Amor et pietas ou l’art d’être beau-père : l’Epistula 35 d’Ambroise de Milan
p. 227-236
Texte intégral
1Dans la correspondance rédigée par Ambroise de Milan durant son épiscopat1 figure la lettre 35 n’offrant aucun élément de datation précis et adressée à un dénommé Sisinnius dont on ne sait rien par ailleurs. Son nom ne doit d’avoir traversé les siècles qu’aux déboires domestiques de sa famille suite à l’inconduite d’un fils qui, poussé par l’amor, s’était marié sans consulter son père. Pour apaiser la colère paternelle, Ambroise s’entremet, favorise la réconciliation des deux hommes et félicite le père d’avoir écouté son cœur et la pietas, sentiment sacré d’affection paternelle :
Ambroise à Sisinnius2
- Que tu aies, sur ma demande, pardonné (remisisti)3 à notre fils d’avoir pris femme sans t’avoir consulté (te inconsulto), je l’attribue plus à l’affection paternelle (pietati) qu’à l’amour que tu me portes ; et il est préférable que ce soit l’affection paternelle elle-même qui l’ait obtenu plutôt que la requête de quiconque. Assurément c’est plutôt le prêtre qui obtient satisfaction lorsque la vertu doit l’emporter ; car la requête du prêtre est un enseignement qui rappelle ce qui est dû à l’affection. Mais ici c’est la nature qui a obtenu ce résultat, c’est ton fils qui l’a obtenu, d’autant plus complètement qu’on fixe d’ordinaire un terme à ce qu’on concède alors qu’un comportement vertueux est affaire de durée et permanente doit être la direction donnée aux âmes.
- Tu as bien agi en retrouvant en toi le père, alors même que ton indignation a été justifiée (iusta indignatio). Je préfère en effet déclarer qu’il y a eu faute (culpam) afin que soit mieux louée ton indulgence paternelle. Mais il y a bien eu offense au père (paterna offensio) puisque c’est toi qui aurais dû choisir en suivant ton propre jugement celle qui allait devenir comme ta fille (in locum filiae)4 et pour qui tu deviendrais un père. Car nos enfants, ou c’est la nature qui nous les donne, ou c’est nous qui les choisissons. Avec la nature, c’est le hasard qui décide ; pour le choix, c’est notre capacité de jugement, et nous sommes plus touchés par ce qui concerne les enfants que nous avons adoptés que par ce qui concerne les enfants que nous avons engendrés car quand les enfants engendrés sont dégénérés la faute en revient à la nature mais lorsque les enfants que nous nous sommes donnés par l’adoption ou le mariage sont indignes c’est à mettre au compte de notre propre erreur. C’est la raison pour laquelle tu t’es mis en colère contre ton fils. Mais c’est aussi la raison pour laquelle tu lui as pardonné de s’être choisi son épouse : tu as acquis une fille sans les risques qu’on prend à choisir. S’il a pris une bonne épouse, il t’en sera reconnaissant ; s’il s’est trompé, en les accueillant tu les rendras meilleurs, mais pires en les repoussant.
- Oui, quand c’est le père qui remet une jeune femme à son fils, il agit avec davantage de maturité dans la réflexion, mais lorsque c’est le fils qui la conduit à son père et le marié qui fait entrer celle qu’il a choisie dans la maison de son beau-père, il marque davantage son intention d’être déférent ; cela se fait dans la crainte pour le fils que sa décision ne déplaise, et pour la bru que ce soit sa façon de tenir la maison (ministerium). Celle qui a eu le privilège d’avoir été choisie par le père se gonfle et se redresse tandis que la crainte d’une offense (offensionis metus) rend l’autre humble, la honte (uerecundia) lui fait baisser la tête. Le fils n’aura pas à s’en prendre à son épouse, comme s’il était exempt de faute, en cas de conflit, ainsi qu’il arrive quand on vit ensemble. Bien plus, il mettra tous ses efforts à prouver deux choses : la justesse de sa décision au sujet de son épouse et sa déférence à l’égard de son père.
