Dimension rationnelle et dimension affective de l’ethos
p. 113-125
Texte intégral
1Dans une perspective qui lie étroitement la rhétorique à l’analyse du discours, je voudrais montrer comment l’ethos, ou la présentation de soi du locuteur, s’élabore sur le double plan de la raison et du sentiment. Il ne s’agit donc plus, comme le faisait la rhétorique classique, de rejeter l’ethos du côté de l’affectivité pure en l’opposant au logos, qui serait seul du côté de la raison. Il faut voir au contraire que l’image de soi projetée par l’orateur agit sur l’auditoire dans le cadre d’une interrelation qui se fonde aussi bien sur le rationnel que sur le passionnel. Encore faut-il comprendre en quoi consiste la rationalité qui sous – tend la relation argumentative. Ce sera le premier temps de ma réflexion. Le second temps reviendra sur la dimension affective de l’ethos qui est l’indispensable complément de sa dimension rationnelle, pour s’interroger sur sa nature singulière. Je voudrais montrer ici qu’au-delà des passions étudiées par la rhétorique (la pitié, l’émulation, etc.), l’image de soi projetée par l’orateur doit être capable de susciter la sympathie dans le sens fort de sentir avec. Elle est d’autant plus efficace qu’elle éveille chez l’allocutaire l’impression que celui qui prend la parole est l’un des siens et qu’il peut se sentir avec lui, ne fût-ce que partiellement, à l’unisson. Prise dans ce sens de rapport intime à une collectivité, ou plutôt à son représentant, la sympathie apparaît comme une composante essentielle de l’ethos. Elle est en même temps un facteur problématique. Poussée à l’extrême, la sympathie ne risque-t-elle pas de résorber l’argumentation dans la passion du Même, et le dialogue dans le repli communautaire ? Ce sont donc les stratégies au gré desquelles l’ethos se construit en reconstituant un être ensemble et une communauté de sentiment dans le cadre de la différence et du dissensus, qu’il faudra examiner de plus près. C’est ce qu’on fera à partir de quelques exemples choisis ad hoc, où figurera en bonne place le texte À la mère inconnue du soldat inconnu (Amossy 2006) que j’ai étudié ailleurs et à partir duquel je tenterai de développer la réflexion.
Ethos et pathos dans la réflexion rhétorique
2Avant de passer à la démonstration, un bref rappel du rapport communément établi entre l’ethos et le pathos s’impose. Je partirai du résumé que donne Olivier Reboul de la question dans son Introduction à la rhétorique (1991). Il y distingue les moyens qui ressortissent de la raison, à savoir les arguments, de ceux qui « ressortissent de l’affectivité » et qui sont « d’une part l’ethos, le caractère que doit prendre l’orateur pour capter l’attention et gagner la confiance de l’auditoire, et d’autre part le pathos, les tendances, les désirs, les émotions de l’auditoire, sur lesquels peut jouer l’orateur » (1991:7). Il différencie de la sorte l’argumentatif de l’oratoire, tout en reconnaissant que les deux aspects sont souvent difficiles à démêler : ainsi une métaphore qui contribue à émouvoir exprime aussi un argument en le condensant. Cette bipartition apparaît, avec différentes nuances, dans de nombreux traités de rhétorique anciens ou contemporains où l’ethos s’articule toujours au pathos. Selon Gilles Declercq, par exemple, « la preuve éthique […] est au croisement de la psychologie morale (caractère de l’orateur) et de la psychologie affective (passions de l’auditoire) ; l’ethos s’articule au pathos, car la représentation des vertus morales induit des émotions chez l’auditoire » (1992:51). C’est pourquoi, ajoute-t-il, il est suspect aux yeux de nombreux moralistes à l’âge classique.
3Il en ressort que seul le logos comme recherche et enchaînement logique d’arguments a partie liée avec la raison, logos en grec désignant à la fois le discours et la raison. Cependant, ce point de vue impose une vision de l’argumentation axée sur l’autonomie de la rationalité qui se déploierait en dehors de toute situation de communication, et dont les affects liés à la relation intersubjective ne pourraient qu’altérer la pureté. Il privilégie une conception fondée sur la présentation cohérente d’arguments en dehors de tout dispositif d’énonciation. On pose, note E. Eggs, que « le logos convainc en soi et par soi-même indépendamment de la situation de communication concrète tandis que l’ethos et le pathos sont toujours liés à la problématique spécifique d’une situation et, surtout, aux personnes concrètes impliquées dans cette situation » (Eggs 1999:45). Pour restituer à la rhétorique son empire, celui de l’exploration et de la gestion des problèmes dans le partage de la parole sociale, il faut donc avant tout briser la dichotomie du raisonnement pur et de la relation intersubjective sur laquelle se greffe celle de la raison et de la passion.
