Les attentats du 11 septembre 2001. Les limites du pathos entre éthique et esthétique
p. 339-349
Texte intégral
1La médiatisation en direct planétaire des attentats du 11 septembre 2001 à New York place cet événement dans une perspective historique, celle de l’avant et de l’après 11 septembre. Pour beaucoup de locuteurs contemporains, les attentats du World Trade Center marquent la fin d’une époque et le début d’une autre. La construction de l’événement s’effectue alors à travers la stupeur partagée des témoins, des victimes ou encore des journalistes eux-mêmes. Cette émotion vive et immédiate, exacerbée par une telle médiatisation, suspend d’emblée le raisonnement. L’image ainsi véhiculée désintellectualise le message qu’elle contient (Mouillaud : 1989), ne gardant en mémoire que la force symbolique de ces deux tours en feu. L’esthétisation de la souffrance des victimes innocentes, des sauveteurs de l’ombre ou encore des survivants miraculés contraste avec les interdictions du gouvernement américain de filmer certains éléments, comme la mort ou le désespoir.
2Ce paradoxe nous pousse à nous poser la question de la transmission par le discours des témoignages de ces attentats. En effet, à ce que tout le monde ou presque a vu se mêlent les récits des témoins, ceux qui par un « j’y étais1 » inscrivent leurs souvenirs individuels dans la sphère publique. Or, de la perception à l’expression de l’événement, c’est la construction de l’imaginaire collectif de ces attentats qui s’opère. Face à l’imprévisibilité d’une telle catastrophe, le locuteur est pris à défaut de ses propres expériences. Sa (re) présentation de l’événement s’effectue alors par la réactivation d’un univers culturel symbolique lui permettant de combler momentanément le vide référentiel auquel il se heurte.
3Au-delà de la question épineuse des points de vue au regard de la valeur idéologique d’un tel événement, il s’agira ici de se poser la question et de tenter de comprendre de quelle manière l’exploitation de la puissance émotionnelle de ces attentats par les médias peut conduire à une reconstruction sémantique de l’événement.
4À partir d’extraits de témoignages de presse, nous traiterons de la combinaison des facteurs émotifs par ses paramètres et sa gradualité. Puis nous aborderons la question de l’esthétisation à travers les récits et les témoignages illustrés. Pour finir, nous soulèverons la thématique de l’éthique de la mort, située entre refoulement et diffusion.
Le passage de l’événement à l’émotion
5Le glissement de la brutalité et de la soudaineté de ces attentats vers la réaction émotive du spectateur-témoin s’explique principalement par les paramètres et la gradualité temporelle de l’événement.
Puissance et paramètres de l’événement
6Dans le cas des attentats du 11 septembre 2001, l’émotion naît tout d’abord de son immédiateté télévisuelle. En outre, ce cadre du « direct » induit la proximité et la simultanéité ce qui a pour effet de décupler l’effet de réel, attesté par un garant humain présent sur place. Le téléspectateur devient alors témoin direct et privilégié (car en dehors de la zone de risque) de ces attentats. Il découvre en même temps que les reporters et les témoins présents sur place le second avion venant s’écraser dans la tour sud du World Trade Center.
7La temporalité médiatique qui reconstruit l’événement passé dans le présent de l’information n’a ici plus aucun sens. L’émotion suscitée est partagée par une communauté de témoins (unis par la tension émotive de l’événement) et non plus orientée par le simple choix individuel du journaliste.
8Face à cette stupeur, la puissance de l’événement s’inscrit également dans sa charge symbolique. En effet, au-delà de l’émotion liée au choc de l’attentat diffusé en direct et aux plans de vue des caméras sur les employés pris au piège des tours, ce sont les États-Unis qui sont ici concernés, et à travers le World Trade Center c’est le cœur même de New-York (symbole du « cœur occidental » pour les islamistes) qui a été visé. Cette atteinte à une « super-puissance » pousse au sentiment d’inquiétude et conduit à nous interroger immédiatement sur la signification de ces attentats. Se dessine alors une vision manichéenne de la situation confrontant coupables et innocents ou encore « gentils et méchants », vision relayée très rapidement par le discours du président des USA lui-même, ou encore par les commentaires d’islamistes résolus sur la chaîne cablée Al Jezira.