- Tu as fait ce que font les bons parents, c’est-à-dire pardonner vite mais une fois qu’on t’en a supplié. Car pardonner avant qu’on te l’ait demandé, ce n’était pas pardonner mais approuver ce qui s’est fait. Toutefois différer plus longtemps le pardon aurait été pénible pour toi et inutile pour eux ; ton cœur de père (paterna uiscera) n’aurait pu en effet le supporter plus longtemps.
- Dans une intention de dévotion extrême Abraham offrait selon le commandement divin son fils à Dieu en holocauste et sur le point d’oublier les lois de la nature il sortait son glaive de peur qu’un retard ne nuise à la qualité du sacrifice.
- Cependant lorsqu’il reçut l’ordre de retirer sa main de son fils, c’est bien volontiers qu’il rangea son glaive et lui qui se hâtait d’immoler son fils unique dans un élan de foi, il se dépêcha, dans une ardeur plus grande encore inspirée par son affection paternelle, de mettre à la place un bélier à sacrifier.
- Joseph aussi, pour retenir son frère cadet, simulait la colère contre ses frères à propos d’un larcin qu’il avait inventé. Cependant, tout indigné qu’il parut, comme un de ses frères, Juda, embrassait ses genoux et que les autres pleuraient, vaincu par un sentiment fraternel de compassion il ne put continuer plus longtemps de feindre la sévérité et, après avoir fait sortir tout témoin de la scène, il révéla à ses frères qu’ils avaient le même père et la même mère5 et que lui-même était ce Joseph qu’ils avaient vendu ; il ne gardait pas le souvenir de l’injustice qu’il avait subie, il les excusait, au nom de l’affection fraternelle, de l’amertume d’avoir été vendu par ses frères, et le geste dont il pouvait leur faire grief relevait de causes supérieures du fait que cela avait pu s’accomplir avec l’aide de Dieu pour qu’il passât en Égypte et donnât à manger à son peuple qui manquait des récoltes de l’étranger, pour qu’il aidât, en ces temps de famine, à nourrir son père et ses fils.
- Et que dirais-je du saint David qui accueillit dans sa maison un fils indigne et souillé du sang de son frère, sur la requête d’une seule femme, l’esprit ému de la réaction de ses entrailles paternelles (paternis uisceribus) ?
- Lui-même, ce père de l’Évangile s’élança avec une tendresse bienveillante vers son plus jeune fils qui avait dilapidé toute la fortune qu’il avait reçue de son père dans une vie déréglée ; à son retour, le père avait été touché par l’humilité d’une seule parole du fils qui avouait avoir péché envers son père. Il se pencha pour l’entourer de ses bras et ordonna qu’on lui apportât son meilleur vêtement, un anneau et des sandales, et après l’avoir honoré d’un baiser et lui avoir fait un cadeau, il l’accueillit à un magnifique banquet.
- Toi, imitant (imitatorem) ces pères, tu as fait preuve de cette affection paternelle qui nous rapproche de Dieu. Et c’est pourquoi j’ai poussé avec empressement notre fille (filiam nostram) à endurer la peine d’un voyage à une époque hivernale, parce qu’elle passerait un meilleur hiver dans la chaleur non seulement de la maison de son père mais encore de son affection, comme désormais la bienveillance a succédé à l’indignation, puisque, afin d’être pleinement à la ressemblance et à l’imitation des saints, tu as mis en accusation ceux qui par des mensonges fabriqués (conpositis mendaciis) ont cru devoir exciter ton esprit contre tes enfants.
Porte-toi bien et chéris-nous parce que nous t’aimons.
2Rares sont dans l’œuvre laissée par Ambroise les passages où l’on entre si loin dans l’intimité d’une famille. Cette lettre laisse imaginer sans peine un touchant tableau de genre où le vieux père accueille sur le pas de sa porte, dans le froid de l’hiver, son fils repenti et la jeune bru au regard humblement baissé. Ajoutons quelques vieux serviteurs émus aux larmes et l’émotion va nous gagner nous aussi... Mais au-delà de la scène attendrissante se pose une question importante : qu’est devenue en cette fin de ive siècle l’autorité du paterfamilias face à l’expression de la volonté individuelle de son fils ? et plus particulièrement : faut-il encore que les enfants demandent le consentement paternel pour se marier ?
