Introduction
p. 13-18
Texte intégral
1Les études rhétoriques, littéraires et linguistiques ont souligné depuis plusieurs années l’importance que revêtent l’usage et la gestion des émotions dans le discours, rappelant la pérennité d’un concept élaboré depuis l’Antiquité grecque : le pathos1. Défini par Aristote comme un langage-action, le pathos est conçu comme l’une des techniques d’argumentation destinées à produire la persuasion, cela en émouvant les récepteurs2. Les critiques de la raison pratique n’ont cessé de dénoncer la dimension manipulatrice inhérente à l’argumentation par le pathos, constatant son écart fondamental avec le raisonnement formel centré sur la quête de la vérité objective. Or interrogeant ce type d’argumentation dans les effets concrets des discours artistique, politique ou journalistique, l’analyse du pathos permet de reconnaître la problématique essentielle de la culture sociale, celle qui consiste à favoriser ou, au contraire, à nier la logique singulière d’une identité et d’une différence. La réflexion méthodologique paraît urgente, compte tenu de la montée en puissance des nouveaux discours identitaires, communautaristes, négationnistes et racistes. Empruntant aux passions communes, ces discours persuasifs cherchent à réduire la pluralité des valeurs culturelles nécessaires à la vie en société.
2Cet ouvrage collectif, dressant l’état des lieux de la recherche, tente de mesurer cette problématique éthique et esthétique pour nos sociétés contemporaines. Réparti en quatre parties, il propose d’abord une analyse des modèles théoriques pour présenter les enjeux du pathos dans le cadre de la pensée occidentale. La deuxième partie centrée sur le fonctionnement argumentatif du pathos cherche à définir les genres de discours dans lesquels s’articulent les émotions de façon exemplaire. Par ailleurs, plusieurs travaux sont consacrés à la critique des textes pour élaborer une typologie des figures du discours pathétique. Enfin, la dernière partie, sollicitant des concepts de la sémantique interprétative, des nouvelles technologies de communication ou encore de la sémiologie de l’image élabore plus globalement une herméneutique du pathos en action3.
La pensée pathétique
3Si les théoriciens anciens et modernes lui ont concédé une place importante dans les discours de persuasion, le pathos revêt souvent un rôle secondaire par rapport aux arguments quasi logiques, ces derniers bénéficiant du prestige accordé au raisonnement incontesté auquel ils ressemblent. Cependant, l’Histoire récente a démontré que nos sociétés contemporaines ne sont pas à l’abri de dérives « passionnelles ». L’expérience des camps de concentration, pour ne citer que cet exemple extrême, a montré la nécessité de renouveler la rhétorique conçue comme un outil de règlement pacifique et rationnel des conflits, sans toutefois résoudre la question de la gestion des émotions dans le discours. Ainsi, la première partie de cet ouvrage cherche à montrer comment la pensée pathétique a proposé au cours de l’Histoire des modèles divergents.
4Fernand Delarue avance dans son article sur les Pères grecs de l’éloquence et de la rhétorique latine que l’usage du pathêtikon a fini par triompher à la fin de la république romaine. Il est la marque indélébile de la défense de la liberté. Cependant, à la fin du premier siècle apr. J. -C., Tacite voit dans son déchaînement démagogique une des causes de la perte du régime républicain. La recherche de Pierre Zoberman consacrée au discours cérémoniel de la fin du xviie siècle soutient que les références à la voix du peuple mettent en évidence un lieu pathétique. Établissant un lien avec des périodes historiques plus récentes, P. Zoberman constate que l’expression irrépressible de la joie des sujets est invoquée comme le signe le plus puissant de la réussite du pouvoir absolutiste, voire totalitaire. Patrick Charaudeau, dans son étude sur la finalité d’influence du discours politique, parvient à approfondir cette conception des émotions comme représentation sociale. Il paraît important de constater que le pathos est constitutif d’un processus d’identification sociale, mais également humaine, des interlocuteurs.
