Properce écrit à Ovide ou la lettre cachée
p. 89-100
Texte intégral
1Nous avons choisi l’élégie III, 23 comme texte-référent et texte-support de notre réflexion. Après l’élégie 22 qui, tout en prononçant l’éloge de la terre romaine, promet au destinataire Tullus descendance et mariage heureux (v. 39-42), l’élégie 23 précède les deux élégies 24 et 25 de rupture avec Cynthie. C’est dire combien sa place est symbolique dans le livre III des Élégies. Voici la traduction que nous en proposons1 :
Ainsi, de si savantes tablettes pour nous sont perdues, avec elles également sont perdus tant de beaux écrits ! Ces tablettes, depuis longtemps mes mains les avaient usées, ce qui fit que l’on avait confiance en elles, même sans l’empreinte de mon sceau. Jusqu’à maintenant elles savaient sans moi apaiser les jeunes femmes et sans moi dire certains mots éloquents. Ce n’était pas de l’or incrusté qui me les avait rendues précieuses : elles avaient de la cire sans valeur sur du buis ordinaire.
Quelles qu’elles fussent, toujours elles me sont restées fidèles et toujours elles m’ont rendu de bons services. Peut-être que ce message a été confié à mes chères tablettes : « Je suis en colère, parce que, indolent, hier tu as tardé ! Est-ce que je ne sais quelle fille t’a paru plus séduisante ? Est-ce que tu lances sur moi de méchants griefs imaginaires ? » Ou bien celui-ci : « Tu viendras aujourd’hui, nous serons tranquillement l’un à l’autre : pour toute une nuit Amour t’a préparé mon hospitalité », et tout ce qu’une jeune femme qui n’est pas inexperte trouve de son plein gré à dire en badinant, lorsqu’une heure a été fixée pour entreprendre d’exquises manœuvres. Malheureux que je suis, sur mes tablettes un avare écrit ses comptes et les pose parmi ses échéanciers secs ! Si quelqu’un me les rapporte, il recevra de l’or : qui voudrait garder pour soi du bois au lieu de s’enrichir ? Va, jeune esclave, affiche vite mon offre sur une colonne et écris que ton maître habite le quartier des Jardins de l’Esquilin.
2Cette élégie sur les tablettes perdues a pour principal intérêt d’associer l’Amour au discours amoureux (v. 6 : uerba diserta « mots éloquents ») et de figer le poète, avant la rupture, dans la situation de l’homme qui attend la réponse de sa maîtresse, qu’elle dise son dépit ou son impatience amoureuse (v. 11-18). Ainsi la plainte à propos de la perte des tablettes se confond avec l’impossibilité présente de toute communication avec l’être aimé, plus précisément avec l’impossibilité de recevoir une quelconque réponse de lui. Or ce motif a fait l’objet d’une œuvre autre : les Héroïdes d’Ovide.
3Properce et Ovide furent amis ; celui-ci nomme Properce à plusieurs reprises2 et l’on peut supposer la pratique d’une aemulatio littéraire entre ces deux poètes majeurs de l’élégie romaine. D’où l’hypothèse que nous formulons : celle d’une possible intertextualité ludique entre les Elégie set les Héroïdes, comme si Ovide s’était ingénié, dans certaines lettres fictives d’héroïnes légendaires, en reprenant des situations mythologiques qu’il avait trouvées chez Properce, à parodier le pathétique si caractéristique de la représentation faite par son aîné du discours amoureux. De cette façon serait mis en scène Properce en amoureuse délaissée et malheureuse – la situation d’attente d’une réponse étant typiquement féminine dans les Héroïdes– écrivant à Ovide prenant le rôle du séducteur impénitent et volage. Dans le filigrane du recueil ovidien pourrait figurer alors ce que nous avons appelé la lettre cachée : imitatio plaisante d’un certain style élégiaque que marque le dolor par un jeune poète dont l’esthétique, dès les Amours, consiste justement à se déprendre des poétiques antérieures de l’élégie latine – celle, douce/amère, de Tibulle et celle, dolente, de Properce – pour introduire du jeu dans l’expression trop sérieuse des sentiments amoureux – nous verrons que Properce utilise lui-même à son sujet le mot grauitas. Cette mise en scène de Properce par Ovide mettrait donc en abyme une poétique désormais révolue selon un procédé amical de théâtralisation.