3Nous allons tenter de répondre à cette dernière question, mais avec toute la modestie qu’impose le sujet. En effet, il y a une cinquantaine d’années P. Merêa écrivait que l’intervention paternelle dans le mariage des enfants est un des sujets obscurs et confus du droit romain, la période post-classique ante-justinienne – celle qui nous occupe – étant même « plongée dans une atmosphère nébuleuse6 ». Le brouillard restant dense aujourd’hui, nous n’essaierons d’en déchirer que quelques lambeaux en répondant tour à tour aux interrogations simples et de bon sens qui viennent à l’esprit de l’honnête homme découvrant cette lettre : en quoi consiste exactement la faute commise par le fils ? que devient le mariage contracté par le fils sans le consentement du père ? pourquoi le fils a-t-il agi ainsi ? qui sont les absents dont on ne mentionne pas le nom ? et enfin qui est le vainqueur dans ce conflit ?
Quelle est véritablement la faute7 commise par le fils pardonnée8 par le père ?
4La réponse est apparemment simple : il s’est marié sans consulter son père (te inconsulto, § 1), ce qui en d’autres termes signifie qu’il ne lui a pas demandé son consentement. Mais est-ce une faute sur le plan juridique ou une faute sur le plan moral ? S’il y a faute au regard de la loi, ce serait la légalité même du mariage qui se trouverait compromise. Il est donc important, pour comprendre l’enjeu du pardon, de préciser dans quel cadre juridique se place cette affaire.
5Le droit romain envisage deux situations. Le premier cas est celui du fils encore « en puissance », c’est-à-dire soumis à la patria potestas de son père, ou de son grand-père s’il est encore vivant, voire d’un arrière-grand-père. Le fils n’a pas alors de capacité juridique et ce, aussi longtemps que vit son paterfamilias. Le consentement de ce pater-familias lui est nécessaire pour se marier. Toutefois, dans le cas d’un refus, le fils peut en appeler à un magistrat qui pourra, s’il juge ce refus injustifié, autoriser le mariage9. L’autre situation est celle du fils sui iuris, c’est-à-dire qui a sa pleine capacité juridique, soit parce que tous ses ascendants sont décédés, soit parce que son père l’a déjà émancipé. Dans le cas qui nous intéresse, Sisinnius est bien vivant et son fils ne peut être sui iuris qu’à une condition, à savoir que son père l’ait émancipé. Et là est toute la question. Emancipé, le fils est libre de se marier sans rien demander à son père ; on comprendrait mal alors toute l’émotion suscitée par le choix du fils et l’intervention d’Ambroise dans une situation au demeurant très simple. Ambroise ne pourrait parler ni de iusta indignatio ni de paterna offensio (§ 2) puisque le père en émancipant son fils l’avait laissé libre désormais de faire ce qu’il voulait. La seule offense serait d’ordre moral : un fils, même émancipé, ne doit-il pas tenir compte de l’avis de celui qui lui a donné la vie et qui l’aime sans doute tendrement ? Rien dans le texte de la lettre n’interdit cette interprétation. Toutefois les proportions prises par l’affaire au point que l’évêque lui-même se décide à intercéder laissent penser que nous ne sommes pas dans ce cas de figure. Cela ne nous paraît pas être la situation du fils de Sisinnius. Nous préférons supposer qu’il est encore en puissance et qu’il lui fallait le consentement paternel pour se marier, ce qu’il a omis de demander.
Sans le consentement de Sisinnius, que devient le mariage contracté par son fils ?