4Le premier temps consiste à reconnaître le pouvoir de la raison dans la relation intersubjective et à montrer comment elle préside aux relations entre les partenaires d’un échange verbal. En effet, la force de la perspective rhétorique consiste, comme l’avait bien vu Perelman (1970), à élargir la notion de rationalité et à la réintroduire dans la sphère de l’échange sur tous les sujets où la certitude obtenue par la rigueur logico-mathématique est impossible, c’est-à-dire sur la grande majorité des affaires humaines. Dans la perspective rhétorique il y a, sur tout ce qui fait problème et divise les esprits, une possibilité de dialogue fondé sur la raison qui sauve l’existence sociale de la violence anarchique. On peut alors se demander quelle est la place de l’affectif et du pulsionnel dans la rationalité qui sous-tend les interactions argumentatives. Les avis sur la question sont partagés. Certains théoriciens, comme Perelman lui-même, tentent de minimiser l’importance du pathos : on sait que la nouvelle rhétorique se débarrasse du livre d’Aristote consacrée au sujet en expliquant sa centralité par l’inexistence de la psychologie à l’époque. Dans la même optique, l’école d’Amsterdam, qui pose pourtant l’interaction au cœur de sa théorie, envisage l’argumentation comme « une activité verbale et sociale de la raison » qui tente de justifier ou de réfuter une position devant un juge rationnel à l’aide d’une constellation de propositions (1984:53). Selon van Eemeren, les émotions peuvent certes jouer un rôle dans l’adoption d’une position, mais elles ne sont pas pertinentes dans l’argumentation, au cours de laquelle les gens « situent leurs considérations dans le domaine de la raison » (1996:2). Cette vision épurée et quelque peu utopique de l’interrelation qui lie les participants n’est cependant pas unanime. Une autre perspective existe, fondée sur une conception plus complexe de l’interaction au sein de laquelle celle-ci revêt une pluralité de dimensions qui ne se laissent pas isoler les unes des autres. Sans doute reste-t-elle plus proche de la rhétorique aristotélicienne, qui ne concevait pas la raison en dehors de la triade logos-ethos-pathos.
5Ainsi Michel Meyer, considérant que « la rhétorique est la négociation de la différence par des individus sur une question donnée », pose que « l’ethos, le pathos et le logos sont à mettre sur un pied d’égalité, si l’on ne veut pas retomber dans une conception qui exclue les dimensions constitutives de la relation rhétorique » (2004:10). La négociation des différences, voire des différends, passe par une relation intersubjective où l’image que l’orateur donne de luimême contribue puissamment à entraîner l’adhésion des esprits. Il faut donc, en un premier temps, se demander en quoi l’ethos – ou la présentation de soi dans le discours – fait intervenir des formes de rationalité dans les relations intersubjectives. En un second temps, on verra comment cette rationalité doit être complémentée par l’affectivité pour le bon succès de l’entreprise de persuasion. On examinera les problèmes qui en découlent dans toutes les formes d’échange qui font jouer les figures du même et de l’autre dans les divisions nationales et sociales.
La rationalité de la relation rhétorique
6Ekkehard Eggs a bien montré que l’ethos aristotélicien avait à la fois un sens moral – il englobe des vertus comme l’honnêteté – et un sens neutre relié aux mœurs et coutumes : l’orateur convainc à la fois en montrant une haute moralité et en s’exprimant d’une façon appropriée à son type social (1999:32). La construction de l’ethos dans le discours mobilise les moyens verbaux qui permettent de donner à voir ces caractéristiques. L’analyse du discours (Maingueneau 1993, 1998) a élargi et repensé la notion d’ethos en la reliant à la scène d’énonciation. Il ne s’agit pas seulement de mesurer son degré de moralité et d’appropriation sociale mais aussi de voir comment elle s’élabore en conformité avec un type de discours (religieux, politique, etc.), à l’intérieur de celui-ci un genre de discours (le sermon, le clip électoral, etc.) et, dans ce cadre, une scénographie : le rôle puisé dans un scénario préétabli que le locuteur adopte librement (le Père parlant à ses enfants, le prophète, etc.). Quel que soit l’angle d’analyse sélectionné, il est clair que l’image discursive du locuteur est censée produire un effet sur son allocutaire. Or, cet effet ne repose pas uniquement sur la capacité à impressionner l’auditoire en jouant sur ses émotions.