4Ce que nous pouvons savoir de la chronologie des deux œuvres n’interdit nullement notre interprétation. S. Viarre3 mentionne pour le livre I une publication vraisemblable en 29 av. J.-C., pour le livre II une publication en 26/25 av. J.-C., pour le livre III une composition entre 25 et 23 av. J.-C., enfin pour le livre IV une possibilité de composition datable de 16 av. J.-C. Quant aux Héroïdes, D. Porte4 retient les dates de 20 à 16 av. J.-C. pour les lettres 1 à 15 et de 8 apr. J.-C. pour les lettres 16 à 21.
5L’examen de ces deux œuvres met rapidement en évidence que plusieurs personnages mythiques sont communs aux deux poètes ; certes, il s’agit là d’un effet de culture littéraire partagée, mais les textes permettent des rapprochements précis qui ne s’expliquent pas seulement par le recours à des références usuelles. La liste des personnages est la suivante ; nous suivons leur ordre d’apparition dans le texte de Properce :
– Hypsipyle | (Prop., I, 15, 17-20) | > Hypsipyle | (Ov., VI) |
– Briséis | (Prop., II, 20, 1) | > Briséis | (Ov., III) |
– Médée | (Prop., II, 21, 11-12 ; 24c, 45-46 ; 34,8) | > Médée | (Ov., XII) |
– Phyllis | (Prop., II, 24c, 43-44) | > Phyllis | (Ov., II) |
– Pâris | (Prop., II , 34, 7) | > Pâris | (Ov., XVI ) |
– Hypermestre | (Prop., IV , 7, 63-64, 67-68) | > Hypermestre | (Ov., XIV) |
6L’enjeu de notre analyse consiste en l’examen des points de contact entre les deux textes : thèmes, situations, registres d’écriture ; pour ce faire, nous prendrons les occurrences propertiennes l’une après l’autre – soit six au total – tout en remarquant déjà que la référence à Pâris est particulière chez Properce et chez Ovide, puisque sa pertinence ne se fonde pas sur le pathétique – Pâris n’est évidemment pas une femme abandonnée –, mais sur l’ars amatoria – Pâris séduit habilement Hélène. Nous verrons, le moment venu, comment Ovide en effet écrit ce que Properce ne sait pas écrire : une lettre persuasive invitant la reine à abandonner son époux ; dans les Héroïdes, Ménélas sera l’homme prenant la place sinon le rôle (il n’a pas la parole pour cela) de la femme quittée ; nous verrons alors comment cette écriture spécifiquement ovidienne se substitue au pathos élégiaque et à la manière de Properce qui écrit en homme ayant la sensibilité de la femme quittée. Ainsi sera réécrite du point de vue du séducteur la situation initialement représentée du point de vue de l’homme trompé. Nous mettrons à part, en conséquence, l’exemple de Pâris pour nous attacher d’abord aux effets d’imitatio produits par les figures féminines que nous trouvons chez Properce.
7La vérité esthétique de cette empathie ludique – Ovide affectant d’écrire comme Properce, amplifiant même la rhétorique des passions à l’œuvre chez ce dernier – coïncide avec l’idée que l’amour élégiaque est a priori un discours amoureux qui peut être modifié, relativisé, Properce n’étant pas le seul à l’incarner et Ovide s’employant à le renouveler. Le pathétique y apparaît alors non seulement en tant que signe caractéristique d’une âme tourmentée par l’amour, mais surtout comme indice marquant du renversement des rôles statutaires tels qu’ils sont définis dans la société romaine : le masculin se féminise, Properce s’étant construit un personnage de femme malheureuse en amour. Ovide construit une part de son recueil sur la mise en évidence de ce processus symbolique. Cependant, par ce travail, nous ne voulons pas apporter une quelconque caution à une réflexion sur les tendances homosexuelles de Properce telle que naguère l’avait entreprise N. Tadic-Gilloteaux5. Néanmoins nous espérons contribuer un peu à une étude plus générale et de synthèse – qui, à notre connaissance, reste à faire – sur les représentations du masculin et du féminin à l’époque augustéenne dans la littérature et dans la société. Cela nous ferait renoncer à l’expression commode, mais simpliste, de « style élégiaque » qui englobe des écritures différentes de l’Éros.