5Quant à Georges Molinié, articulant le concept aristotélicien du pathos dans le cadre d’une philosophie du langage, il propose de prolonger l’approche anthropologique. Il soutient l’idée d’une relation essentielle entre le langage et les affects, le dynamisme langagier étant conçu comme pathétique. Enfin, l’étude de Georges-Elia Sarfati consacrée à la théorie des effets de discours permet d’appréhender le concept du pathos en tant que langage-action. Si la théorisation de G. Molinié confère aux émotions l’expression d’une pensée somatique partagée par tous les êtres humains, G. -E. Sarfati envisage la structuration de l’agir humain comme une pratique régie par le sens commun, établissant un lien étroit entre acte de parole et activité sociale.
Les arguments du pathos
6Contrairement à l’usage courant qui se contente souvent d’enregistrer les agitations de l’homme passionné, la logique passionnelle ressemble largement à la mise en forme quasi logique des arguments. On peut reconnaître deux types de fonctionnement. Le premier consiste à présenter un point de vue subjectif comme un principe général, alors que le second conduit à refuser les conséquences qui s’imposent. Si dans le premier type le pathos manipule le principe en fonction des conséquences recherchées, le second manipule les conséquences pour sauvegarder un principe jugé valable. Aussi faudra-t-il montrer dans cette partie comment la logique passionnelle soulève la problématique d’un déni argumenté, déni qui paraît difficile à contrer par des moyens argumentatifs rationnels lorsque le pathos en action traduit l’adhésion à une croyance idéologique.
7La recherche de Marc Angenot consacrée au « raisonnement » antisémite permet ainsi de définir un idéaltype argumentatif toujours actuel, celui qui repose sur une logique du ressentiment : le refus, voire la haine de l’autre. Récusant la disjonction classique du pathos et du logos, M. Angenot pose, au contraire, que cette double appartenance contribue à la force argumentative du ressentiment. Les différentes formes de militantisme réactionnaire du xixe siècle jusqu’à nos jours paraissent intimement liées à l’angoisse face aux procédés de modernisation des sociétés occidentales (industrialisation, nouvelles technologies, mondialisation). Le cas du pamphlet situationniste choisi par Emmanuelle Danblon permet de continuer l’étude de l’argumentation pathémique qui articule un sentiment de « désenchantement » à l’encontre de la modernité. Ce genre de procédure discursive se caractérise par une mise scène des dernières limites, cherchant la condition de l’implosion des valeurs occidentales.
8L’étude de Ruth Amossy centre la critique de ce type d’argumentation de la passion du Même sous-jacent au repli identitaire sur la notion de sympathie. Composante essentielle de l’image de soi projetée par l’orateur, la sympathie fait appel à la bienveillance et à la compassion pour renforcer le sentiment d’appartenance à un groupe socio-culturel particulier. Quant à l’analyse du débat parlementaire de 1908 sur l’abolition de la peine de mort présentée par Raphaël Micheli, elle montre comment l’usage des émotions tend à échapper à l’emprise du discours rationnel centré sur la négociation des différences. L’auteur pose qu’une construction argumentative des émotions conduit inexorablement à des jugements de valeur péremptoires. Enfin, l’étude de cas présentée par Christian Plantin, Véronique Traverso et Liliane Vosghanian définit le formatage pathétique de l’interaction verbale. Analysant le parcours émotionnel d’un échange communicatif, les auteurs parviennent à conclure que les conditions de production et de gestion de l’émotion dépendent des valeurs partagées par les interlocuteurs.
La poétique du pathos
9Les techniques argumentatives liées au pathos fonctionnant par redéfinition d’une réalité culturelle et sociale donnée, l’analyse stylistique du pathos cherche à relever les règles de construction des émotions dans le discours. De prime abord, on peut dégager la problématique suivante : les passions qui émeuvent les récepteurs doivent être des passions communes. La construction pathémique puise largement dans les lieux communs en vigueur. Or centrées sur la négociation de la distance entre les sujets parlants, les figures pathiques réalisent ou bien la promesse d’un accord consensuel entraînant apaisement et quiétude, ou bien la menace d’un conflit insoluble provoquant discorde et souffrance. La double dimension éristique et agonique du pathos rappelle le modèle aristotélicien selon lequel les règles de construction du discours pathémique s’appliquent à la fois à l’écriture utilitaire et à l’écriture littéraire. Ainsi, cette partie propose de réfléchir sur l’expression, la portée et l’effet esthétique de ce langage d’action. Cependant, comme l’histoire de la rhétorique le montre, l’établissement d’une typologie des figures pathiques ne paraît pas aisé. Néanmoins, la recherche stylistique contribue à la critique des processus de modélisation des émotions dans le discours.
