Alfredo Bryce Echenique ou le principe d’innocence
p. 193-197
Texte intégral
1Il est des œuvres tout entières bâties autour d’une idée ou d’un sentiment moteur. La culpabilité ? On songe à Kafka – ou au Roa Bastos de Fils d’homme. La perversion ? Sade, revu et corrigé par Salvador Elizondo dans Farabeuf (1965). Le sens du péché et de la transgression ? Bataille, certes, mais aussi Vargas Llosa. À embrasser dans sa solide et prolixe constitution l’édification romanesque du Péruvien Alfredo Bryce Echenique, un seul mouvement nous vient à l’esprit : l’innocence. Oui, il y a comme un principe d’innocence qui régit l’œuvre, des origines – les nouvelles de Huerto cerrado (1968) – au roman majeur – Julius (1970) – et qui se poursuit sur un mode dégradé dans La felicidad Ah ! Ah ! Ah ! (1974) ou dans La vie exagérée de Martín Romaña (1981). Notre propos vise moins à tenter une étude du principe d’innocence dans la production totale de l’écrivain qu’à modeler une clé d’ouverture pour les premières pages de l’ample œuvre dont nous aimons et admirons l’architecte.
2Adolescent à longue silhouette, aux mains fines et maladroites, crispées de timidité, regard surpris, amusé, mais aussi grave sous les petites loupes des lunettes à monture métallique, vive intelligence comme honteuse d’elle-même, dissimulée sous l’enchevêtrement des boucles brunes envahissantes, oreilles à l’écoute largement éployées et ce sourire cherchant refuge sous la moustache quelque peu britannique (car s’il est Echenique, il est aussi Bryce et d’écossaise ascendance), moue triste ou lippe d’agacerie et le moulin des bras trop longs… Ne nous étonnons pas de le croiser au détour des pages, car sans constituer vraiment une auto-biographie, elles se nourrissent de thèmes et d’images qui sont comme le reflet de l’auteur au miroir. Ou plutôt, à l’instar de cette photo de magazine qui rappelle à Pedro (dans La Passion selon San Pedro Balbuena, 1978) son amour d’autrefois, chacun de ces personnages réfléchit une enfance et un paradis perdu qui brillera longtemps encore au fond des pupilles de l’auteur. Pénétrons, donc, au bois amical de cette enfance et guettons la naissance d’une littérature.
3L’une des nouvelles les plus caractéristiques des débuts de l’auteur est assurément « Avec Jimmy, à Paracas », du recueil Huerto cerrado, précédent notable du Julius. Là, un enfant de classe moyenne, mais alors très moyenne, accompagne son père, modeste employé d’une grosse boîte internationale, à Paracas, station balnéaire chic, où ce dernier doit faire signer un contrat d’achat de tracteurs à de riches agriculteurs. Sortie de fin de semaine pour cet enfant qui fréquente un collège « anglais », parce que son père se saigne aux quatre veines pour lui donner « le meilleur, tout comme les enfants de ses chefs ». Et les voilà sur la route dans la vieille Pontiac noire du père, qui n’en peut mais… ; la voiture, les vêtements paternels, tout cela est si vieux, usé… Mais Paracas est devant eux et s’ouvre avec la splendeur de ses palmiers à leur regard admiratif : Paracas est le paradis, où une place leur est faite dont le nom – répété dix fois dans le récit comme une formule magique – est bungalow. Les onze pages de ce bref récit sont comme une vision émerveillée où les éléments d’un monde se mettent en place et se présentent déjà dans leur complexité en un prodigieux raccourci. Le paradis capitaliste est personnifié par Jimmy, le fils du milliardaire – « Un homme immense et blond » –, un adolescent « d’une beauté extraordinaire » qui porte un nom « américain » – comme Julius et Cinthia dans le roman à venir –, et qui apparaît ici dans un décor de rêve, un palace avec piscine et bungalows. Mais c’est un paradis pour étrangers – « avec une carte qui semblait faite pour les Nord-américains » –, où la moindre note péruvienne apparaît incongrue, comme lorsque le père ouvre la radio de sa Pontiac et tombe sur une musique de « guaracha » – « aussitôt il tourna le bouton sans faire le moindre commentaire » –, si bien que le père et son fils apparaissent un peu comme des immigrés dans cet univers-là ; la preuve en est cette réflexion finale que fait le père interrogeant son fils et qui renvoie si typiquement au travailleur étranger ignorant la langue du pays : « Manolo, qu’est-ce que ça veut dire bungalow ? » On comprend mieux maintenant pourquoi l’enfant va au « collège anglais » et a pour condisciple ce Jimmy milliardaire. Il a, lui, un pied au paradis et il peut même sembler l’accepter comme dans cette vision de rêve : « je me mis à me voir navigant dans une salle à manger de fête, tandis qu’un garçon me servait à genoux une coupe de champagne, sous le regard bridé et bleu de Jimmy ». Et pourtant cet enfant – Manolo – va refuser ce paradis et sa beauté fallacieuse, au cours d’une réflexion continue qui annonce celle de Julius. Pourquoi ? parce que cet univers de riches l’humilie : sur le chemin de Paracas, lorsqu’il voit toutes les voitures doubler la vieille Pontiac de son père, cela, note-t-il, « me faisait assez honte ». Mais cette honte, cette humiliation, une fois rendus dans la station balnéaire, ne va faire que croître jusqu’à l’insoutenable : « j’ai bien vu que mon père n’est pas un homme grand, mais plutôt de petite taille. Il est petit et très maigre. Petit, chauve et maigre », voilà la leçon de l’aventure. Il a perdu toute admiration pour son père et le voit enfin tel qu’il est : minable, moche, faible et surtout inférieur. Alors que le père de Jimmy est « immense » et que les chefs de son père passent leur temps à lui taper dans le dos, comme un subalterne, voire un domestique. Au contact du monde paradisiaque, le père ne cesse d’être renvoyé à sa condition inférieure, comme le montre cette phrase si typique du style de Bryce, au demeurant une véritable trouvaille stylistique : « J’observais les vêtements que [Jimmy] portait, on aurait dit de la soie, et la chemise de mon père se mit à vieillir lamentablement. » Mais, heureusement, comme tout paradis terrestre, celui-ci est vicié et l’ange qui l’habite, Jimmy, est un ange du mal ; pas seulement parce qu’il humilie le père du narrateur – ainsi, fumant sa Chesterfield, « il souffla toute la fumée sur la tête chauve de mon père, certes il ne le fit pas méchamment, il le fit simplement » –, il ne fait qu’obéir à la différence de classes ; pas seulement parce qu’il méprise les domestiques en ne les voyant pas ; il est l’ange du mal parce qu’il pervertit l’innocence, d’abord en faisant boire Manolo, son condisciple, qui n’a que quatorze ans ; en le faisant fumer aussi, avec la complicité obligée et sotte de Juanito, son père ; et surtout parce qu’il tente de l’initier sexuellement à des jeux interdits. L’apogée du récit se situe, en effet, au bord de l’eau, de cet océan contre lequel son père l’a mis en garde, à cause des dangers des tiburones, des requins ; et Jimmy entraîne son petit camarade sur le « môle obscur » pour l’interroger d’abord sur son slip, puis sur ce qu’il contient : était-ce bien là ce que redoutait son père ?
