Cuba, perle des tristes tropiques
p. 205-210
Texte intégral
Severo Sarduy, la luciole cubaine
1Avec sa tête de « Chinois chauve », Cocuyo, ce « gamin cabochard » et « saint Sébastien en miniature » de Pour que personne ne sache que j’ai peur (dont le titre espagnol est justement Cocuyo, écrit en 1990) pourrait bien être le double de l’auteur. Cocuyo signifie « luciole » et le récit s’ouvre, en effet, sur cette vacillante clarté, cet éclat furtif du ver luisant dont Roger Caillois, cité en exergue (et lointain parrain de cette « Nouvelle Croix du Sud », la collection que Severo Sarduy dirigeait au moment de sa disparition en 1993) avait fait le symbole d’un « inimaginable alphabet », d’un langage refusé sitôt qu’exprimé.
2L’incertitude préside, assurément, au destin du garnement droit issu de quelque tradition picaresque qui, campé au départ en « une oblique descente déculottée » après avoir trébuché sur son pot de chambre, et tancé d’importance, finit en toute logique par liquider toute sa famille, père, mère et tantes, en préparant une radicale infusion à la mort-aux-rats. Le forfait étant révélé par la fausse catalepsie de l’enfant dont le corps seul, parmi les cadavres des siens, réagit puissamment aux incitations d’un radiesthésiste, le voilà lancé sur les routes, en une fuite éperdue qui le conduira, jusqu’au bout de la nuit, de léproserie en lupanar sur les traces d’une belle et tendre rouquine, Ada l’aimée, qu’il retrouvera au « Pavillon de l’orchidée pure », définitivement souillée. Au passage toute une société de monstres, de gnomes, de sorcières et de revenants aura défilé dans une atmosphère de cauchemar.
3Chez Sarduy, metteur en scène de l’absurde et du théâtral, qui triomphe dans Cobra (1972), rien n’est tout à fait à demeure, ni tout à fait réel : les signes défilent et impriment sur la mémoire une fantasmagorie qui n’a de corporel que le langage. Toutefois cette fuite des mots installe une conscience friable et fugace qui détermine l’angoisse, voire le désespoir. Au dernier temps du récit, c’est l’humanité entière qui sera menacée de la potion mortifère du jeune gueux. Dans l’atmosphère glauque et la puanteur des cloaques.
4Mais les oiseaux ne se cachent plus pour mourir. Écrite en chantant, en dansant, dans une exubérance tropicale de gestes et dans le métissage baroque des diverses cultures des Caraïbes – mais aujourd’hui, revendiquant l’archipel dans son unité et sa multiplicité, on préfère parler de la Caraïbe –, l’espagnole, l’africaine, la chinoise, la française, l’anglaise…, l’œuvre de Severo Sarduy, économe si l’on songe qu’il n’a publié que sept romans en trente années, a pris fin en 1993. Mais sa voix persistante nous revient dans un ultime récit qui, posthume et nourri plus que tout autre de l’histoire personnelle de l’auteur, nous touche, nous séduit, et définitivement nous bouleverse : Les oiseaux de la plage (titre espagnol : Pájaros de la playa, 1993). Cobra ou colibri, la « luciole cubaine » a toujours su mettre en scène le théâtre de l’absurde à travers des récits nomades ou picaresques, peuplés de monstres, de masques, de gnomes ou de sorcières (avec un vestiaire qui le rapproche à bien des égards d’un José Donoso) qui, le temps aidant et la maladie venant, ont installé chez le lecteur une présence fugitive et fragile des « choses de la vie » (ainsi nommées par Valery Larbaud en son dernier soupir) et des mots pour les dire, versant irrémédiablement dans l’angoisse et le désespoir. Déjà la peur était au rendez-vous avec cette conscience imposée au scribe que son corps dérangeait la propreté de l’Ordre idéal et qu’il était en trop. Lépreux et diarrhéiques, ses personnages que ronge la maladie évoluent ici dans un vaste pavillon colonial et mauresque échoué au large de l’Afrique, comme une verrue protégée d’un polyèdre de verre que viennent heurter ces oiseaux de la plage, passant et trépassant, tandis qu’à l’extérieur, de leur souple foulée de sable, les nudistes, les naturistes, les charlatans phytothérapeutes, adeptes de la médecine verte et de la gelée royale, apprivoisent les « abeilles lunaires » ou vous remontent au jus de persil. La vieille demi-mondaine momifiée, la Siempreviva [l’Immortelle], qui fut autrefois cette ravissante rousse qui répondait au prénom de Sonia, veut toujours rester – par d’adroits ravalement cosmétiques – la mystérieuse « Dame de Shangaï » à la chevelure de feu, celle dont la forfaiture avait jeté pareillement l’ancien compère de Severo Sarduy, Manuel Puig, dans une tragique désillusion (La trahison de Rita Hayworth), et comme Puig, autre « Reine de la Nuit » au blason dédoré, le scribe sait que seul le récit le sauvera – peut-être et passagèrement – de la mort ou lui apprendra à « ne pas être ». Va-t-elle derechef connaître l’étreinte du « docteur qui ressemblait à un cheval » ou retrouvera-t-elle le « saurien » au souriant vaudou et ses remèdes de jouvence ? Cette jeunesse deux fois perdue, la récupérera-t-elle malgré le progrès à grands pas de la décrépitude ? Oui, écrit le scribe, « si la Pelée, toujours prête à frapper, m’accorde une trêve ». Nous n’en saurons pas plus car le récit s’interrompt ici. La maladie dont le nom n’est jamais cité, mais dont tous les remèdes sont énumérés comme un corps de garde dérisoire, de l’AZT au DDI, du Cortancyl à l’Atarax, la maladie, donc, triomphera en clamant dans le désert ces vers de Marina Tsvétaïeva qui, en ultime instance, relaye la voix éteinte de Severo :
Ainsi, un jour de sec été,
la mort, comme par distraction,
tranchera ma tête
au bord du champ.