7Sur un premier plan, l’ethos l’engage en effet à une démarche au sein de laquelle Marcelo Dascal (1999) souligne des « processus inférentiels, voire cognitifs ». Il me semble que ceux-ci permettent, sur un second plan, de réagir à l’image du locuteur à travers des raisonnements syllogistiques. Prenons quelques exemples pour illustrer le fondement rationnel de la démarche que l’auditoire est appelé à faire pour activer l’ethos que le locuteur construit à son intention.
8Dans le cas – le plus fréquent – où le discours manifeste plutôt qu’il n’énonce les qualités du sujet parlant, l’auditoire fait des inférences à partir d’observations basées sur le discours de l’orateur. Il interprète son comportement verbal en mettant en relation « des types de comportement avec des propriétés de caractère » : par exemple, les marques d’une connaissance détaillée d’un sujet donné équivalent à l’expertise. Ces inférences, dit Dascal, « aboutiraient à des croyances propositionnelles (Je crois que L est un expert) » (1999:68). En rapprochant ces processus des processus pragmatiques normaux d’interprétation d’énoncés, Dascal entend situer la question de l’ethos trop souvent rejeté du côté de l’émotif dans une perspective argumentative-cognitive.
9Mais on peut aller plus loin encore. La confiance que l’allocutaire veut bien prêter à l’orateur n’est pas un aveuglement émotionnel, mais le résultat d’un processus déductif implicite. Il peut se résumer dans le syllogisme suivant : (majeure) : les hommes qui possèdent une expertise sur une matière donnée sont les plus compétents pour juger des problèmes liés au sujet ; (mineure) : X possède une expertise sur Y, et la conclusion : il est donc le plus compétent en la matière et c’est son opinion qu’il faut prendre en compte. Sont en l’occurrence déterminants le poids qu’on accorde à l’expertise (l’opinion doxique formulée dans la majeure), et la capacité de l’orateur à projeter une image conforme aux attentes issues de la doxa (résumée dans la mineure). Le raisonnement se construit, comme de droit en rhétorique, sur des lieux communs. De même, si quelqu’un qui entreprend de juger une situation faisant l’objet d’un litige entre deux nations ou deux individus se montre pondéré et équitable, l’auditoire peut en déduire qu’il est digne de confiance selon le même processus déductif : pour arbitrer, il ne faut pas être ni impulsif ni partial, X n’est pas affligé de ces défauts, son jugement a donc du poids. Il s’agit bien, dans tous les cas, de ce qu’il est raisonnable de déduire à partir de l’image de l’orateur reconstruite par un processus inférentiel. On voit qu’il y a là une rationalité qui règle les relations interpersonnelles sur la base d’une doxa partagée – une rationalité de type rhétorique et non scientifique fondée sur le plausible et le sens commun.
Susciter un sentiment relatif à sa propre personne
10Cependant, la rationalité au fondement de l’entreprise de persuasion ne suffit pas pour la soutenir. En effet, l’image projetée par l’orateur ne doit pas seulement susciter chez l’auditoire un jugement de valeur fondé en raison ; elle doit aussi parler au cœur, elle doit émouvoir. Mais comment l’image de l’orateur peut-elle éveiller un sentiment susceptible de faire adhérer son public à une thèse ? On peut bien sûr reprendre le point de vue global selon lequel « la représentation des vertus morales induit des émotions chez l’auditoire » (Declercq 1992: 51). La question du rapport de l’ethos au pathos demande cependant à être élucidée plus avant.
11Un premier cas de figure, le plus simple sans doute, est celui où l’objectif de l’entreprise de persuasion nécessite que l’orateur suscite chez l’auditoire un sentiment relatif à sa propre personne. Il en va ainsi, par exemple, dans tous les cas où l’orateur sollicite un vote, demande à se faire embaucher, désire qu’on lui confie un poste ou une mission, appelle à l’aide, etc. La présentation de soi poursuit alors un but qui est liée à l’argumentateur lui-même.
