admis à condition de savoir tourner un vers. Des chevaliers et des chevalières étaient périodiquement intronisés dans un cadre de verdure, et on donnait des banquets en plein air suivis de feux d’artifice, mais l’essentiel des séances était consacré à la lecture de poèmes érotico-élégiaques. Les Créoles de Bourbon, le chevalier de Parny et le chevalier Bertin et leurs compatriotes, les trois sœurs Sentuary, formaient le fonds de cette société à laquelle s’agrégèrent un sieur Magon, originaire de Saint-Malo, amant malheureux de la princesse de Bourbon-Condé, les frères Lefort, le chevalier de Boufflers, inséparable de Delphine de Sabran, et surtout Michel de Cubières qui, associé à Fanny de Beauharnais, joua un rôle important dans la société intellectuelle de la fin du xviiie siècle. C’est lui en effet qui, avec Parny, Bertin et l’astronome Lalande, présida ces mêmes années à la création de la plus littéraire des loges maçonniques, la loge des Neuf sœurs.
9Depuis 1774, le Grand Orient avait adopté le principe des loges d’adoption où ne pouvaient être admises que des veuves ou proches parentes de maçons. La loge de la Candeur avait été créée le 21 mars 1775, avec une loge d’adoption féminine où furent initiées plusieurs dames dont la duchesse de Bourbon, grande maîtresse. De même, une loge d’adoption fut créée au Contrat social, laquelle fut présidée par la princesse de Lamballe. La loge des Neuf sœurs qui nous intéresse ici compta la plupart des membres du « Cercle anacréontique de la Caserne », des écrivains aussi connus que Chamfort ou Mercier, et le peintre Joseph Vernet. Mais en quoi les loges d’adoption, censées pratiquer la charité, nous rattachent-elles au libertinage ? À la fin des années 1770, Louis XVI avait été instruit de « désordres et indécences » qui avaient eu lieu au cours d’une séance à la loge des Neuf sœurs, où certainement les échanges amoureux occupaient largement les activités caritatives des frères et des sœurs. En 1780, il fit interdire les loges d’adoption de femmes sous prétexte d’un scandale ayant impliqué l’abbé Cordier de Saint-Firmin, la belle Mme de Kolly, l’épouse volage d’un fermier général, et la nièce de celle-ci, Mlle de Genève.
10Coutournant la royale interdiction, le duc de Chartres, cousin du monarque, se posa ces mêmes années comme le protecteur d’un Ordre des Chevaliers et Nymphes de la Rose, sorte de maçonnerie d’adoption dont les statuts très particuliers furent élaborés par son propre secrétaire, Leray de Chaumont. Le siège de cette institution d’inspiration maçonnique était à la Folie Titon, rue de Montreuil, dont l’emplacement à Paris est rappelé aujourd’hui par une plaque. La salle des réunions s’appelait le Temple de l’Amour et les cérémonies prétendaient se rapprocher de celles de la maçonnerie d’adoption. L’amour et le mystère étaient la caractéristique de cette loge qui comptait un Hiérophante et une Grande Prêtresse. Le rituel d’une cérémonie initiatique d’un couple dont la femme était probablement Mlle Guimard, la célèbre danseuse de l’Opéra, a été ainsi rapporté :
L’introductrice (si l’on admet une nymphe) et l’introducteur (si c’est un chevalier) les dépouillent de leurs armes, bijoux ou diamants, leur couvrent les yeux, les chargent de chaînes, et les conduisent à la porte du « Temple de l’Amour » à laquelle on frappe deux coups. Le frère Sentiment introduit les néophytes sur l’ordre du Hiérophante ou de la Grande Prêtresse. On leur demande leurs noms, leur état, enfin ce qu’ils cherchent. Ils doivent répondre à cette dernière question : « le Bonheur ».
– Quel âge avez-vous ?
Si c’est un chevalier :
– L’âge d’aimer.
Si c’est une nymphe :
– L’âge de plaire et d’aimer.
11Les candidats sont ensuite interrogés sur leurs sentiments particuliers, leurs préjugés, leur conduite en matière de galanterie, etc. Après les réponses, on ordonne que les chaînes dont ils sont chargés soient brisées et remplacées par celles de l’amour. Alors des chaînes de fleurs et de roses succèdent aux premières. Dans cet état, on commande le premier voyage. Le frère Sentiment leur fait parcourir le chemin tracé par les nœuds d’amour. Le second voyage est ordonné, et la même route est suivie en sens contraire. Si c’est une nymphe qui doit être admise, elle est conduite par la sœur Discrétion, qui la couvre de son voile. Les deux voyages terminés, les candidats approchent de l’autel de l’Amour, et s’engagent par le serment suivant :
Je jure et promets, au nom du Maître de l’Univers, dont le pouvoir se renouvelle sans cesse par le plaisir, son plus doux ouvrage, de ne jamais révéler les secrets de l’Ordre de la Rose. Si je manque à mes serments, que le mystère n’ajoute jamais à mes plaisirs ! Qu’au lieu des roses du bonheur, je ne trouve jamais que les épines du repentir !
