Les choses sont pathétiques
p. 59-63
Texte intégral
1À la suite du renouveau des études de rhétorique depuis une vingtaine d’années, notamment en France, par opposition au continuum dans les autres pays civilisés, ce qui n’exclut nullement des avancées ou des renouvellements spectaculaires au sein même de ces aires protégées (ainsi l’apport de Perelman en Europe), et après les nombreux produits qui se sont manifestés dans quantités d’ouvrages, colloques et numéros spéciaux1, sans compter les travaux d’édition savante de traités classiques, je voudrais me contenter de proposer, ou de repréciser, deux connexions, qui n’en forment peut-être qu’une, autour de la notion de pathos.
2C’est la connexion rhétorique, et c’est la connexion herméneutique2.
3Pour moi, il s’agit avant tout de la rhétorique aristotélicienne, telle que je la réinterprète. À cet égard, je considère que le domaine éthique et le domaine pathétique, formant l’un comme l’autre un type de topique-source des preuves techniques (ou artificielles) dans la posture sociale de l’argumentation, constituent de fait un ensemble graduel, du plus stabilisable au moins stabilisable, de l’ordre d’une sorte de socio-sémiotique psycho-sentimentale : l’affectif en général, comme balisage justement rhétorique. On peut y voir du pathétique lato sensu, c’est-àdire une cartographie des dispositifs des affects. Et on peut aussi y voir la trace, la manifestation très triée, élaborée et codifiée, de tensions et de dynamismes qui relèvent d’un ordre anthropologique plus profond et fondamental. Le pathétique apparaît alors comme l’une des dimensions constitutives de l’humain, en tant que du phénoménal pro-social.
4C’est à ce point que je rejoins, dans ma propre entreprise de théorisation, ou dans l’entreprise de ma propre théorisation, la préoccupation herméneutique, c’est-à-dire, à mon avis, de philosophie du langage. Sans remonter ab ovo, puisque tout le monde doit être au courant, et que je m’en suis expliqué à plusieurs reprises3, je rappelle quelques axes. On peut se situer du côté d’un externalisme modéré, qui préserve à la fois l’intégrité du monde, comme tel inaccessible et inaltérable, et l’autonomie du sémiotique (dans sa praxis de traitement continué et de génération du mondain). Dans cette atmosphère, on peut aussi nourrir de forts et légitimes soupçons quant à la portée même du concept de signe comme moyen de penser l’idée de langage, de transitivité langagière4. Et on peut surtout être conduit à devoir réfléchir sur la théorie de la signification.
5On y arrive. Je maintiens qu’il est empiriquement et provisoirement raisonnable (rentable) de concevoir, à tout le moins, deux (sous-) composantes de ce que, dans la tradition hjelmslévienne, on appelle la substance du contenu, c’est-à-dire, selon moi, non pas une quatrième composante, mais la portée sémiotique de la mise en jeu de tout le système : une sous-composante noétique (ratio-conceptuelle) et une sous-composante pathético-thymique, ou éthicopathétique (affective et pulsionnelle), dont le jeu serait régi par l’action d’une position proprement éthique (au sens de morale).
6La question est de savoir si cette vision structurale peut s’enraciner dans une organisation plus intégrée, plus riche, plus complexe. Et ce n’est pas là une question purement spéculative, de ratiocination alambiquée : c’est que je théorise également, par ailleurs, pour des raisons sémio-historiques, la nécessité, ou la réduction, ou la solution, d’une pensée du corps, d’une pensée corporocentriste (somatique), comme alternative au ratio-centrisme bi-millénairement et occidentalement à mon avis dominant, criminel, et finalement suicidaire – parler, c’est catégoriser ; catégoriser, c’est étiqueter ; étiqueter, c’est conquérir. C’est bien ces également – par ailleurs qui, entre autres, font problème5.
7Donc, retour à Aristote, pour essayer d’articuler plus profondément, plus viscéralement la pensée de l’opération sémiotique.
8Vous connaissez toutes par cœur le début du ΠερὶἙρμηνείας, et vous savez bien aussi qu’il s’agit d’une partie de l’Organon, destinée à un exposé des jugements d’acceptabilité et de compatibilité des propositions du point de vue logique. L’analyse philologique a beaucoup glosé sur l’importance et la portée de ce texte dans le corpus artistotélicien. Un des éléments qui militent en faveur de l’idée de son exceptionnelle ancienneté et de sa qualité intrinsèque est que, justement, le premier paragraphe, aussitôt après la phrase d’exposé liminaire de l’objet du traité, s’attache avec vigueur et fermeté à un problème beaucoup plus ample, celui-là même de la théorie de la signification linguistique. Je le prends donc dans sa matérialité textuelle, comme discours favorisant l’intelligence6 :
Ce qui est dans la voix, c’est le signe des affects de l’âme, et ce qui est dans l’écrit, c’est le signe de ce qui est dans la voix. Et de même que les lettres ne sont pas les mêmes pour toute l’humanité, de même les réalisations de la voix ne sont pas les mêmes ; et pourtant, ce dont ces sons sont d’abord les signes, ce sont les mêmes affects de l’âme pour toute l’humanité, comme ce dont ces affects sont les homologues, les choses, ce sont déjà les mêmes (pour toute l’humanité).