L’émotion graduelle ou quand la réalité rejoint la fiction
9Les attentats du 11 septembre 2001 peuvent être découpés en trois séquences :
10Tout d’abord lorsque à 8 h 45 (heure de New-York) l’avion de vol de la United Airlines n° 175 s’écrase au niveau du 80e étage de la tour nord du World Trade Center. Toutes les chaînes mondiales sont alors alertées, mais la thèse de l’accident reste première. L’émotion est vive mais l’aspect accidentel de l’événement l’inscrit dans une sorte de cadre tragique lié au hasard ou au mauvais sort.
11La seconde séquence se déroule quant à elle environ 20 minutes plus tard. Alors que les chaînes du monde entier sont focalisées sur la première tour en feu, l’avion de vol American Airlines n° 11 percute de plein fouet la façade ouest de la tour sud. À ce moment de l’événement le hasard tombe laissant place à l’horreur et à la peur. Ce qui 20 minutes plus tôt se situait dans le cadre pathémique tragico-accidentel de la douleur vive, bifurque ici vers un sentiment d’angoisse. Cette inquiétude sur l’issue immédiate de l’événement a conduit par ailleurs à la circulation de multiples rumeurs quant aux motifs et à l’organisation de ces attentats (bombe dans le métro ; autre avion détourné sur New York…).
12La dernière séquence qui conclut l’événement se déroule environ 1 heure plus tard, par l’effondrement de la tour sud suivie 20 minutes plus tard de la tour nord, plongeant New-York dans le noir. Cette scène souvent qualifiée « d’apocalyptique » place définitivement l’événement dans son ressentiment final, sorte de mélange de stupeur, de colère et de haine.
13L’aspect ascendant de la construction émotive de cet événement fait écho à celle des films d’action à suspens, qui comblent souvent l’attente morbide du spectateur voyeur2.
Le poids des mots, le choc des photos
14Comme nous l’avons précédemment évoqué, la particularité des attentats du World Trade Center (WTC) réside dans une médiatisation télévisuelle en direct instaurant ainsi l’image avant l’écrit. Cette organisation de l’information influe indéniablement sur les attentes des lecteurs de la presse écrite dans les jours suivant ces attentats, stimulés probablement par autre chose que par l’apport informatif. La presse écrite doit répondre à une demande bien plus forte, celle de la recherche du singulier, de l’exclusif, du scoop. Le message testimonial visuel ou écrit répond à cette demande. Nous nous attacherons donc à analyser ici le traitement de l’émotion par la presse écrite, à travers l’esthétisation de l’événement.
Esthétisation de l’événement par l’image
15Lorsque l’on consulte la presse post-attentat on est immédiatement frappé par l’importance de la place accordée aux photos immortalisant l’événement. Ces photos devenues depuis emblématiques peuvent être classées en deux catégories ; celles qui traitent l’événement en le retraçant ou en le symbolisant, et les portraits.
16On note une forte récurrence des photos concernant la phase dynamique de l’événement comme le second avion venant s’écraser dans la tour sud, ou encore la reconstitution de cette scène en micro-séquences. D’autres clichés diffusés également à grande échelle dans la presse illustrent la situation postattentat, vision d’un paysage lunaire après l’effondrement des deux tours ou encore travail de recherche des pompiers sur les ruines du WTC3. Ce groupe de « photos emblème » ou « photos icône » (que l’on retrouve très souvent d’un journal à l’autre) reproduit presque toujours la même progression émotionnelle allant de l’angoisse (avion qui arrive) à l’horreur ou la peur (ruines) pour finir sur l’espoir (pompier plantant le drapeau américain).
17Sur le premier type de photo, par exemple, c’est l’angoisse qui prime c’està-dire le sentiment de profonde appréhension et d’inquiétude. Cette photo fige la scène, l’avion est stoppé dans sa course infernale. L’action semble suspendue dans sa phase la plus angoissante, juste avant l’impact. Le rapport de taille entre ces tours immenses (l’une déjà en flammes) et l’avion qui paraît ici minuscule mais animé d’un objectif si clair (viser la seconde tour) donne à cette photo une valeur esthétique, accentuant ainsi sa teneur tragique.
