Francisco Coloane, naufrageur de phoques
p. 219-222
Texte intégral
1Qui n’a aimé rêver d’aventure et de grands espaces à travers les romans optimistes de Jules Verne où l’homme tâche de se rendre « maître et possesseur de la nature » ? qui n’a appris à caresser l’aventure en se plongeant dans ces romans du grand large de Jack London, de Joseph Conrad, de Stevenson, de Melville, voire de Hemingway ? Et voilà qu’un homme né dans la lointaine île de Chiloé, à la pointe de l’Amérique du Sud, en 1910, un vieux géant surgi de ces terres d’ailleurs, un Chilien fils de baleinier qui a dans son jeune temps goûté aux plaisirs de l’aventure : marin, berger et contremaître d’estancia, explorateur de pétrole au détroit de Magellan, familier des chasseurs de phoques et des chercheurs d’or, voilà que cet homme qui a commencé à écrire dans les années quarante nous envoie, quatre ou cinq décennies plus tard, comme autant de bouteilles à la mer, les étonnants récits de Cap Horn, de Terre de feu, d’El Guanaco, etc. Les nouvelles qui nous intéressent ici, celles de Cap Horn, ont été publiées en 1941 au Chili et seulement en 1994 en France (aux éditions Phébus). Elles nous transportent toutes dans cet appendice du continent américain, désert, glacé, venteux, inhospitalier, où l’être humain n’est plus que toton ballotté au tourbillon des éléments en furie, horizon grandiose et hostile que cet artiste de l’écriture campe et brosse avec tant de présence qu’il nous ravit au sens propre, nous horrifie et délicieusement nous dépayse.
2Le premier personnage de ces quatorze récits, leur protagoniste déclaré, est justement la nature, cap Horn ou Terre de Feu, Patagonie ou Páramo, cet extrême Sud chilien ou argentin où les falaises se défont dans l’Océan comme un jeu fragile d’osselets, où le chaos initial n’a jamais cessé, où la Genèse biblique chère à García Márquez en est encore à ses balbutiements. Mais ce paysage ne manque pas de beauté lorsqu’on voit défiler « les petits blocs de glace qui, telle une curieuse caravane de cygnes, d’éléphanteaux couchés et de gondoles vénitiennes, nous faisaient cortège », quoique toujours l’Océan, violent et exclusif, cherche à se venger contre l’intrus, c’est-à-dire le marin. Oui, sur ces mers de l’extrême Sud, au canal de Beagle, sur la passe Brecknock, au large du cap Froward, face à la Bahía Desolada [la Baie Désolée], « terre et mer s’affrontent ici depuis la nuit des temps ». Tout comme la lumière et les ténèbres, ou comme le Bien et le Mal, rien n’est encore partagé et le Créateur n’a encore rien tranché. Mais Dieu est absent de cet univers incréé ; en revanche, le démon, lui, n’est pas loin, juste au large de la côte, au plus rude des tempêtes, sur son rocher ou sa sépulture, car
« […] témoin de l’incessant duel que se livrent au Cap Horn les deux plus grands océans, le Diable veille au fond des eaux, harnaché de chaînes et de fers qui grincent épouvantablement les nuits de tempête, quand les flots montent à l’assaut des ombres ».
3Dans ce magma glacé, la terre n’en finit pas d’accoucher de ses monstrueux reliefs ; ainsi de cette île « en proie à une douloureuse transe, une île en train de mettre bas et de gémir dans cette poche d’air fétide et d’eaux noires ». Une nature qui hurle, gémit, se plaint et au milieu de laquelle, tapis dans leur isolement, entre quatre planches de bois calfatées par des peaux de phoque pourries, livrés au dénuement ou à la folie, des hommes souffrent et se déchirent dans le mutisme de leurs lèvres collées.
4Les animaux et les hommes sont ici une seule âme. Sur le grand ventre déchiqueté de la terre, qui saurait les distinguer ?
« Celui qui a assisté à la mort d’hommes et d’animaux, et entendu le suprême cri de terreur, le mugissement d’agonie, l’ultime hennissement, et même cru percevoir l’infime plainte d’un papillon épinglé, celui-là sait que les derniers souffles de vie se ressemblent » ;
5car plus que dans la vie, c’est dans leur agonie que les êtres animés, en leur diversité, se rejoignent : « La mort rend les hommes égaux entre eux, mais les place aussi sur un pied d’égalité avec les animaux et même avec les vers. » Dans l’une de ses plus belles nouvelles, Coloane brosse ainsi le portrait d’un alezan plus humain que son dresseur : le cruel dépeceur sélectionne les seuls chevaux utiles à l’estancia et massacre avec jubilation tous les chevaux de race inférieure, mais celui qu’il chérit comme sa monture favorite assiste en témoin impuissant au bain de sang ; plus tard, n’ayant rien oublié, feignant l’obéissance, l’alezan redresseur de torts équins conduira l’assassin aux portes de la mort en le précipitant dans le gouffre. Ailleurs, c’est un chien qui perçoit au loin que son ami, le cheval, est en danger, qui alerte les hommes en hurlant, se précipite et assiste, horrifié, à la plongée irrémédiable du coursier dans la fange mouvante. Là enfin c’est une poule qui assure la survie de deux gardiens de phare isolés par la tempête, en pondant chaque matin un œuf, non pas un œuf d’or pour leur ventre affamé, mais un « œuf de lumière », car c’est grâce à lui que le phare s’alimente, par le souffle prolongé des deux survivants, de sorte, disent les marins, que « chaque œuf fut une nuit de lumière pour nos bateaux ».