12Soit le type de discours que profèrent actuellement ceux qui font la manche dans le métro1. La présentation de soi du locuteur relève d’un exercice dans lequel la mise en série désigne un véritable genre. Celui qui prend la parole se présente comme un homme doté de bonnes manières qui contredit son aspect misérable ou négligé : il s’excuse de devoir importuner les gens, d’empiéter sur leur territoire en les contraignant à l’écouter (de menacer leur face négative, dans les termes de la théorie de la politesse). Cette « civilité » se traduit aussi dans la correction grammaticale et le style du discours proféré, qui situent le quémandant dans une moyenne respectable. Elle est par ailleurs liée à l’incarnation d’un stéréotype prégnant depuis le xixe siècle, celui de la pauvreté honnête. Le locuteur évoque brièvement les circonstances qui l’ont amené à sa situation présente – le licenciement, l’impossibilité à obtenir du travail à cause desquels il est obligé de chercher des moyens temporaires de survie. Il se donne non comme un mendiant de profession, mais bien comme un travailleur qui se trouve malgré lui dans l’impossibilité de gagner son pain. La mention fréquente de la nécessité d’avoir quelque argent pour rester propre se rapporte à la fois à la civilité et à la nécessité de faire bonne figure pour pouvoir retrouver du travail. Elle s’accompagne le plus souvent de l’évocation d’une famille réduite à la faim.
13L’auditoire peut ainsi inférer des diverses marques discursives mentionnées que l’orateur est non seulement un homme civilisé et digne mais aussi un honnête travailleur réduit au besoin, voire un digne père de famille. La rationalité de la relation intersubjective se traduit à divers niveaux. Tout d’abord, l’auditoire est appelé à dégager du discours une image du locuteur qui contredit celle que donne à voir son apparence physique – et qu’il peut accepter en fonction d’un savoir commun stipulant que l’habit ne fait pas le moine, que l’apparence extérieure peut être trompeuse. La représentation reconstruite par un processus inférentiel est alors rapportée à un savoir préalable de type social : le problème du chômage et l’exclusion qui en découle. Il est appelé à faire le raisonnement suivant : il faut aider les gens honnêtes dans le besoin à éviter la déchéance ; le locuteur est un homme honnête dans le besoin ; il faut donc l’aider. La majeure s’appuie, comme il se doit, sur des lieux communs, en particulier sur ceux que charrie le discours dominant sur l’exclusion et la nécessité de la combattre. Elle est renforcée par les préceptes de la morale (chrétienne) demandant de porter secours aux nécessiteux.
14La rationalité préside bien ici à la relation argumentative. Il est clair, cependant, que l’image de l’orateur mise aussi sur l’appel au sentiment. C’est avant tout à la compassion qu’il en appelle : il s’agit, selon Aristote, de « l’affliction qu’on a pour un mal qui semble menacer quelqu’un de sa perte, ou du moins de le faire souffrir, quoiqu’il ne mérite nullement qu’un tel malheur lui arrive » (Aristote 1991:73). Et il ajoute qu’on aura toujours pitié quand arrive à quelqu’un un mal que nous craignons pour nous-mêmes – en l’occurrence, le licenciement, le chômage, l’incapacité de nourrir ses enfants, l’éventuelle déchéance qui peut découler d’une situation de ce genre. C’est dans ce sens que le locuteur peut apparaître à l’allocutaire comme un semblable dans lequel il lui est possible de se reconnaître, et qu’il peut sentir le désir de le secourir.
Susciter la « sym-pathie »
15Qu’en est-il, cependant, lorsque l’adhésion demandée n’est pas directement liée aux émotions qu’éveillent la situation et la personne de l’orateur ? Prenons l’exemple des Lettres à tous les Français publiées pendant la Grande Guerre par Emile Durkheim avec la collaboration d’Ernest Lavisse. Le locuteur, qui entend raffermir le moral éprouvé de l’arrière auquel il demande de tenir, projette un ethos de scientificité que confirme son statut de sociologue réputé. Il affiche la retenue de celui qui est capable en toutes circonstances de peser les choses sans se laisser entraîner par l’émotion, et la compétence du savant qui sait rassembler et analyser les données. Dans cette optique, il évite les appels à l’émotion et les effets pathétiques trop faciles en cette période de deuil et de souffrances. La tenue de son discours et son style à la fois factuel et dûment argumenté produisent ainsi l’image d’un homme compétent, mesuré et donc digne de confiance qui légitime le rôle qu’il prétend assumer : non seulement expliquer la situation, mais encore susciter de la part du public une prise de conscience. En même temps, je l’ai montré ailleurs, il se pose en patriote en appelant les citoyens à un devoir civique qu’il partage : « les conditions particulières de la guerre […] nous imposent à tous, et en particulier aux non-combattants, des devoirs nouveaux dont il importe que nous prenions conscience » (1916 ; 1992:21). L’ethos ainsi construit s’articule sur le pathos sous deux aspects principaux. Tout d’abord, il projette une image d’autorité qui réconforte les Français déstabilisés par la longueur de la guerre, la lourdeur des pertes subies (on est en pleine bataille de Verdun) et l’incertitude de l’issue. Il répond ainsi à ce que Michel Meyer considère comme sa vocation principale lorsqu’il compare l’orateur à un père dont l’enfant veut savoir, pour calmer son inquiétude, qu’il connaît les réponses aux questions : il est celui qui sait – il y a donc quelqu’un qui sait. L’image que le locuteur projette n’agit pas seulement sur le plan rationnel : elle calme les angoisses et raffermit les cœurs.