8Assurément, les poèmes dont nous allons traiter ne sont pas spécifiquement « brillants » ni « étonnants » : ce n’est pas leur finalité, même si Ovide ne récuse pas l’exercice de style. En fait, le poème le plus étonnant qui nous intéresse présentement n’aura jamais été directement écrit : c’est l’héroïde impossible de Properce à Ovide, chacun dans son rôle de poète élégiaque – Properce l’abandonnée se plaignant à Ovide le séducteur qui se plaît à mettre en scène le tout. Question de styles. Le texte implicite de cette lettre tout autant fictive que les autres héroïdes peut figurer la mutation d’Éros par l’écriture même d’une esthétique autre : celle du jeu ovidien avec le Je pathétique et propertien.
9L’élégie I, 15, 1-2 de Properce blâme Cynthie pour sa légèreté, pire sa perfidie :
Saepe ego multa tuae leuitatis dura timebam,
hac tamen excepta, Cynthia, perfidia,...
Souvent, quant à moi, je craignais beaucoup de dures épreuves du fait de ta propre légèreté, excepté pourtant, Cynthie, cette perfidie aujourd’hui.
10Le poète reproche à sa puellad’être indolente vis-à-vis de lui-même (v. 4 : lenta)et de préférer les soins de son visage à toute forme de sollicitude pour celui qui pourtant l’aime passionnément, telle une coquette qui se fait belle pour aller rejoindre un nouvel amant (v. 8), oublieuse du précédent. Suit une série de quatre exemplaselon la mode érudite de la poésie hellénistique : Calypso (v. 9-14), Alphésibée (v. 15-16), Hypsipyle (v. 17-20), Evadné (v. 21-22) qui illustrent a contrariola fidélité féminine en amour. L’élégie s’achève sur le blâme répété des periuriade Cynthie (v. 25, 33-38) et la mise en garde conjointe à l’encontre des cajoleries qui trompent les amants naïvement sincères en leur cachant la véritable infamie de leur maîtresse (v. 41-42).
11L’exemplum d’Hypsipyle montre la jeune femme prostrée après le départ de Jason, telle que ne le sera jamais Cynthie dont l’attachement au poète est superficiel, puisqu’elle ne s’inquiète jamais de lui :
Nec sic Aesoniden rapientibus anxia uentis
Hypsipyle uacuo constitit in thalamo:
Hypsipyle nullospost illos sensit amores,
ut semel Haemonio tabuit hospitio.
Ce n’est pas ainsi que, saisie d’angoisse, tandis que les vents entraînaient le fils d’Eson, Hypsipyle dans la chambre vide se tint immobile : Hypsipyle n’éprouva pas d’autres amours après celles-là, une fois qu’elle eût langui pour l’Hémonien son hôte.
12Or, Properce avait déjà employé pour lui-même la métaphore de la fortune l’entraînant vers un grand péril dont il nous est difficile de dire la nature et il avait parlé de ses craintes auxquelles Cynthie se montre délibérément indifférente (v. 3-4) ; double mythique de lui-même, le personnage d’Hypsipyle que le poète représente est également dans le tourment, alors que Jason a mis les voiles. En filigrane se dessine bien la possibilité d’une assimilation de caractère entre l’héroïne légendaire à la souffrance connue et l’amoureux élégiaque. De plus, le contexte fait en sorte que c’est la puella qui se rapproche du uir infidèle. D’où ce schéma qui valorise la fonction féminine de l’attente et de la passivité auquel Properce se conforme ; ici commence la féminisation du masculin :
– Cynthie | (-) < | Hypsipyle (+) | |
Properce | (+) > | Jason (-) | |
– Properce | (+) = | Hypsipyle (+) | = fémin (+) |
Cynthie | (-) = | Jason (-) | = masculin(-). |
13Ovide, par l’Héroïde VI, montre Hypsipyle écrivant à Jason qui l’a laissée avec un enfant de lui ; elle développe le motif de l’inquiétude justifiée par le soupçon grandissant de la trahison sentimentale : elle qualifie de lentus (v. 17) Jason, comme Properce avait qualifié Cynthie de lenta. Surtout Ovide fait le tableau de la jeune femme portant en vain ses regards le plus loin qu’elle peut à l’horizon de la mer, comme pour retenir celui qui vogue vers Médée ; par cette description, la peur devient visible (v. 69-74) :
In latus omne patens turris circumspicit undas ;
Huc feror et lacrimis osque sinusque madent.
