Colophon
p. 223-224
Texte intégral
Le dernier mot… au passeur des deux rives
1On a souvent dit du traducteur qu’il était un passeur de frontières et de mots, au plus haut du mât un pontife – voyez l’étymologie de pontifex – et au bas mot un contrebandier, un marginal, voire un traître1. (S’il est une traîtrise qui lui soit imputable, c’est parfois d’avoir trahi l’institution qui longtemps ne le reçut pas, l’université, mais elle a cessé, depuis peu, de le tenir pour pestiféré.) Pourquoi ne pas accepter pour ce qu’elle est sa felouque de fortune voguant dans le sillage ou collée à la coque de ces coquilles de noix américaines si noblement nommées Caravelles. Au bord du naufrage sous les paquets d’eau que lui envoie un Roa Bastos jouant, métaphysicien en diable, de la paronomase : caravela n’est que calavera, sa nef des fous une tête de mort. Eh bien ! acceptons-en l’enjeu : le traduc sera ce pirate hissant au drapeau noir les attributs de la Camarde. Affaire de mots, affaire de morts, telle est, depuis Juan Rulfo, la fonction de la littérature latino-américaine de ce siècle. Car même si l’auteur est vivant et bien vivant – « vivo y coleando » dirait un Cabrera Infante en chien fou de l’écriture –, son œuvre nous apparaîtra toujours comme le corps embaumé d’un défunt dont nous – traducteurs plus que lecteurs – déroulerons les bandelettes, le débobinant pour mieux t’embobeliner, lecteur. Le traducteur était un traître, eh bien ! le voilà affublé du bandeau du pirate, quoique jamais borgne, appliqué à la course, corsaire pillant tous les galions lourds de cet or des tigres dont Borges contemplait la splendeur sur la rive argentine du Río de la Plata. En fait, il ne voyait que du feu, et nous en fûmes tous éblouis, nous qui avons trempé notre plume dans l’incandescent creuset d’une nouvelle écriture. Et s’il est vrai que la Découverte s’accomplit à l’Âge d’Or de l’Espagne, le retour des Caravelles signifie pour l’Amérique du xxe siècle une nouvelle ère dorée dont nous, lecteurs, traducteurs, glosateurs, aurons été les pilleurs. Ou tiens, plutôt, les médiateurs. En ce siècle de communication et de médias, renonçons une bonne fois au gag éculé de la Renaissance italienne – traduttore/traditore – pour revendiquer pour le traducteur-lecteur-glosateur le statut de médium. (Jean-René Ladmiral parle, lui, plus justement, de sourcier.) Mais c’est bien parce que nous avons appliqué notre talent de transbordeurs à des mages aussi éblouissants que les Márquez et les Llosa, les Julio et les Manuel, les Onetti et les Fuentes, les Amado et les Donoso, les Paz et les Borges, les Bioy et les Sábato, l’innocent Alfredo et l’immense Guillermo Ca-In, qu’au terme du parcours nous nous sentons tous un peu magiciens et l’œil allumé.
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Notes de bas de page
1 L’ai-je assez stigmatisé dans mes Confessions d’un traître (Presses Universitaires de Rennes, 1995) ?
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