Virgilio Piñera, un absurde drolatique
5Ce romancier et dramaturge est assurément l’un des grands noms de la littérature cubaine, même si sa notoriété a souffert d’un ostracisme qui devait beaucoup à sa provocante homosexualité. Guillermo Cabrera Infante, qui le tenait en grande estime, en a brossé un portrait amusé et attendri. En délicatesse, de ce fait, avec le régime castriste, d’un puritanisme à tous crins, il ne fut pas moins jugé digne de recevoir le prestigieux prix Casa de las Américas, à La Havane, en 1968 pour sa pièce (non traduite en français), Dos viejos pánicos (littéralement : deux vieilles peurs paniques) où deux vieillards se livrent au jeu cruel et quotidien de la mort sur la scène d’un théâtre de l’absurde qui rejoint en Europe celui de Beckett ou d’Ionesco, et aux Amériques un autre Cubain, José Triana (La nuit des assassins) ou la grande dramaturge argentine Griselda Gambaro (L’homme qui dit oui).
6La pièce se déroule dans le champ clos d’une pauvre chambre où vit le vieux couple. Dès le départ nous assistons au jeu des vieillards qui consiste à découper des personnages dans des revues et à les brûler, bûcher dérisoire de toute cette jeunesse de pin-up qui insulte à leur vieillesse. Nous apprenons ainsi que Tota fut amoureuse autrefois d’un nageur, Paco, qui se noya en traversant la Manche, et trompa ainsi Tabo qui le lui relance au visage vingt ans après, unique façon pour lui de s’affirmer malgré la maladie et sa faiblesse, face à Tota qui le menace constamment de LE lui montrer. Qui, quoi ? El Miedo – la peur –, concrétisé par un vulgaire miroir qui, tourné vers lui, impose à ses yeux l’insoutenable pesanteur de son être et sa décrépitude. C’est là leur jeu quotidien et « tuant » au cours duquel leurs deux corps roulent au centre du cercle étroit de leur lit, et les voilà luttant ensemble, Tabo cherchant vainement à échapper à son image de « vieux pourri ». Puis ils jouent à la mort. Tabo étrangle Tota qui s’écroule et lui décrit tout ce qu’elle sent au moment de mourir. Tabo applaudit à son jeu parfait et la décore de l’« Ordre Mortel de la Mort ». Ce jeu achevé, Tabo lui tend la coupe de népenthès (Piñera a-t-il lu Baudelaire et ses Fleurs du mal ?) où elle puisera l’oubli de Paco, de sa jeunesse douloureuse, coupe où il a versé, bien entendu, du… bicarbonate de soude ! Tabo en boit et tombe raide mort, à son tour. Et c’est un long et dramatique monologue de la vieille épouse qui passe peu à peu du jeu à l’atroce réalité et se désespère devant le cadavre inerte de son mari, jusqu’au moment où celui-ci se relève, après un jeu un peu plus forcé que d’ordinaire. Tota le punit de lui avoir fait peur en lui flanquant à nouveau le miroir sous le nez. À son tour, Tota fait la morte. Tous deux monologuent, gisants, et, s’extériorisant et se dédoublant mentalement, ils accusent chacun son propre être de la responsabilité de tous leurs malheurs. Tota et Tabo insultent le corps douloureux de Tabo et Tota, puis s’avançant sur le devant de la scène, ils jettent leurs cadavres dans la fosse d’orchestre, et