16Mais il y a plus. « L’ethos, écrit encore Meyer, se présente de manière générale comme celui ou celle à qui l’auditoire s’identifie » (Meyer 2004:21). Plus que d’identification, on pourrait parler du sentiment d’appartenance qui unit les membres d’un même groupe et qui fait que les allocutaires peuvent se sentir immédiatement à l’unisson avec le locuteur, vibrant aux mêmes accents. Ils peuvent éprouver de la sympathie pour lui, au sens fort du terme, lorsqu’ils ont le sentiment de sentir avec lui parce qu’ils partagent le même univers d’espoirs, de désirs, de croyances – l’amour pour la Mère patrie et les valeurs qu’elle représente, l’hostilité envers l’ennemi défini comme agresseur, la douleur de la perte, l’espoir de la victoire, etc. Dans cette communauté de sentiment, ils reconnaissent le locuteur comme l’un des leurs. On peut bien sûr se demander si les notions de « sentiment d’appartenance », ou de « communauté de sentiment », relèvent du pathos. Malgré le caractère flou de ces notions, elles semblent cependant utiles pour bien comprendre les dimensions constitutives de l’ethos. Pour faire adhérer l’auditoire à une thèse, il ne suffit pas de l’aspect moral (les vertus) et de l’aspect procédural (l’appropriation des qualités à la fonction, au but). En l’occurrence, il ne suffit pas que Durkheim ait le savoir et l’honnêteté, que ses compétences de sociologue et son statut d’intellectuel lui donnent la capacité d’analyser la situation et d’intervenir de façon pertinente dans les affaires de la cité. Il faut aussi que l’auditoire puisse le reconnaître comme un être avec qui il partage des façons de voir et de sentir. La sympathie spontanée, c’est-à-dire l’impression qu’on partage avec le locuteur un monde familier de croyances et d’affects qui le rend proche, favorise l’écoute. Sans doute est-elle en partie le fruit de l’ethos préalable, de ce que représente l’orateur avant même sa prise de parole : Durkheim est un Français pris dans la tourmente et le patriotisme de ce socialiste pacifiste d’avant-guerre est connu. Mais la sympathie est aussi le produit de son discours : c’est dans sa parole que l’auteur des Lettres à tous les Français construit une image de soi adéquate. En 1916, le titre même marque l’adresse à un public considéré comme une communauté étroitement unie par l’épreuve. Le « nous » brandi d’entrée de jeu, et qui regroupe les civils de l’arrière, conforte le sentiment d’appartenir à une même communauté, et l’évocation d’un « devoir » collectif rassemble les esprits fortement imprégnés de la nécessité de « faire leur devoir » et souvent honteux de se retrouver à l’arrière alors que les combattants risquent leur vie. Si un savant étranger situé en dehors du conflit avait projeté le même ethos de scientificité et de compétence, il n’aurait pu persuader le public français de partager ses vues dans la mesure où les lecteurs n’auraient pas été capables de se reconnaître en lui et de partager avec lui une communauté de sentiment.
Altérité et dissensus : comment éveiller la sym-pathie ?
17Deux remarques s’imposent ici. Tout d’abord, on peut se demander s’il ne s’agit pas là tout simplement d’une variante de la bienveillance dont parle Aristote : pour que l’orateur inspire confiance, il faut qu’il donne l’impression d’être bien disposé à l’égard de son public. On voit bien cependant que la bienveillance, qui garantit que celui qui prend la parole n’essaye pas de tromper et d’utiliser son savoir à mauvais escient, ne se confond pas avec ce que j’ai appelé, faute de mieux, le « sentir avec », qui ressortit d’un sentiment d’appartenance. Il s’agit, au-delà des sentiments répertoriés par la rhétorique des passions aristotéliciennes, d’une réaction affective qui est liée à la collectivité. Deuxièmement, on peut se demander si l’importance de la communauté de sentiments ne dérive pas, en l’occurrence, de la particularité de l’exemple du patriotisme. Nul doute, en effet, qu’il s’agisse d’un cas extrême. Mais il a le mérite de poser dans toute son acuité la question du type particulier de pathos que doit produire la présentation de soi de l’orateur. Dans quelle mesure la possibilité de la sympathie nécessite-t-elle que l’orateur apparaisse comme un semblable, un Même ? Dans quelle mesure l’altérité qui se dégage d’une image de soi particulière entrave-t-elle la part d’affectivité qui doit soutenir et complémenter le rationnel ?