18Le second type de photo (celles postérieures à l’effondrement des tours) est caractérisé par l’horreur et la peur suggérées ici à travers le paysage de désolation, qualifié parfois de lunaire qui rappelle les images de guerres et de villes bombardées. Certaines des photos jouent sur le contraste entre un homme seul figé face à l’ampleur de la catastrophe (parfois des marqueurs de patriotisme sont encore visibles comme cette photo représentant un paysage désolé où le seul élément intact est le drapeau américain hissé).4
19Sur le troisième type de photos retraçant et symbolisant l’événement, notons celle très connu de ce pompier américain plantant le Star-Spangled Banner sur un tas de ruines5. Par cette photo c’est le sentiment d’espoir et de force qui est véhiculé. Le message paraît clair : beaucoup de personnes sont mortes, le WTC est anéanti mais l’esprit patriotique, unitaire du peuple américain, lui, est toujours vivant.
20L’aspect emblématique de ces photos est dû à leur récurrence et à la force esthétique qu’elles dégagent. Elles sont progressivement dépouillées de leurs traits indiciels secondaires et font ainsi l’objet d’une icônisation. L’ensemble de ces photos retrace sous la forme d’un schéma hollywoodien la trame parfaite du film d’action à suspens. Le lecteur oscille perpétuellement entre divers sentiments d’angoisse mais la touche d’espoir finale distillée ici à petites touches de patriotisme comble ses peurs en répondant à ses attentes.
21Il faut noter par ailleurs la place importante accordée aux portraits dans la presse écrite. Rappelons tout d’abord que le visage est par excellence le siège de l’expression car il reflète les mouvements expressifs intenses de l’individu. Les photos en gros plan apportent à ces portraits une déterritorialisation6 (N. Nel : 262) élevant le visage souffrant à l’état d’entité. Tous les portraits observés expriment une émotion contenue, d’une très grande dignité. Les portraits d’anonymes (inconnus à la recherche d’amis ou de proches) côtoient ceux de personnes d’autorité (maire de New York, G. W. Bush) et la souffrance de ces individus pousse à l’empathie.
22Cependant ces photos ne constituent qu’une partie d’un ensemble communicatif plus grand, regroupé sous forme de dossier, apportant une multitude d’informations sur le sujet traité (déroulement des attentats, nombre de victimes, témoignages des rescapés). La tension émotive ainsi créée par l’image, première source visuelle d’information, se trouve alors renforcée par l’expression du vécu individuel à travers le témoignage.
Esthétisation de l’événement par le témoignage
23 Au même titre que les photos, les discours testimoniaux ont une force d’accroche visuelle importante accentuée par leur positionnement (colonne, chapeaux) ou/et par la police de caractère employée (gras, italique, couleur). Il est possible de classer les témoignages étudiés en deux catégories : ceux qui s’autosuffisent émotionnellement et ceux dont la mise en récit journalistique permet de combler ce manque.
Les témoignages qui s’autosuffisent émotionnellement
24Ces témoignages se caractérisent par différents facteurs émotionnels. Le rythme rapide de l’élocution tente de restituer au lecteur l’angoisse ressentie par le témoin dans le présent de son témoignage. Les phrases s’enchaînent alors très rapidement, comme ce témoignage de Fred Streit extrait du Nouvel Observateur (n° 1923 ; du 13 au 19 septembre 2001) :
Après avoir descendu les escaliers, on s’est retrouvé dans la rue et j’ai vu le second avion arriver dans la tour. Des débris sont tombés tout autour de moi, il a commencé à faire noir, on a entendu quelqu’un crier : « Venez par-là ». Les employés d’une banque nous ont fait rentrer dans l’immeuble, à l’abri. Je ne sais pas où sont mes salariés, il y avait vingt à trente personnes à l’étage. La dernière fois que j’ai vu l’une de mes employées, les secours étaient en train de lui bander la cheville sur le parvis en bas des tours. Il y avait des ambulances et des voitures de police partout, j’ai peur que la tour ne leur soit tombée dessus.