le rideau tombe sur cet axiome : « La peur aide à mentir ». Et voilà pour le premier acte. Au second, les deux vieillards prennent leur verre de lait quotidien, toujours à six heures du matin, prisonniers de leur triste routine. Ils sont dégoûtés, mais il faut bien qu’ils s’alimentent, n’est-ce pas ? pour avoir la force de vivre et de jouer encore au jeu de la mort. Ils dissertent sur la peur des hommes qui est universelle et n’épargne personne : « D’un côté il y a les apeurés qui font peur et de l’autre les apeurés qui ont peur. » Tout le monde a peur, nul n’échappe à la peur, etc. Ils ont reçu un formulaire à remplir, un test psychologique, dit-on, et ils ont très peur de répondre aux questions posées qui tournent autour de problèmes intimes et fondamentaux : l’amour et le mariage, la peur et le mariage, le jeu de la mort, le recours au mensonge ; et chacune de ces questions répond implicitement à la question précédente. Dans une sorte de paroxysme, les deux vieillards roulent à nouveau à terre et déchirent leur questionnaire, car ils estiment qu’ils ont dépassé le stade de la responsabilité, des conséquences, et qu’ils n’ont plus à répondre désormais puisque, se disent-ils, ils sont morts, merveilleusement morts, absents au monde et à ses problèmes. C’est assurément le nirvana des vieux : l’indifférence à tout. Tota déclare : « Je me sens si heureux que je pense continuer à être morte jusqu’à ce que je meure. » Là-dessus ils décident de LE tuer – toujours El Miedo, cet homme qui symbolise leur peur. Tabo chausse des gants imaginaires et le boxe, tandis que Tota fait l’arbitre et compte les points. Mais en vain, car, dit-elle : « Chaque fois que nous essayons de le tuer, le résultat c’est que nous avons encore plus peur. » Néanmoins ils s’acharnent ; l’un le prend par la tête, l’autre par les pieds, ils tentent de l’étouffer sous un oreiller ; Tota déclare, après la vaine tentative : « Il faut les tuer, toi le tien et moi le mien. » Mais la Peur échappe à leurs étreintes mortifères. Car la peur est inscrite dans leurs traits ; chacun est la peur, est la mort de l’autre (Piñera a bien assimilé la leçon sartrienne de l’existentialisme). Et les deux vieillards se retrouvent sur la terre fragile de leur vie quotidienne, de leurs routines et de leurs bobos qu’ils ne peuvent soulager qu’en jouant inlassablement, chaque jour, le cruel et vain jeu de la mort de Tota et Tabo. Voilà, donc, cette œuvre dramatique, écrite dans un style dépouillé et efficace qui pourrait, certes, faire penser à Beckett, inscrite dans la lignée des grandes pièces métaphysiques du xxe siècle, entre Huis-clos, de Sartre, Les chaises, d’Ionesco, et Oh ! les beaux jours, de Beckett. En même temps que sa cruauté ne dépareillerait pas entre Les bonnes, de Genet, La nuit des assassins, de José Triana, ou Les Nonnes, d’Eduardo Manet (autre Cubain, mais de Paris). Pathétisme simple et humour glacé énoncent avec une rare efficacité le thème – surprenant pour qui ne verrait en Cuba que l’heureuse perle des Caraïbes – de la vieillesse et de la déchéance.