10Marc Bonhomme, soutenant que le pathos suscite des configurations discursives spontanées et difficilement mesurables, élabore une typologie des figures pathiques à partir d’une logique pulsionnelle. À l’exemple du Discours sur le colonialisme de Césaire, celle-ci s’organise sur des plans sémiotique, sémantico-cognitif et communicationnel pour donner lieu à des schèmes rhétoriques destinés à entraîner l’adhésion empathique des lecteurs. La recherche de Philippe Mesnard sur les réécritures contemporaines du sublime permet d’approfondir l’étude des figures pathémiques dans le contexte extrême des discours littéraires et philosophiques sur les camps de concentration. Cela pose non seulement la question de la typologie de ces figures, mais également celle de leur enjeu cognitif, rhétorique et idéologique, dont celui du « paradigme de l’exception » de la Shoah. Quant à Michael Rinn, il analyse l’usage des figures de la véhémence destiné à réfuter les « thèses » négationnistes qui nient le génocide. Cédant la place à la violence verbale, la polémique engagée par les orateurs anti-négationnistes s’oppose au concept aristotélicien d’un règlement négocié des conflits. En l’occurrence, les figures pathémiques empruntent à l’argument ad hominem, stratagème persuasif de promotion de soi et d’humiliation, voire d’élimination de l’autre.
11Cependant, le cas d’une pièce de théâtre de Charlotte Delbo, survivante d’Auschwitz, soulevé par Jean-Paul Dufiet indique une autre approche des figures pathémiques. Comme si un pathos absolu était la conséquence logique de la Shoah, cette pièce intitulée Qui rapportera ces paroles ? repose sur une économie du style pathétique. J. -P. Dufiet montre comment les différents niveaux linguistiques de la pièce exploitent, au plan du pathos, la double structure de la communication théâtrale, celle des passions représentées et celle des effets visés. Gilles Declercq s’interroge plus précisément sur l’effet de la monstration du pathos au théâtre, posant que sa saisie sur scène ouvre la voie à son intelligence. Étudiant d’abord des critiques avancées par Quignard et Brecht, G. Declercq prend appui sur Racine (Iphigénie) et Sophocle (Ajax furieux) pour définir la métathéâtralité tragique, mettant à distance l’attraction fascinante du spectacle des passions.
Pour une herméneutique du pathos
12Le pouvoir du pathos en action consiste à mettre en relation l’esprit et le corps, relation dont la problématique est largement reconnue par les théoriciens de la rhétorique et de la poétique. La composante thymique marque bien la particularité majeure de ce type d’argument. Empruntant à toutes les sphères de la communication – le verbal, la gestuelle, la mimique et le postural – et touchant les cinq sens, l’usage des émotions modélise un ensemble de codes culturellement déterminés. La dernière partie de l’ouvrage procède ainsi à l’analyse des procédures de stéréotypisation du pathos, lesquelles nourrissent l’herméneutique de la véhémence et de l’enthousiasme dans le discours. Dès lors il paraîtra indispensable de proposer les concepts d’une sémiologie du pathos afin de contribuer à la critique renouvelée de la culture sociale.