25Certaines angoisses testimoniales s’expliquent par l’intrusion directe de l’événement dans le temps du témoignage, comme cet exemple d’une femme près de Chambers Street extrait du Nouvel Observateur (ibidem) : « Je ne veux pas m’arrêter de marcher. Si la seconde tour s’écroule, elle va nous écraser. » D’autres témoignages s’autosuffisent émotionnellement par la rupture qu’ils illustrent comme celui de Laurent Jalou, PDG du groupe de presse Jalouse, extrait du n° 1513, du 14 septembre 2001 du magazine Le Point :
J’étais en train de m’habiller, dans mon salon, quand j’ai entendu un bruit de réacteur à la hauteur de mes fenêtres, suivi d’une déflagration. Je me suis approché de la baie vitrée, et j’ai vu un trou énorme, d’environ 30 mètres de diamètre, sur la face nord de la tour numéro un, la tour nord. Le ciel était criblé de débris métalliques et de feuilles de papier. J’ai immédiatement pensé à un missile.
26D’autres témoignages se singularisent par l’expression de la déchéance du sujet parlant. Ainsi certains témoignent avoir pleuré « comme des bébés » ou encore s’être « uriné dessus » (Nouvel observateur n° 1923). Ici l’émotion est assurée non pas par l’intensité de l’événement subie ou vécue par le témoin mais par les manifestations visibles que l’impact de celui-ci opère sur l’intégrité du sujet-témoignant. Mais globalement c’est le contenu informatif du récit lui-même qui donne sa valeur pathétique au témoignage. Il peut être descriptif comme cet extrait du magazine Le Point (n° 1514, du 21 septembre 2001) :
Avec mes collègues, on était au pied de la première tour quand elle s’est effondrée. L’un d’entre nous s’est retrouvé coincé sous les débris. On a alors essayé de le dégager. Il était vivant. On a dû s’écarter parce que ça bougeait. À ce moment-là, la deuxième tour est tombée. Sur lui.
27Ou bien, renvoyer à un univers culturel commun partagé par la communauté des locuteurs. Ces témoignages réactivent l’univers symbolique lié à ce type de situation soudaine et tragique, comme la déclaration de guerre : « c’est un nouveau Pearl Harbor » (témoin dans la rue extrait de L’Humanité du 12 septembre 2001) ; voire la guerre tout court : « C’est un chaos total. J’ai vu 28 personnes se jeter du 81e étage par désespoir. Il y avait des corps partout. Une scène de guerre » (un pompier dans Le Point n° 1513 du 14 septembre 2001). Certaines références extra-événementielles sont également présentes dans les témoignages des attentats, comme ceux faisant référence au cinéma hollywoodien (L’Humanité du 12 septembre 2001) :
C’est effroyable, au-delà de tout ce qu’on pouvait imaginer dans nos pires cauchemars. Au début, je ne pouvais tout simplement pas y croire car des choses comme cela n’arrivent jamais. Ce matin, lorsque j’ai vu ces images effroyables, je pensais qu’ils montraient un film hollywoodien. Je n’en croyais pas mes yeux. Et ce n’est malheureusement pas fini.
28Notons également que de nombreux témoignages font référence à des épisodes bibliques, notamment l’Apocalypse selon Saint Jean et l’épisode de Sodome et Gomorrhe dans la Genèse (appel de note, isotopies de la fin du monde, le feu, la destruction, la poussière…), c’est-à-dire les manifestations bibliques de la colère de Dieu.