7Cette angoisse essentielle et existentielle, Virgilio Piñera la manifeste dans ses nombreuses nouvelles, celles qu’il a rassemblées sous le titre significatif de Contes froids (1956) et de Nouveaux contes froids (1988). Au fond de l’écrivain, en effet, couve une peur incoercible, irraisonnée – peur de la mort, de la dégradation, de la mutilation progressive – et l’impression de l’absurde cheminement de la vie, accompagnées d’un inexplicable sentiment de culpabilité. Et contre elle, contre ce qu’il appelle ici l’Ennemi, comme Severo Sarduy, il ne sait que dresser ce qu’il nomme « le meilleur bouclier » : la littérature. Tous ses « contes froids » ne sont ainsi qu’autant de pièges pour déjouer la peur, autant de paravents pour dissimuler l’horreur. Cette horreur, n’allons pas l’imaginer sous la forme de quelque vision fantastique à la Jérôme Bosch ou de quelque construction monstrueusement baroque à la Lezama Lima ou à la José Donoso. Non, l’horreur est tout près de nous, dans notre médiocrité quotidienne, dans « l’enfer que chacun de nous se crée : les murs sont faits de pensées, le plafond de terreur et les fenêtres d’abîmes » (« Celui qui est venu me sauver »). L’horreur est, avant tout, dans ce visage que nous contemplons dans l’impitoyable miroir : « Mon horreur est à son comble quand, en faisant mes ablutions matinales, je vois mon visage reflété dans la glace » (« Le grand escalier de l’Hôtel de Ville ») – nous retrouvons, donc, ici cet élément essentiel de la torture psychologique qui était au centre de la pièce de théâtre que nous venons d’analyser. Et l’on s’accommode de l’horreur comme on s’habitue à son visage ou à son corps. Dans « la Viande », par exemple, un village tout entier souffrant de famine a recours à une anthropophagie raisonnable et planifiée (décidément ce thème de l’anthropophagie, commun aussi à Donoso et à Vargas Llosa, est un élément majeur de cette littérature latino-américaine, et à Cuba avec peut-être plus de raison si l’on songe que « cannibale » vient de l’indien « caribe » et que c’est le premier autochtone rencontré par Christophe Colomb sur le chemin de sa Découverte) : chacun se nourrit avec méthode et sang-froid de sa propre chair, ce qui donne lieu à des scènes « d’une cocasserie charmante » : les femmes qui ont mangé leurs seins peuvent sortir, sans aucune impudeur, la poitrine nue ; le syndicat des marchands de corsets proteste contre la disparition progressive des fesses féminines ; tel enfant qui a croqué son oreille peut se permettre désormais d’être désobéissant… On le voit, l’humour, un humour glacé, imprègne ces contes. Il n’est pas sans intérêt de savoir, d’ailleurs que Virgilio Piñera traduisit en 1943 le génial Ferdydurke, de Gombrowicz ; on sait aussi que c’est Borges qui, le premier, publia un de ces contes de Piñera. À la lecture de ces récits, on pense aussi, inévitablement, à Kafka qui, de même, savait s’amuser gravement et amuser ses amis avec des histoires horrifiantes comme celle de la Métamorphose. Justement Piñera nous parle d’un homme en proie à une misère de plus en plus contraignante qui voit monter sur lui des phalanges de cancrelats et qui finit, au comble du dénuement, par se transformer lui-même en immense cancrelat (« Comment j’ai vécu et comment je suis mort »), mais tout cela rapporté sur un ton badin.
8Une des nouvelles les plus révélatrices de cet auteur est celle du « Philanthrope ». Eduardo, amoureux de la secrétaire du banquier Coco, vient demander à celui-ci de l’aider à se marier en lui prêtant quelque argent. Le banquier lui propose la somme fabuleuse d’un million de pesos, mais à une seule condition : qu’il la lui demande par écrit… un million de fois. Voilà, donc, Eduardo vissé à sa table, enchaîné dans sa chambre, traçant des jours, des nuits, des mois durant l’absurde phrase : « Coco, je veux un million ». À côté, d’autres débiteurs du banquier facétieux, tout un monde d’humiliés et d’offensés, écrivent inlassablement la petite phrase. Bien sûr, nul ne parvient au bout du compte, et Eduardo, devenu à moitié fou, finit par renoncer et par entrer au service de la banque Coco & Cie avec les modestes appointements de cent pesos. Et il épouse quand même la secrétaire du banquier, mais avec aux lèvres constamment, indéfiniment, « le goût amer de la petite phrase d’autrefois ». Apologue digne d’un conte oriental, sans doute, mais au-delà une pièce de plus à ajouter au puzzle de l’absurde existentiel. Comment tout cela finit-il ? On a compris que la peur de la mort est le ressort psychologique essentiel de Virgilio Piñera. Au dernier temps du récit, l’aveu, enfin, éclate : « J’ai toujours vécu avec une grande peur : celle de ne pas savoir quand je mourrai. » Aussi, quand la mort se présente au narrateur au bout du couteau d’un assassin, c’est avec sérénité et reconnaissance qu’elle est accueillie : « Merci d’être venue », dit-il au bourreau, et c’est la dernière phrase du livre. Car la mort représente la fin de l’horreur, la fin de cette « réalité irréelle », le terme de l’indécision, du flou, de l’infernal cheminement comptabilisé par un sinistre appareil rivé au cœur du narrateur, décoré de « l’ordre du Grand Échec ». Finalement la mort, c’est tellement rassurant. On songe à ces Notas de un simulador – journal intime d’un fou – de cet autre écrivain cubain, Calvert Casey (qui s’est suicidé en 1969) où le narrateur, ce simulateur de la charité qui passe son temps auprès des gueux, des misé, des malades et des condamnés, n’a qu’une obsession, celle de saisir sur le visage d’un agonisant l’instant précis de la fatale certitude : le passage au trépas. Comme chez Virgilio Piñera, la mort, il n’y a que ça de vrai.
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