Per lacrimas specto, cupidaeque fauentia menti
Longius adsueto lumina nostra uident.
Adde preces castas immixtaque uota timori,
Nunc quoque te saluo persoluenda mihi.
De tous côtés une tour découvre aux regards les flots à l’entour : je m’y transporte et de mes pleurs mon visage, mon sein se mouillent. À travers mes larmes je regarde, et, favorisant les désirs de mon cœur, mes yeux voient plus loin que de coutume. Ajoute de chastes prières ainsi que des vœux mêlés à ma crainte, vœux que, maintenant même, je dois acquitter puisque tu es sauf.
14Ainsi Ovide, dès lors qu’il fait parler l’héroïne, amplifie ce sentiment de déréliction auquel Properce avait simplement fait allusion. La lettre met en scène le regard éploré de la jeune femme amoureuse qui présente un saisissant effet de contraste avec le visage hypocrite de Cynthie dont les yeux font couler des larmes menteuses (I, 15, 39-40). Le ressentiment propertien trouve dans l’écriture d’Ovide sa complète expression pathétique, l’hypocrisie de Cynthie faussement émue ayant pour correspondant celle de Jason feignant de pleurer par tristesse d’amour au moment où il quitte Hypsipyle (VI, 63-64). Avec aisance Ovide évolue dans l’espace d’un pathos qui n’est pas le sien.
15L’élégie II, 20, 1 confirme que le rôle de la femme esseulée ne convient pas à Cynthie. En effet, le début de l’hexamètre qui commence le poème pose à la puella cette question :
Quid fles abducta grauius Briseide ?
Pourquoi pleures-tu plus fort que Briséis enlevée ? (traduction S. Viarre).
16C’est que le poète, lui, est sûr de sa fides (v. 3-4), de sa grauitas même (v. 13-18) ; il parle du seruitium mite, du « doux esclavage » qu’il accepte d’endurer par amour pour Cynthie (v. 19-20). Tout cela doit donc la rassurer et lui interdire le style d’une héroïne de légende malheureuse :
Ne tu supplicibus me sis uenerata tabellis :
ultima talis erit quae mea prima fides.
Hoc mihi perpetuo ius est, quod solus amator
nec cito desisto nec temere incipio.
Toi, ne me supplie pas sur des tablettes implorantes ! À la fin ma fidélité en effet sera telle qu’au début. Ce droit m’appartient de tout temps : moi seul en amour, je ne quitte pas à la hâte et je n’entreprends pas à la légère (v. 33-36).
17Mais Ovide, dans l’Héroïde III de Briséis à Achille, écrit cette lettre de Cynthie à Properce que celui-ci avait jugé déplacée. Il le fait à la manière de Properce autrement dit en recourant aux effets de l’amplification pathétique. De fait, Briséis qu’Agamemnon vient d’enlever se plaint amèrement (v. 1-6) : Achille qui tarde à la reprendre pour venger cet affront, l’aurait-il oubliée ? (v. 21-22). Elle rappelle à son amant que Patrocle, à mots couverts, lui avait laissé entendre que sa captivité ne serait pas longue parce qu’Achille trop épris d’elle ne la laisserait pas longtemps aux mains d’Agamemnon ; c’est alors qu’Ovide utilise la même formule interrogative que Properce :
Ipse Menoetiades, tum cum tradebar, in aurem :
« Quid fles ? hic paruo tempore, dixit, eris »...
Le fils de Menoetios lui-même, au moment précis où j’étais livrée, me dit à l’oreille : « Pourquoi pleures-tu ? Tu seras chez lui peu de temps » (v. 23-24).
18La jeune esclave ne cesse alors de dire son attente d’être délivrée et son espoir de retrouver Achille : elle parle du mite leuamen, ce « doux soulagement » que représente la présence de son maître auprès d’elle (v. 61-62) ; l’expression n’est pas sans rappeler le « doux esclavage » de Properce auprès de sa maîtresse ; enfin, comme Properce encore, Briséis promet de rester fidèle jusqu’à la mort. Cette lettre pourrait contenir, par ses allusions intertextuelles, l’idée que le seul personnage susceptible de tenir convenablement le rôle de la puella serait le poeta amans des Élégies.
