Pathos et discours politique
p. 49-58
Texte intégral
Rappels
1Ayant déjà traité la question des émotions à propos du discours des médias – et particulièrement de la télévision – au cours d’un colloque qui eut lieu à Lyon en l’an 2000, je me contenterai de rappeler dans un premier temps un certain nombre des points que j’ai développés, et qui serviront d’attendus pour la suite de mon propos.
2Tout d’abord, je n’entrerai pas dans la discussion autour du choix des termes qu’il convient de retenir pour parler de cette question : pathos, émotion, sentiment, affect, passion. Chacun de ces termes est susceptible de recouvrir une notion particulière, et on peut gager que chacune de ces notions dépend d’un point de vue théorique particulier. Je me contenterai simplement de dire que, pour ce qui me concerne, je pense qu’il faudrait distinguer la notion de « sentiment » de celle d’« émotion » dans la mesure où la première semble davantage liée à l’ordre de la morale, alors que la seconde serait plutôt liée à l’ordre du sensible. Mais cela mériterait un long développement, raison pour laquelle, dans l’exposé qui suit, j’emploierai ces termes indifféremment l’un pour l’autre.
Les émotions comme représentation sociale
3On fera l’hypothèse que les émotions relèvent d’une « rationalité subjective » parce que – cela nous vient de la phénoménologie –, elles émanent d’un sujet dont on suppose qu’il est fondé en « intentionnalité », elles sont orientées vers un objet « imaginé » parce que cet objet est arraché à la réalité pour devenir un « réel » signifiant, le rapport entre ce sujet et cet objet se fait par la médiation de représentations.
C’est parce que les émotions se manifestent dans un sujet « à propos » de quelque chose, qu’il se figure, disions-nous, qu’elles peuvent être dites représentationnelles. La pitié ou la haine qui se manifeste chez un sujet n’est pas le simple résultat d’une pulsion, ne se mesure pas seulement à une sensation d’échauffement à une poussée d’adrénaline ; elle s’éprouve à la représentation d’un objet vers lequel tend le sujet ou qu’il cherche à combattre. Et comme ces connaissances sont relatives au sujet, aux informations qu’il a reçues, aux expériences qu’il a faites et aux valeurs qu’il leur attribue, on peut dire que les émotions ou les sentiments sont liés à des croyances1.
4Ces croyances « s’appuient sur l’observation empirique de la pratique des échanges sociaux et fabriquent un discours de justification qui met en place un système de valeurs érigé en norme de référence2 ». Elles témoignent donc, à la fois, « du rapport de “désirabilité” que le groupe social entretient avec son expérience de la quotidienneté, et du type de commentaire d’intelligibilité qui est produit sur le réel, sorte de métadiscours révélateur de son positionnement3 ». C’est ainsi que l’on peut dire qu’une mort ne vaut pas une mort du point de vue de son effet pathémique. Selon qui la perçoit – médecin, soldat, ami, parent ou téléspectateur – la médiation représentationnelle varie faisant varier l’effet émotionnel.
Émotions et effets possibles
5Dans une perspective d’analyse du discours, les sentiments ne peuvent être considérés ni comme une sensation, ni comme un éprouvé, ni même comme un exprimé, car si le discours peut être porteur et déclencheur de sentiments ou d’émotions, ce n’est pas en lui que se trouve la preuve de l’authenticité du ressenti. On ne confondra pas l’effet que peut produire un discours quant à la naissance possible d’un sentiment et le sentiment comme émotion ressentie. Le ressenti, d’ailleurs, n’est jamais réfutable. Une émotion ressentie, si elle est authentique, est là comme un surgissement irrépressible, et aucun discours n’y peut rien. La raison n’a aucune prise sur elle. En revanche, le discours visant à produire une émotion est, lui, réfutable : « Vous ne m’aurez pas avec votre façon jouer les victimes » peuton répliquer à quelqu’un qui essaye de vous attendrir. De même, on peut expliquer après-coup, voire justifier, l’expression d’une émotion si on la juge honteuse.