L’émotion testimoniale exacerbée par la mise en récit journalistique
29Lorsque le témoignage ne comporte pas suffisamment d’éléments exclusifs et incisifs l’émotion peut être exacerbée par la mise en récit journalistique. En effet, la mise en récit de la parole des témoins est un élément central dans le processus de construction et de réception de l’événement dans l’imaginaire collectif. L’apport d’informations au sujet du témoin (identité, nationalité, profession) et du contexte dans lequel sa parole est recueillie (lieu, moment, action) permet de mieux comprendre son témoignage. Cependant, il s’avère, au travers de cette analyse que beaucoup d’articles s’organisent autour d’une narration permettant l’introduction des témoignages. Celle-ci est marquée par la subjectivité, l’emphase, le vocabulaire affectif ou encore l’esthétisation, comme dans cet extrait du Slate de Seattle extrait du Courrier International n° 567 du 13 septembre 2001 :
Le type ressemble à un bonhomme de neige, sauf qu’il n’est pas couvert de neige, mais de cendres couleur d’amiante. Il marche avec la foule, en remontant Broadway vers le nord. La tête, le cou, les épaules et la moitié du buste sont couverts de cendres grises. On distingue deux yeux injectés de sang ; il se passe la main sur la tête. Il laisse derrière lui une petite volute de poussière qui fait écho au gros nuage qui s’élève derrière lui de la tour 1 : « Il y avait environ 230 personnes au 81e, et j’ai été l’un des derniers à sortir. On a pris les escaliers. Il y avait de la fumée, mais ce n’était pas de la fumée de feu, c’était de la poussière. Le feu, c’était au-dessus » Il tremble. Il a les yeux rouges à cause de la poussière et peut être des larmes. Il ne semble pas du genre à pleurer. Il a la peau claire et les cheveux blonds coupés en brosse […]
30Dans ce passage les marques de subjectivité sont nombreuses « il a les yeux rouges à cause de la poussière et peut-être des larmes. Il ne semble pas du genre à pleurer » (nous soulignons). Celles-ci laissent entendre la voix du journaliste qui recherche l’émotion et la compassion du lecteur. L’organisation globale de la description du témoin répond à une volonté d’esthétisation par la création d’un cadre isotopique : celui de la destruction et de la mort (cendre, amiante, neige, volute, tremblement, rouge). De cette manière, et à travers les non-dits, transparaît l’événement et tout son contenu sémantico-tragique. Le témoignage de cet homme au milieu de la description n’apporte rien, ni du point de vue informationnel, ni du point de vue sensationnel. En décrivant le témoin lui-même, le journaliste cherche à reconstruire le cadre physique et émotionnel de ce témoignage. Ici se pose alors le troisième point de cette recherche, celui de la question de l’éthique testimoniale et plus concrètement de la place des morts dans ces témoignages.
Absence des corps, présence des morts
31Ceux qui témoignent, ceux qui parlent sont bien ceux qui sont encore en vie. Les morts sont absents. À part quelques photos, isolées et vite censurées de personnes se défenestrant, les victimes de ces attentats ont échappé à la surmédiatisation de l’événement. La ville entière de New York est couverte d’avis de recherche, qui au fil des jours sont interprétés comme autant d’avis de décès7.
32Les images des tours en feu ont subi plusieurs épurations, en raison de la censure du gouvernement américain au nom de l’éthique mais surtout de la cohésion patriotique, ces images des victimes de l’intérieur sont interdites. Par la suite les prises de vue des personnes se jetant dans le vide, ont tout d’abord montré les corps avant de les gommer le plus possible pour ne garder que les deux tours foudroyées. L’image s’est ainsi trouvée débarrassée de ses éléments réalistes traumatisants pour glisser vers l’icône8.
Le refoulement de la mort
33Ces épurations au nom de l’éthique conduisent les survivants à un refoulement de la mort. Témoigner répond alors à une volonté de rétablir l’événement dans sa dimension humaine, afin de réussir à le reconstruire.
34En effet, la brutalité de l’événement ne leur a pas permis de voir la mort en face, celle de leur proche est souvent fantasmée et tous les scénarios deviennent alors imaginables. Les morts n’ont jamais été aussi présents. Les autels à la mémoire des innocents ou des pompiers couvrent les rues de New-York. Les rues sont tapissées d’avis de recherche. Ce besoin de se souvenir, et ainsi de vivre tourné vers les derniers instants de l’avant (événement), est également observable à travers une forme très spécifique de témoignage : ceux des morts.
Lorsque les morts témoignent
35Paradoxalement là où le corps du mort est censuré, la voix du mort est admise. Grand nombre de conversations téléphoniques entre les témoins directs pris au piège des tours ou des avions et leurs proches sont relayées, quelques jours après, par la presse. Des dossiers spécifiques (Nouvel Observateur n° 1925 du 27 septembre au 3 octobre 2001 ; Le Point n° 1513 du 14 septembre et n° 1514 du 21 septembre 2001) leur sont réservés, soulevant alors la question de l’éthique de cette visée testimoniale à faire parler les morts.