6Logiquement, cette union n’est pas un iustum matrimonium, elle n’a pas de validité juridique. Si Ambroise s’applique donc avec tant de chaleur à résoudre le conflit c’est bien certainement qu’il a des craintes pour le jeune couple, et plus particulièrement pour le sort de celle qu’il appelle filiam nostram (§ 10). Le prétendu mariage ne devient plus qu’une union de fait et se trouve disqualifié en simple concubinat. Même si Ambroise dans le reste de son œuvre se montre indulgent pour cette union de type inférieur du moment qu’elle est stable, monogame et accepte la fécondité, il n’en reste pas moins que la formule est beaucoup moins protectrice pour la femme et les enfants à naître10. Si en effet le fils, au bout de quelque temps, renouait avec sa famille et épousait légitimement une jeune femme que lui aurait désignée son père, la concubine n’aurait plus qu’à disparaître et ses enfants n’hériteraient que d’une infime partie du patrimoine de leur père ; notons toutefois que c’est déjà beaucoup et que ces miettes laissées aux enfants naturels ne leur ont été concédées que depuis quelques années à peine au moment où écrit Ambroise11. Une concubine qui doit laisser la place à une épouse légitime alors qu’elle a déjà donné au moins un enfant à son compagnon : c’est la triste histoire devenue célèbre que raconte Augustin dans ses Confessions lorsque sa mère Monique eut le projet de le marier12. Pour éviter un tel désastre il faut obtenir le pardon de Sisinnius, et par-là son consentement, dans l’intérêt de la jeune femme et de ses futurs enfants.
Pourquoi le fils n’a-t-il pas demandé le consentement de son père ?
7Sous l’effet sans doute d’un amor foudroyant qui n’autorisait aucun délai, le jeune homme a été emporté par la passion et, prenant ses désirs pour des réalités en comptant sur la bienveillance paternelle, il s’est engagé dans une union alors que toutes les conditions légales n’étaient pas réunies. À sa grande surprise, son père n’a pas entériné la décision prise à la hâte, s’est fâché et a menacé. Voilà un scénario plausible. Il y en a d’autres. Par exemple, le jeune couple parlait de mariage depuis longtemps, le père du garçon s’y opposait ; pour lui forcer la main, le fils se met officiellement en ménage dans l’espoir que le père donnerait alors son consentement afin d’éviter le scandale public et une démarche des jeunes gens auprès du magistrat dans le but, comme nous l’avons vu plus haut, d’être autorisés à se passer du consentement paternel... On pourrait encore forger d’autres romans...
8Il est plus intéressant ici de s’interroger sur ce qui a pu motiver le refus du père. Qu’a donc cette jeune femme pour que le père désapprouve dans un premier temps ce mariage ? Il faut tout de suite exclure un problème d’incompatibilité religieuse. Sisinnius semble avoir des liens personnels avec Ambroise qui l’exhorte à imiter les figures bibliques ; il est donc nécessairement chrétien. Quant à la jeune femme, si Ambroise l’appelle sa fille c’est qu’elle appartient elle aussi à la communauté chrétienne. La cause du refus est donc à chercher ailleurs. Peut-être Sisinnius avait-il fait déjà des démarches auprès du père d’une autre jeune fille et l’emballement de son fils est venu contrarier tous les beaux projets. Peut-être aussi la femme choisie par son fils n’a-t-elle pas de dot suffisante aux yeux de Sisinnius. Cette dernière raison est certainement la bonne et c’est ce que laisse entendre à mots couverts Ambroise lorsqu’il parle d’une bru inquiète du jugement qu’on va porter sur son ministerium (§ 3), sa capacité à diriger la bonne marche d’une maison de notable. Elle craint une offense (offensionis metus § 3), elle éprouve de la honte (uerecundia § 3). Tout cela, Ambroise le met au compte de son sentiment de culpabilité de ne pas avoir été choisie par son beau-père. Mais c’est dire avec élégance qu’une fille de milieu modeste va se trouver bien mal à l’aise dans une belle-famille certainement fortunée. Au contraire, la mariée qui apporte une riche dot est sûre d’elle et ne craint pas les remarques blessantes.