19La figure de Médée est récurrente dans les Élégies. Elle apparaît d’abord en II, 21, 11-12 sous l’aspect de la Colchis eiecta, la Colchidienne chassée de sa propre demeure au profit d’une rivale promue au rang de nouvelle épouse ; puis Properce, en 24c, 45-46, la désigne par l’expression Medea sola relicta; en 34, 8 enfin, elle est Colchis ignotum secuta uirum, celle qui a suivi pour son malheur un inconnu. Nous allons donc reprendre le contexte de chacune des trois occurrences. Dans l’élégie II, 21, le poète souligne cruellement la duperie sentimentale dont cette fois Cynthie est victime : son bel amant, pour lequel elle avait quitté Properce, est parti pour en aimer une autre, la leurrant à l’image jadis de Jason se jouant de Médée ; décidément il n’y a que le poète qui se conduise dignement en continuant d’aimer malgré tout sa puella ; cette mauvaise expérience doit servir à celle-ci de leçon :
Tot noctesperiere : nihil pudet ? Aspice, cantat
liber : tu, nimium credula, sola iaces.
Et nunc inter eos tu sermo es, te ille superbus
dicit se inuito saepe fuisse domi.
Dispeream, si quicquam aliud quam gloria de te
quaeritur : has laudes ille maritus habet.
Colchida sic hospes quondam decepit Iason :
Eiecta est (tenuit namque Creusa) domo.
Tant de nuits perdues ! N’as-tu pas honte ? Vois, il chante librement : toi, trop crédule, tu restes toute seule, abattue. Et maintenant toi, tu es leur sujet de conversation, il fait le malin en disant que toi, tu es venue souvent chez lui contre son gré. Que je périsse, s’il cherche de toi autre chose qu’un motif pour se vanter : voilà les louanges que mérite ce mari ! Ainsi Jason trompa-t-il jadis la Colchidienne dont il fut l’hôte : elle fut chassée de sa maison (Créüse en effet le retint) (v. 5-12).
20Au cours de l’élégie 24c, Properce traite à nouveau le motif de la légèreté de Cynthie (v. 17-20) qu’il qualifie de dura (v. 47-48) ; pour sa part, il maintient l’affirmation de sa fidélité exemplaire qui le différencie radicalement de Jason si inconstant :
Iam tibi Iasonia nota est Medea carina
et modo seruato sola relicta uiro.
Désormais tu connais l’histoire de Médée emmenée sur le navire de Jason et tu sais qu’elle fut bientôt laissée seule par l’homme qu’elle avait sauvé (v. 45-46).
21Ultime référence, l’élégie 34 débute par le cri de désespoir poussé par le poète qui s’est vu presque arraché à sa maîtresse du fait d’un ami indélicat devenu son rival (v. 2). Nul ne peut se fier à l’Amour, ce qu’illustre l’abandon de Médée :
Colchis et ignotum nempe secuta uirum
et c’est évidemment un inconnu que la Colchidienne suivit (v. 8) (traduction S. Viarre).
22À noter tout de suite que le poète, dès qu’il est privé de Cynthie, réagit de nouveau comme une femme trompée qui se désole et proteste de la sincérité de son sentiment amoureux. Il prend soin, en II, 21, de décrire le comportement arrogant du séducteur comme s’il en était lui-même directement victime : la répétition du pronom personnel de la seconde personne du singulier (v. 6, 7, 9) ne suffit pas à nous faire oublier que c’est Properce qui voit la scène à la place de la puella; il se focalise sur la solitude de celle-ci qui est aussi la sienne puisqu’ils ne sont plus ensemble et sur les propos tenus sur Cynthie qui sanctionnent par la dérision sa propre crédulité – n’a-t-il pas lui-même d’abord été trahi par « sa » puella ?