6Cela incite à prendre le parti d’une « rhétorique des effets » déjà présente chez certains rhétoriciens de l’Antiquité, comme le rappelle R. Barthes, et particulièrement chez Aristote : persuader son auditoire consiste à produire chez celui-ci des sentiments qui le prédisposent à partager le point de vue de l’orateur. Le sentiment ne sera pas confondu avec son expression (même si celle-ci peut jouer un certain rôle), il sera considéré comme un effet possible que peut susciter une certaine mise en discours auprès d’un certain public, dans une certaine circonstance.
Les traces sémiologiques des émotions
7Y a-t-il des traces propres à l’expression des émotions qui serviraient de support au récepteur pour, sinon les éprouver lui-même, du moins les repérer ? La réponse n’est pas facile, car qu’il s’agisse du langage verbal, du langage de l’image ou d’autres moyens d’expression tels les gestes ou les mimiques, l’emploi de mots ou de traits iconiques ne constituent pas nécessairement la preuve de l’existence d’une émotion. Des mots tels que « colère », « horreur », « angoisse », « indignation », etc. désignent des états émotionnels mais ne provoquent pas nécessairement de l’émotion. Il peut même se faire que leur emploi ait un effet contre-productif : expliciter un état émotionnel pourrait être interprété comme un faux-semblant, car comme on le dit dans certaines cultures : « l’émotion vraie se ressent, mais ne se dit pas ». D’autres mots comme « victime », « assassinat », « crime », « massacre », des images de sang de destruction, d’inondation, d’écroulement qui ont partie liée avec les drames du monde, des exclamations (ah ! oh ! hélas !) sont susceptibles d’exprimer ou d’engendrer des peurs, des souffrances, de l’horreur, mais sont seulement « susceptibles ». Ce que l’on peut dire, c’est que ces mots et ces images sont, à tout le moins, de « bons candidats » au déclenchement des émotions4. Mais tout dépend de l’environnement de ces mots, du contexte, de la situation dans lesquels ils s’inscrivent, de qui les emploie et qui les reçoit.
Des catégories pathémiques
8Enfin, dernier rappel, j’avais tenté de catégoriser des effets pathémiques, à partir des procédés de mise en scène de la télévision. Je ne les redéfinirai pas ici, mais je rappellerai ce que j’avais appelé les « topiques du pathos », parce qu’on les retrouve dans le discours politique : topique de « la douleur » et son opposé « la joie » ; topique de « l’angoisse » et son opposé « l’espoir » ; topique de « l’antipathie » et son opposé « a-sympathie ». Chacune de ces topiques était définie en termes de scénario et de figure (tristesse-souffrance/contentementfierté ; peur-terreur/confiance-appel ; colère-aversion/bienveillance-compassion) assignant une certaine place (adhésion/distance) au téléspectateur5.
Proposition
9Ces quatre principes qui agissent simultanément posent au sujet parlant un certain nombre de problèmes qu’il lui faut résoudre pour échanger avec un autre, et que l’on peut décrire sous la forme d’une série de questions : comment entrer en contact avec l’autre ? comment imposer sa personne de sujet parlant à l’autre ? comment toucher l’autre ? comment organiser la description du monde que l’on propose/impose à l’autre ?
10 Entrer en contact avec l’autre se fait par le biais d’un processus d’énonciation qui consiste en : justifier la raison pour laquelle on prend la parole, car prendre la parole est un acte d’exclusion de la parole de l’autre (pendant qu’on parle, l’autre ne parle pas) qu’il faut pouvoir légitimer ; établir un certain type de relation à l’autre dans lequel on assigne à celui-ci une place. Cela correspond à un processus de régulation pour la réalisation duquel le sujet parlant a recours aux procédés d’énonciation locutifs (Allocutif, Élocutif, Délocutif6) qui sont en vigueur dans le groupe social auquel il appartient, et qui se constituent en ce que l’ethnométhodologie appelle des « rituels socio-langagiers ». La finalité de ce processus est l’adhésion aux normes sociales de comportement.