9Évoquer les questions d’argent amène par ailleurs à s’interroger sur les personnages désignés en fin de lettre comme ceux qui ont à dessein et par des mensonges (conpositis mendaciis § 10) jeté de l’huile sur le feu et tout fait pour séparer le père et le fils. Il s’agit bien certainement de personnes qui avaient tout intérêt à ce que Sisinnius dans sa colère déshérite son fils indigne, autre effet catastrophique de ce mariage sans consentement paternel. Précisons que, pour déshériter son fils, Sisinnius aurait dû suivre les règles de l’exhérédation bien définies par la loi : la décision doit être exprimée dans un testament ; elle doit être formulée en termes sacramentels et nominativement (X filius meus exheres esto) ; enfin il faut qu’elle porte sur toute l’hérédité13. De telles dispositions demandent une démarche volontaire de la part du père, il ne s’agit plus simplement d’imprécations lancées en l’air dans le secret du cercle de famille. Ces mesures sont appelées à devenir publiques, il y aura scandale. Seule une rage profonde peut conduire un père à cette décision. Il apparaît que certains ont nourri volontairement la colère du père puisque selon les termes de la loi, une fois le fils indigne exhérédé, Sisinnius aurait pu disposer au profit d’un autre de ses héritiers ou même d’un étranger à la famille. En pardonnant à son fils, Sisinnius a déjoué les intrigues de proches mal intentionnés.
Qui sont les absents qu’Ambroise ne mentionne pas ? Pourquoi ces silences ?
10On pense tout d’abord à la mère du jeune homme. Il est vrai que son consentement n’est pas requis par la loi. Il est possible aussi que, même si Madame décide tout à la maison, la fiction de l’autorité du mari commande à Ambroise de ne s’adresser qu’à Sisinnius et à lui seul. Enfin, dernier cas de figure tout aussi vraisemblable, Sisinnius est veuf et son épouse ne peut plus donner son avis.
11On pense ensuite aux parents de la mariée et tout particulièrement à son paterfamilias. Lui aussi doit donner son consentement, au même titre que le paterfamilias du marié. Or il ne semble y avoir aucun problème de ce côté-là. Peut-être cette belle-famille est-elle trop heureuse de ce brillant mariage pour s’y opposer. Peut-être même l’a-t-elle favorisé... Mais la solution la plus simple est que la jeune femme soit déjà sui iuris, orpheline sans père ni grand-père, ce qui expliquerait la part que prend l’évêque Ambroise à cette affaire qui lui tient manifestement à cœur. Il a hâte de savoir cette jeune femme sans protecteur à l’abri de la maison d’un beau-père et la presse même de voyager malgré l’hiver qui rend le trajet pénible. Il faut cependant préciser que si la mariée sui iuris a moins de vingt-cinq ans elle doit demander le consentement de la personne qui lui est la plus proche14. Le texte d’Ambroise n’apporte aucun renseignement sur ce point. Ce silence s’explique certainement par l’habileté d’Ambroise qui juge bon de donner le beau rôle à Sisinnius à l’humeur encore irritable et de taire tout ce qui pourrait l’agacer. Sisinnius accorde à sa bru l’honneur de l’accueillir dans sa famille et n’envisage manifestement pas qu’il puisse y avoir des obstacles du côté de la jeune femme.
Qui est finalement le vainqueur dans ce conflit familial ?
12Sisinnius ? Ambroise veut à tout prix l’apaiser et développe tout le long de sa lettre l’argumentation suivante : après une juste colère, le père a su pardonner et s’il a été vaincu (uictus § 7, inflexus § 9) ce n’est pas par faiblesse mais parce qu’il a écouté, comme nombre de grandes figures bibliques, la voix de la pietas. Ce dernier terme apparaît cinq fois dans le texte et paraît la clé de la sage conduite de Sisinnius. La pietas est, pour Ambroise, cette disposition de l’âme de ceux qui obéissent à la Loi naturelle. Dans l’Exameron Ambroise explique qu’en effet si l’on obéit à la loi de la nature on saura éprouver cette pietas et pour cela rien de plus simple, il suffit de suivre les modèles donnés par la nature elle-même ; l’humanité apprendra à aimer ses enfants, par exemple, « ex usu et pietate cornicum », en suivant les façons et l’affection des corneilles envers leurs petits15. Autre élément qui concourt au pardon et relève aussi de l’élan naturel spontané : la réaction des paterna viscera (§ 4 et § 8), les entrailles paternelles, le cœur d’un père. La pietas apparaît comme la forme abstraite de l’expression de l’amour paternel qu’on localise physiquement dans les uiscera. sisinius a été vaincu par les forces supérieures de la nature et on l’en félicite ; il est donc, semble-t-il, le vrai vainqueur aux yeux d’Ambroise.
