L’émotion à la « Une » : La mort de Yasser Arafat
p. 351-371
Texte intégral
1Yasser Arafat est mort le 11 novembre 2004 à l’Hôpital militaire Percy.
2Le lendemain, plusieurs quotidiens ont titré à la Une sur cette information, rendant compte, par les titres et photos, par le texte et par l’image, de l’événement, et de l’émotion suscitée par cette disparition. C’est ce dernier point qui nous intéresse dans cet article : comment l’émotion peut-elle être montrée, produite, partagée ? Quels dispositifs sémiotiques sont-ils mis en œuvre pour de tels effets ? Le traitement de l’émotion est variable. Certains quotidiens1, comme Le Figaro et Le Midi Libre, semblent la neutraliser au profit de la solennité d’une cérémonie officielle et de ses rites (fig. 1). D’autres, comme L’Hérault du Jour, choisissent de montrer l’émotion de la foule, de la donner en spectacle au lecteur (fig. 2). Libération provoque l’émotion du lecteur en imposant, par un cadrage serré, un objet émotionnel, le keffieh d’Arafat, emblème de son identité et indice de son absence (fig. 3). L’Humanitéinsistant sur le combat militant d’Arafat et sa poursuite présuppose l’émotion du lecteur et son engagement (fig. 4).
3Nous avons retenu pour cette étude la Une du quotidien Aujourd’hui en France(ci-contre), qui nous paraît tout à la fois construire, montrer et produirel’émotion. Il nous a paru intéressant de préciser les dispositifs sémiotiques de l’émotion par une analyse de cette photo de presse et une description de son fonctionnement énoncif et énonciatif2.
4La corrélation établie entre l’énoncé photographique (débrayé) et son embrayage énonciatif contribue particulièrement à la production de l’émotion, et à l’instauration d’un énonciataire susceptible d’assumer cette émotion. Le titre, de son côté (« Arafat entre dans l’histoire »), permet de construire une isotopie narrative interprétant la photo : la scène représentée est donnée comme l’illustration de la performance dite. Cette Une illustre assez bien les problèmes sémiotiques de la figurativité, et de la tension entre représentation et signification. Il s’agit bien de la mort d’Arafat, le 11 novembre 2004, mais la photo ne représente pas cet événement ; elle montre une scène dont on ne sait ni où ni quand elle a pu avoir lieu. Toutefois, la configuration de l’image (son dispositif figuratif et narratif) et sa structure énonciative (interne et externe) sont susceptibles de constituer un tout de signification convergeant avec le contenu du titre pour produire une impression référentielle spécifique. Le texte placé sous le titre et accompagnant la photo installe l’image et ses acteurs dans un non-lieu et dans un non-temps : le moment présent de l’énonciation du texte (« Arafat entre dans l’histoire ») se pose entre le moment passé et le lieu du décès d’une part « mort hier matin à 3 h 30 du matin à Clamart, à l’hôpital militaire Percy », et le moment futur et le lieu de l’inhumation d’autre part « Yasser Arafat sera enterré à Ramallah ». Que « représente » cette photo, ainsi détachée des coordonnées référentielles qui lui sont pourtant affectées ? À quelles instances d’énonciation peut-elle être articulée ? Le texte du titre et du commentaire présuppose une instance d’énonciation, et l’image de son côté construit un centre de perspective et un foyer énonciatif. Cette disposition singulière des rapports entre énoncé et énonciation est susceptible d’instaurer l’instance énonciataire de la signification produite par la construction figurative de l’image.
5Dans les pages qui suivent, nous proposerons une analyse sémiotique de l’énoncé photographique, de ses dimensions figuratives et narratives et, pour aborder la question de l’émotion, nous insisterons sur l’organisation énonciative. La photo représente des procès d’énonciation entre les acteurs de la scène représentée (on parle alors d’énonciation énoncée), mais les caractéristiques du cadrage, de la délimitation du champ et du hors-champ, ouvrent la perspective vers l’énonciation « énonçante », vers l’instance spectatorielle qui, en position d’énonciataire, se trouve convoquée par l’image elle-même pour assumer l’ensemble du dispositif signifiant. Dans la disposition globale de l’image, la position d’énonciataire se trouve partagée, clivée, entre le champ et le horschamp3, entre les données internes à la photo (relations entre Arafat et la foule) et les éléments externes qu’elles présupposent mais ne représentent pas.
6Ces mains tendues vers l’affiche, ces bras dont on ne sait pas à qui ils appartiennent, fonctionnent comme une « prothèse » énonciative, un prolongement de l’énonciataire (spectateur) extra-discursif à l’intérieur de l’énoncé, comme un point de bascule ou d’oscillation entre l’intra-textuel et l’extra-textuel, point d’accroche pour un énonciataire « clivé », pour un sujet clivé de l’énonciation.