11 Comment imposer sa personne de sujet parlant à l’autre répond à la nécessité pour le sujet parlant de faire qu’on le reconnaisse comme une personne digne d’être écoutée (ou lue), soit parce qu’on la considère crédible, soit parce qu’on peut lui attribuer sa confiance, soit parce qu’elle représente un modèle charismatique. Il s’agit ici d’un processus d’identification qui exige du sujet parlant qu’il construise de lui-même une image qui ait un certain pouvoir d’attraction sur l’auditoire de sorte que celui-ci adhère de manière quasi irrationnelle à ce que dit le locuteur. C’est la problématique de l’ethos, particulièrement importante dans le discours politique mais que je ne traiterai pas ici7.
12 Comment toucher l’autre est l’objectif que peut se donner le sujet parlant pour faire que cet autre ne pense pas et se laisse emporter par les mouvements de son affect. Le sujet parlant a alors recours à des stratégies discursives qui tendent à toucher l’émotion, les sentiments, de l’interlocuteur ou du public de façon à la séduire ou au contraire lui faire peur. Il s’agit d’un processus de dramatisation qui consiste à provoquer l’adhésion passionnelle de l’autre en atteignant ses pulsions émotionnelles. On est en pleine problématique du pathos, bien que celleci puisse s’étendre aux autres attitudes. C’est celle-là que je traiterai ici à propos du discours politique.
13Enfin, comment organiser la description du monde que l’on propose / ou impose à l’autre consiste à, d’une part, décrire et narrer les événements du monde, d’autre part, à apporter des explications sur le comment et le pourquoi de ces événements. Pour ce faire, le sujet parlant aura recours à des modes d’organisation discursive selon une certaine rationalité narrative et argumentative8, et en supposant que l’autre pourra les reconnaître et y adhérer. Il s’agit d’un processus de rationalisation qui, évidemment, est en même temps empreint des autres, et que je ne traiterai pas ici.
14La figure placée en fin d’article représente la position du sujet parlant pris entre les contraintes de la situation de communication dans laquelle il se trouve et les processus qu’il met en œuvre. Dans le débat qui oppose les partisans du tout est argumentation, quitte à y distinguer en son sein une activité plus rationalisante ayant pour but la vérité (où l’on peut détecter des paralogismes), et une autre plus persuasive ayant pour but la véracité (où les paralogismes n’ont pas lieu d’être), d’autre part, les partisans d’une distinction primitive entre argumentation et persuasion, je choisis une autre position, celle qui consiste à mettre en notion générique, surdéterminante, une finalité d’influence, laquelle se réalise à travers divers processus dont on aura remarqué, par le jeu des flèches en pointillé, qu’ils sont en interaction constante entre eux.
Pathos et discours politique
15Pour mieux comprendre comment le pathos intervient dans le discours politique et tenter d’en décrire ses effets possibles, il convient de circonscrire le cadre de cette pratique sociale, puis, à l’intérieur de celui-ci décrire les caractéristiques générales du discours populiste à propos duquel on montrera comment les effets pathémiques sont mis en scène.
La scène du discours politique
16La parole du discours politique est une parole qui, d’une part, circule dans l’espace public, d’autre part, s’inscrit dans une scène politique.
17Une parole qui circule dans l’espace public est une parole qui est lancée sans que l’on ait la totale maîtrise des effets qu’elle produira, mais avec la supposition raisonnable qu’elle sera diversement interprétée. L’analyser nous conduit donc à nous interroger sur :
- qui lance cette parole, à l’adresse de qui en définissant quelle identité des partenaires (ici l’auditoire est toujours une entité collective de grand nombre) et en se fondant sur quelle légitimité ?