9Je prends l’âme(η’ψυχή) au sens de psychisme, globalement. Je note, sans insister maintenant, l’équivalence, dans ce passage précisément, de σύμβολον et de σημειον pour indiquer l’idée large de signe. Ce qui m’intéresse spécialement, c’est la hiérarchie, dans une démarche de réflexion préalable à toute interrogation sur la signification langagière en général (l’ὲρμηνεία l’interprétation), dans l’emploi et la portée des termes que j’ai traduits par les affects et les choses, τὰ παθήματα, τὰ πράγματα, avec une sorte d’opérateur de régie entre ces deux ordres d’entité, ὁμοιώτατα7 que je traduis, le plus neutrement possible, compte tenu du contexte, par les homologues.
10On peut évidemment donner (et on a effectivement donné) plusieurs interprétations à cette théorie de l’interprétation sémio-linguistique, qui est en soi une position de philosophie du langage. La tradition la plus connue, pardelà les innovations stoïciennes et à travers les réinterprétations scolastiques, est celle de la fameuse triade sémiotique, qui implique une compréhension des termes mêmes du texte aristotélicien et une analyse radicalement différente de la mienne : je renvoie à 25 siècles de compréhension dominante. Par opposition, je choisis deux axes cohérents avec ma propre problématique : celui de la relation du langage (car il s’agit bien ici d’un traité sur le langage verbal, le logos) avec les affects (les pathèmata, le pathos vécu) ; et celui de la relation de ces affects avec le monde ou le mondain (c’est une question) sous la désignation des choses (les pragmata).
11Le premier axe, celui de la première relation, paraît le plus simple (même s’il n’est pas manifeste, car, justement, totalement discordant de la compréhension traditionnelle). Poser la relation du langage avec les affects, comme forme fondamentale du langage, c’est dire que l’articulation, ou la génération, ou la production langagière (en l’occurrence même spécifiquement linguistique) est radicalement affective. Le dynamisme langagier profond est d’abord pathétique ; il s’ensuit que, ou c’est parce que, le langage humain a une dimension universelle (on retrouve la rhétoricité essentielle du social chez Aristote, ou la socialité essentielle de sa conception du rhétorico-verbal), dimension communautaire, égalitaire d’une certaine façon, de participants au même fonds pathétique, en tant que le résiduel humain. C’est l’insistance, dans le raisonnement, sur l’universel humain (πᾶσι), universel qui ne se saisit qu’à ce niveau des affects : ce qui reste, parce que c’est ce qui fonde l’humain, c’est ce que l’on ressent. Telle est donc, apparemment, la source de la partageabilité des diverses langues, qui tout ensemble signale et unifie l’humain.
12Bien sûr, cette psuchè doit-elle être entendue comme le domaine psychique global, en tout cas globalisant, qui emporterait aussi la spécification noétique (ce qui répond d’ailleurs à l’une des orientations les plus marquées de ma propre théorisation sur l’incarnation du conceptuel8). L’important, c’est le mode d’existence de ce psychisme : c’est-à-dire celui de ses pathèmata. Comment qu’on traduise – émotions, affects, ressentiments, ou pathos –, ce n’est en tout cas ni l’idéel, ni le spirituel. Ce mouvement d’affects fonctionne, très hjelmsléviennement, comme du phénoménal qu’on pourrait appeler, strictement, du manifestant, qui se produit à travers les manifestations linguistiques. D’une certaine façon, on comprend que si ce terreau pathétique, et ce terreau seul, forme à la fois le contenu9, la détermination et l’orientation de tout processus de signification, il s’articule consubstantiellement avec ce que je désignais plus haut comme la dimension proprement éthique (morale) de l’activité sémiotique des langages, dans la mesure où le ressentir s’enclenche forcément dans une praxis de bien ou de mal que l’on vit et/ou que l’on fait vivre dans l’inter-relation, comme dialectique élémentaire de la position, c’est-à-dire de l’intérêt (entre chaque subjectivité et ses altérités relatives).
13J’insiste : rien de compliqué à cela, quels que soient les avis des unes et des autres et sur la théorie d’Aristote et sur ce que j’en fais.