13Toute la lettre cherche à justifier le pardon et à excuser Sisinnius d’avoir été si admirable ! On ne peut s’empêcher de relever quelques flatteries : Sisinnius devient un nouvel Abraham, un nouveau Joseph, il est leur imitator (§ 10). On remarquera par ailleurs qu’Ambroise emploie l’expression in locum filiae dont nous avons déjà noté qu’elle reprenait les termes juridiques loco filiae mariti de l’ancien mariage cum manu, dans le cadre duquel la jeune femme quittait autrefois la puissance de son paterfamilias pour entrer sous la puissance du paterfamilias de son mari. Elle devenait juridiquement la fille de son mari, lui-même en puissance de son père. À l’époque d’Ambroise, cette forme de mariage est tombée en désuétude et la femme se marie sine manu, c’est-à-dire qu’elle reste après son mariage sous la puissance de son propre paterfamilias. L’expression in locum filiae n’a donc pas de sens juridique, elle ne concerne que la nouvelle affection qui va lier le père et la bru qu’il va chérir comme sa propre fille. Nous imaginons aussi que le parfum archaïque de ces termes n’était pas pour déplaire à Sisinnius, flatté du rapprochement ainsi établi avec les mœurs de l’ancienne aristocratie romaine.
14Mais tous les développements d’Ambroise ne peuvent masquer le fait que, dans cette affaire, le vrai vainqueur n’est pas le père mais le fils. C’est lui en effet qui obtient gain de cause sur toute la ligne puisqu’il garde l’épouse qu’il s’est choisie, sa place dans la famille et son rang d’héritier. Il ne lui a été demandé que de présenter son repentir, sincère ou purement formel. En échange de quelques lettres ou de quelques larmes il a fait plier la volonté paternelle. Il y a donc bien lieu de s’interroger sur l’évolution des mentalités qui conduit un fils à se passer aussi facilement de la volonté de son père pour se marier. On objectera que nous avons précisément montré plus haut l’importance de l’enjeu d’un consentement donné ou refusé, mais tout se passe comme si finalement le fils connaissait d’avance l’issue du conflit.
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15Le brouillard annoncé sur les délicats contours du mariage sine consensu parentum ne s’est donc pas vraiment levé. La conclusion à laquelle nous aboutissons est que, certes, le père du marié a juridiquement le pouvoir de nuire au bonheur du jeune couple : l’union conclue n’est qu’un concubinat sans véritable protection pour la femme et les enfants ; dans le pire des cas, s’il y a rupture complète entre le père et le fils, l’exhérédation va priver le couple des revenus sur lesquels il comptait peut-être. Mais l’histoire de Sisinnius semble montrer que le père chrétien se doit d’obéir aux commandements de la pietas inspirée de la Nature et par-là de Dieu lui-même. Après avoir manifesté sa colère à la façon des pères de l’ancien temps, ces hommes terribles qui usaient de leur droit de vie et de mort sur leurs enfants en puissance, une fois l’expression d’un repentir obtenu, il a pu autoriser la jeune génération à conduire sa vie à sa guise. Le fils, à condition de demander le pardon, a pu imposer sa volonté au père. L’autorité du paterfamilias est toujours reconnue ; cependant des accommodements sont possibles et attendus.
