Pathos et théâtralité. Pour une économie cognitive des passions
p. 219-245
Texte intégral
1L’objet de ce travail n’est pas la passion, mais l’intelligence des passions : non pas la mimésis scénique des passions, mais leur mise à distance esthétique et critique par la représentation. Leur mise en lumière et leur passage au crible par la théâtralité. Étude transgénérique, puisqu’il s’agit appréhender en amont de la monstration des passions, leur théâtralité, inhérente ou construite, et la pertinence de cette notion pour la compréhension des passions. Ou pour reprendre une distinction d’A. Greimas et J. Fontanille (1991 :245), l’objet de cette étude n’est pas le discours passionné (qui exprime les passions et les fait entendre), mais le discours passionnel (qui mentionne les passions et les fait comprendre).
2Appréhender la théâtralité et son lien dynamique au pathos requiert quelques définitions. Pathos désignera ici le processus rhétorique par lequel l’orateur suscite l’émotion de l’auditoire : le motus animi cicéronien tout comme le ravissement du sublime longinien caractérisent le pathos comme mouvement. Cette acception se retrouve en poétique dans la dimension extrascénique du processus théâtral : mobilisation des passions de l’âme chez le spectateur – tel le processus cathartique, modalité spécifique du pathos tragique selon Aristote. Il faut ensuite distinguer théâtralité et dramaticité. Dramaticité réfère au système des faits aristotélicien, à la conduite de l’action dans la dramaturgie classique. La théâtralité excède donc, génériquement et essentiellement, la dramaticité : elle pourra caractériser la monstration des passions dans un contexte ou un genre non théâtral. Il faut enfin distinguer spectacularité et théâtralité.Les deux notions concernent le regard, mais par spectacularité nous entendons un état du monde, ensemble de signes ou d’objets, qui se donne à voir ; la spectacularité est une donnée de réception. Inversement par théâtralité, nous entendons un dispositif de structuration du regard relevant de la poétique. La théâtralité postule une intentionnalité, esthétique ou critique1 : elle ne donne pas à voir, mais invite (parfois impose) à regarder et penser l’objet à voir. Elle détermine ainsi le lien entre théâtre et philosophie ; nous reviendrons sur ce point en conclusion.
3Nous partirons thématiquement du pathos pour appréhender sa saisie par la théâtralité, en quatre stations. Les deux premières étapes, spéculatives, successivement fondées sur une narration de Pascal Quignard et un dialogue de Bertolt Brecht, prendront la mesure en contrepoint de la puissance aesthétique du pathos. Les deux dernières étapes, analytiques, prendront appui sur Racine (Iphigénie) et Sophocle dont l’Ajax furieuxconstitue le paradigme d’une théâtralité philosophique, aux antipodes de la fureur qui se déploie dans l’épopée. La théâtralité comme processus s’articule ainsi à la métathéâtralité comme discours.
Une scène de sidération : fulguration du fascinans et anagnorisis aporétique
Une épouse découvre son premier mari misérable, le col de sa veste relevé, en train de mendier dans la rue. Le feu passe au vert, elle braque, elle range sa voiture le long du trottoir. Elle regarde, stupéfaite.
Elle n’en croit pas ses yeux. Elle baisse sa vitre. Elle regarde.
Tout à coup il la remarque.
Puis il la reconnaît.
Ses lèvres remuent sans trop savoir quoi dire.
Peu à peu ses lèvres se mettent à trembler.
Devant elle, au loin, son ancien mari se met à pleurer comme un petit enfant. Il tend la main vers elle.
Ses larmes coulent silencieusement sur son visage alors qu’il tend la main vers elle, penchant légèrement la tête sur son épaule, titubant, suppliant. Il s’approche.
Il s’approche de plus en plus vite.
Son attitude est si bouleversante qu’elle enclenche la vitesse et repart.
C’est plus fort qu’elle : elle repart alors qu’il court vers elle.
De retour chez elle, elle tombe malade presque aussitôt. Elle se dit : « Pourquoi ne lui ai-je pas parlé ? Comment cela est-ce possible ? Mais est-ce bien lui ? N’estce pas plutôt une ressemblance ? Avait-il un frère que j’ignore ? » Ce souvenir la torture. Elle se rend à plusieurs reprises dans cette rue. Chaque fois elle se tient exactement devant ce cerceau de fer contre lequel le mendiant était appuyé. Elle reste des heures dans cette rue. Elle ne le retrouve pas.
(Quignard, Sordidissimes, p. 7-8, nous soulignons)
4Sordidissimes, dont ce récit constitue l’ouverture, s’inscrit dans la méditation récurrente chez Pascal Quignard sur le fascinans, cet effet foudroyant du pathos, qui réfère esthétiquement au sublime, et idiosyncratiquement à la scène originelle : cela dont on est issu mais qu’on ne peut voir, et dont l’acte sexuel parental est le paradigme – lien paradoxal du fondamental et du déceptif. À cette topique est étroitement corrélée la question de la reconnaissance, comme quête de l’origine et révélation furtive de sa propre identité2.
5Le récit s’ordonne en deux phases distinctes : 1) temps foudroyant de la reconnaissance et du bouleversement : raptus sublime, modalité hyperbolique du pathos ; 2) temps déceptif de la quête illusoire, moment du dolor, modalité négative du pathos. Ordonnancement exemplaire de l’euphorie et de la disphorie du transport émotionnel, inséré comme souvent chez Quignard dans une structure fabulaire, paradigmatique : ce court récit met le pathos au miroir pour une leçon précisément centrée sur la théâtralité.
6Il y a d’abord la vision fugitive qui fige l’épouse et la mue en spectatrice. Stupeur propre au sublime, mixte d’effroi et de pitié à la vue de l’époux déchu. Mais aussi moment d’incertitude et d’incrédulité qui suspend la reconnaissance. Temps, antérieur, de la surprise selon Aristote, de l’étrangeté au sein du familier3. À ce stade cependant, l’épouse est encore en situation de maîtrise, et l’abaissement de la vitre indique la construction d’un regard qui surveille le regardé. Tel le chasseur à la mètis décrit par Détienne et Vernant, l’épouse est aux aguets ; elle tente de transformer la spectacularité initiale, émotionnellement bouleversante, en théâtralité rationnelle, calculatrice et vérificatrice. Posture quasi judiciaire de scrutatrice, qui cherche l’erreur ou l’imposture dans la ressemblance. Mais le rapport de force bascule avec la reconnaissance de l’épouse par l’époux : second foudroiement. À l’observation unilatérale succède un face-à-face, aussi stupéfiant qu’impératif. L’époux reconnaissant convertit ses larmes en interpellation rhétorique, incarnant une humanité suppliante c’est-à-dire exigeante. L’approche de l’époux expose l’épouse au risque du dialogue et de la demande : interpellée, sollicitée, agressée peut-être ?
7Le pathos révèle ainsi sa labilité qui peut à tout moment inverser les rapports de force : l’épouse, de prédatrice devient proie ; objet d’un regard et d’une demande impérieuse ; scène intime devenant brusquement scène de rue… Mais cette naissance du drame et de l’échange n’aura pas lieu : l’épouse terrorisée se dérobe et dissout l’espace de la représentation. Effet ravageur du pathos qui met en déroute la raison délibérative. Comportement pulsionnel qui tourne le dos aux valeurs d’humanité et de pitié, et que sanctionne la débâcle du corps (« elle tombe malade presque aussitôt »). Paradigme en tout point semblable chez Racine à la dérobade et l’effroi d’Hippolyte devant les avances de Phèdre : « Théramène, fuyons. Ma surprise est extrême./Je ne puis sans horreur me regarder moimême. » (II, 6, 716-17).
8Dès lors s’instaure une seconde temporalité, itérative et déceptive : l’épouse chaque jour revient pour éprouver douloureusement le vide de la scène. Temporalité paradigmatique du remords tardif et du vain repentir qu’énonce encore Théramène face à Thésée : « Ô soins tardifs, et superflus !/Inutile tendresse ! Hippolyte n’est plus » (V, 6, 1492). Dans la mise en place de cette itération placée sous le signe de la perte (« elle ne le retrouve pas ») se dessine une seconde théâtralité, aporétique, au rituel vainement évocatoire : regard aux aguets, scène vide de l’objet du désir – dramaturgie infinie du En attendant4.
9Placée sous le signe du sublime foudroyant, la saynète quignardienne met donc en lumière :
- la puissance ambivalente du pathos. Alternativement source de reconstruction (la reconnaissance) et de destruction (fuite et perte), le pathos met en péril l’ethos de l’épouse (qui fuit le scandale de retrouvailles honteuses) et paralyse son logos. Dans l’ensemble des séquences – fascination, fuite, retour – sa raison est mise en échec et son comportement s’avère pulsionnel, et même compulsionnel.