7Partant de ce point de vue sur l’énonciation, on peut engager une proposition de cohérence de ce corpus, et montrer comment l’énonciataire est construit comme instance d’énonciation, non seulement de l’interprétation qui vise à construire la cohérence du discours, mais également de l’énonciation « racontée » dans l’image. Atteint par le regard du personnage central (Arafat) de l’image, le lecteur se trouve convoqué pour les programmes modaux et pathémiques que l’image met en scène. Il ne s’agit pas seulement d’empathie entre le spectateur et la scène représentée – comme ce pourrait être le cas si l’émotion était seulement (re) présentée par la photo (fig. 5), il s’agit d’un regard qui convoque un autre regard, c’est en tant que corps regardant que le lecteur est convoqué et introduit à l’intérieur de la scène. Du champ au hors-champ, à la limite entre les deux et au point visé par le regard du personnage représenté sur l’affiche, se posent le regard et le geste d’un énonciataire-énonciateur, et la place d’un corps. Le spectateur est constitué comme participant à la scène, non seulement par le point de vue (regard), mais par la fonction narrative instaurée en lien avec la construction narrative de l’énoncé. Telle nous semble se présenter la production de l’émotion à partir de cette Une.
Caractéristiques sémiotiques de l’image
Signification - énonciation
8La photo s’inscrit dans la tension entre l’information (référentielle) et la signification, entre l’événement (re) présenté et la figure mise en discours. On peut représenter référentiellement l’émotion suscitée par la mort d’Arafat (fig. 2), ou l’événement du transfert vers le lieu d’inhumation (fig. 1), dans ce cas l’ensemble figuratif de l’énoncé construit un discours objectif ou « transitif »4, un signe qui renvoie à son objet, avec cette prime d’objectivité que confère la photographie, garantie d’un « avoir-été-là » comme le signalait R. Barthes. Mais certaines Unes jouent de la décontextualisation de l’image, il s’agit de signifier l’événement par le moyen des montages figuratifs, le discours est alors « intransitif5 », donnant la priorité à la construction du sens et aux conditions d’émergence de la signification pour un énonciataire.
9Lire l’image, c’est proposer la construction d’une cohérence6 à partir des données figuratives observables. Cette construction fait appel à des procédures complexes. Des grandeurs fi guratives sont reconnaissables et référentiellement identifiables, à partir de ce que U. Eco appelle des codes iconiques (on reconnaît sur notre photo un mur, des barbelés, des mains, le visage d’Arafat, son keffieh et son blouson…). L’agencement de ces grandeurs dans la scène représentée par l’image permet d’élaborer des scénarios dans lesquels les figures trouvent un rôle et une signification fonctionnelle (nous aurons à reconnaître le geste de salut d’Arafat, mais aussi à interpréter les gestes des mains en bas de l’image). La disposition des figures dans le plan de l’image permet d’élaborer des catégories fi guratives plus abstraites participant à la construction globale de la figurativité (haut-bas ; clair-sombre…) et à la structuration sémantique de l’énoncé.
10La disposition globale fait en outre appel à des codes iconographiques, culturels ou intertextuels, susceptibles de renvoyer de manière plus ou moins stéréotypée à des ensembles figuratifs reconnaissables et servant d’interprétant pour l’événement en question. Notre photo peut ainsi reprendre certains schémas figuratifs. Mentionnons par exemple celui de ‘la mort d’un président’ que l’on a pu trouver dans Le Monde7 lors de la mort de François Mitterrand (construction de l’espace entre bas et haut, déplacement et distance, modalité existentielle des acteurs manifestés, la position de François Mitterrand sur le socle de statue l’installant déjà dans l’ordre de la représentation alors que, paradoxalement, la représentation (symbolique et stéréotypée) de la France acquiert un statut plus fort de réalité). Ce schéma se retrouve dans la photo que nous analysons, comme une variante d’un modèle établi.
11Il nous a semblé pouvoir également reconnaître dans cette photo – et assez paradoxalement – certains schémas figuratifs de la représentation traditionnelle de l’Ascension du Christdans l’iconographie chrétienne. On retrouve des dispositifs spatiaux (terre/ciel ; bas/haut), actoriels (séparation, distance, médiation) ainsi que des formes de modalités existentielles médiatisant le rapport présence/absence et notant l’écart entre les classes d’acteurs, l’acteur principal étant représenté « en image » dans l’image, soit dans une mandorle pour le Christ ou sur un affiche pour Arafat, alors que les autres acteurs, en bas, appartiennent à un mode plus « réel » d’existence et de représentation. On notera en outre bien sûr la position des bras tendus vers… le ciel, et la gestualité particulière du personnage principal.