Les témoignages en direct des avions suicides
36Le premier cas de transcription de témoignages dans les médias est celui émis des avions détournés par les terroristes. La valeur pathétique de ce type de témoignages est importante car la personne au bout du fil perçoit la tension et l’angoisse de celui qui l’appelle. Cependant, dans la majorité des cas les témoins ne mesurent pas l’ampleur de ce qu’ils vivent. Ce type de témoignages assez rare dans l’emploi courant du discours testimonial dans la presse, atteint un niveau tragique absolu, car le lecteur, lui, a connaissance de l’issue fatale de l’événement que vit dans le temps de son discours le témoin. Ces témoignages sont souvent très intimes, sortes de testaments sentimentaux (Le Nouvel Observateur n° 1925) :
Julie c’est moi. Je suis dans l’avion et les choses tournent très mal. Je veux juste que tu saches combien je t’aime. Si on ne se revoit pas, je t’en prie, sois heureuse et essaie d’avoir la meilleure vie possible. Quoi qu’il arrive, dis-toi qu’on se retrouvera un jour.
37Ils ont permis d’apporter des informations sur le déroulement de certains des détournements (Le Point n° 1513) :
Je t’aime beaucoup, beaucoup, au cas où je ne vous verrais plus […] Trois hommes ont pris le contrôle. Ils disent qu’ils ont une bombe.
Le témoin ne sait pas qu’il va mourir
38Dans le second type de témoignage téléphonique, le témoin ne sait pas qu’il va mourir et son message en est d’autant plus tragique car il est souvent confiant et cherche la plupart du temps à réconforter ses proches. Comme dans cette conversation téléphonique entre deux frères, Abe et Jack, dans une des deux tours en feu :
Abe : je suis encore là, tout va bien, ne te fais pas de souci. Jack : Qu’est-ce que tu fous encore là-dedans, sors de cette horreur tout de suite ! Abe : je ne peux pas. Je reste avec Ed mon copain quadriplégique. Il est ici. Il a peur. Je ne peux pas le laisser seul. Il est sur sa chaise roulante. Ça va aller. Jack : il te faut sortir immédiatement. Demande de l’aide à un pompier. Tirez-vous de là ! Abe : ne te tracasse pas. Tout va bien. On va s’en sortir.
39Cette conversation est dramatique dans ce sens où elle touche à un ensemble d’éléments pathétiquement fort. Tout d’abord le lien familial qui unit les deux interlocuteurs. Ensuite la situation en elle-même sachant qu’Abe va se sacrifier (sans qu’il ne le sache encore) afin de ne pas laisser seul son ami Ed, quadriplégique. Cette dimension sacrificielle est véritablement tragique et la note d’espoir qui clôt la conversation est comme le coup final porté au lecteur.
Le témoin sait qu’il va mourir
40Dans ce dernier type de situation, la dimension testimoniale est à son comble car ces derniers mots prononcés sont ceux d’un individu face à sa mort (Le Nouvel Observateur, n° 1925) : « Quelque chose de terrible vient d’arriver. J’ai le sentiment que je ne m’en sortirai pas. Je t’aime. Occupe-toi bien des enfants. » Cette situation pose le problème du traumatisme lié à ces messages téléphoniques ante mortem, comme l’évoque le journaliste Jean-Paul Dubois dans son article :
41« New York : ces morts qui parlent encore » (Le Nouvel Observateur, n° 1925) :
Ceux qui ce matin-là ont décroché leur téléphone et entendu la voix de ces hommes et de ces femmes en train de disparaître lentement dans les flammes des tours, ceux qui ont pris les appels de ces êtres enfermés à l’intérieur d’images qu’euxmêmes étaient en train de regarder à la télévision, ces spectres avec lesquels ils avaient déjeuné et dormi, ceux-là devront vivre avec le souvenir sacré de chacun de leurs mots, chacune de leurs intonations qui longtemps les hanteront.
42Ces messages téléphoniques ante-mortem soulèvent de nombreuses questions d’ordre éthique. A-t-on le droit de diffuser à si grande échelle des messages de personnes mortes, messages qui plus est intimes, sous caution de drame national ? La portée testimoniale de ces messages peut-elle être consentie, l’apport informatif sur le déroulement des événements étant dans la majorité des cas limité. Le contexte de l’événement permet seul ici de révéler la dimension agonique du pathos liée à l’imprévisibilité d’un tel drame.