18On voit les dangers que fait planer cette dimension affective de l’ethos. Tout d’abord, elle peut mettre en péril l’exercice de la raison lorsqu’elle occupe une place prépondérante. Le sentiment fort envers la figure du Même peut paralyser l’esprit critique et mettre l’auditoire du côté de l’orateur en court-circuitant les processus rationnels. À la limite, il peut même en venir à dominer le verbe et à se substituer à la parole argumentative, comme le prouve l’exemple des démagogies. La séquence où Charlie Chaplin, dans Le dictateur, déclenche l’enthousiasme par un discours vide en offre une parfaite illustration. On se trouve donc face à un paradoxe : la dimension affective est nécessaire à l’argumentation, mais en même temps elle menace de la dissoudre. Pour que l’argumentation puisse se déployer, il faut donc que la présentation de soi de l’orateur dose la rationalité et l’affectivité.
19Ensuite, la place accordée au « sentir avec » risque d’enfermer l’argumentation dans une vision communautariste étroite. Faut-il croire que nous ne nous laissons persuader que par des locuteurs qui sont des figures du Même ? Et si l’on ne peut accepter cette hypothèse, aberrante dans le cas d’une discipline comme la rhétorique qui repose sur la négociation des différences, comment l’altérité peut-elle se donner à voir dans l’ethos sans entraver l’entreprise de persuasion ?
20Il est clair que dans les cas d’altérité fortement ressentie, une difficulté émerge à laquelle le discours argumentatif doit trouver une solution. Je prendrai un contre-exemple du cas de l’ethos patriotique de Durkheim : celui de Madeleine Vernet qui, dans son journal La Mère éducatrice, publie en 1920 un texte virulent intitulé À la mère inconnue du soldat inconnu contre la cérémonie officielle du Soldat Inconnu. Elle appelle toutes les femmes à intervenir sur la scène publique pour protester contre la violence guerrière et exiger une politique de paix. C’est dire que la locutrice se situe en marge du consensus pour projeter une image à plusieurs titres subversive. Non seulement son texte manifeste une attitude iconoclaste face à une cérémonie à laquelle se ralliait tout naturellement le plus grand nombre, mais encore il proclame que les soldats sont morts pour rien, refusant ainsi aux proches leur suprême consolation : « Tu sais qu’il s’est sacrifié en vain, que sa mort a été vaine, que ta douleur reste vaine. » Ce texte polémique qui va à contre-courant de la parole officielle et de la doxa partagée est ancré dans la doctrine socialiste dont la locutrice reprend les arguments-clés et les formules consacrées. La mère est assimilée aux exploités (« Ô Mère inconnue, les peuples sont comme toi, ils s’ignorent ») qui ne sont opprimés que parce qu’ils n’ont pas pris conscience de leur force : « Et si tous ceux qui, comme toi, se courbent devant leur despotisme, si tous ceux-là devenaient clairvoyants, c’en serait fait de leur force, vois-tu, puisque, je te l’ai dit, leur force n’est faite que de votre faiblesse. » En évoquant l’opposition des petits, des faibles et des exploités, d’une part, et des « potentats du monde », les « industriels, banquiers, commerçants, mercantis de tout poil », d’autre part, la locutrice projette une image de socialiste militante, voire d’antimilitariste : c’est parce que l’armée a selon elle pour fonction d’« assagir la foule des miséreux réclamant le droit à la vie » en cas d’affrontement qu’elle réclame « que disparaissent les armées et les casernes ».