12Dans le cas de la Une de presse, le titre participe, de façon intersémiotique à la construction du sens. « Arafat entre dans l’histoire. Disparition… » : cette légende s’applique à l’image pour désigner la scène représentée et constituer avec elle une isotopie commune, une impression référentielle. Un tel titre obligera par exemple à corréler les conditions figuratives de l’espace dans le texte et dans l’image : « entrer dans l’histoire » ≈ « s’élever vers le ciel, au-delà du mur… ». La rencontre et l’écart maintenu entre les deux sémiotiques (Texte/Image), la non-concordance entre les figures de l’une et de l’autre sollicitent le travail interprétatif du lecteur8.
Problématique de l’énonciation
13 Dans notre analyse de l’image de presse et de la construction de l’émotion, nous nous appuierons sur une approche sémiotique de l’énonciation. Tout énoncé considéré comme discours, – c’est-à-dire comme manifestation d’un tout de signification cohérent, et relatif à un acte énonciatif de structuration du sens – présuppose logiquement une instance d’énonciation développée sur les deux pôles énonciateur et énonciataire. Il s’agit bien ici d’énonciation (de la signification) et non pas de communication (du message).
14Par ailleurs, l’énoncé lui-même, selon sa forme sémiotique singulière, manifeste des dispositifs d’énonciation.
- L’énonciation énoncée (ou intra-discursive) désigne les opérations, fonctions ou rôles d’énonciation représentés dans l’énoncé, les procès de profération (prises de paroles, discours rapportés…), les procès d’interprétation (argumentations assumées par une instance manifestée ou non par un acteur), les procès de perception rapportés (descriptions relatives au point de vue d’un acteur interne à l’énoncé…)
- Les dispositifs figuratifs mis en discours (l’organisation des temps, espaces, acteurs) dessinent une perspective figurative à partir d’un centre de perspective ou centre de présence supposé (comme c’est le cas dans la peinture figurative avec les dispositifs classiques de la perspective).
- Ces dispositifs présupposent et produisent une position d’énonciation, une place ou un rôle susceptibles d’être assumés par le spectateur (lecteur) de l’image.
15Dans la photo analysée ici, nous tenterons de montrer comment l’émotion est un produit de l’énonciation :
16a- par effacement du pôle émetteur du message :
17La photo impose la scène en l’absence du destinateur, elle fait voir ou donne à voir et elle garantit l’« avoir été là » de la scène (fonction indiciaire de la photo selon R. Barthes). Mais ici, la « réalité » configurée par l’image manque des marques de son inscription référentielle… On ne sait pas où ni quand cette scène a eu lieu, ni quels en sont les acteurs. De plus, l’acteur réel reconnaissable, Arafat, qui serait le « référent » du discours photographique (comme du titre) n’a pas le même degré de réalité (la même modalité d’existence sémiotique) que le reste de la scène où les autres acteurs, plus « réels », restent toutefois « anonymes » et fragmentaires, donc difficilement référentialisables : Arafat est déjà « en image » dans l’image… La photo signifie à distance de la scène qu’elle représente. La communication du message joue de cette distance et de cet écart entre les pôles de la communication (cf. Jakobson) et les instances de l’énonciation.
18b- par construction des instances de l’énonciation énoncée :
19Le dispositif figuratif de la photo manifeste des procès d’énonciation. Nous aurons à décrire les gestes montrés9 (mains tendues par la foule, main d’Arafat qui salue, ou dit adieu…), les regards dont les orientations construisent des dispositifs d’interactions communicationnelles entre acteurs… L’agencement de ces figures dans la scène représentée, mais aussi leur disposition dans l’espace de la photo, produisent également une perspective, un champ de présence centré (un point de vue perceptif), une « cible » pour laquelle la scène, comme « source », se donne à voir, mais aussi la place d’un acteur atteint par le regard émanant du visage représenté de Y. Arafat : celui qui est mis en position de regarder la scène (énonciataire et énonciateur, spectateur-lecteur ou photographe) est aussi celui qui est visé et convoqué par le regard de Y. Arafat.
20Le regard pointé vers le hors-champ atteint tout à la fois la foule (dont on ne voit que les mains tendues) et une instance extra-discursive (photographe et/ou spectateur). On constate donc ici une syncrétisation des pôles énoncifs et énonciatifs à partir du regard mis en abîme dans la représentation de la photographie.
21c- par ouverture du pôle énonciataire vers le destinataire du discours global.
22Le cadrage de la photo, la délimitation du champ et du hors-champ à partir des mains tendues, produisent le clivage de la position d’énonciataire (dans l’énoncé photographique et hors de lui) au point limite, au seuil, et ouvre la question du débrayage et du réembrayage à partir de l’énoncé photographique.