16Mais combien d’affaires similaires ont-elles connu une aussi heureuse issue ? Avons-nous là une forme de norme amenée par la nouvelle conduite chrétienne ou s’agit-il d’un cas rarissime de bienveillance paternelle, négociée habilement par le plus grand évêque d’Italie ? Dans l’impossibilité de juger véritablement du caractère inédit ou non de cette affaire, nous ne pouvons trancher. Seule certitude : en cette fin de ive siècle, l’amor du fils est parfois vainqueur mais ne peut rien sans la pietas d’un père chrétien.
Notes de bas de page
1 Du 7 décembre 374 au 4 avril 397 (G. Visonà, Cronologia ambrosiana, Milan ; Rome, Biblioteca Ambrosiana-Città Nuova Editrice, 2004, p. 23 et 56).
2 Traduit d’après le texte des Epistulae établi par le Corpus Scriptorum Ecclesiasticorum Latinorum, Vienne, Hoelder-Pichler-Tempsky, 1968, vol. 82. La traduction que nous proposons ici est en grande partie redevable à la traduction italienne des Sancti Ambrosii episcopi Mediolanensis opera (SAEMO), coll. « Tutte le opere di Sant’Ambrogio », Milan-Rome, Biblioteca Ambrosiana-Città nuova editrice, t. 19, 1988. Toutefois nous avons jugé bon d’être plus explicite pour quelques expressions d’Ambroise quand elles étaient trop elliptiques et par-là vraiment obscures, ou quand le contexte juridique sous-jacent nécessitait des précisions.
3 Nous faisons figurer entre parenthèses le mot latin qui fera dans la suite objet d’un commentaire.
4 Ambroise utilise ici une expression proche des termes même de la législation du mariage cum manu : « loco filiae mariti ».
5 Ambroise emploie le mot germani. La traduction du SAEMO est ici incomplète car elle traduit germani par « figli dello stessopadre ». Le droit romain définit en réalité comme « germains » les frères et sœurs avec non seulement le même père mais aussi la même mère et les distingue d’une part des frères et sœurs consanguins (ayant simplement le même père), d’autre part des frères et sœurs utérins (ayant simplement la même mère). Voir P.-F. Girard, Manuel de droit romain, Paris, Ed. Duchemin, 1978,p. 902.
6 P. Merêa, « Le mariage sine consensu parentum dans le droit romain vulgaire occidental », Revue internationale des droits de l’Antiquité, t. V, 1950, p. 203.
7 Culpam, § 2.
8 Remisisti, § 1.
9 Digeste 23, 2, 19.
10 Sur cette question voir D. Lhuillier-Martinetti, L’individu dans la famille à Rome au ive siècle d’après l’œuvre d’Ambroise de Milan, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p.65-75.
11 C’est en 371 que Valentinien Ier, sans doute sensible à la détresse des enfants naturels, accorde à un père la possibilité de laisser un douzième (une once) de ses biens à ses enfants naturels et à leur mère quand il a par ailleurs des enfants légitimes, père ou mère ; en l’absence de descendant ou d’ascendant direct, la part que le père peut laisser à ses enfants naturels peut aller jusqu’à trois douzièmes de ses biens (Code Théodosien, 4, 6, 4 du 16 août 371). Cette disposition sera reprise en 405 par Arcadius et Honorius (Code Théodosien, 4, 6, 6) malgré plusieurs tentatives pour annuler ces mesures de la part de Gratien ou Théodose. Voir sur ce dernier point J. Rougé, « La pseudo-bigamie de Valentinien Ier », Cahier d’histoire des universités de Clermont-Lyon-Grenoble III, 1958, p. 14-15 et P. Voci, « Il diritto ere-ditario romano nell’età del tardo impero », Jura, XXIX, 1978, p. 94. Les tentatives d’abrogation auraient peut-être même été le fruit de l’influence d’Ambroise, militant pour des unions sans adultères.
12 Voir Augustin, Confessions, 6, 15 (Flammarion, « GF », 2001).
13 Voir P.-F. Girard, op. cit., p. 906.
14 Code Théodosien, 3, 7, 1.
15 Ambroise, Exameron, V, 18, 58 ; cité par B. Maes, La loi naturelle selon Ambroise de Milan, Rome, Presses de l’Université grégorienne, 1967, p. 149.
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