23L’Héroïde XII de Médée à Jason, quant à elle, dit l’indignité insolente de Jason, la passion amoureuse bafouée. Il est remarquable qu’Ovide réécrit la focalisation propertienne sur le pathos de Cynthie ; il développe la mise en scène de l’instant où Jason décide de chasser Médée par l’expression de la douleur que ressentit l’épouse jusqu’alors légitime – l’audace de Jason fait écho à la superbe de l’ex-amant de Cynthie :
Ausus es (o ! iusto desunt sua uerba dolori),
Ausus es « Aesonia, dicere, cede domo ».
Iussa domo cessi natis comitata duobus
Et, qui me sequitur semper, amore tui.
Tu as osé (ah ! les paroles qu’il faudrait manquent à mon juste ressentiment), tu as osé me dire : « Quitte le palais d’Eson ! » Sur cet ordre, j’ai quitté le palais, accompagnée de mes deux enfants et de ce qui me suit toujours, mon amour pour toi (v. 133-136) (traduction de D. Porte).
24Ovide insiste sur la situation infamante de Médée, objet des propos malveillants de Jason et de Créüse :
Forsitan et, stultae dum te iactare maritae
Quaeris et infestis auribus apta loqui,
In faciem moresque meos noua crimina fingas.
Rideat et uitiis laeta sit illa meis ;
Peut-être même, tandis que tu cherches à te faire valoir auprès de ta sotte femme et à conformer tes paroles à ses oreilles qui me sont hostiles, inventes-tu des accusations nouvelles contre mon physique et mon caractère. Qu’elle rie et qu’elle se réjouisse de mes défauts (v. 175-178) !
25Nous avons là une possible reprise de l’élégie 21, dont l’indice pourrait être le réemploi de l’adjectif stulta: chez Ovide, il qualifie Créüse et marque le mépris de Médée ; chez Properce, il qualifiait Cynthie elle-même à laquelle le poète reprochait de n’avoir pas su reconnaître le véritable amant (v. 17-18). Ovide prend un mot de Properce pour en changer la signification contextuelle tout en préservant la thématique d’ensemble : le blâme moral porte, dans les deux cas, sur celles qui se laissent séduire par un homme perfide – qu’il s’agisse de l’ancienne (Cynthie) ou de la nouvelle maîtresse (Créüse). De même Ovide désigne par marita (v. 175) la compagne de Jason, comme Properce avait désigné par maritus(v. 10) l’ex-compagnon de Cynthie. Les personnages se croisent ; Cynthie et Créüse, Créüse et le séducteur de Cynthie. La lettre élargit le champ du pathos par ce recours suivi à l’imaginaire de la légende et le déréalise, façon savante et paradoxale d’en détruire aussi la portée.
26C’est encore dans l’élégie 24c qu’est cité l’exemple de Démophoon n’ayant aimé que peu de temps Phyllis. Properce a précédemment évoqué Thésée qui s’était pareillement mal conduit à l’égard d’Ariane (v. 43-44). Face à Cynthie légère de mœurs à ses propres dépens, il ne sera ni Thésée, ni Démophoon, ni Jason : son rôle n’est pas celui de l’hospes malus profitant des lois de l’hospitalité pour abuser d’une jeune fille vierge naïvement éprise. Le malheur de Phyllis est toutefois plus prégnant que celui d’Ariane ; Properce nous montre plutôt la fille de Minos pleurant de joie lorsqu’elle vit sauvé Thésée revenir du Labyrinthe (II, 14, 7-8) et surtout dansant avec grâce, menant les chœurs dionysiaques (ibid., 3a, 17-18), ou emportée au ciel par les lynx de Bacchus devenu son époux divin (III, 17, 7-8). Phyllis, elle, apparaît définitivement comme une victime du désir masculin.
27L’Héroïde II de Phyllis à Démophoon stigmatise le fils de Thésée selon un processus répétitif d’accusation (v. 1-2, 57-60, 67-74, 107-108, 115-116, 145-148) qui permet la variation sur le motif du « méchant hôte » jusqu’à en accroître les effets dévastateurs : à la fin de la lettre Phyllis se résout au suicide. Ovide se sert du thème de la virginité volée par un étranger – que Properce ne traite pas – afin de pousser jusqu’à l’extrême le thème de l’abandon et faire se rejoindre Amour et mort volontaire.