- L’ambiguïté du lien pathos / théâtralité. Si le regard est bien vecteur du pathos, il s’agit avant tout d’un regard surpris, et la tentative de guet pour passer de la spectacularité à la théâtralité est aussitôt déjouée par le regard de l’époux, vecteur d’un second assaut pathétique, larmoyant et suppliant. Ce qui déstabilise radicalement le spectateur que se voulait l’épouse : semblable aux premiers spectateurs du cinématographe craignant d’être broyés par le train qui s’avance sur l’écran, submergée par la puissance imageante du pathos, l’épouse fuit. Et le dernier regard, dicté par le repentir est un regard déçu, à jamais désirant : théâtralité négative faute de spectacularité – puisque plus rien ici ne se donne à voir.
La scène de rue, paradigme de narration cognitive dépathétisée
10L’ambivalence vectorielle du pathos qui met en péril l’ethos et le logos du spectateur, et l’équivocité de son rapport à la théâtralité, tour à tour déjouée et déçue, explique le projet brechtien d’un théâtre construit à distance du pathos, qu’expose le dialogue confrontatif de L’Achat du cuivre (1939-1940). Pour le Dramaturge et le Comédien, porte-paroles d’une vision traditionnelle, la fin du théâtre est l’émotion du spectateur5, et l’esthétique prime sur le réel toujours déficitaire au regard de l’idéalisation artistique : « l’art est tellement au-dessus de la réalité qu’on ferait mieux de dire que la réalité est une copie de l’art ». Et une copie gâchée ! (514). Le philosophe, militant du théâtre épique, contredit cette esthétique néo-aristotélicienne en assignant au théâtre une finalité déterminée par le rapport au réel et les relations interhumaines :
Oh ! Je n’ai rien contre les sentiments. J’admets que les sentiments soient nécessaires pour qu’il soit possible de représenter, d’imiter des événements tirés de la vie en commun des hommes, et j’admets aussi que les imitations doivent susciter des sentiments. Ce que je me demande, c’est seulement si vos sentiments, et surtout la peine que vous prenez à réveiller des sentiments particuliers, ne nuisent pas aux imitations. Car il me faut malheureusement y revenir : ce sont les événements de la vie réelle qui m’intéressent avant tout. (484)
11La mimésis scénique des passions et l’éveil de l’émotion du spectateur font obstacle en s’intercalant entre la représentation théâtrale et le réel. Et les grandes passions tragiques sont le lieu paradigmatique de ce brouillage de la conscience critique :
Au moment où ton roi Lear maudit ses filles, le monsieur chauve qui était assis à côté de moi s’est mis à haleter d’une façon si peu naturelle que je me suis demandé pourquoi, puisqu’il adhérait jusqu’à la vivre à ta grandiose représentation de la fureur, l’écume ne lui venait pas aux lèvres. (500)
12Si « les émotions sont fallacieuses et les sources de l’instinct artificiellement polluées » (521), l’illusion théâtrale et l’empathie qui lui est associée définissent le théâtre passionnel comme une sophistique : « j’avais l’impression qu’il s’agissait en fait de conférer un maximum de vérités à des chimères » (501). Ainsi s’opposent deux dramaturgies. D’une part, la dramaturgie de type Carrousel, où le spectateur, hissé sur un cheval de bois, saisi d’une impression de mouvement réel, cède par attraction du vraisemblable fictionnel, à l’illusion des images qui lui sont proposées. D’autre part, la dramaturgie de type Planétarium qui renonce à cette activité captieuse pour adopter la passivité provisoire d’un spectateur convié à l’observation scientifique du monde :
La dramaturgie de type P, qui à première vue abandonne tellement plus le spectateur à lui-même, le met pourtant davantage en état d’agir. Son progrès sensationnel – renoncer largement à l’identification du spectateur – a simplement pour but de livrer, par le biais des représentations qu’il en donne, le monde à l’homme, au lieu de livrer, comme le fait la dramaturgie de type C, l’homme au monde. (519)
13Cette dramaturgie affranchie des illusions de la vraisemblance, de la visée et des effets du pathos fonde le paradigme du théâtre épique dans la narration d’une scène de rue6, où la liberté et la rationalité critique de l’auditoire requièrent l’ascèse de tout effet émotionnel, de toute pratique mimétique identifiante :
La démonstration ne perd rien de sa valeur si elle ne recrée pas l’effroi soulevé par l’accident et même elle perdrait plutôt de sa valeur si elle le récréait. Le démonstrateur ne vise pas à faire naître de pures émotions. (522)
Au contraire, la perfection de sa démonstration doit être limitée, car la démonstration serait contrariée si chacun remarquait l’aptitude du démonstrateur à se métamorphoser. Le démonstrateur doit éviter de se conduire de telle sorte que le public puisse s’écrier : « comme son chauffeur est vrai ! […] Il n’a pas besoin d’un talent particulier de suggestion » (523).
14Cependant, l’éradication de la finalité pathétique n’élimine nullement la technique actoriale. Celle-ci est au contraire nécessaire pour lutter contre la doxa esthétique qui assimile le processus théâtral à l’emprise consentie du pathos sur la scène et la salle. Cette technique de « décontamination », au fondement du célèbre V-Effekt, repose notamment sur la fonction narrative, où le commentaire prend le pas sur l’imitation :
Le démonstrateur de théâtre, le comédien, doit user d’une technique qui lui permette de rendre avec une certaine réserve, un certain recul, le ton de celui qu’il montre, de façon que le spectateur puisse dire : « il s’énerve, en vain, trop tard, enfin », etc. bref, le comédien doit rester démonstrateur ; il doit rendre le personnage qu’il montre comme une tierce personne et ne pas faire disparaître dans sa représentation toute trace du « il a fait ceci, il a fait cela. (528)
15Elle procède également d’une dédramatisation par un découpage temporel et focal qui augmente littéralement la représentation d’un détail pour le déréaliser et le problématiser :
On pourrait avoir la situation suivante : un spectateur pourrait dire : « si la victime a, comme vous le montrez, posé d’abord le pied droit sur la chaussée, alors… », et notre démonstrateur d’interrompre : « Mais j’ai montré qu’il a d’abord avancé le pied gauche… ». Au cours de la controverse (le démonstrateur a-t-il d’abord posé sur la chaussée son pied droit ou son pied gauche durant la démonstration ? et sur-tout, qu’est-ce qu’a fait la victime ?), la démonstration peut se trouver modifiée à un point tel que l’effet de distanciation intervient. Par l’attention qu’il accorde maintenant au moindre détail de son mouvement, par la circonspection avec laquelle il l’exécute, au ralenti vraisemblablement, le démonstrateur […] distancie cette fraction du processus, en fait ressortir l’importance, la rend remarquable. (529)
16La dramaturgie épique reformule à contrepied la poétique aristotélicienne – l’effet de distanciation se substituant à l’effet de catharsis – et se définit comme théâtralité sans pathos fusionnel extrascénique. C’est-à-dire qu’elle inhibe en permanence le processus empathique qu’engendre la représentation scénique des passions. Pour ce faire, elle déploie une technique qui définit une pratique actoriale, et plus globalement une dramaturgie anti-aristotélicienne. Cette technique s’énonce en trois termes :
- par la suspension, elle rompt la concaténation des faits et l’effet de vraisemblance qui lui est associé (usage du ralenti et de la représentation hyperbolique) ;
- par l’itération, elle introduit dans la représentation un processus de variation qui la rend virtuelle et spéculative ;
- par l’exemplarité, affranchie toutefois de l’héroïsation épique, elle procède à la focalisation du regard critique et met en place le processus didactique réflexive lié au maniement philosophique du paradigme (Declercq, 2000).
17L’exemple de la scène de rue illustre l’usage de la suspension ; un bref examen des deux autres termes permet d’appréhender le modèle brechtien de gestion des passions.
18Chez Brecht, la répétition n’est pas en amont mais en aval de la représentation. La fonction itérative introduit dans la représentation un principe de variation qui détermine l’interrogation critique du réel, et modélise la construction d’une théâtralité épique, marquée notamment par le passage incessant de la représentation au commentaire et la pluralisation dialectique des interprétations. Le Philosophe définit ce principe dramaturgique :
Supposons une pièce, supposons qu’à la première scène un homme A conduise un homme B au lieu du supplice, mais qu’à la dernière scène la chose se fasse en sens inverse, c’est-à-dire qu’après toutes sortes d’événements qu’on aurait montrés, l’homme A soit conduit au lieu du supplice par l’homme B ; […] Eh bien, la dernière scène distancie la première (de même que la première distancie la dernière, ce qui constitue l’effet proprement dit de la pièce). […]
Et maintenant vous n’avez plus qu’à appliquer ce style de jeu à des pièces qui n’ont pas cette dernière scène. (584-585)
19Ainsi s’agit-il de « jouer toutes les scènes en fonction d’autres scènes possibles », l’exemple donné ajoutant à ce principe de virtualisation scénique spéculative, un processus de contradiction interscénique qui met la dialectique des contraires au cœur de la dramaturgie épique7.