6Sur ces terres de malheur, en revanche, l’homme, quand il n’est pas ce berger un peu simplet capable « d’aboyer pour faire avancer ses moutons », est un ennemi pour l’homme, un loup, oui, ainsi qu’on appelle là-bas les terribles phoques (los lobos). Voit-on s’éloigner trois individus pour quelque chasse – à la baleine ? au trésor ? –, nul n’est surpris de n’en voir revenir que deux, et nul n’interroge ; ici la mort est familière, banale, car « lorsqu’on voulait éviter le délicat partage des fourrures, raconte l’auteur, le plus simple était d’éliminer son associé en l’abandonnant sur un rocher en pleine mer, ou encore au moyen d’une légère poussée par-dessus bord ». Le plus terrible des récits, à cet égard, est bien celui qui donne son titre à ce recueil : un évadé du bagne d’Ushuaia se réfugie auprès de deux pêcheurs et, pour se gagner leurs faveurs et la pitance qui le fera survivre, il leur révèle l’entrée secrète d’une anse qui abrite la plus belle colonie de phoques de la région ; là, ce qui est convoité c’est la peau des popis, ces « petits phoques à un poil tués durant les huit jours suivant leur naissance et dépecés moins de vingt-quatre heures après leur mort ». Le printemps n’est certes pas ici la fête du renouveau, la célébration des noces de la nature, mais le moment d’un sanglant rituel de la cupidité : nos trois hommes partiront à la chasse nuitamment en se glissant entre les hautes parois, en contournant les terribles brisants qui barrent l’entrée de la grotte ; les voilà qui font irruption dans une cité obscure, un monde étrange et mort où les oiseaux de mer s’accrochent et vivent contre les murs « tels les habitants d’un curieux gratte-ciel à leurs balcons ». Nos chasseurs accostent sur une plage de sable souterraine, près des femelles aux « entrailles déchirées et sanglantes » d’où sortent, proies convoitées, « d’informes petits animaux qui rampaient comme d’énormes vers en s’aidant de leurs nageoires rudimentaires », et alors là, le gourdin dans la main des chasseurs, commence la curée. Plusieurs fois le cotre charge les précieuses petites bêtes, jusqu’à la dernière virée, au terme de la parturition où, la convoitise le disputant à la traîtrise, les deux acolytes abandonnent dans la grotte le bagnard à qui ils doivent ce chemin de fortune, cet homme désormais « livré au vide, sans sol, sans ciel » et qui meurt dans le cauchemar de « la chair visqueuse de babines puantes », le grand phoque moustachu vengeant le massacre des siens. Mais la justice immanente saura aussi éliminer les deux traîtres dont on retrouvera la barque naufragée près de la grotte maudite. En vérité, l’homme est une bête immonde dont l’animal – ou la nature – se défend et se venge de droit. Francisco Coloane nous fait ici toucher le fond de l’humanité, misérable, malheureuse, tragique.
7Pour ce dire et ce faire, cet écrivain venu d’ailleurs invente un style d’un dépouillement extrême. Ne cherchons pas ici l’effet appuyé, le mélodramatisme, la complaisance à l’horrible ou à l’horrifiant. Francisco Coloane aime la concision et l’absence de fioritures. Dans ce sens il est à cent lieues des maîtres de l’indigénisme et du tellurisme qui furent, dans son jeune temps, ses contemporains. Son paysage se déroule avec la terrible simplicité du naturel : l’iceberg s’approche du frêle bateau des hommes ; mais au sommet le cadavre congelé d’un Indien ricanant qui, imprudent, fut naguère surpris dans sa chasse et se retrouva prisonnier des glaces, lève l’index et semble refouler de ces mers – « Hors d’ici ! » –, de cette terre de feu, les intrus, ces hommes appâtés par l’or qu’ils vont fouiller dans la carcasse échouée d’une baleine, ou par les précieuses fourrures des phoques, ces gringos qui ne sont que de cruels aventuriers, de pauvres gueux errant sur l’immensité du Páramo balayé par l’hivernale tempête, « ces Blancs “civilisés” venus troubler la paix de sa race et l’abrutir d’alcool et de calamités ». Mais ce monde n’est étrange que parce que les hommes sont hallucinés, et pour nous le dire Francisco Coloane n’use d’autre langage que les pauvres mots quotidiens qui, mis bout à bout, dans l’infernal flux génésiaque, créent ce nouveau monde, ce bout de terre où sombrèrent par milliers tant de galions et tant de Caravelles.
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