12Ce serment prononcé, on ordonne que les néophytes soient conduits dans les bosquets mystérieux. On donne aux chevaliers une couronne de myrte, aux nymphes une simple rose. Pendant ce voyage, un orchestre nombreux exécute une marche tendre, avec des sourdines. On les conduit à l’autel du Mystère. Là, des parfums sont offerts à Vénus et à son fils. Si l’on reçoit un chevalier, il échange sa couronne avec la rose de la dernière sœur admise. Si c’est une nymphe qu’on reçoit, elle échange sa rose avec la couronne du frère Sentiment. Le Hiérophante lit des vers en l’honneur du Dieu du Mystère, après quoi il fait ôter le bandeau qui a couvert les yeux des candidats pendant toute la cérémonie. Une musique mélodieuse se fait entendre et vient ajouter au charme du spectacle qu’offrent aux initiés une réunion brillante et un lieu enchanteur. Pendant qu’on exécute cette musique, le Hiérophante – ce jour-là, le duc de Chartres – ou la Grande Prêtresse donnent aux néophytes les signes de reconnaissance qui se rapportent tous à l’amour et au mystère. Tel était le rituel initiatique de l’Ordre des Chevaliers et Nymphes de la Rose, qui se terminait invariablement par un intermède mêlé de chants et de danses puis un banquet. On retrouve le même genre de rituel initiatique dans le Gazetier cuirassé, qui décrit une cérémonie initiatique à l’amour organisée entre femmes chez Elisabeth Joly de Fleury, dans son hôtel particulier de la rue Verte Saint-Honoré.
13En 1784, à l’instigation de Cagliostro et Duval d’Eprémesnil, une Mère Loge de la maçonnerie égyptienne fut à son tour instituée à Lyon puis à Paris, placée sous l’invocation d’Isis, avec un Ordre des femmes qui comptait, je cite, « deux classes » : « la première composée des femmes vertueuses, la seconde de femmes volages, légères et voluptueuses ». Une fête brillante fut donnée le 7 août 1785 dans un hôtel particulier de la rue Verte Saint-Honoré :
Ce jour-là, chaque femme fut obligée de quitter son cul, sa bouffante, ses soutiens, son corps, son faux chignon, et de vêtir une lévite blanche avec une ceinture de couleur. Il y en avait six en noir, si en bleu, six en coquelicot, six en violet, six couleur de rose. On leur remit à chacune un grand voile qu’elles placèrent en sautoir de gauche à droite. On les fit entrer deux à deux dans un temple éclairé garni de trente-six bergères garnies de satin noir. Mme de Cagliostro, vêtue de blanc, était sur une espèce de trône, escortée de deux grandes figures habillées de manière qu’on ignorait si c’était des spectres. On leur lia symboliquement les mains avec un ruban de soie. Cagliostro descendit peu après du plafond habillé en génie, monté sur une boule d’or pour prêcher les jouissances matérielles. La séance se termina par un souper avec les trente-six amants de ces dames prévenus par le Grand Copte.
14L’implication du cardinal de Rohan, membre éminent de cette loge, dans l’affaire du collier, les menaces qui pesèrent soudain sur Cagliostro et le soutien que d’Eprémesnil leur apporta, provoquèrent l’arrêt des activités de cette loge où ne pouvaient être reçus que des personnages extrêmement fortunés, qu’ils fussent nobles ou roturiers. Cependant, les libertins des deux sexes fréquentaient d’autres lieux que ces loges plus ou moins en dissidence du Grand Orient.
Nouvelles opportunités de rencontre
15C’est dans ces mêmes années, grâce à l’indulgence des ministres Sartine puis Lenoir, et malgré les édits interdisant cette pratique, que se développèrent les académies et maisons de jeu. Ces établissements qui, jusqu’alors, étaient du domaine privé, comme le jeu de la reine à Versailles, se développèrent en ville, d’abord dans les ambassades puis dans des clubs plus ou moins ouverts au public. En 1782, ils étaient si nombreux qu’une liste en fut dressée et leur fermeture exigée. À la veille de la Révolution, leur nombre qui n’avait pas diminué était au contraire en augmentation, malgré la sévérité des lois et les descentes de police. Or tous les observateurs de police le consignent dans leurs rapports, les établissements de jeu permettaient aux libertins de se réunir et de se rencontrer.