20L’itération spéculative donne plusieurs versions du même fait à fin de confrontation critique. Elle rend possible le travail d’évaluation que Brecht assigne au spectateur et propose corrélativement une réflexion sur l’exemplaritédu fait sur lequel elle focalise le regard. Cette exemplarité critique se définit à rebours de l’héroïsation épique ou tragique ; ce processus est en effet vecteur d’identification empathique – identification émotionnelle qu’inhibe précisément la virtualisation. D’où cette proposition d’interprétation de la scène de séduction paradoxale dans Richard III :
Tu songes à la scène où il fascine la veuve de celui qu’il vient d’assassiner, au point qu’elle lui cède ? J’ai deux solutions. Ou bien on montre qu’elle y est contrainte par la terreur, ou bien on la rend laide. Mais de quelque façon qu’on montre cette fascination, on n’aura pas avancé d’un pas si on n’arrive pas à montrer, dans le développement ultérieur de la pièce, comment elle échoue. Par conséquent, il faut montrer une force de fascination relative. (563)
21De même convient-il pour l’interprétation de la mort de César, paradigme de narration pathétique dans la tradition oratoire (Quintilien) et dramatique (Shakespeare), de « prendre le texte comme un compte rendu authentique, mais susceptible de plusieurs interprétations »8. Cette technique de théâtralité transforme la vision empathique du pathos en son observation critique, par effet anesthésique de la distanciation9 :
Le Philosophe : Quand nous observons la douleur jouée sur scène tout en l’éprouvant, il faut immédiatement ajouter que nous l’éprouvons tout en l’observant. Nous sommes pris par la douleur, mais en même temps nous sommes des gens qui regardons une douleur, la nôtre, d’un regard presque étranger ; des gens, en quelque sorte, qui n’éprouvent pas cette douleur, car seuls ceux qui n’éprouvent pas une douleur sont capables de la regarder d’un œil aussi étranger. Ainsi nous ne nous dissolvons pas totalement dans la douleur, quelque chose de ferme tient encore en nous. (546)
22En procédant à une focalisation critique du regard sur un personnage et un acte remarquables, la technique distanciative joue de l’exemplaritéqui fonctionne comme un marqueur spécifique de théâtralité. Nous la verrons à l’œuvre dans la fureur de Clytemnestre et celle d’Ajax. Mais, dans les deux cas, l’exemplarité est dissociée de la dimension héroïque propre à l’épopée : la tragédie se définit en effet comme retravail critique opéré sur la matière épique et l’ethos héroïque. Et dans la dramaturgie brechtienne, l’exemplarité et la mise à distance de l’héroïsation ont explicitement une fonction dialectique et critique : il s’agit d’une part, d’inhiber la liaison inductive qui transforme l’exemple en modèle ; il s’agit d’autre part, d’empêcher le processus psycho-cognitif par lequel le spectateur, par l’effet d’ancrage réaliste qu’engendre le pathos, est conduit à s’identifier au personnage. Au processus empathique, la dramaturgie épique oppose donc une démarche heuristique qui multiplie les hypothèses interprétatives sur le personnage et ses actes, en jouant sur la variation de leur représentation.
23L’exemplarité assure l’ancrage de cette réflexion dramaturgique dans l’actualité politique. Contemporaine de La Résistible Ascension d’Arturo Ui, L’Achat du cuivreanalyse un contre exemple de dramaturgie épique dans la pratique oratoire nazie. Le souci hitlérien d’accroître son pouvoir de persuasion par les leçons d’un acteur professionnel n’est pas tourné en dérision : c’est au contraire l’occasion de souligner les enjeux politiques de la théâtralité et de l’exemplarité10. Est dénoncé en revanche l’usage d’un pathos qui en recourant à l’arsenal des grandes passions épiques, suscite le transfert passionnel et l’abandon de toute distance critique, deux données communicationnelles qui caractérisent l’auditoire d’un discours démagogique :
Il se répand en injures coléreuses à la manière des héros homériques, il proteste bien haut de son indignation, il laisse entendre qu’il a mille peines à se retenir de sauter carrément à la gorge de son adversaire […] En tout cela, l’auditeur peut le suivre intuitivement et sentimentalement, l’auditeur prend part aux triomphes de l’orateur [lequel] engage les gens à abandonner leur propre point de vue pour adopter le sien propre – le point de vue de celui qui parle. (538)
24En définitive, la dramaturgie brechtienne ne récuse nullement la théâtralité, mais dénonce sa réduction lorsque la finalité du processus est le seul éveil des passions. La conséquence est qu’elle envisage non pas une éradication des passions de la scène, mais une gestion critique du pathos. Sous réserve de ne pas leur conférer de statut téléologique, la technique brechtienne accorde place aux émotions, tout comme elle consent à une identification transitoire de l’acteur au personnage11 ; et si elle récuse l’illusion, elle sollicite l’imagination en tant qu’instance de représentation spéculative :
Il est évident qu’il vous faudra toujours vous remettre en pensée dans la peau du personnage que vous devez jouer, vous remettre dans sa situation, réadopter son allure physique, sa façon de penser. C’est une des opérations de la construction du personnage. Cela convient parfaitement à nos fins, il suffit que vous sachiez ensuite en ressortir. Il y a une grande différence entre celui qui se fait son idée et qui a donc besoin d’imagination, et celui qui se contente d’une illusion et qui a donc besoin de faire taire son intelligence. Nos fins réclament de l’imagination ; nous voulons transmettre au spectateur l’idée que nous avons de tel ou tel fait, nous ne voulons pas créer d’illusion. (555)
25Plus globalement, cette gestion des passions, comme l’ensemble des techniques de distanciation (dédramatisation, focalisation sur un détail, itération problématisante de l’interprétation, passage de celle-ci au commentaire) participe d’une théâtralité conçue comme processus de médiatisation indispensable à l’appréhension, cognitive et politique du monde. En effet, la méfiance de Brecht envers les passions, tout comme la manière dont sa dramaturgie les prend en compte, procède d’un postulat psycho-cognitif général – à savoir que l’intelligence du monde requiert un détour cognitif qui consiste précisément en sa représentation. Cet impératif résulte du statut en soi inintelligible du fait brut, de l’expérience vécue, dont la valeur aléthique ne peut être saisie que médiatement12. L’intelligence du monde passe par la théâtralité cognitive et émotive de sa représentation – ce qui revient à dire que le monde requiert herméneutiquement le théâtre. La nécessité de construire un commentaire philosophique et politique de l’expérience est le fondement épistémologique de la théâtralité épique.
26Tel est le sens fondamental que Brecht assigne à la théâtralité et au filtrage critique que celle-ci impose au pathos. Ce sont deux exemples d’un semblable filtrage que nous voulons à présent observer dans l’étude de deux fureurs, celles de Clytemnestre chez Racine et d’Ajax chez Sophocle
Le spectacle de fureur entre grandeur et distance (Racine, Iphigénie, V, 4)
CLYTEMNESTRE
Ah vous n’irez pas seule, et je ne prétends pas…
Mais on se jette en foule au-devant de mes pas.
Perfides, contentez votre soif sanguinaire.
AEGINE
Où courez-vous, Madame ? Et que voulez-vous faire ? 1670
CLYTEMNESTRE
Hélas ! Je me consume en impuissants efforts ;
Et rentre au trouble affreux, dont à peine je sors.
Mourrai-je tant de fois, sans sortir de la vie ?
AEGINE
Ah ! Savez-vous le crime, et qui vous a trahie,
Madame ? Savez-vous quel Serpent inhumain 1675
Iphigénie avait retiré dans son sein ?
Eriphile en ces lieux par vous-même conduite,
A seule à tous les Grecs révélé votre fuite.
CLYTEMNESTRE
Ô Monstre que Mégère en ces flancs a porté !
Monstre ! Que dans nos bras les Enfers ont jeté. 1680
Quoi tu ne mourras point ? Quoi pour punir son crime…
Mais où va ma douleur chercher une Victime ?
Quoi pour noyer les Grecs, et leur mille Vaisseaux,
Mer, tu n’ouvriras pas des abîmes nouveaux ?
Quoi ! Lorsque les chassant du Port qui les recèle, 1685
L’Aulide aura vomi leur flotte criminelle,
Les Vents, les mêmes Vents si longtemps accusés,
Ne te couvriront pas de ces Vaisseaux brisés ?
Et toi, Soleil, et toi, qui dans cette contrée
Reconnais l’héritier, et le vrai Fils d’Atrée, 1690
Toi, qui n’osas du Père éclairer le Festin,
Recule, ils t’ont appris ce funeste chemin.