43Pour conclure, nous pouvons affirmer que le contexte du direct sublime l’événement en introduisant l’image avant l’écrit. La prédominance de la scénarisation stéréotypée et le glissement rapide (à fortes doses de répétitions) vers l’image emblématique désamorce la violence de l’image indicielle (Nel : 2004). Cette icônisation de l’événement, dûe principalement aux multiples censures du gouvernement américain à filmer les corps conduit à son esthétisation. Ainsi, en s’appropriant cette expérience « esthétique » (du grec aisthanesthai : percevoir), nous effectuons un travail sur les perceptions et donc sur les sens, dans toutes les occurrences du terme. Or, « le sens d’un événement n’existe pas a priori, n’a pas de vérité en soi. Son sens, sa vérité résultent d’une rencontre entre les conditions de sa production et les conditions de son interprétation ». (Charaudeau : 2002 : 319).
44Dans le cadre des attentats du 11 septembre 2001, la reconstruction sémantique de l’événement est avant tout liée à l’exploitation par les médias de la force esthétique et symbolique de cette catastrophe. L’émotion des journalistes est lisible dans la mise en récit des témoignages, les photos chocs sont diffusées plus que de mesure et les témoignages des victimes ou encore des otages utilisent les moyens linguistiques-cognitifs à l’expression pathémique d’un tel événement.
45Par cette volonté d’exacerber la dimension agonique de la force pathétique de l’événement, à travers l’esthétisation sous couvert d’éthique, les médias ouvrent la porte à un espace de controverse.
46La dimension éristique du pathos permet alors de remettre en cause l’événement lui-même. La possibilité qu’offre le Net à l’expression de telles remises en cause favorise la diffusion de « thèses » révisonnistes quant à la réalité de ces attentats. Ainsi, certains sites accusent successivement les médias, la CIA ou encore G. W. Bush d’une possible manipulation de l’image et des informations véhiculées lors de ces attentats. La proximité de l’événement ne nous permet pas encore de mesurer l’impact de ces « thèses », mais notons tout de même les ouvrages de Thierry Meyssan10 (2002) : 11 septembre 2001, L’effroyable imposture et Le Pentagate.
Notes de bas de page
1 DULONG R., Le témoin oculaire : les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, éd. de l’EHESS, 1998.
2 Sur la question voir, BOLTANSKI L., La souffrance à distance. Morale humanitaire, médias et politique, Paris, Métailié, 1993 et KRISTEVA J., Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection, Paris, Le Seuil, 1980.
3 La presse ayant servi de corpus à cette analyse est composée des magazines Le Nouvel Observateur (n° 1923 et n° 1925) et Le Point (n° 1513 et n° 1514), du journal L’Humanité (du 12 et 13 septembre 2001) et du Courrier international (n° 567). Les photos mentionnées dans cet article sont consultables dans ces différents journaux, l’ensemble des articles post-attentats se construisant sur la même structure : photos-témoignages-commentaires.
4 Se référer à la photo présente dans Le Nouvel Observateur n° 1925 et dans Le Point n° 1513 et n° 1514, figurant un homme seul face à ce qui reste des tours détruites.
5 Cette photo entretient dans l’imaginaire américain une très forte analogie avec la célèbre photographie de Joe Rosenthal, Raising thee flag on Iwa Jima, représentant des marines plantant le même drapeau à Iwa Jima lors de la guerre du Pacifique.
6 Voir NEL N., « De la médiatisation télévisuelle des massacres » in L’écriture du massacre en littérature entre histoire et mythe- Des mondes antiques à l’aube du xxiesiècle, Berne, éd. Peter Lang, 2004.
7 Voir FRAENKEL B., Les écrits de septembre. New York 2001, Paris, Textuel, 2002.
8 Voir Nel, op, cit
9 La vérité prise au piège de l’émotion », in Les dossiers de l’audiovisuel, 104, Juillet-Août 2002, INA, La documentation française.
10 Thierry Meyssan est journaliste et président du réseau Voltaire pour la liberté d’expression. Pour plus d’informations sur ces ouvrages, consultez les sites internet : http://www.effroyable-imposture.net/ et http://www.pentagate.info/sommaire-fr.html. Pour une approche critique de ces œuvres, consultez le site internet : http://www.prevensectes.com.
Auteur
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Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007