- dans quelle situation de communication et quel en est le dispositif d’échange ?
- dans quel but de persuasion exigeant visées de crédibilité et de captation de la part de l’instance discursive ?
18Cela nous conduit à déclarer que l’émotion ne peut être traitée de la même façon selon que cette parole circule dans espace privé ou dans un espace public9. Cet espace public est susceptible d’être lui-même structuré de diverses façons en différentes « scènes discursives » (scientifiques, juridiques, religieuses) parmi lesquelles se trouve la scène politique qui se différencie, malgré ce qu’avancent certains, de la scène publicitaire et de la scène médiatique, même si elles ont parti lié entre elles.
19La scène politique se caractérise par un dispositif qui est mis au service d’un enjeu de pouvoir. Celui-ci met en présence une instance politique et une instance citoyenne, l’instance politique étant toute tendue vers un « agir sur l’autre » qui doit s’accompagner d’une « exigence de soumission de l’autre », ce qui explique que cette tension soit orientée vers la production d’effets ; mais comme dans un régime démocratique le pouvoir résulte à la fois d’un « consentement » (H. Arendt), d’une « domination légitime » (M. Weber) et d’une « organisation administrative » (J. Habermas), l’instance politique est tenue d’exercer ce pouvoir au nom :
- d’un droit dont une part est la légitimité attribuée par le jeu de la représentativité, de la délégation du pouvoir par le peuple, et une autre part est acquise par des stratégies discursives de légitimation mise en œuvre par le sujet politique ;
- d’un savoir et d’un savoir-faire pour lesquels le sujet politique aura recours à des stratégies de construction d’images de lui-même, de façon à se rendre crédible aux yeux de l’instance citoyenne (ethos de crédibilité), et attractif (ethos d’identification10), ethos d’identification qui pose le problème de la frontière avec les effets de pathos puisque celui-ci cherche à toucher l’affect du citoyen.
- de valeurs, de valeurs communes, qu’instance politique et instance citoyenne sont censées partager pour fusionner dans un certain idéal de « vivre ensemble ». Ici encore se pose le problème de la frontière, cette fois entre logos et pathos, puisqu’on peut adhérer émotionnellement à des valeurs supérieures.
20On voit que le discours politique est un lieu de vérité piégée, lieu de faire semblant puisque, ce qui compte n’est pas tant la « vérité » de cette parole lancée publiquement, que sa force de « véracité ».
La mise en scène du pathos dans le discours populiste
21De nombreux écrits se sont attachés à tenter de définir le phénomène politique qu’on appelle « populisme ». On n’en donnera pas une nouvelle définition, mais il convient d’en résumer quelques caractéristiques récurrentes pour expliquer ce qui est à la base de ce type de discours.
22Le populisme est un mouvement de masse qui naît dans une situation de crise sociale. La masse est une agrégation d’individus autour d’un inconscient collectif qui dit que cette agrégation a prétention à représenter le peuple dans sa souveraineté populaire, et le mouvement est orienté contre les élites qui sont considérées responsables de la situation de crise, impuissantes à apporter une solution réparatrice, voire soupçonnées de protéger leurs privilèges de classe dominante. Mais ce mouvement plus ou moins insurrectionnel, lui-même non organisé (il n’est pas mouvement de parti ni de syndicat) a besoin, pour se manifester et constituer une force de contre-pouvoir, de se rassembler sous la conduite d’un leader qui soit suffisamment charismatique pour constituer un support d’identification afin que cet agrégat d’individus puisse fusionner dans un Moi idéal, représentant transcendantal d’une nouvelle mais illusoire entité collective.