28Properce mentionne Hypermestre dans l’élégie IV, 7, poème curieux puisqu’il raconte dans une étrange familiarité de la mort et de l’amour l’apparition du fantôme de Cynthie revenue hanter la conscience du poète. Ce personnage inquiétant au sens propre du terme – il trouble le repos de Properce – tient de l’au-delà le discours de la fidélité amoureuse et donne au poète le rôle inhabituel du uir perfidus (v. 13-14). Selon cette nouvelle répartition des fonctions, c’est donc Properce qui a rompu le pacte d’amour conclu avec Cynthie (v. 21-22, 51-54) ; chacun retrouve alors son rôle social et statutaire : la part du féminin est celle de l’attachement, la part du masculin est celle de la rupture – typologie majeure des Héroïdes. Mieux, Cynthie évoque aux Enfers le séjour des Bienheureux où les femmes fidèles racontent leur histoire respective (v. 63-64) ; Hypermestre est l’une de ces épouses sans tache. Pire, Cynthie se déclare interdite d’histoire d’amour par la faute même de Properce qui la trompa (v. 69-70) ; elle n’a que du dépit à dire. Au contraire,
narrat Hypermestre magnum ausas esse sorores,
in scelus hoc animum non ualuisse suum.
Hypermestre raconte que ses sœurs ont osé une grave action, mais que pour ce crime son cœur n’a pas eu de force (v. 67-68).
29L’Héroïde XIV d’Hypermestre à Lyncée raconte précisément tout le forfait : le père de la jeune épouse avait exigé d’elle et de ses sœurs le meurtre de leurs époux la même nuit ; toutes obéirent, sauf Hypermestre. La lettre tout entière de la jeune femme à présent par son propre père condamnée à mourir se termine sur l’image des lacrimae fideles que versera Lyncée, son frère-époux, sur ses restes (v. 127-130). Le poème de Properce avait transformé le langage amoureux de la fidélité en un appel à la fidélité suprême, celle qui par la mort mêle les corps, celle où finalement le masculin s’abolit dans la dernière étreinte qui fait triompher le féminin (IV, 7, 94 : mecum eris, « tu seras avec moi », proclame la puella avant de disparaître) ; mais, pour une fois, Ovide écrit en retrait : Lyncée doit survivre à Hypermestre pour la pleurer. Cette sobriété ovidienne comparée à l’emphase propertienne ne serait-elle pas une distance prise par rapport à la représentation pathétique de l’amour qui ne culmine que dans la mort et dans la fusion avec la sensibilité féminine à l’abandon – même si Properce a pris le rôle du uir, c’est lui qui fait parler « sa » puella selon l’intensité pathétique de son propre « èthos » ?
30Reste Pâris. Properce en parle dans l’élégie II, 34 avant de citer l’exemple de Jason ; Pâris illustre bien sûr l’Amour poussant à de tristes combats parce qu’il dénoue les liens sacrés de l’hospitalité :
Hospes in hospitium Menelao uenit adulter.
L’hôte qui vint pour demander l’hospitalité à Ménélas fut adultère (v. 7).
31Cette élégie est également celle où Properce affiche sa prétention à la gloire littéraire notamment parmi les autres poètes élégiaques tels que Catulle ou Gallus ; sa poétique dont le sujet est la représentation des duri amores (v. 53) rendra célèbre Cynthie comme le sont déjà Lesbie et Lycoris (v. 93-94).
32Ovide, par l’Héroïde XVI de Pâris à Hélène, réécrit ce texte programmatique : quittant le registre propertien du pathos amoureux, il propose une poétique autre, la sienne, fondée non plus sur le principe du mouere – l’art d’émouvoir le destinataire par l’intensité de la passion fidèle –, mais sur celui du delectare – l’art de plaire au destinataire par la force persuasive de doux mots. Le pathos n’est plus de mise dans la lettre à Hélène où l’adultère est un plaisir (v. 11-12), où la douceur de Vénus envahit la relation érotique et invite à une sexualité joyeuse (v. 83-86, 129-130). Prenant le point de vue du prince troyen justifiant son entreprise immorale, Ovide conclut ironiquement le texte par l’exhortation à une nouvelle forme de fides : la pleine confiance en l’adultère (v. 377-378) ! Nous nous trouvons dans la formulation d’un Art d’aimer qui ne doit plus rien à Properce qui se prétendait pourtant maître de vérité en amour : ce qu’Ovide en Pâris enseigne, c’est la rupture ludique de la tradition morale ; ce n’est plus le sérieux d’une liaison extra-conjugale toujours fondée sur la réciprocité contraignante de la fidélité. Ovide écrit ce qui pourrait passer pour sa propre réponse à Properce...