14En revanche, il me paraît plus délicat, et plus excitant aussi, de réfléchir sur le rapport des choses (l’extériorité mondaine) et des affects (c’est la seconde relation que j’annonçais). Sans entrer dans la perspective du devenir artistotélicothomiste qui a pu être entraîné dans la compréhension réaliste, et comme hypostasiante, de cette approche en théorie de la connaissance (avec l’idée de l’extériorité transformée en image mentale dans le cerveau, sur quoi s’échafaude tout le processus cognitif et abstractif)10, je m’en tiens à la prédication des affects par όμοιώμαηα : ce qui est en affinité avec, ce qui ressemble à, ce qui a l’air de, ce qui est comme, ce qui donne idée de, l’analogue de – l’homologue. On a une sorte de transitivité intrinsèque qui va des affects aux choses. Les affects ne sont pas les choses, mais il y a un rapport d’homologie entre les deux ordres. Ce rapport n’est pas le même que celui des lettres aux sons, ni que celui des sons aux affects : Aristote emploie alors sumbola ou sèméia, qui, en ce texte, sont sémantiquement interchangeables, comme le prouve la superposition-reprise ce qui est dans la voix, c’est le signe des affects de l’âme – et pourtant, ce dont ces sons sont d’abord les signes, ce sont les mêmes affects de l’âme pour toute l’humanité ; même si on finasse pour trouver deux termes différents11, le parallélisme formel et argumentatif des deux membres de phrase impose la synonymie, ce qui n’est pas exactement le même fonctionnement avec l’autre type de rapport. À un rapport plutôt conventionnel, s’opposerait un rapport plutôt iconique ou indiciel (si l’on voulait s’exprimer en termes peirciens).
15La tentation est grande d’imaginer une réversibilité de cette seconde relation, ce qui aboutirait du reste à en nier toute authentique transitivité. Si je propose cette hérésie épistémologique, c’est pour tester deux directions, ou deux inflexions de direction d’interpétation de l’interprétation. La sagesse est évidemment de rester en théorie sémiotique traditionnelle et de proposer une lecture à la fois active et apaisante, du moins apaisée, d’Aristote. Dans ce sens, on dira que la prédication des affects comme homologues des choses anticipe la pensée sémiotique aujourd’hui répandue et efficace de la distinction du monde et du mondain : les affects mondanisent le monde, le pathétique constitue l’aire du travail de mondanisation. Ou même : le pathétique, c’est la mondanisation, comme activité de traitement, ce qui voudrait dire finalement d’humanisation.
16Mais, justement du strict point de vue sémiotique, atteint-on le monde, les choses, sans procédures psychiques de traitement ? Alors, le monde vécu, les choses humanisées, seraient forcément, sinon pathétiques, du moins pathétisées, pour pouvoir seulement former matière à orientation, à réaction, à intérêt – à signification. Pour que les choses aient des homologues, il faut bien qu’elles soient homologisables.
***
17D’où je tire deux conclusions provisoires : que la pensée artistotélicienne permet d’approfondir, d’étoffer et de recentrer puissamment toute approche moderne de la théorie des langages et de la signification ; que la réflexion sur le pathétique à la fois déborde le rhétorique et favorise le questionnement des conditions de possibilité non exagérément paradoxales d’une tentative vers la double exigence et d’une pensée corporo-centriste et d’une herméneutique matérialiste.
Notes de bas de page
1 Je me contente de signaler, parce que davantage confidentielle, la journée d’étude de l’école doctorale « Concepts et Langages » de Paris-Sorbonne (Paris-IV) organisée par Lia Kurts, Marie-Albane Rioux-Watine et Mathilde Vallespir le 16 avril 2005 sur le sujet Sémiotique et Ethique.
2 Je ne vais bien sûr que tenter une démarche extrêmement humble et hypothétique dans ce domaine, à ma façon, parallèlement aux voies illustrées par François Rastier.
3 Notamment dans Hermès mutilé – Vers une herméneutique matérielle – Essai de philosophie du langage, Champion, 2005.
4 On sera particulièrement sensible aux relectures de Saussure, comme en ont proposées, entre autres, Simon Bouquet ou Philippe Monneret.
5 Même si, apparemment, c’est le renversement de toute la doxa occidentale qui constitue l’obstacle affectif et moral majeur.
6 La traduction est ici un mixte d’après les leçons et les choix interprétatifs de MINIO-PALUELLO L. (Oxford Classical Texts, 1949), de ACKRILL J. L. (Oxford, Clarendon Press, 1963), de TRICOT J. (Vrin, 1989), de PEPIN J. (Berlin-New York, De Gruyter, 1985) et de CASSIN B., Vocabulaire européen des philosophies, Paris, Seuil, 2004. Ἔστι μὲν οὖν τὰ ἐν τῇ φωνῇ τῶν ἐν τῇ ψυχῇ παθημάτων σύμβολα, καὶ τὰ γραφὀμενα τῶν ἐν τῃ φωνῇ. Καὶ ὥσπερ οὐδὲ γράμματα πᾶσι τὰ αὐτά, οὐδὲ φωναὶ αἱ αὐταί ὧν μέντοι ταῦτα σημεῖα πρώτων, ταὐτὰ πάσι παθήματα τῆς ψυχῆς, καὶ ὧν ταῦτα ὁμοιώματα πράγματα ἤδη ταὐτά.
7 Littéralement ce qui est ressemblant – ce qui est proche.
8 Ce qui forme tout simplement une des voies d’une pensée matérialiste.
9 Si tant est que le terme ne soit pas dangereusement sommaire.
10 Ce qu’induit, d’une façon ou d’une autre, le choix interprétatif de TRICOT J. avec la traduction d’homoiomata par images, qui rejoint évidemment tout le pan majeur de l’interprétation traditionnelle dominante.
11 Pour d’abord suvmbola puis pour shmei’a.
Auteur
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