23L’énonciation intradiscursive dans la scène représentée (entre Arafat et la Foule) est corrélée à l’énonciation principale (embrayée) où c’est le spectateur qui est convoqué par le regard (voir un autre exemple fig. 6).
24C’est là que nous poserons la question de l’émotion produite et partagée. Comment traiter le clivage de la représentation dans l’image (le regard sur l’affiche – la foule dans la réalité de la scène) et son effet dans l’énonciation où l’on reconnaît deux plans de convocation à partir du regard : du côté de l’énonciation énoncée et du côté de l’énonciation principale. Regardant cette photo de presse et la scène représentée, on y est et on n’y est pas (on en est et on n’en est pas) : l’énonciataire est un sujet clivé : lecteur d’une photo et sujet de regard convoqué par le regard adressé depuis l’affiche.
Analyse discursive de la photographie
25La photographie donne à voir une « scène », une organisation narrative et figurative qu’il serait possible de restituer verbalement : « La scène représente une foule aux mains tendues vers une affiche s’élevant le long d’un haut mur, et représentant Arafat souriant et saluant, etc.… »10. Pour autant, elle ne se limite pas à cette représentation narrative, elle manifeste dans sa clôture et sa délimitation (la photo a un cadre, elle délimite un champ et un hors-champ), un tout de signification articulé (les grandeurs figuratives11 qui la constituent font sens et s’interprètent les unes par rapport aux autres selon leur disposition dans le plan de l’image) ; elle organise un champ de présence pour une instance d’énonciation constituée comme un « je-ici-maintenant » par rapport au « non je – non ici – non maintenant » de la scène représentée et de sa représentation.
26L’analyse de la photographie s’attachera d’abord à décrire cette disposition figurative des éléments temporels, spatiaux et actoriels.
Dispositif temporel
27En tant qu’image fixe, instantanée, la photo sélectionne, saisit et fixe un instant dans la continuité d’une durée, elle se présente comme la synecdoque d’un parcours narratif global qu’il appartient au lecteur de pouvoir reconstituer à l’aide d’inférences et par recours à des codes d’expérience12 : elle saisit l’affiche « au vol », échappant aux mains qui cherchent à la saisir ou à la retenir13. La photo produit un effet d’ellipse dans un parcours narratif.
Dispositif spatial
28La photographie présente un dispositif spatial, une construction de l’espace. Au-delà de sa fonction d’ancrage référentiel – impossible à préciser ici –, cette disposition spatiale constitue des catégories figuratives susceptibles d’entrer dans des constructions semi-symboliques14 et de proposer une sémiotique de l’espace propre à cette image.
29Nous pouvons reconnaître, sur la dimension spatiale, deux grandeurs figuratives : le ‘ciel’ et le ‘mur’ surmonté de ‘barbelés’. Chacune des figures, prise séparément, pourrait être « décodée » et interprétée. Ce ‘mur’ avec les ‘barbelés’ peut appartenir – comme on l’a noté plus haut – au code iconographique de la représentation d’un espace carcéral15, d’un camp de prisonniers ou d’un camp de concentration. Compte tenu du contexte historique et politique où l’on situe la mort d’Arafat, ce mur pourrait être décodable comme le mur de séparation entre Israël et les territoires palestiniens16.
30Conjuguées dans la disposition globale de la photo, ces deux grandeurs figuratives permettent d’élaborer des catégories figuratives. ‘Ciel’ et ‘mur’ découpent l’espace de la photo selon une diagonale montante de gauche à droite, à partir de laquelle peuvent être proposées des catégories spatiales telles que : haut/vs/bas/,/ouvert/vs/fermé/,/en-deçà/vs/au-delà/,/ici/vs/là-bas/, mais également des catégories plastiques :/clair/vs/opaque/, ou perceptives :/visible/vs/invisible/. On notera que l’affiche représentant Arafat occupe le centre de l’espace, qu’elle fait médiation entre les deux zones du ‘ciel’ et du ‘mur’ et que le bras du personnage – dans le prolongement d’un des bras tendus – occupe la seconde diagonale de l’image perçue également comme montante, à cause de l’orientation des bras et des mains. On peut faire l’hypothèse que ces dispositions spatiales, appartenant au plan de l’expression, sont susceptibles de correspondre à des dispositions logico-sémantiques au plan du contenu : en quoi la diagonale des bras vient-elle contredire la diagonale du mur ?