21Cet ethos de socialiste et de pacifiste, et qui plus est de femme engagée, peut-il éveiller un sentiment de sympathie ? Sans doute une minorité de militantes pouvait-elle se reconnaître dans les désirs et les aspirations de la locutrice. Pour les autres, la différence de celle qui prend la plume risque de provoquer l’éloignement, voire le rejet. Sans doute le « je » qui s’exprime s’exerce-t-elle à projeter une image fiable. Vernet construit un ethos qui joint l’autorité du savoir à la détermination. Elle se dresse en effet en détentrice de la vérité capable d’éclairer les victimes de la violence de guerre. La force de ses affirmations, sa capacité à la démystification, sa vocation pédagogique face aux mères abusées par le pouvoir, en fait une figure professorale susceptible de guider ses lectrices. En même temps, par son intervention courageuse dans les affaires publiques, elle se pose en être capable de détermination et d’engagement. L’auditoire peut ainsi reconstruire l’image d’une personne qui possède à la fois le savoir et les qualités appropriées à une figure publique. Cependant cette image de compétence et d’autorité risque à l’époque de se heurter à la représentation idéale qu’on se fait de la femme : les qualités qui conviennent à un orateur ne légitiment pas une oratrice. La figure de la femme supérieure compétente et engagée, jointe à celle de la socialiste aux vues subversives, peut peut-être convaincre les féministes. Elle risque cependant de rebuter la majorité les Françaises, aussi peu suspectes de féminisme que d’antimilitarisme.
22Sur le plan rationnel, l’ethos construit par Vernet ne contribue ainsi que faiblement à l’entreprise de persuasion. Il projette une image qui, en faisant ressortir l’altérité de la locutrice, amoindrit sa capacité à influencer le public de son époque. Est-ce à dire que la différence qui sépare la locutrice de la plus grande partie de l’auditoire exclut toute possibilité d’écoute ? Le discours de Madeleine Vernet, en tout cas, tente de parer à cette éventualité.
23Il le fait en projetant un ethos conforme de Mère dans lequel toutes les lectrices peuvent se retrouver. En effet, la locutrice profère une parole de femme où s’exprime de façon poignante la douleur du deuil. C’est aussi un discours capable d’évoquer de l’intérieur le trajet pathétique de la mater dolorosa dont le fils a disparu sans laisser de traces. En décrivant avec force, dans la seconde partie de son texte, les diverses phases de la séparation, de l’angoisse, de l’attente, de l’horreur de la perte, elle construit l’image d’une femme sensible qui éprouve dans sa chair la souffrance terrible de la mère confrontée à la perte et au vide. Ce qui se montre à travers l’évocation pathétique est conforté par l’invocation lancinante (« ô Mère inconnue du soldat inconnu »), par le rythme, par l’inscription de la subjectivité et de l’émotion dans le discours. Il est également renforcé par des déclarations explicites : « Ô mère inconnue du soldat inconnu, je comprends ta douleur et je communie avec ton affliction. » La locutrice dit participer d’une communauté de souffrance. Qui plus est, elle se pose explicitement en figure maternelle. Non pas en mère dont le fils est tombé au champ dit d’honneur, mais en femme qui a perdu un enfant en bas âge et qui a fait l’expérience du deuil. Elle tente en quelque sorte de couvrir son altérité de femme politiquement engagée par la figure familière de la Mère aimante et souffrante, celle qui donne et protège la vie. C’est en son nom qu’elle demande qu’on arrête les massacres. Le je se transforme ici en nous, soulignant le lien entre toutes les femmes et désignant une communauté fondée sur la différence des sexes :
Et nous ne voulons pas, nous ne voulons plus, nous autres, qu’on immole nos enfants sur l’autel de je ne sais quel Moloch imbécile et cruel.
Les mères ont de tous temps payé à ce monstre le douloureux tribut de leurs entrailles meurtries.
C’est pour la joie, pour le bonheur, pour le travail libre et fécond, pour la beauté de la vie que nous voulons enfanter.
24En bref, Vernet construit son ethos pour un public qu’elle redéfinit et modèle en fonction de ses objectifs propres : non plus l’ensemble des Français et des Françaises patriotes rendant un hommage officiel aux morts, mais la communauté des Mères qui ont subi les affres de l’angoisse et souvent de la perte. C’est pour elles qu’elle projette une image de mère animée par les sentiments les plus intenses, sinon les plus violents. Ce sont elles qu’elle incite à partager son émotion et à entrer dans son discours. La mère douloureuse doit éveiller la confiance que la journaliste engagée peine à mobiliser. Le sentiment partagé est censé disposer à l’éveil des consciences que la raison échouerait à provoquer.