16Les premiers clubs ouverts au public étaient au Palais-Royal, dans les galeries marchandes. La protection que leur accordait le duc d’Orléans les mettait hors d’atteinte. Le duc avait lui-même agrégé une maison de jeu dans l’ancienne Chancellerie d’Orléans, rue des Bons Enfants. Depuis 1786, on vit s’ouvrir entre autres le club des Arcades de Goury de Champgrand et de Sophie Arnould, le club du Perron de Madame de Linières, tout en bas de la rue Vivienne, le club Polonais de Castellane et de La Calprenède, puis le club de Valois, qui fut aussi un club politique, et, au début de la Révolution, le « 50 » (ex-club des Arts) d’Aucane et de son amie, Mme Davasse de Saint-Amarand, petite-nièce de Saint-Simon.
17D’autres maisons de jeu essaimèrent, certaines soutenant la réputation de temples du libertinage avec, comme chez la comtesse de Saint-Paul, un décor particulièrement suggestif. L’un des plus célèbres établissements, le club des Étrangers, fondé par le marquis de Livry, eut une longévité extraordinaire et, après avoir transité par les Palais-Royal et Frascati, ouvrit à nouveau ses portes sous le Consulat, à l’hôtel d’Augny, dans l’actuelle mairie du ixe arrondissement. Toutes les amies du marquis de Livry sont des libertines célèbres dont les noms apparaissent régu-lièrement dans les journaux et les chroniques, de Louis xvi à Napoléon. Elles firent à Paris la réputation du libertinage élégant autant que le succès des maisons de jeu du Palais-Royal.
18Les lieux de rencontre ne manquaient donc pas si on y ajoute les bals, comme le Ranelagh, le Colysée, les deux Wauxhall, d’hiver et d’été, et enfin celui de l’Opéra. Les Goncourt, qui sont peu diserts sur le libertinage, rappellent quand même que la femme, au temps des Lumières, « va au spectacle en petite loge seule avec des hommes. Au bal de l’Opéra, ajoutent-ils, elle n’emmène que sa femme de chambre. La mode lui donne le droit de toutes ces démarches, qui, autrefois, auraient fait noter une femme de légèreté. Rendez-vous, occasions, toutes les facilités, elle les a sous la main : elle ne va plus à l’adultère, l’adultère vient à elle ». La nouveauté est que, non seulement on ne se cache plus, mais on affiche ses succès. Le libertinage se montre dans les bals et même dans les rues et les promenades, sur les grands boulevards et bien entendu à Longchamp. « Ferez-vous Ténèbre au prochain Longchamp ? », telle est la question qu’on se pose au début du printemps.
19Les mercredi, jeudi et vendredi saints, les actrices de l’Opéra venaient depuis Louis xiv se mêler au chœur des vierges de l’abbaye de Longchamp fondée par Isabelle de France, sœur de Saint Louis. Ces concerts étaient en vogue par leur grande qualité lyrique, mais près d’un siècle plus tard, c’étaient moins les concerts que la procession qui y menait qui était en vogue. Une file ininterrompue de carrosses magnifiquement décorés, tirés par des chevaux richement harnachés, réunissait la société mondaine qui, pour l’occasion, faisait assaut d’élégance. Juchées dans les plus beaux attelages que l’on puisse voir, les belles femmes de Paris et même de Versailles affichaient aux yeux de la foule ébahie non seulement leurs toilettes et bijoux, mais aussi leurs amants qui se tenaient à leurs côtés ou bien caracolaient à cheval auprès d’elles. De très grandes dames ne dissimulent pas plus leurs liaisons féminines que d’autres imposent leur amant à domicile, que ce soit Mme Denuelle de La Plaigne, la comtesse de Bréhan ou Mme Thilorier. D’autres femmes, que Restif nomme les Sunamites, et les Parisiens les « Berceuses », se moquent des commentaires et vivent somptueusement aux crochets du milliardaire Beaujon dans le superbe hôtel d’Évreux, l’actuel Palais de l’Élysée. Enfin, les nouvelles à la main et d’autres textes jamais imprimés pour cause de censure, nous donnent à comprendre que les Parisiennes de l’aristocratie et de la bourgeoisie étaient de véritables pionnières en matière de mœurs et de liberté sexuelle.
20Les traces de toutes ces liaisons hors mariage figurent donc moins dans les imprimés et les mémoires du temps que dans les nouvelles à la main et les papiers des notaires qui enregistrent donations et cadeaux entre amants. Ces donations prenaient souvent la forme de rentes viagères que les plus riches, hommes ou femmes, contractaient en faveur de l’être aimé. On trouve ainsi dans les archives tel contrat viager passé entre Mme Joly de Fleury et Mme Verne de Latour, sa maîtresse du moment, ou entre telle autre dame et son jeune amant désargenté. Par ailleurs, les nombreux procès au civil en reconnaissance de paternité et rectification de nom à la veille de la création de l’état civil, donnent une idée du nombre des naissances hors mariage dans les milieux de la noblesse et de la bourgeoisie de la fin du xviiie siècle.