Mais cependant, Ô Ciel ! Ô Mère infortunée !
De festons odieux ma Fille couronnée
Tend sa gorge aux couteaux, par son Père apprêtés. 1695
Calchas va dans son sang… Barbares, arrêtez.
C’est le pur sang du Dieu qui lance le tonnerre.
J’entends gronder la foudre, et sens trembler la terre.
Un Dieu vengeur, un Dieu fait retentir ces coups.
27Située au seuil de la catastrophe, et précédant immédiatement le récit du dénouement par Ulysse, la scène représente Clytemnestre en reine et mère privée de son pouvoir. La dénonciation d’Eriphile interdit la fuite, et Iphigénie renonce à toute résistance en consentant à son supplice. Dès l’ouverture de la scène, l’interposition des gardes entre la reine et sa fille (« Mais on se jette en foule au-devant de mes pas ») énonce l’effondrement du pouvoir royal : Clytemnestre n’a plus aucune emprise sur l’avancée de l’action. C’est ainsi qu’au plan dramaturgique, espace et temps se dédoublent entre un hors-scène dramatisé et une scène assignée à l’a-dramaticité ; tandis qu’au plan rhétorique, l’aporie délibérative de la reine détermine le surgissement du discours pathétique. La scène peint Clytemnestre furieuse, tandis qu’Iphigénie et Eriphile marchent, hors scène, vers l’autel, seuil d’une reconnaissance dont la fonction dramatique répond au critère aristotélicien du bon dénouement (Eriphile révélée par Calchas comme « autre Iphigénie »). Toutefois, la scène 4 elle-même est une scène de reconnaissance (Eriphile dénoncée par Aegine), mais à fonction pathétique, et qui préfigure émotionnellement la reconnaissance dramatique. Dans l’économie racinienne des passions, la fureur anticipe la catastrophe, le pathos est en avant du drame.
28La marque du pathos est le trouble.Mais ce dernier n’est pas une essence passionnelle : la tragédie racinienne n’est pas une psychologie, mais une rhétorique des passions agissantes. Le trouble n’est donc pas la passion, mais sa marque scénique, concrétisée par les mouvements du personnage. Parcourant vainement l’espace, Clytemnestre métaphorise les oscillations stériles de son pouvoir décisionnaire : « Hélas ! Je me consume en impuissants efforts ;/Et rentre au trouble affreux, dont à peine je sors »). Dans cet espace d’oscillation analogique de la gesticulation physique et du tourment psychique, le trouble assigne au discours furieux le double critère de l’a-dramaticité et la de spectacularité. Dans cette scène en effet, il ne se passe rien et tout se donne à voir. Selon un double regard. Tout d’abord, celui d’une conscience qui contemple sa propre déchéance : le personnage racinien est toujours lucide sur sa propre passion ; c’est en cela qu’il est simultanément libre et complaisant, à l’instar de Clytemnestre mettant en lumière le « trouble affreux » qui l’absorbe toute entière13. Mais aussi le regard du spectateur : les premiers vers de Clytemnestre qui constatent son impuissance et désignent son trouble, mettent en place une double structure de spectacularité : regard porté sur elle-même ; regard – corrélé et en miroir – du spectateur sur la fureur. Et la scène pathétique construit exemplairement ce second regard, extrascénique, selon la modalité de la théâtralité.
29Aporie délibérative, lucidité complaisante, théâtralité pathétique : cette conjonction de traits définit chez Racine le spectacle annoncé de la fureur14. Spectacularité qui donne à voir les passions intrascéniques ; et théâtralité qui construit l’émotion extrascénique. La conséquence rhétorique est que le genre épidictique, marqueur du pathos racinien, régit cette scène au double plan intrascénique et extrascénique : celui du discours de Clytemnestre qui s’achève exemplairement par une malédiction, et celui du fonctionnement émotionnel de la scène fondée, sur la mise en place d’une distance scopique – littéralement théâtrale – qui détermine la réception esthétique de la fureur comme spectacle en marge de l’action.
30Une double confirmation de ce fonctionnement – cathartique, si l’on entend par là l’esthétisation des émotions suscitées par la représentation des passions – nous est donnée par la construction du discours furieux et la nature des figures employées :
- La spécificité du discours furieux est de procéder d’une véritable coopération discursive entre la reine et de sa confidente. Nullement passive, Aegine a très exactement la fonction d’un détonateur illocutoire en amorçant la fureur de Clytemnestre (« Où courez-vous, Madame ? Et que voulez-vous faire ? »… « Ah ! Savez-vous le crime, et qui vous a trahie, ») ; elle met ainsi en place la métaphore tératologique qui qualifie Eriphile, et que reprendra Clytemnestre pour amplification. Cette coopération rhétorique crée un filage mythologique en crescendo qui donne à la malédiction finale son cadre cosmologique : « Savezvous quel Serpent inhumain »… « Ô Monstre que Mégère en ces flancs a porté !/Monstre ! Que dans nos bras les Enfers ont jeté. » Cette coopération caractérise le discours furieux comme une construction dialogique. Aegine n’est pas spectatrice de la fureur : authentique partenaire rhétorique, littéralement compassionnel, elle co-construit le spectacle pathétique. Le discours furieux n’est donc pas, contrairement à une doxa critique tenace, l’expression monologique d’un personnage abîmé en sa propre véhémence.
- La seconde preuve est constituée par le choix de la figure d’apostrophe qui confère à la tirade de Clytemnestre sa nature dialogique. À la différence de l’hypotypose (dans laquelle le protagoniste s’enferme en limitant le rôle du confident à la fonction d’auditeur, hormis quelques interventions à fonction phatique), l’apostrophe fait du discours furieux de Clytemnestre un dialogue où sont convoqués, par prosopopée et personnification, les Eléments cosmiques (Mer, Vents, Soleil)15. Avant Phèdre, Clytemnestre peuple la scène de dieux païens. Ceux-ci constituent les spectaculaires ornements de la fureur des humains, ornements s’entendant ici au sens de Quintilien comme les figures armées de la fureur, autrement dit ses insignes. Le discours épidictique met ainsi en place une préfiguration symbolique de l’action à venir : élevée à la grandeur du cosmos, la double malédiction d’Eriphile et d’Agamemnon renoue avec la causalité du drame (la mort d’Eriphile valant punition)16 et celle de la fable (où l’assassinat du roi accomplira la vengeance de la mère et de l’épouse).
31De la fureur de Clytemnestre, nous pouvons donc retenir les traits suivants :
- le discours pathétique se déploie dans le cadre d’une spectacularité sans dramaticité, le trouble désignant l’aporie délibérative du protagoniste. Cette spectacularité intrascénique, constituée par le regard du personnage sur lui-même, devient théâtralité extrascénique par la mise en abîme du regard du spectateur. Ce regard double atteste de l’intentionnalité du dramaturge qui, par la modalité du genre épidictique, construit l’appréciation esthétique de la fureur.
- La structure rhétorique du discours furieux met en évidence un fonctionnement coopératif entre les personnages : Aegine tient le rôle d’un orateur intrascénique éveillant les grandes émotions (la colère) chez son auditrice, laquelle prend le relais en déployant sa fureur aux dimensions mythiques du cosmos.
- Cette fureur, initialement judiciaire (puisqu’elle dénonce et condamne la traîtrise d’Eriphile) devient malédiction épidictique par l’expansion cosmique de l’hyperbole. Le discours dramaturgiquement impuissant de Clytemnestre, retrouve alors in fine un effet prédictif quant aux deux personnages maudits (Eriphile sacrifiée, et Agamemnon assassiné).
32L’exemple racinien donne ainsi à méditer sur la fonctionnalité symbolique des figures et des genres oratoires dans le cadre d’un suspens dramatique. Le spectacle du pathos est un moment privilégié fondé sur la construction d’une distance esthétique où le théâtre cosmologique des dieux chargés d’accomplir la vengeance des humains, figure, dans le grand style véhément, une violence que le personnage ne peut mettre en œuvre au plan dramatique. Spectacle de véhémence, la fureur est compensation symbolique d’une aporie délibérative et pragmatique. Il convient donc de dire que Racine met à distance le spectacle de la passion, mais qu’étranger à la prescription brechtienne, il construit cette théâtralité pathétique non pour la mettre en question mais pour la mettre en lumière : en lui faisant redoubler dans la symbolique du discours l’avancée de l’action dramatique. S’il y bien distance esthétique, il n’y a pas ici de distanciation réflexive : la finalité émotionnelle de la tragédie aristotélicienne est assumée et accomplie par la dramaturgie racinienne.