25On voit donc que l’ethos en appelle à l’être ensemble et au sentir avec de l’auditoire en s’adressant à un groupe qu’il délimite, et parfois définit, à cet effet. La construction de l’ethos se fait ainsi en fonction du type de communauté qui peut se reconnaître dans l’image de l’orateur – une communauté qui peut aller du groupe national ou social à l’entité « humanité » dans l’idée particulière qu’on peut s’en faire. Reprenons un instant le premier exemple que nous avons donné, celui du sans-travail qui fait la manche dans le métro. Il est clair que sa qualité de mendiant, de miséreux, que souligne éventuellement sa mise, produit une impression d’altérité qui frappe désagréablement le voyageur. Cependant son discours construit un ethos d’honnête travailleur tombé malgré lui dans le besoin qui modifie le scénario de l’échange. Il vise une communauté de travailleurs et d’honnêtes gens qui pourront éprouver de la sympathie pour celui qui s’avère être, malgré les apparences, un des leurs. Au travers des communautés reconstruites, voire imaginées, qu’il implique, l’ethos du locuteur permet de doubler la rationalité de l’échange d’une dimension affective plus ou moins forte qui en constitue l’indispensable complément. La construction de l’ethos travaille ainsi à surmonter les obstacles que soulève, dans la relation argumentative, l’altérité plus ou moins marquée de celui ou de celle qui prend la parole.
***
26En fin de parcours, j’espère avoir montré que (i) l’ethos se construit sur le double plan de la rationalité et de l’affect, (ii) qu’il faut préciser la nature de la rationalité et de l’affectivité qui interviennent dans la relation que noue l’orateur avec son auditoire à travers sa présentation de soi. On peut ainsi dégager la rationalité qui régit non le dit, mais les modalités de l’échange argumentatif. Corollairement, et c’est le troisième point, (iii) on peut spécifier, au-delà de la gamme des sentiments que peut ressentir chaque membre de l’auditoire et qu’étudie la rhétorique classique, une dimension affective qui a trait au collectif plutôt qu’à l’individuel et qui repose sur la sympathie, sur le sentir avec. Dans les cas nombreux où l’image de l’orateur fait preuve d’une altérité trop voyante, la construction de l’ethos s’effectue de façon à autoriser un sentiment de communauté susceptible de favoriser et de soutenir le mouvement de la raison. Aussi ne faut-il pas penser, comme on le fait souvent, que l’élimination de l’affect permet seule, en laissant agir la raison, de surmonter, l’hostilité envers l’autre et le repli communautaire. C’est dans le dosage du rationnel et de l’émotionnel que se joue l’efficacité de l’ethos au sein de la relation argumentative qui permet aux partenaires de négocier leurs différences.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Biblbiographie
AMOSSY R., L’argumentation dans le discours, Paris, Colin, 2006.
AMOSSY R. (dir), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Genève, Delachaux et Niestlé, 1999.
ARISTOTE, Rhétorique, trad. Ruelle, introd. M. Meyer, commentaire de B. Timmermans, Paris, coll. « Le livre de poche », 1991.
DECLERCQ G., L’art d’argumenter. Structures rhétoriques et littéraires, Paris, éd. Universitaires, 1992.
DASCAL M., « L’ethos dans l’argumentation : une approche pragma-rhétorique ».
DURKHEIM É. et LAVISSE E., Lettres à tous les Français, Paris, Colin, 1992.
10.1515/9783110846089 :EEMEREN F. H. Van et GROOTENDORST R., Speech Acts in Argumentative Discussions, Doordrecht, Foris, 1984.
10.4324/9780203811306 :EEMEREN F. H. Van et GROOTENDORST R. et SNOEK HOEKEMANS F., Fundamentals of Argumentation Theory, NJ & London, Lawrence Erlbaum, 1996.
EGGS E., « Ethos aristotélicien : conviction et pragmatique moderne », AMOSSY R. (dir), Images de soi dans le discours. La construction de l’ethos, Genève, Delachaux et Niestlé, 1999.
MAINGUENEAU D., Le Contexte de l’oeuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993.
10.5585/eccos.v1i1.179 :MAINGUENEAU D., Analyser les textes de communication, Paris, Nathan, 1998.
10.3917/puf.meyer.2020.01 :MEYER M., La rhétorique, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 2004.
PERELMAN C. et OLBRECHTS TYTECA O., Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Éd. de l’Université de Bruxelles, 1970 ; 1re éd. 1958.
PLANTIN C., DOURY M., TRAVERSO V., Les Émotions dans les interactions, Lyon, Arci/Presses universitaires de Lyon, 2000.
REBOUL O., Introduction à la rhétorique, Paris, PUF, 1991.
Notes de bas de page
1 Sur le pathos dans les appels à la charité, on consultera MANNO G., « L’appel à l’aide humanitaire : un genre directif émotionnel », PLANTIN et DOURY (dir), Les Émotions dans les interactions, Lyon, Arci/Presses universitaires de Lyon, 2000.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007