La littérature, un miroir déformant ?
21Il est donc improbable, pour reconstituer cette réalité aussi difficilement saisissable que l’amour, de s’appuyer sur les documents imprimés qui, quand ils ne sont pas étonnamment silencieux, sont étonnamment caricaturaux. La presse, à partir de 1789, et surtout la presse royaliste, sont des miroirs déformants de l’amour libre dans ce qu’il peut avoir de constructif et de charmant. On distingue la littérature grivoise – de la Chronique arétine aux Essais historiques sur le tempérament des dames françaises, sans compter toutes les vies secrètes et autres confessions et particularités sur tel ou tel personnage –, la littérature mercenaire ou de chantage, où s’est en particulier illustré Théveneau de Morande avec ses Anecdotes sur Madame la comtesse Du Barry, sur les amours supposées entre Mme de Lamotte, la princesse de Lamballe et Marie-Antoinette, et la littérature érotique, poétique ou romanesque, où le pire côtoie le meilleur. Dans presque tous les cas, il s’agit moins de la réalité que des fantasmes d’auteurs en quête de succès scandaleux.
22De tout cela, ressort une image assez négative de la libertine, une image d’ailleurs exploitée au Tribunal révolutionnaire qui, dans le procès de Mme Du Barry, met en cause la moralité de cette « Messaline ». Dans les procès politiques sous la Terreur, la liaison hors mariage et le libertinage supposé sont des éléments à charge qui nourrissent les accusations, et toujours, pour le jury, une circonstance aggravante.
23Pour conclure, je renverrai ceux que cela intéresse aux cas particuliers des libertines, telles que les archives et elles seules permettent de les profiler. Les papiers divers, actes, correspondances, minutes de procès, permettent de dire que, dans l’ensemble, ces femmes libres étaient actives, cultivées, engagées. Certaines ont inspiré bien des auteurs, de Beaumarchais à André Chénier, de Parny au chevalier de Boufflers, et un grand nombre de peintres et de sculpteurs pour lesquels elles ont posé. D’autres, protectrices de l’artisanat d’art, ont parfois aussi joué le rôle de mécènes. C’est pour elles, sur leurs suggestions, que plusieurs des plus beaux hôtels néo-classiques de l’époque ont été édifiés. Ainsi, ceux de Mlles Colombe, Dervieux et Guimard que certains demandaient à visiter. Victoire Dervieux épousera d’ailleurs son architecte, le célèbre Bélanger. La plupart des libertines dont on parlait beaucoup étaient connues comme artistes professionnelles ou amateurs : Sophie Arnould, interprète de Gluck, ou Julie Candeille qui, avant de devenir auteur dramatique, appartint successivement à l’Académie royale de Musique puis au Théâtre-Français, et était une excellente claveciniste mise dans sa jeunesse en compétition avec Mozart. Parmi tant d’autres femmes libres, on citera encore Mme Filleul, qui affichait sa liaison à Passy avec le directeur général de l’entreprise de distribution des Eaux de Paris, et qui compte parmi les grandes pastellistes de son époque. Les libertines sont engagées lorsque survient la Révolution, qu’elles accompagnent ou combattent. Quel que soit leur camp, elles risquent leur vie pour une cause qu’elles croient juste. C’est Mme de Beaufort qui, devenue la maîtresse du conventionnel Julien de Toulouse, use de son influence pour faire relaxer des suspects. C’est Mlle d’Estat, fille d’une des plus célèbres libertines du siècle, qui distribue des fonds importants destinés à orienter le vote des députés dans le procès de Louis xvi, ou enfin Mlle Dutilleul, amie de Rougeville – le chevalier de Maison Rouge –, qui risque sa tête pour faire évader Marie-Antoinette du Temple. D’autres, comme la cantatrice Maillard, acceptent de jouer le rôle de la déesse de la Raison à Notre-Dame, sans parler de Théroigne de Méricourt, célèbre libertine gagnée aux idées nouvelles. Mais l’impulsion d’autonomie et de créativité donnée par toutes ces femmes de la fin des Lumières a été arrêtée net et leur souvenir déformé par les mémorialistes du xixe siècle, qui ont souvent revisité ce passé brillant au motif du nouvel ordre bourgeois où la femme eut sa place assignée. Il ne nous reste que cette « douceur de vivre », diversement interprétée par la suite, mais dont Talleyrand, libertin et ami des femmes, savait très bien ce qu’elle recouvrait exactement.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007