Une leçon de terreur (Ajax furieux, prologue)
33 Ajax furieux nous prive d’emblée du spectacle de la fureur : la rage meurtrière d’Ajax envers Agamemnon et Ménélas, envers Ulysse surtout, dont la parole rusée l’a injustement privé des armes d’Achille, cette rage malicieusement détournée par Athéna sur des animaux, et qui, dans notre culture moderne de l’image – cinématographique – donnerait naissance à la représentation hyperbolique de la violence, cette rage est absente de la scène. Elle n’est pas, elle a été. Antérieure au drame qui en traite, la fureur n’est pas le sujet d’Ajax furieux, mais son thème – celui d’un théâtre, organisé et présidé par un dieu :
Voici un type de drame à catastrophe qui nous montre d’entrée de jeu comment, d’un destin d’ores et déjà décidé, il revient à l’homme de s’acquitter. Pourtant, une telle construction et une telle leçon sont si peu courantes dans le théâtre antique que l’Ajaxest la seule tragédie de son espèce que nous ayons conservée. Ce qui en outre la rend incomparable à toutes les tragédies de Sophocle, c’est l’entrée en scène initiale d’un dieu visible qui vient désigner la victime de son courroux. Devant la tente d’Ajax, Ulysse entend la voix d’Athéna, sa patronne et sa protectrice : visible seulement pour le spectateur et le forcené dans la splendeur de sa divinité, Athéna ordonne à sa victime de sortir de sa tente, attise sa fureur comme si elle était son alliée tout en le livrant à son ennemi puis, comble de cruauté, elle y joint une exhortation à méditer l’exemple. (REINHARDT, p. 34)
34Matière du Prologue, cette mise en scène divine ne joue pas de la spectacularité potentielle de la fureur d’Ajax, mais en construit, à distance et en miroir, la théâtralité aléthique et éthique. Ce théâtre appelle son spectateur, privilégié, en la personne d’Ulysse. Homme de la mètis, sur les traces d’Ajax, mais dont l’approche est guettée par sa déesse tutélaire qui, invisible, investie d’une mètis supérieure, le surplombe du regard, juchée sur une skene symbolique : « je te vois toujours, fils de Laërte/A l’affût de surprendre quelque ennemi » (v. 1-2). Cette inversion du rapport de force signifie d’emblée la démiurgie de la déesse. Dominant l’espace et maîtresse du savoir, elle organise la scène selon une visée didactique impérieusement explicitée : « Tu vas me dire pourquoi tu te donnes cette peine/Afin que moi qui sais je t’instruise. » (12-13). Assurée de la docilité de son spectateur, la déesse expose sa ruse, étroitement apparentée au pouvoir dramaturgique, puisqu’elle a usé de l’illusion pour dévier la fureur d’Ajax :
Moi, je l’ai écarté, j’ai jeté sur ses yeux
La lourde illusion d’une joie funeste.
Je l’ai détourné vers le troupeau des bêtes (51-53)
35Ce détour salvateur prive la fureur de son efficace, la rend vaine et grotesque ; et ce suspens dramatique permet à Athéna de faire d’Ulysse le spectateur de la fureur d’Ajax :
Je vais
Te montrer son mal flagrant pour qu’après
L’avoir vu tu l’annonces à tous les Argiens.
Reste sans crainte. Il ne peut
Te porter malheur. Je détournerai
Ses regards, j’empêcherai qu’il voie ton visage. (65-70)
36Les termes renvoient ici explicitement à une dramaturgie qui joue une nouvelle fois de l’illusion : après avoir été frappé d’hallucination, Ajax sera aveuglé afin de mettre Ulysse à l’abri de sa fureur. Le théâtre est désormais établi, avec son personnage, peinture incarnée de la fureur, son spectateur, invisible et protégé d’une confrontation directe à la passion, et son dramaturge enfin, soucieux de donner leçon aux humains.
37En faisant sortir Ajax de la tente où il torture un bœuf qu’il prend pour Ulysse, Athéna donne en effet une leçon de terreur qui répond aux critères émotionnels du spectacle tragique tel que le définit Aristote par l’articulation d’eleos et de phobos. Ces deux émotions, passées au filtre esthétique de la catharsis doivent tout d’abord être distinguée de l’émotion in praesentia, non médiatisée par la représentation. C’est pourquoi Athéna conjure la crainte qu’éprouve d’emblée Ulysse à l’idée d’être confronté directement à son ennemi : expérience brute du vécu dont Brecht déclare qu’elle ne peut être instructive sans détour. La dramaturgie d’Athéna nous offre donc un exemple concret de gestion du pathos : le spectateur ne doit pas l’éprouver sans médiation, et cette médiation suppose de recourir explicitement à l’illusion, ce voile qui permet tout à la fois d’être à l’abri et de voir les passions intrascéniques (« reste là sans crainte…. j’empêcherai qu’il voie ton visage »). Subie par Ajax et consenti par Ulysse, l’illusion a une fonction anesthésique sur les émotions brutes. L’aveuglement d’Ajax est la condition nécessaire du théâtre du pathos ; et cette illusion salutaire crée la possibilité d’une représentation critique et aléthique.
38Les émotions tragiques peuvent alors surgir selon une succession précisément décrite par Aristote. Naît d’abord la pitié qui « s’adresse à l’homme qui n’a pas mérité son malheur » (Poétique, XIII, 53a5-7). Aussi Ulysse s’émeutil devant la punition infligée au guerrier coupable d’ubris :
Bien qu’il soit mon ennemi
J’ai pitié de ce malheureux
Maintenant qu’il ploie sous une affreuse terreur
Et que je pense à moi plus qu’à lui-même.
Je vois que nous, les vivants,
Nous ne sommes que phantasme et vaine ombre. (121-126)
39Comme l’énoncent les deux derniers vers, la crainte qui s’adresse « au malheur d’un semblable » (Poétique, ibid.) naît ensuite, par réflexivité :
La crainte est une peine ou un trouble consécutifs à l’imagination d’un mal à venir pouvant causer destruction ou peine […]. Pour parler en général, sont à craindre toutes les choses qui arrivant à d’autres ou les menaçants, sont propres à exciter la pitié. (Rhétorique, II, 1382a20- ; 1382b24-26)
40La crainte suppose en effet un parcours rétrospectif effectué par l’imagination spéculative – celle que Brecht appelle de ses vœux – qui suit un double cheminement d’universalisation de l’exemple particulier (Ajax furieux et accablé) en paradigme de l’homme coupable d’ubris et puni par les dieux ; puis de particularisation réflexive où Ulysse applique cette situation à lui-même. Issue du travail inductif de l’imagination spéculative, cette crainte seconde n’a pas le même objet que la première crainte intrascénique : alors qu’Ulysse craignait la vengeance d’Ajax, c’est désormais le châtiment des dieux qu’il craint à travers Ajax : initialement guerrier menaçant, Ajax est devenu exemple éthique de l’homme déchu17. Aristote explicite ce parcours pathético-cognitif dans la Rhétorique. L’exemplarité éthique procède d’un cycle émotionnel où la crainte intrascénique éprouvée par le personnage suscite chez le spectateur une pitié projective suivie d’une crainte rétrospective :
La pitié est une peine consécutive au spectacle d’un mal destructif ou pénible, frappant qui ne le méritait pas, et que l’on peut s’attendre à souffrir soi-même dans sa personne ou la personne d’un des siens, et cela quand ce mal paraît proche ; car pour ressentir la pitié, il faut évidemment qu’on se puisse croire exposé, en sa personne ou celle d’un des siens, à éprouver quelque mal. (Rhétorique, 1385b 11)
41La perspective oratoire propre à la Rhétorique envisage l’usage de ce processus émotionnel pour manipuler l’auditoire, dont la pitié envers ses semblables engendre la crainte que l’orateur souhaite éveiller chez ses auditeurs :
Il faut par conséquent quand il est préférable que les auditeurs ressentent la crainte, les mettre en état de l’éprouver, en leur disant qu’ils sont exposés à souffrir ; car de plus grands qu’eux ont souffert ; leur montrer leurs pairs souffrant ou ayant souffert, et cela de la part de gens, de la manière et dans le temps où ils ne pouvaient s’y attendre. (Ibid., 83a6)
42Jouant ainsi de l’inductivité réflexive des passions et de leur exemplarité, Athéna peut alors énoncer sa leçon :
Considère cet exemple et ne va jamais dire
De paroles insolentes envers les dieux,
Ne t’enfle pas d’orgueil si tu triomphes de quelqu’un
Par ton bras ou par abondance de richesse.
Un seul jour abaisse et relève
Toutes les choses humaines. Les dieux
Aiment les sages et haïssent les méchants. (127-133)
43En ce final du Prologue, le pathos est entièrement inscrit dans une structure de théâtralité, allégoriquement assimilable au pouvoir divin qui surplombe les humains et leur édicte le strict respect de la supériorité divine.