31Ce dispositif spatial permet de manifester une axiologie et une narrativité. Une axiologie peut être élaborée entre/bas/vs/haut/,/ici/et/là-bas/(convertibles au plan tensif en/proximité/vs/éloignement/). Ces catégories peuvent investir des objets-valeurs pour des sujets et soutenir des parcours narratifs tels que Départ, Evasion, Elévation(Ascension ?) dans lesquelles les figures d’acteurs trouveront place : Arafat s’élevant (s’échappant ?) en haut du mur vers le ciel, les mains, en bas, tendues vers celui qui s’élève en haut (qui disparaît ? qui se libère ?) pour l’accompagner (pour le retenir ?). Les catégories spatiales déterminent des rôles thématiques et narratifs pour les acteurs : la polarité de l’espace (du bas vers le haut17) détermine une orientation pour les programmes, l’écart détermine la distance (modalité du vouloir) et l’éloignement inscrit la dynamique des programmes (l’intensité de la visée). Une tension narrative s’établit ainsi entre i)un programme de mise à distance (« départ », « fuite18 », « envol »…) où Arafat est à la fois le sujet (libéré, extrait du collectif situé en-deçà du mur) et l’objet (perdu pour la foule) et ii)un programme de saisie où il s’agit de retenir l’objet perdu qui disparaît19. Le dispositif spatial détermine également un axe pour l’énonciation énoncée, tracé entre les mains tendues et le visage représenté sur l’affiche, c’est un axe d’énonciationet de désir. Un procès d’énonciation (de communication, de transmission) s’inscrit entre Arafat (regard et geste) comme énonciateur énoncé et les mains tendues comme énonciataire énoncé20, mais les mains tendues sont en position de sujet par rapport à un objet.
32On observe ainsi la tension narrative entre un programme de communication (de haut en bas) et un programme d’appropriation (de bas en haut). Nous verrons plus loin comment l’articulation du champ et du hors-champ convoque le lecteur dans cette tension. En effet, à partir du « regard caméra » d’Arafat, sur l’affiche, c’est vers le hors-champ que s’oriente la visée.
Dispositif actoriel
33L’image propose deux grandeurs figuratives sur la dimension actorielle : Y. Arafat et la Foule. Avant d’en proposer l’analyse, quelques remarques générales sont à faire sur le statut sémiologique de ces grandeurs.
34Dans le cadre d’une sémiotique de l’image, les grandeurs figuratives sont interprétables d’abord à partir de la représentation qu’elles fournissent, c’est en passant par l’objet représenté (référentiel) que se fait l’accès à la signification, l’interprétation fait donc appel à d’autres sémiotiques appliquées à cet objet (sémiotique du geste, de la physionomie, du vêtement etc.…). Il faudra ainsi interpréter les gestes des mains, le geste d’Arafat, etc.…
35Dans la photographie que nous analysons, le statut sémiologique des acteurs est complexe puisque l’affiche introduit une image dans l’image… La Foule appartient au niveau de réalité référentielle de la scène représentée. Arafat appartient à un autre niveau de réalité puisqu’il est représenté sur l’affiche qui, elle, appartient au niveau de réalité de la scène. L’affiche se présente bien comme une affiche, avec les ondulations du papier. Mais elle est singularisée du fait qu’elle est décollée (libérée ?) du mur, à la différence des autres affiches visibles derrière, collées au mur ; elle manifeste ainsi la dynamique (structures modales et tensives) qui sous-tend les parcours narratifs que nous avons évoqués plus haut. On retiendra également le caractère officiel que lui confère le tampon visible en haut à droite21.
Yasser Arafat
36C’est donc comme image (icône) que Yasser Arafat est mis en discours et narrativisé : il a la réalité d’un signe, d’une « figure ». Dans une perspective de sémiotique narrative, ce statut d’icône correspond aux conditions de la sanction. On sait que dans la théorie greimassienne, le schéma narratif22 propose comme phase finale du parcours la sanction ou reconnaissance au cours de laquelle les conditions de la performance sont évaluées et sanctionnées. Les énoncés narratifs de cette phase mettent en circulation des objets-messages, ou objets-signes, qui assurent l’identification vraie du sujet. On distingue les objets-valeurs, enjeu du parcours narratif et des performances principales, et les objets-messages qui représentent et signifient les valeurs en jeu, et permettent l’identification du sujet. Il nous semble intéressant de constater ici que le personnage d’Arafat est traité sous un mode de représentation iconique : c’est l’image officielle d’Arafat qui sur cette affiche prend son essor par-delà le mur, assurant la ‘reconnaissance du héros’ ; mais c’est aussi le « portrait officiel » d’Arafat qui entre dans les parcours d’énonciation et de désir que nous avons mentionnés plus haut, et peut occuper ainsi la position de Destinateur instaurant, dans la séparation, des sujets pour un parcours narratif encore virtuel23.