23Ainsi, masse réagissant de façon émotionnelle face à une crise, élites jugées responsables et apparition d’un leader permettent que soit mise en scène une dramaturgie discursive qui consiste à :
24- dénoncer une situation de déclin dont le peuple est victime, jouant sur la topique de l’« angoisse » : « Un million d’immigrés, un million de chômeurs » lançaient à l’emporte-pièce Jean-Marie Le Pen, il y a quelques années. Plus les formules sont simples, essentialisantes et menaçantes et plus l’effet émotionnel visé a des chances d’avoir un impact ;
25- désigner la source du mal sous la figure d’un coupable qui ne doit pas être parfaitement déterminé et doit laisser planer l’impression qu’il est caché dans l’ombre, arrangeant ses affaires en sous-mains (« la classe politique », « les élites froides et calculatrices » ou « l’établissement » comme dit Le Pen pour ne pas employer le terme consacré d’establishment), d’où la possibilité de jouer sur l’existence de complots :
L’établissement, qu’il s’agit de renverser par une révolution de salut public, désigne la classe dirigeante qui impose aujourd’hui son pouvoir. Les droits de l’homme sont des tables de la Loi. Il a ses évangiles selon saint Freud et saint Marx. Il a son clergé, son architecte et ses maçons. Son lieu de culte, le Panthéon républicain, ses rites, il prêche la morale11.
26On retrouve ici la topique de l’« antipathie » comme orientation de l’affect en contre d’un agresseur ou simplement d’un ennemi.
27- s’instaurer en sauveur en se construisant une image de « puissance » à travers un comportement oratoire fait de « coups de gueule » (parfois même de « coups de poing »), le lancement de formules chocs ou le maniement de l’ironie, catégorie humoristique difficile à manier dans le champ politique parce que l’ironie ayant toujours un effet destructeur, elle peut être contre-productive, à moins précisément qu’elle soit l’indice d’une position de force, provocatrice (se permettre d’occuper la position du cynique). Les dits dérapages verbaux de Jean-Marie Le Pen n’ont d’autre but que celui de se construire cet ethos de puissant pour inciter son auditoire à l’épouser. Il s’agit d’un ethos à des fins pathémiques :
Il est bien évident que, depuis 1974, il est entré dans notre pays, même officiellement, plusieurs millions d’étrangers. Mais il est vrai aussi que les systèmes de naturalisation automatique vident cette entité étrangère tous les ans de gens dont on nous a dit : « Ben, oui, mais il ne s’agit plus d’immigrés, maintenant ce sont des Français. » Ce sont des Français du type Yaka Miam Miam qui est devenu secrétaire d’État à l’intégration12.
28Mais s’instaurer en sauveur, ce n’est pas seulement invectiver le monde, c’est aussi exalter des valeurs et s’en faire le porte-parole. Des valeurs communautaires, car il s’agit de passer du ressentiment13 à la ré-appropriation d’une identité originaire : « Oui, nous sommes en faveur de la préférence nationale car nous sommes pour la vie contre la mort, pour la liberté contre l’esclavage, pour l’existence contre la disparition14. » Des valeurs communautaires qui s’appuient sur des discours exaltant d’autres valeurs comme celles qui renvoient à la nature et à tout ce qui est originel :
Nous sommes des créatures vivantes. […] Nous faisons partie de la nature, nous obéissons à ses lois. Les grandes lois des espèces gouvernent aussi les hommes malgré leur intelligence et parfois leur vanité. Si nous violons ces lois naturelles, la nature ne tardera pas à prendre sa revanche sur nous. Nous avons besoin de sécurité. Et pour cela nous avons besoin comme les animaux d’un territoire qui nous l’assure15.
29Exaltation également des valeurs de filiation et d’hérédité : « Nous croyons que la France occupe une place singulière en Europe et dans le Monde, car notre peuple résulte de la fusion unique en soi des vertus romaines, germaniques et celtes16 » ou bien encore : « Qu’il s’agit là de notre terre, de nos paysages, certes, tels qu’ils ont été donnés par le Créateur mais tels qu’ils ont été défendus, conservés et embellis par ceux qui ont peuplé ce territoire depuis des millénaires et dont nous sommes les fils17. »
***
30En fait, on retrouve cette stratégie discursive dramatisante chez d’autres leaders politiques sans qu’elles soient portées à ces extrêmes. En cela, on peut dire que cette stratégie discursive à tendance populiste est constitutive de la démocratie dans la mesure où le positionnement de l’instance politique la conduit à s’opposer à un adversaire, à se poser en leader incontestable et à exalter des valeurs d’idéalité sociale. Le recours aux effets pathémiques est constitutif du discours politique.