44Cette épiphanie de la puissance divine où l’a-dramaticité, si spécifique d’Ajax furieux18, est la condition d’une théâtralité didactique et éthique, serait cependant une leçon un peu courte si elle se limitait à l’avertissement conclusif du Prologue. Aussi convient-il, après avoir souligné l’inefficacité de la fureur d’Ajax, d’observer l’efficacité de la leçon de terreur divine. Nous disposons pour cela de la lecture de Jean Starobinski (« L’épée d’Ajax », in Trois Fureurs) qui articule la théâtralité didactique du prologue au processus dramatique qui mène de la fureur au suicide d’Ajax, mais surtout au paradoxal plaidoyer par lequel Ulysse parvient à persuader – difficilement – Agamemnon de donner sépulture au héros déchu. Pour ce faire, Starobinski relie la cruauté de la leçon divine à la question de la responsabilité d’Ajax, et justifie la nécessité de l’une par la réalité de l’autre. En effet, selon le code éthique du drame antique, Ajax ne peut plaider l’irresponsabilité de la folie. Son ubris de guerrier qui se croit invincible, c’est-àdire autosuffisant en fait un impie. À cette rupture du lien de piété envers les dieux, il ajoute la rébellion et le régicide envers les hommes ; sa décision de se venger l’isole déjà de la communauté humaine – avant même que n’intervienne Athéna, qui en le frappant d’hallucination et en détournant sa fureur des hommes vers le bétail, ne fait que dévier la dynamique de sa fureur. Conscient d’être la cause première de son acte furieux, auquel Athéna a simplement ajouté la modalité du ridicule et de l’inanité, Ajax décide son suicide en toute lucidité, faisant même preuve de calcul en mentant à Tecmesse pour atteindre le rivage où il se tue en s’éventrant sur ses propres armes. Ajax furieux déploie ainsi une problématique de la responsabilité en totale contradiction avec les herméneutiques modernes de la pathologie des passions :
Répétons-le : la fureur procède tout entière de l’ethos d’Ajax ; la déesse n’a qu’à lui fausser le regard, et l’action devient délirante. Par la conjonction d’une causalité humaine et d’une causalité divine, la folie est moins la source que le résultat du pathos dévié. (p. 39)
45Cette problématique ordonne la partition exemplaire de la pièce en deux phases pathético-cognitives – égarement absolu et extrême lucidité19 – qui confirment toutes deux la responsabilité du héros. Ou, pour le dire autrement, la fureur d’Ajax l’aurait conduit au suicide sans même l’intervention d’Athéna. Il faut dès lors s’interroger sur la signification de cette intervention divine.
46Ce qui se joue dans cette prise en charge superfétatoire20, cette adjonction de la causalité divine à la causalité humaine, est précisément l’élaboration de la théâtralité didactique. De même que la fureur d’Ajax n’est pas initialement montrée mais narrée, de même la médiation d’Athéna consiste en l’interprétationdela fureur d’Ajax, qui procède de sa monstration théâtralisée. Cette fonction herméneutique requiert ce « pathos stationnaire » (Reinhard), cette « dépragmatisation » de la fureur (Starobinski) qui résulte de la ruse initiale de la déesse – la déviation de la fureur vers le vain et ridicule massacre des troupeaux. Dans cette scène d’une staticité intentionnelle, Athéna remplit une fonction déictique et aléthique : elle montre Ajax encore furieux et déjà déchu. Mettant en lumière la cruauté d’Ajax qui refuse de cesser de torturer Ulysse (v. 112-3), elle révèle la persistance de son ubris, corrélativement la justesse de son anéantissement à venir, la cruauté d’Ajax justifiant la cruauté en réciprocité d’Athéna.
47Mais à cette première économie des passions, il faut adjoindre une seconde, déterminée par le calcul qui fonde l’intervention d’Athéna. Au-delà de la fonction d’avertissement, la leçon inculquée à Ulysse confie indirectement et par anticipation à ce dernier, le soin de gérer la crise ouverte par le suicide d’Ajax. Ce suicide en effet, s’il est expiatoire, n’est pas résolutif : il est au contraire une plaie éthique ouverte à l’image de la blessure mortelle qui rend monstrueux le corps éventré d’Ajax et le sang noir qui s’en écoule. Cette dernière image n’appartient pas à l’univers tragique, du moins tel que le définit l’esthétique aristotélicienne, puisqu’elle procède de l’horreur et non de la terreur21. Cette béance physique et physiologique se double d’une béance éthique que constitue le refus de Ménélas et d’Agamemnon d’ensevelir dignement Ajax. Il appartient à Ulysse de persuader les chefs de l’armée que cet ensevelissement et le pardon, c’est-à-dire la reconnaissance de l’héroïsme antérieur d’Ajax sont les conditions nécessaires d’une refondation des valeurs sociales et humaines mises en péril par la fureur meurtrière et suicidaire du guerrier.
48Or ce plaidoyer repose très précisément sur l’argumentation pathéticoréflexive que le prologue a mis en place, sur la leçon de terreur illustrée par le sort d’Ajax :
Agamemnon : | Tu me pousses donc à laisser ensevelir ce corps ? |
Ulysse : | Certes. Ne serais-je pas comme lui un jour ? |
Agamemnon : | C’est toujours pareil, chacun travaille pour soi. |
Ulysse : | Et pour qui travaillerais-je mieux que pour moi ? (1367-1377). |
49Mais de réflexive, l’argumentation devient projective, faisant valoir que les rois doivent « passer pour des justes » en rendant hommage public à la bravoure d’Ajax ; les chefs de guerre et de cité doivent se soucier de leur renommée, fondement de leur autorité. Pour ce faire, ils doivent sacrifier leurs passions privées, et pratiquer à la magnanimité :
Ulysse :
Ne sois pas sans pitié, n’empêche pas d’ensevelir
Cet homme. Que la violence ne triomphe pas de toi,
Ni la haine jusqu’à fouler au pied la justice. 335 […]
Non, il n’est pas juste d’offenser un brave
Quand il est mort, même si on l’a en haine. 1345
Agamemnon :
Quoi, Ulysse, tu combats contre moi ?
Ulysse :
Oui. Je l’ai haï quand il fallait le haïr. […]
Il fut mon ennemi, mais il fut généreux.
Sa vaillance est plus forte en moi que la haine. 1360
Agamemnon :
Vas-tu nous faire passer pour des lâches ?
Ulysse :
Non, mais pour des justes aux yeux de tous les Grecs. (nous soulignons)
50La leçon politique de ce discours qui invite le prince à la prudence et à la générosité énonce une admirable leçon de gestion du pathos, de maîtrise des grandes passions tragiques : haine et admiration, crainte et pitié. Cette gestion maîtrisée, illustrée par le travail opéré par Ulysse sur ces propres passions, est l’aboutissement éthique de la leçon d’Athéna : sens du kairos (Je l’ai haï quand il fallait le haïr) et surtout conversion pathétique (Sa vaillance est plus forte en moi que la haine). Cette conversion des passions s’avère in fine être la visée de l’avertissement fait à Ulysse par Athéna dont la cruauté initiale, nullement gratuite ni même excessive, trouve ainsi sa justification. Il ne s’agissait pas simplement d’assurer la prééminence des dieux sur les hommes, mais de donner aux hommes le pouvoir de maîtriser leurs passions. C’est ainsi qu’Ulysse a pu devenir le défenseur de son pire ennemi. La réflexivité de la crainte et de la pitié tragiques a agi sur ce spectateur exemplaire : cible de la leçon éthique des dieux, sujet privilégié d’un dévoilement aléthique, Ulysse a fait évoluer ses passions au point d’être capable de les inverser, et de convaincre autrui de suivre son exemple. Cette conversion pathétique et cette conscience critique constituent le véritable effet dramatique d’Ajax furieux.
***
51Quelle leçon pouvons-nous tirer à notre tour du spectacle sophocléen de la fureur d’Ajax ?
52- Un premier élément est le lien entre pathéticité et a-dramaticité : la structure singulièrement statique de la pièce, souvent jugée « mal construite », le statut dépragmatisé et l’aporie délibérative qui caractérisent le Prologue sont les conditions de possibilité d’une monstration théâtralisée du pathos. Il s’agit bien d’une théâtralité plénière, totalement gérée et construite par l’intentionnalité éthique et aléthique d’Athéna qui impose à Ulysse une double leçon de terreur et de pitié en faisant de la fureur d’Ajax un exemple d’ubris et de châtiment divin. Cette théâtralité essentielle permet de caractériser la relation du tragique à l’épique comme un retravail critique de l’héroïsme ; Ajax furieux posant notamment le problème de l’articulation conflictuelle de l’action individuelle aux intérêts généraux de la communauté.