37Ce départ a ainsi une double fonction narrative, c’est la sanction du héros glorifié au terme de la performance accomplie, mais c’est aussi le terme de la « manipulation » par laquelle le Destinateur instaure des sujets opérateurs pour des programmes à venir.
38Représenté sur l’affiche Arafat est reconnaissable par son visage, et par ses attributs (barbe, keffieh, blouson). L’affiche est au centre de la photographie à distance des mains tendues et du sommet du mur. Le geste du bras et de la main (inscrit dans une diagonale qui croise la diagonale du mur) peut être interprété comme un geste de salut mais aussi d’adieu compte tenu de la construction de l’espace et de la distance prise par rapport aux autres acteurs comme on l’a vu pour l’illustration de la mort de Mitterrand24.
39Ce dispositif met en place dans l’image une interaction : le salut et l’adieu sont des adresses, des actes d’énonciation qui supposent une structure actantielle, la relation entre un énonciateur et un énonciataire, un contrat énonciatif préalable à toute éventuelle communication.
40Un regard accompagne le salut, il s’oriente tout à la fois vers les regards qui sont supposés être ceux des acteurs aux mains tendues et vers la place du spectateur hors-champ dont le regard est appelé par le regard (« caméra ») d’Arafat. Dans l’image (énoncé photographique), seul le regard d’Arafat est manifesté et présent (sur l’affiche qui dit son absence), mais c’est à partir de ce regard posé que se disposent les autres regards présupposés : la forme sémiotique de l’énoncé programme les conditions de sa lecture. L’énonciataire est installé dans le dispositif pathémique de l’image. La structure de l’énonciation est impliquée par la forme de l’énoncé. Le rôle d’énonciataire est une fonction, une place, soit dans l’énoncé lui-même, soit dans l’énonciation globale de la photo.
La Foule
41Sur la dimension actorielle, la seconde grandeur figurative est la Foule. Nous avons noté déjà du point de vue des modalités existentielles, qu’elle se situe au niveau même de réalité de la scène représentée, comme un acteur effectivement présent. Mais de cet acteur on ne voit que les mains ; ici encore la référence est défective : de Yasser Arafat, on n’a que l’image, de la Foule on n’a que les mains.
42Il s’agit d’un acteur/collectif/ par rapport à la/singularité/d’Arafat. L’image oppose l’individu et la totalité et oriente celle-ci par rapport à celui-là : le mouvement des bras et des mains converge vers le personnage d’Arafat.
43Le cadrage de l’image laisse ce collectif impossible à dénombrer, ouvert vers une totalité multiple et indéfinie, et ouvert, en premier plan et en arrièreplan, sur le hors-champ de l’espace spectatoriel à cause de la limite imposée en bas de l’image par le cadrage. Toutefois, ces mains, par leur position, par leur orientation, confèrent à l’acteur qu’elles signalent un statut figuratif et narratif défini : son rôle thématique est de montrer, de saisir ou d’accompagner, et son rôle actantiel est celui d’un Sujet articulé à un Objet (l’affiche qui s’élève/le personnage sur l’affiche) et d’un Sujet relié à un Destinateur (le personnage représenté sur l’affiche).
44Comme grandeurs figuratives, en fonction des gestes qu’elles représentent, ces diverses mains peuvent être interprétées comme des signes. On peut suggérer une pluralité de gestes et de fonctions. Il y a des mains dont la fonction est désigner le personnage qui s’élève (fonction de reconnaissance dans la sanction narrative ; d’autres sont là pour saluer et répondre au salut de Y. Arafat (elles s’inscrivent dans le contrat énonciatif manifesté dans l’image entre Arafat et la Foule), d’autres sont là pour saisir (ou retenir) celui qui disparaît (fonction de Sujet de la quête ou du désir), d’autres enfin (celle de gauche au premier plan en particulier) semblent là pour soutenir ou même lancer (laisser partir) celui qui disparaît25. L’ensemble des mains manifeste donc une structure modale assez complexe pour cet actant collectif (vouloir et ne pas vouloir – et ne pas pouvoirretenir) en face d’une structure modale du type devoir-disparaître (devoir-être) caractérisant le personnage d’Arafat.