31Mais pour terminer sur une note plus positive de ces effets pathémiques, je citerai le cas de la « comandante Esther » mandatée par l’EZLN, mouvement zapatiste de libération nationale des indiens du Chiapas, mené par le charismatique « subcomandante Marcos », pour faire un discours devant les élus du peuple de la chambre des députés du Mexique. Celle-ci termina son discours qui était un appel à la reconnaissance des indiens du Mexique comme faisant partie intégrante de la nation mexicaine en criant par trois fois « Viva México ! », cri qui fut repris en chœur, à chaque fois par l’honorable assemblée. Or, ce cri est le privilège du Président de la République mexicaine, lequel, à chaque fête nationale, lance ce cri du balcon du bâtiment de La Constitución, cri repris en chœur par le peuple réuni sur la place. La comandante Esther – dont il faut rappeler qu’elle prononça son discours masquée – a ainsi piégée les députés en les faisant communier émotionnellement avec cette Indienne et son discours derrière lequel se trouvait toute la communauté indienne, et du même coup les obligeant à reconnaître que le mouvement zapatiste n’est pas un mouvement de dissidence identitaire, mais au contraire de fusion identitaire dans le peuple mexicain. Voilà un bel exemple de stratégie de dramatisation dans lequel on voit se mêler pour la bonne cause un ethos identitaire (« Nous, Indiens du Chiapas, faisons partie du peuple mexicain »), un effet de pathos touchant la fibre patriotique des députés (« vous comme nous célébrons la nation mexicaine ») et une pointe de logos dans l’exaltation d’une idéalité sociale (« l’unité du peuple nécessaire à la constitution de la nation »).
Notes de bas de page
1 Nous reprenons ici notre analyse développée dans « Une problématisation discursive de l’émotion. A propos des effets de pathémisation à la Télévision », PLANTIN (dir), Les émotions dans les interactions, Lyon, Arci/Presses universitaires de Lyon, 2000, p. 125-155.
2 CHARAUDEAU P., Les médias et l’information. L’impossible transparence du discours, Bruxelles, De Boeck-Ina, 2005.
3 Ibid., p. 47.
4 Une problématisation discursive de l’émotion », op. cit.
5 Une problématisation discursive de l’émotion », op. cit.
6 Voir notre Grammaire du sens et de l’expression, Paris, Hachette, 1992.
7 J’ai discuté et décrit cette catégorie dans mon dernier livre Le discours politique. Les masques du pouvoir, Paris, Vuibert, 2005.
8 Voir Grammaire du sens et de l’expression, op. cit.
9 Évidemment, il conviendrait d’approfondir ces deux notions.
10 Ces deux types d’ethos du politique sont décrits dans Le discours politique. Les masques du pouvoir, op. cit.
11 LE PEN J – M., Identité, janvier 1990.
12 Discours de Jean-Marie Le Pen à Saint-Franc, Présent, 21 et 22 octobre 1991, p. 111.
13 Pour cette notion, voir dans ce même colloque la contribution de Marc Angenot.
14 La lettre de Jean-Marie Le Pen du 15 mai 1991, p. 115.
15 Discours de Jean-Marie Le Pen prononcé à la fête des Bleu-blanc-rouge, in Présent, op. cit., p. 87.
16 Nos valeurs, La Documentation française, 4 mai 1988.
17 Discours de Jean-Marie Le Pen à Saint-Franc, Présent, 21 et 22 octobre 1991, p. 88.
Auteur
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