53- Un deuxième élément est la relation stratégique de la théâtralité, mise en place dans le prologue, à la ruse qui caractérise l’interposition d’Athéna entre la fureur d’Ajax et son objet22. La mètis est omniprésente dans Ajax furieux : dramaturgie et lexique de la chasse (Ulysse traque Ajax, Athéna guette Ulysse), ainsi que du leurre (détournant le bras d’Ajax, Athéna lui donne littéralement le change). Et dans le second aveuglement d’Ajax (empêché de voir Ulysse, son spectateur) se lit le lien analogique de l’acte théâtral à la ruse : art ambivalent du voile et du dévoilement qui répartit les espaces intrascénique et extrascénique afin que ce qui est donné là à voir, soit perçu ici comme à interpréter et à penser. L’enjeu de la ruse comme celui du dispositif de théâtralité est la connaissance par la reconnaissance, laquelle suppose le détour, la médiation par l’illusion à visée aléthique23, ce qui concerne autant Ulysse qu’Ajax une fois revenu de sa fureur :
Telle est dans cette pièce, l’anagnorisis : le héros se reconnaît lui-même dans les actes qu’il vient d’accomplir, il découvre la puissance des dieux, l’impermanence du monde. […] Athéna impose le détour irrésistible qui produit la dégradation bestiale, la honte, la connaissance amplifiée et la mort. […] Singulière fonction médiatrice qui, en redoublant l’obscurité, prépare le triomphe d’une clarté elle aussi redoublée. (STAROBINSKY, 60-61, nous soulignons)
54- Un troisième élément, que l’on pourrait appréhender de manière hégélienne comme la forme théâtrale de la ruse de la raison mise en place par Athéna (ellemême allégorie de la démiurgie dramaturgique) concerne la structure générale de la pièce, et plus précisément son ouverture (la leçon de terreur et de pitié) et son final (la conversion et le plaidoyer d’Ulysse). Présent comme spectateur, puis comme orateur, Ulysse occupe une place privilégiée dans un dispositif dramaturgique dont la fonction métathéâtrale est essentiellement herméneutique. Dans les deux séquences, la fureur d’Ajax est l’objet de la monstration et/ou du discours à fonction évaluative : les deux séquences sont caractérisées par le primat de la visée extrascénique, et conformément au régime épidictique de la fonction extrascénique en tragédie, en appelle à la fonction de juge du spectateur, sommé de tirer leçon, non pas du spectacle de la fureur, mais de la gestion des passions initiée par Athéna, puis relayée par Ulysse.
55- Enfin, cette leçon permet sans doute de classer Ajax furieux parmi les pièces qui relèvent d’un théâtre de la pensée, non pas au sens rebattu d’un théâtre d’idées, mais au sens d’un processus, d’une pensée à l’œuvre au double plan intrascénique (conscience émotionnelle et morale d’Ulysse) et extrascénique (conscience émotionnelle et morale du spectateur). S’il est ainsi possible de parler d’une philosophie théâtrale – au sens d’une pragmatique théâtrale d’un travail de la pensée – (et non d’une philosophie du théâtre qui serait en arrière-plan de ce dernier), Ajax furieux répond à une telle définition parce la connaissance y prime sur le voir, la théâtralité sur la spectacularité, et la pathéticité (appréhendée par son versant aléthique) sur la dramaticité. On peut alors considérer Ajax furieux non comme une pièce dramaturgiquement marginale, mais comme le paradigme d’un théâtre pensant où l’essentiel n’est pas l’image (ici de la fureur), mais la construction du regard sur l’image. Comme le suggère Daniel Mesguich :
Au théâtre, ce n’est pas l’image qui importe, c’est qu’on l’entende.
Car le théâtre n’est pas, malgré les « apparences » (c’est-à-dire à travers une mauvaise écoute), art de l’image. Il est art de l’entendement. Les images, les formes que l’on voit sur la scène, ne sont que les résidus du sens qui passe, une « rémanence auditive ». (1991, p. 167)
56C’est là sans doute que peut s’énoncer une conclusion provisoire de ce parcours consacré aux effets du pathos, mais plus encore à l’effet de sa monstration calculée : si la confrontation directe au pathos engendre fascination paralysante et aporie délibérative, sa saisie en théâtralité ouvre inversement la voie d’accès à son intelligence. Méditée par les orateurs, mise en œuvre par les dramaturges, la problématique de la monstration du pathos définit l’axe double de la métathéâtralité tragique et de la réflexivité critique que recèle la structuration théâtrale dès lors qu’elle met à distance l’attraction fascinante du spectacle des passions.
Bibliographie
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Bibliographie
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Annexe
Annexe :
Sophocle : Ajax (Prologue)
Gallimard, traduction Jean Grosjean
Athéna :
Je te vois, toujours, fils de Laërte,
A l’affût de surprendre quelque ennemi
Et te voici près des tentes d’Ajax
Au bout de la rangée des vaisseaux,
A suivre et scruter depuis un moment
Ses fraîches empreintes pour savoir
S’il est là ou non. Un vrai flair
De chienne laconienne semble te mener
Car justement l’homme se trouve là,
La tête mouillée de sueur et les mains de meurtre. 10
Tu n’as plus rien à épier au-dehors.
Tu vas me dire pourquoi tu te donnes cette peine
Afin que moi qui sais je t’instruise.
Ulysse :
O voix d’Athéna, ma déesse la plus chère,
Comme j’écoute ! Si invisible que tu sois
J’entends ta voix et la recueille en mon âme
Comme une trompette étrusque à bouche de bronze.
Tu as bien compris que mes pas tournent
Autour d’un ennemi, Ajax porteur de bouclier.
C’est lui et nul autre que j’épie depuis un moment. 20
Cette nuit il a commis contre nous
Un acte incroyable, si toutefois c’est lui,
Car nous ne savons rien de clair, nous errons
Et j’ai voulu m’atteler à ce problème.
Nous venons en effet de découvrir
Qu’on a détruit, massacré notre butin,
Qu’on l’a égorgé avec les gardeurs de bétail.
Tout le monde en accuse Ajax.
Un guetteur m’a dit, m’a affirmé
L’avoir vu bondir seul dans la plaine 30
Avec son épée baignée de sang frais.
J’ai vite suivi les traces ; les unes me semblent claires,
Mais d’autres je n’en puis comprendre l’origine.
Tu arrives à point car en tout désormais
Je serai comme naguère dirigé par ta main.
Athéna :
Je le sais, Ulysse. Depuis un moment je suis en chemin
Pour protéger, favoriser ta chasse ;
[Athéna rapporte l’acte d’Ajax en raison d’une « grave colère pour les armes
d’Achille ; et narre la façon dont elle a détourné ses coups]
Moi, je l’ai écarté, j’ai jeté sur ses yeux 51
La lourde illusion d’une joie funeste.
Je l’ai détourné vers le troupeau des bêtes,
Butin indivis que des bouviers gardaient.
Il s’est rué au carnage des bêtes à cornes,
Leur brisant l’échine à la ronde. Il pensait
Tantôt tuer de sa main les deux Atrides
Tantôt fondre sur un autre chef. J’excitais
Cet homme en proie à la démence, je le poussais
Dans le piège. Puis, quand il fut las de tuerie, 60
Il attacha avec des liens les bœufs
Survivants et autres bêtes et les emmena
A sa demeure comme des hommes, non comme
Un butin cornu. Maintenant qu’ils sont chez lui,
A l’attache, il les brutalise. Je vais
Te montrer son mal flagrant pour qu’après
L’avoir vu tu l’annonces à tous les Argiens.
Reste là sans crainte. Il ne peut
Te porter malheur. Je détournerai
Ses regards, j’empêcherai qu’il voie ton visage. 70
A Ajax :
Hé ! Toi qui tords de liens les mains de tes captifs,
Viens, je t’appelle par ton nom
Ajax, viens-t-en devant ta demeure
Ulysse :
Que fais-tu, Athéna ? Ne le fais pas sortir
Athéna :
Garde le silence et n’aie aucune crainte […]
Crains-tu de voir en face un homme en délire ?81 […]
Je resterai mais je voudrais être loin.
[Athéna pousse Ajax à se vanter du meurtre des Atrides ; puis évoque Ulysse,
qu’Ajax croit tenir enchaîné, et veut torturer à mort :]
Pourquoi faire du mal à ce malheureux ? 109
Ajax :
Il mourra sous le fouet, le dos en sang.
Athéna :
Ne va pas laisser ainsi ce malheureuxAjax :
Salut, Athéna ! Je t’accorderai tout le reste. Mais lui, il subira cette peine et pas une autre. […]
Athéna :
Tu vois, Ulysse, quelle est la puissance des dieux.
Qui donc était plus sensé que cet homme ?
Qui valait mieux que lui au moment d’agir ? 120
Ulysse :
Personne, je le sais. Bien qu’il soit mon ennemiJ’ai pitié de ce malheureuxMaintenant qu’il ploie sous une affreuse terreurEt que je pense à moi plus qu’à lui-même.