45Le dispositif iconique (cadrage, division du champ et du hors-champ) a pour effet de modaliser la place de l’énonciataire (extra-discursif) à partir des structures narratives intra-discursives : ces mains manifestent (rendent présentes) dans l’image la disposition modale et pathémique de l’énonciataire spectateur, elles l’introduisent dans la scène, et par le biais de l’énoncé mettent en rapport la représentation virtuelle d’Arafat (en image sur l’affiche) et la position « réelle » hors-image du spectateur. Les structures énonciatives, modales et pathémiques établies dans la photo entre Arafat et la Foule sont transférables entre la représentation d’Arafat et le spectateur du fait de la limite du hors-champ qui affecte la représentation du corps de la foule. C’est sur le corps des acteurs de la Foule que s’opère la coupure du cadrage (il n’y a que des mains) : le regard qui peut répondre au regard d’Arafat (qui manque à la réalité de la scène : c’est une image sur une affiche) manque à la représentation de l’image, il ne peut être que hors-champ et dans le réel de la situation spectatorielle. L’embrayage énonciatif est un effet de la limite du hors-champ : c’est au seuil de l’image que le sujet de l’énonciation trouve sa place26 en face de l’absent de la scène.
Le pathos en action
46Nous avons pu suivre dans l’analyse de cette photo de presse la construction de l’émotion, sa production et sa transmission. Nous l’avons analysée en sémiotique comme un phénomène de conversion énonciative : la forme sémiotique de l’énoncé constitue les conditions de l’énonciation du point de vue de l’énonciataire. La question n’est pas tant de communiquer une émotion que de la susciter à partir des conditions de l’énoncé. Si l’on s’attache à bien distinguer les conditions de l’énonciation des circonstances de la communication, on peut ainsi montrer que les formes immanentes de l’énonciation internes à l’énoncé, organisent des dispositifs d’énonciation disponibles pour les instances principales relatives à la structuration d’ensemble de la signification : l’énonciataire se révèle ainsi, à proprement parler « sujet de » l’énonciation. Il est assez remarquable que la photo de presse, dans la mesure où elle prend ses distances avec le contexte référentiel de l’événement qu’elle est censée illustrer met en œuvre sa propre organisation interne au service des conditions sémiotiques de sa réception et de l’émergence de la signification.
47Dans cette photographie, la conversion énonciative nous semble passer par la corrélation entre d’une part les procès d’énonciation internes à l’énoncé, manifestés dans l’image par les gestes, le regard, mais aussi par la répartition spatiale des éléments figuratifs, et d’autre part une énonciation énonçante, impliquée à partir de l’énoncé par l’écart entre champ et hors-champ, et par les ellipses figuratives (mains sans corps ou regards répondant au geste et au regard d’Arafat)27. Tout se passe comme si ce regard sur l’affiche convoquait, dans le hors-champ, par-delà les limites de la photo, le regard du spectateur, et comme si les mains présentes dans l’image prenaient en charge la représentation des effets pathémiques et modaux de cette adresse et introduisaient l’énonciataire dans la configuration narrative de la scène représentée.
Annexe
ANNEXES
Fig. 1 : Le FIGARO (12 novembre 2004)
« La France lui fait un adieu solennel.
L’hommage appuyé à Arafat »
Le Midi Libre montrait en Une une photographie quasi identique mais titrait : « Des adieux de chef d’état pour Arafat ».
Fig. 2 : L’HÉRAULT DU JOUR(12 novembre 2004)
Hommages
Arafat : La conscience d’un peuple
Photo disponible sur : http://www.ipc.gov.ps
Fig. 3 : LIBÉRATION (12 novembre 2004)
« Et maintenant ? »
Comme dans la Une d’AJF, le texte (titre du journal) s’insère dans l’image, et peut ainsi jouer à son niveau : quelle place donner à la/libération/dans ce corpus ? La légende de la photo (non reproduite ici) indique que la photo représente la place d’Arafat empêché de participer à une cérémonie religieuse à Bethléem…).
La forme interrogative du titre engage un dispositif énonciatif particulier, et un place d’énonciataire mis en face du signe de l’absence d’Arafat et de l’injonction à répondre.
Fig. 4 : L’HUMANITÉ(12 novembre 2004)
Son combat continue
Fig. 5
Fig. 6 : (http://www.photofactory.nl)
Fig. 7 : Icône de la Vierge à l’Enfant.
Notes de bas de page
1 On trouvera en Annexe les reproductions de ces différentes Unes.
2 Ce corpus avait été sélectionné par M. -C. Giroud-Panier dans le cadre d’un cours de Culture Expression et Méthodologie Universitaire. La présente étude a été présentée au séminaire interdisciplinaire Sémantique en contexte (UBO – ENST Bretagne) et au séminaire du Groupe Semeia ; elle a profité des remarques orales et des participants.
3 Voir Daniel Arasse : « Le regard de l’escargot (l’Annonciation de Cossa) », On n’y voit rien, Descriptions. Folio Essais, Denoël, 2000.
4 GENINASCA J., « Le discours n’est pas toujours ce que l’on croit », Protée, Printemps 1998, p. 109-118.
5 GENINASCA J., art. cit.
6 Voir L. Panier, « Discours, Cohérence, Énonciation : une approche de sémiotique discursive », in F. Calas (dir.), Cohérence et Discours, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2006, p. 107-116.