13François Rastier propose une critique de l’usage récurrent du pathos dans les essais sur la Shoah, notamment chez Steiner et Agamben et leurs auteurs de référence (Heidegger et Carl Schmitt). L’étude s’attache à la grandiloquence irrationaliste qui unit le politique et le théologique contemporains, soutenant que le pathos sur l’extermination semble pris dans un système des valeurs d’exaltation qui favorise l’irruption du mythe, voire de l’idolâtrie dans l’Histoire. La recherche de Florence Balique consacrée au discours pathétique de la propagande nazie confirme largement ce constat. Puisant dans une idéologie identitaire, ce type de discours fonctionne par effet de miroitement qui séduit l’auditoire composé d’un « peuple élu », en même temps qu’il procède à l’exclusion d’un peuple tiers, présenté comme bouc émissaire. Cependant, F. Balique s’interroge également sur la possibilité de faire l’économie des émotions dans le discours, évoquant les dangers d’une modernité désormais privée de voix et de corps humains.
14Élargissant l’approche de la notion de séduction dans les communications sociales, Ekkehard Eggs propose une recherche sémiotique qui s’attache précisément aux indices corporels et expressifs des émotions. À l’exemple de l’exclamation, du reproche et de l’ironie, l’analyse des structures prosodiques revêt un rôle prépondérant. E. Eggs parvient ainsi à définir des champs pathiques, leur base sociale et cognitive étant la doxa d’une communauté donnée. Cela lui permet de démontrer le jeu complémentaire entre les structures prosodiques, pathiques et éthiques. Dans un contexte différent, celui de la recherche en synthèse vocale destinée à améliorer l’interaction entre les hommes et les machines, Ioannis Kanellos, Ioana Suciu et Thierry Moudenc s’interrogent à leur tour sur la complémentarité de la prosodie et de l’expression des émotions. Afin d’améliorer l’acceptabilité d’une machine destinée à rendre une locution naturelle, les auteurs réfléchissent sur les paramètres pathémiques nécessaires pour permettre à une machine de calquer la voix synthétisée sur des modèles préexistants, tels l’intensité, le rythme, le débit ou encore le timbre. Empruntant aux différentes pratiques herméneutiques, la reconstitution du pathos en synthèse vocale fait ainsi appel aux catégories d’analyse globale, relevant du genre de discours, du style de lecture et de la textualité.
15Les deux dernières études de l’ouvrage portent sur les effets pathémiques de l’image dans les médias. La première présentée par Aurélie Lagadec prend l’exemple des attentats du 11 septembre 2001 pour s’interroger sur l’usage du pathos tiraillé entre exigence éthique et représentation esthétique de l’événement. L’auteure montre comment la figuration iconique s’effectue par une réactivation d’un univers culturel symbolique à la fois tragique et apocalyptique, cherchant à combler le vide référentiel produit par l’effet du choc. Or ce manque d’emprise émotionnelle sur l’événement même, renforcé par la censure interdisant les images des corps de victimes, a ouvert un espace de controverse quant à la réalité de ces attentats. Enfin, la recherche de Louis Panier prend appui sur quelques « Unes » des journaux annonçant la mort de Yasser Arafat survenue le 11 novembre 2004 pour analyser la figuration iconique des émotions. L’analyse des dispositifs énonciatifs lui permet de nouer la production de l’émotion, à sa représentation et à sa transmission. Les formes et les détours de l’énonciation et la contagion du sens qui peut s’en dégager.
Notes de bas de page
1 Voir PERELMAN CH. et OLBRECHTS-TYTECA L., Traité de l’argumentation, Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 1958 ; ANGENOT M., La parole pamphlétaire. Typologie des discours modernes, Paris, Payot, 1982 ; MEYER M., Le philosophe et les passions, Paris, Librairie Générale Française, 1991 ; G. MATHIEU-CASTELLANI, La rhétorique des passions, Paris, PUF, 2000.
2 Aristote modélise ce concept en plusieurs endroits de son œuvre. Pour les références, voir les notes bibliographiques des auteurs.
3 J’ai le plaisir de remercier Yves Piccand pour ces commentaires critiques. Merci à Raluca Banciu, Aurélie Lagadec et Merry Susiarjo-Bathany, doctorantes en Sciences du langage à l’UBO, pour la relecture des manuscrits. Ma reconnaissance va également à Françoise Dourfer pour la mise en page de l’ouvrage.
Auteur
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