33Notre analyse permet donc d’aboutir à une synthèse conclusive sur six moments de réécriture ovidienne concernant la manière et la matière propertiennes :
- l’Héroïde VI d’Hypsipyle qui, par la figure de l’hypotypose, théâtralise le pathos,
- l’Héroïde III de Briséis qui, par la reprise de l’interrogation Quid fles ?, effectue la mise en abyme de la sensibilité pathétique incarnée seulement par Properce et non par Cynthie,
- l’Héroïde XII de Médée qui, par la variation sur un adjectif qualificatif, étend l’espace de l’infidélité pathétique tout en le déréalisant,
- l’Héroïde II de Phyllis qui amplifie le motif douloureux de l’homme déloyal par la répétition du motif de la virginité perdue,
- l’Héroïde XIV d’Hypermestre qui nous fait savoir le discours amoureux impossible pour Cynthie et produit un effet de distanciation critique par rapport au motif du pathétique idéalement mortifère où la passion exacerbée de la femme attire l’homme dans la mort,
- l’Héroïde XVI de Pâris qui remplace malicieusement l’esthétique sérieuse de la représentation d’un amour partagé pour toujours par le gai savoir de l’adultère. L’attente inutile de l’infidèle se métamorphose à présent en l’attente impatiente du nouvel amant.
34Notre hypothèse de la lettre cachée reste ludique, certes, elle aussi ; cependant, ce texte des filigranes qui s’articule selon la rhétorique – hypotypose, variation, amplification, ironie – offre la possibilité d’une lecture de l’Éros qui inverse la typologie socio-symbolique du masculin et du féminin. En héroïne épicotragique, Properce dit son abandon chez Ovide et l’échec de son langage ; les Héroïdes, sur le ton de la déclamation, décomposent l’image de l’homme en femme pathétique pour élaborer celle de l’homme en héros de la séduction. Ovide-Pâris répond, dans cet échange imaginé, en disant le creux d’une parole pleine dont les mots sont lestés d’un référent vainement idéalisé : la fides. Argumentation formelle, persuasion se substituent au dire fondamental de Properce et à son Éros féminin.
Notes de bas de page
1 D’après l’édition de S. Viarre, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2005 :
Ergo tam doctae nobisperiere tabellae,
scripta quibus pariter tot periere bona !
Has quondam nostris manibus detriuerat usus,
qui non signatas iussit habere fidem.
Illae iam sine me norant placare puellas,
et quaedam sine me uerba diserta loqui.
Non illas fixum caras effecerat aurum :
uulgari buxo sordida cera fuit.
Qualescumque mihi semper mansere fideles,
semper et effectus promeruere bonos.
Forsitan haec illis fuerint mandata tabellis :
« irascor, quoniam es, lente, moratus heri. :
An tibi nescio quae uisa est formosior ? An tu
non bona de nobis crimina ficta iacis ? »
Aut dixit : « uenies hodie, cessabimus una :
hospitium tota nocteparauitAmor »,
et quaecumque uolens reperit non stulta puella
garrula, cum blandis dicitur hora dolis
Me miserum, his aliquis rationem scribit auarus
et ponit duras inter ephemeridas !
Quas si quis mihi rettulerit, donabitur auro :
quis pro diuitiis ligna retenta uelit ?
I puer, et citus haec aliqua propone columna,
et dominum Esquiliis scribe habitare tuum.
2 Art d’aimer, III, 333 ; Tristes, II, 4, 65 ; IV, 10, 45 et 53 ; V, 1, 17.
3 Properce, Élégies, p. XII et XIII, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2005.
4 Héroïdes, éd. revue, corr. et augmentée par D. Porte, Paris, Les Belles Lettres, « CUF », 2004, p. V à X.
5 N. Tadic-Gilloteaux, « Psychanalyse de Properce », Bruxelles, Latomus, 24, 1965, p. 238-273.
Auteur
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