7 Le Monde, 12 janvier 1996 – Plantu.
8 On peut noter également que sur la Une du journal, le titre comme texte visible en surimpression sur la photo fait image : on pourrait observer comment l’affiche sur laquelle figure Arafat se trouve prise ou insérée entre « entre » et « histoire » : la disposition iconique de la page fait voir ce que le texte dit.
9 La photo est un objet polysémiotique dans la mesure où la lecture de la scène représentée fait appel à plusieurs sémiotiques : sémiotique de l’espace, sémiotique des gestes, des attitudes, des physionomies, des regards, des vêtements, etc.…
10 Mais le titre dit : « Arafat entre dans l’histoire » !
11 Nous empruntons cette notion à Jacques Geninasca (« Sur le statut des grandeurs figuratives et des variables », La parole littéraire, Paris, PUF, 1997, p. 19-28). On définira rapidement les grandeurs figuratives comme des unités de contenu individualisables, reconnaissables dans un énoncé (textuel ou iconique), et ayant un correspondant hors de l’énoncé, soit dans le monde naturel, soit dans d’autres énoncés. Les grandeurs figuratives se présentent d’abord comme des signes-renvois, mais elles constituent également les formants d’une forme figurative du contenu.
12 Dispositif inférentiel analysé par U. Eco lorsqu’il parle du recours à l’« encyclopédie » (Lector in fabula ou La coopération interprétative dans les textes narratifs, Paris, Grasset, 1985, p. 15s). Nous retrouverons cette question lorsqu’il s’agira d’analyser le geste d’Arafat. ou celui des mains tendues vers l’affiche.
13 L’orientation de l’image et la direction des axes principaux induisent cette interprétation : l’affiche est « vue » comme s’élevant et s’éloignant vers la droite le long de la diagonale montante. Si l’on retournait l’image, la diagonale descendante inciterait à lire une chute…
14 Au sens donné à cette expression par Jean-Marie Floch (voir, Petites mythologies de l’œil et de l’esprit, Paris/Amsterdam, Ed. Hadès/Benjamins, 1985)
15 La courbure des barbelés indiquant bien que la scène se passe du côté de l’enfermement, et que le centre de perspective est de ce côté-ci.
16 On pourrait illustrer ainsi la notion d’impression référentielle : ce mur ne renvoie pas à son référent comme un signe à un objet (« réel »), mais il entre dans une convergence de discours qu’il autorise et qui construit un ensemble de traits sémantiques applicables à l’objet signifié.
17 On verra plus loin comment l’orientation du regard du haut vers le bas construit corrélativement à l’éloignement, le parcours de la communication.
18 Ou même « évasion » si l’on retient l’impression référentielle du mur avec ses barbelés…
19 Cette scène où un acteur échappe aux mains qui le retiennent peut rappeler iconographiquement les représentations de l’Ascension du Christ que nous avons déjà mentionnées, ou telle représentation du « noli me tangere ».
20 Sans oublier que par ces mains se réalise l’ouverture hors-champ vers le lecteur (énonciataire) de l’image.
21 Parmi les nombreuses représentations d’Arafat que nous avons pu observer, on constate une très forte présence des affiches, soit sur les murs soit tenues à la main (voir fig. 5).
22 Ce schéma articule logiquement 4 énoncé narratifs : Manipulation, Sanction, Compétence, Performance. Voir : Groupe d’Entrevernes, Analyse sémiotique des textes, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 1979.
23 Rappelons le titre de L’Humanité : « Son combat continue » qui développe cette option narrative, tout en manifestant que de ce combat, on retient le signe de la victoire (la performance accomplie) !
24 Voir plus haut l’illustration de la mort de F. Mitterrand.
25 On a pu remarquer, d’un point de vue iconographique, comment cette main pouvait rappeler certaines icônes dans lesquelles la Vierge désigne et soutient l’enfant Jésus (voir Fig. 7).
26 ARASSE D., op. cit.
27 Par comparaison, mentionnons la photo de Une de La Marseillaise (12 novembre 2004) (voir fig. 2) où ce sont les visages de la foule qui sont là pour montrer l’émotion suscitée par la mort d’Arafat. Une telle image pourrait susciter l’empathie du spectateur, mais elle ne le constitue pas énonciataire de la même manière que la photo que nous avons analysée. Notons par ailleurs que cette photo présente la foule rassemblée devant hôpital où Arafat se trouvait hospitalisé. Et remarquons la présence en haut à droite, en fond de scène, du portrait d’Arafat. S’il s’agit encore de la présence du destinateur, elle n’est pas traitée modalement de la même manière que dans Aujourd’hui en France.
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