Je vois que nous, les vivants,Nous ne sommes que phantasme et vaine ombre.
Athéna :
Considère cet exemple et ne va jamais direDe paroles insolentes envers les dieux,Ne t’enfle pas d’orgueil si tu triomphes de quelqu’unPar ton bras ou par abondance de richesse. 130
Un seul jour abaisse et relèveToutes les choses humaines. Les dieuxAiment les sages et haïssent les méchants.
Notes de bas de page
1 Cette distinction définit la métathéâtralité, dispositif discursif ou dramatique qui explicite l’intentionnalité critique du spectacle des passions. Elle caractérise la dramaturgie de l’âge baroque (cf. Le Véritable saint Genest de Rotrou). A contrario, son effacement caractérise la dramaturgie ultérieure de l’âge « classique » dont, par contrecoup, on néglige souvent la théâtralité c’est-àdire la construction esthétique du regard (cf. ci-dessous notre analyse d’Iphigénie de Racine).
2 Sur la fascination, voir notamment Le Sexe et l’effroi. La reconnaissance est un thème structurant des Paradisiaques ; voir notamment la fable du Décoiffé et sa glose, chap. LXXVIII, p. 265-s.
3 Cf. Poétique, ch. 4, où Aristote définit le processus mimétique comme succession d’une méconnaissance surprenante et d’une re-connaissance esthétique et cognitive.
4 L’attente et le guet, vains et itératifs, trouvent une illustration d’une force singulière dans la nouvelle de Friedrich Dürrenmatt, Das Versprechen (adaptation cinématographique, Sean Penn, The Pledge, 2001) où un policier fait promesse de retrouver l’assassin d’une enfant et finit, en bord de route, par guetter à jamais l’improbable passage du probable coupable.
5 Pour emplir les hommes de passions et de sentiments, pour les arracher aux petits événements de leur vie quotidienne. Les événements sont, pour ainsi dire, l’échafaudage sur lequel nous exerçons notre art, le tremplin que nous empruntons » (p. 483).
6 Le témoin oculaire d’un accident, montre, gestes à l’appui, à des gens attroupés, comment les choses se sont passées. Ces gens peuvent ne pas être de l’avis du témoin, voir les choses “autrement” ; l’essentiel est que le démonstrateur montre le comportement du conducteur, ou de la victime, ou de l’un et de l’autre, de manière que l’auditoire puisse se faire une opinion sur l’accident » (p. 522).
7 D. Mesguich a fait usage de cette technique dans sa mise en scène de Marie Tudor (Théâtre de la métaphore, 1989) en faisant précéder la représentation du texte par un prélude montrant, sans toutefois l’identifier, l’exécution de Fabiano Fabiani. Voir l’analyse de Stella Spriet, « Les ruses de la mise en scène. Autour de Daniel Mesguich », in Ruse et Surveillance au théâtre, colloque organisé par G. Banu et G. Declercq, Université Paris III – INHA – ENS, 7-9 décembre 2006.
8 Entouré de nobles conjurés, un vague César aurait, apprends-tu, marmonné à un vague Brutus : “toi aussi, Brutus”. Celui qui entendrait une telle réplique hors du contexte même de la pièce, n’importe où et n’importe comment, n’aurait pas appris grand-chose, sa connaissance du monde n’aurait pas considérablement augmenté. […] Toi, comédien, tu fais alors irruption dans cette idée vague, nébuleuse, et tu représentes la vie même. Quand tu as terminé, ton spectateur devrait en avoir vu plus que le témoin oculaire du processus original. » (554)
9 Sur cette fonction anesthésique et son rapport à la problématique aristotélicienne de la terreur et de la pitié, voir ci-dessous l’analyse d’Ajax furieux.
10 Et par jeu théâtral, nous voulons dire ici qu’ils ne se conduisent pas seulement comme l’exigent leurs actes, mais qu’ils agissent en ayant conscience d’être exposés aux regards du monde et qu’ils font tout pour que leurs actes et leurs démarches s’imposent aux yeux du public comme évidents et exemplaires. » (534)
11 « [Le type P] peut faire valoir qu’il suscite lui aussi des émotions, sans que ce soient les émotions brutes et sauvages du type C. le type P essaie en effet de se libérer d’une lourde tradition, du devoir de susciter des émotions par des représentations du monde ; en revanche, il n’a rien contre les émotions qui naissent sur la base de ses propres représentations. » (520)
12 Il nous faudrait examiner là dans quelle mesure l’expérience vécue peut être instructive sans qu’interviennent certains éléments de commentaire. Premièrement, il y a de nombreux facteurs qui interdisent à l’expérience vécue d’être instructive, c’est-à-dire de nous rendre plus avisés. C’est le cas lorsque la situation se modifie trop lentement, imperceptiblement, comme on dit. » (505)
13 Sur ce double aspect, voir SCHERER, La liberté du personnage racinien, et STAROBINSKY, L’œil vivant.
14 Cette orientation, au demeurant, caractérise, dans l’histoire de l’interprétation théâtrale, les grandes « scènes » raciniennes, tel l’aveu de Phèdre.
15 Sur l’hypotypose et l’apostrophe, voir respectivement DECLERCQ (1995) et HAWCROFT (2003).
16 Selon un principe d’économie éthique qui répond au paradigme aristotélicien de la statue de Mitys dont la chute tue le meurtrier selon une conjonction aussi surprenante (en tant qu’événement accidentel) que parfaite (en tant qu’action éthique). Cf Poétique, ch. 9.
17 Athéna explique clairement à Ulysse qu’Ajax expie non pas le fait d’avoir voulu se venger, mais un trait d’ubris antérieur, lorsque dans le cours d’un combat devant Troie, il a dédaigné l’aide que lui proposait la déesse : la faute d’Ajax est de se vouloir maître du destin et du hasard, ce qui est le privilège des dieux.
18 K. Reinhard a souligné cette singularité structurelle : « Par sa forme de pathos stationnaire, ignorant encore tout renversement à l’intérieur des actes, Ajax se place, avec les Trachiniennes, d’un côté, et tout le reste de l’œuvre de l’autre côté. (p. 39) […] Le plaisir pris par le poète à faire contraster les destins, plus généralement la prépondérance du signe, de la monstration, de l’explication sur le développement et la progression, la prédominance de la simultanéité des rapports sur la dynamique du devenir et du déclin dans le temps sont autant de caractères distinctifs du drame d’Ajax pris dans son ensemble » (p. 58).
19 Dans le personnage d’Ajax, Sophocle fait intervenir successivement, au cours d’un seul jour mortel, les deux états contrastés de l’égarement absolu et de l’extrême lucidité, de la contrainte subie et de la libre décision de mourir. Ces états appartiennent à des moments parfaitement distincts, dont l’opposition si nettement marquée va sans doute de pair avec la poursuite de l’effet tragique. De la révolte à l’égarement, de l’égarement à la reconnaissance du déshonneur, de cette connaissance humiliante à la mort volontaire, Sophocle scande avec une surprenante précision la succession, l’enchaînement et la différence des attitudes passionnelles : le lecteur moderne a le sentiment de voir s’étaler, dans le cours temporel de la représentation, les couleurs pures dans lesquelles se décompose la lumière aveuglante du suicide. » (STAROBINSKY : 1974, p.)
20 La nécessité de cette descente dans la frénésie animale aurait pu, semble-t-il, se manifester de façon autonome, comme une conséquence inéluctable et tout humaine de l’erreur d’Ajax. Sophocle en fait cependant l’œuvre d’Athéna : c’est elle qui, au début de la tragédie, se joue du héros délirant ; c’est elle qui se fait reconnaître (v. 118-120) comme l’agent souverain dont la volonté punitive s’accomplit. (ibid., 32)
21 Sur terreur (dramaturgique) et horreur (scénographique), voir Poétique, ch. 14.
22 La folie est développée par l’addition d’une fureur naturelle (d’un pathos), et d’une tromperie divine, – tromperie qui écarte l’acte commencé de sa fin préméditée. La déesse ne fait que détourner les énergies vengeresses, en les laissant se dépenser tout entières. […] Entre le dessein premier d’Ajax, et le résultat de son assaut, Athéna interpose le phantasme, la fausse reconnaissance, – et le bras frappe à côté. Le projet vengeur n’était qu’excessif ; il devient folie au moment où il manque son accomplissement. Athéna sauve les Atrides au dernier moment : cela veut dire qu’elle intervient sur la partie finale de l’acte d’Ajax, en le vouant à la perversion téléologique, en provoquant l’écart entre la finalité atteinte et la finalité pensée : la passivité, la maladie, pour le héros égaré, s’insinuent précisément en cet écart. » (STAROBINSKY : 1974, p. 39)
23 Sur la ruse aléthique, voir DECLERCQ, 2005.
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