« […] et moi, assis à ses côtés, l’écoutant sans savoir que lui répondre, essayant de voir les raies et les requins dont parlait mon père, et soudain courant vers eux parce que Jimmy venait de poser sa main sur ma cuisse : comment elle est, la tienne, Manolo ? »
4L’allusion à l’homosexualité apparaît bien pour l’auteur, un Péruvien élevé dans le culte de la virilité ainsi que l’a si magistralement montré Vargas Llosa dans Les chiots, comme le fruit de l’arbre du mal de cet Éden. Dès lors l’enfant renoncera à Satan et à ses pompes – refusant tout bonnement d’accompagner Jimmy à la piscine, tandis que le père pose à son fils qui connaît l’anglais l’insistante question : « Qu’est-ce que ça veut dire, bungalow ? » Étrange mot, en vérité, pour des oreilles hispaniques, et qui suggère tout autre chose que le sens banal que nous lui connaissons. Hasardons une hypothèse : Cabrera Infante, dans Trois tristes tigres, évoquait ces beaux gars sur leur canot qu’il qualifiait de « requins batifoleurs (et par là même tapettes) » – y por ende bugas. Ce terme de buga utilisé par Cabrera Infante, comme raccourci de bujarrón qui est notre « bougre », dit bien la nature pédérastique des beaux gosses en question, si semblables, en fait, à ce Jimmy et sa jeunesse dorée. Il est clair qu’Alfredo Bryce Echenique, qui reprend à son compte l’alliance entre les requins et les homosexuels, a pu opérer cet astucieux rapprochement phonétique entre buga et bungalow.
5 Julius, vaste roman qui serait né, selon l’auteur, d’une nouvelle qui aurait mal tourné, reprend et amplifie ce même thème d’un paradis dévasté, le vert paradis de l’enfance puisque le protagoniste qui a trois ans au début du récit en a onze à la fin. Julius est un prince et le monde lui appartient – notons que le titre espagnol est Un mundo para Julius, « un monde pour Julius » –, mais quel monde ? « Je me suis proposé, nous confiera l’auteur, de montrer de l’intérieur, au niveau le plus primaire et le plus intime, c’est-à-dire la famille, comment vit, comment pense et comment sent… l’oligarchie péruvienne1. » C’est le même monde entrevu dans la nouvelle précédente. Jimmy et Julius sont des prénoms nord-américains, sauf que Julius ressemble plutôt à Manolo et que Jimmy a déjà les traits détestables de Bobby, le frère de Julius. Ce dernier naît au paradis, comme le laisse entendre le titre du premier chapitre : « Le palais originel ». Il s’agit, en effet, d’un vieux palais plein de souvenirs glorieux, avec carrosse, portraits de famille, aïeul président de la république, etc. L’auteur dans ses déclarations renvoie encore plus nettement à cet âge d’or des origines – les siennes – lorsqu’il nous confie :
« Je suis né et j’ai vécu une bonne partie de ma vie au milieu d’une famille où il y avait toujours eu quelqu’un d’important (vice-roi, président de la république, directeur de banque, etc.), mais il y avait presque toujours longtemps et l’important c’étaient alors les souvenirs. »
6En fait, Julius n’est aucunement Alfredo, mais l’auteur concentre autour de son jeune protagoniste une somme de souvenirs glorieux qu’il présente avec une charge d’idéalisation, facilitée par le regard enfantin. Dans l’univers de Julius la mère est sacralisée, c’est une déesse olympienne, et sa chambre est un lieu de culte : « Pour Vilma c’était un temple ; pour Julius, le paradis ; pour Susan, sa chambre à coucher » ; l’ornementation même rappelle le lieu d’église : « le lit de rêve, avec ciel de lit, colonnes torses, tulles et angelots baroques sculptés aux quatre angles supérieurs ». La situation propre à l’enfance permet à Julius de croire à la réalité de ce paradis et d’être maintenu en marge de ce qu’il représente : l’exploitation de l’homme, le luxe éhonté, le capitalisme supranational, le colonialisme…, quoique l’auteur omniscient nous laisse clairement deviner, ici et là, un anathème toujours suspendu au-dessus de ce monde mais jamais formulé. Le monde de Julius est une île au-delà de laquelle se trouve « le monde pour Julius » Que trouvera-t-on, donc, à l’intérieur du cercle ? Les Indiens, bien sûr, le peuple frustre et bavard, les histoires terrifiantes et séduisantes de Nilda la cuisinière, la tendresse de Vilma la nounou… L’enfant s’entoure, au contact des humbles, d’une carapace d’innocence dont l’auteur attend ou espère qu’elle lui durera toute la vie pour lui permettre d’endurer, d’affronter ce monde, et peut-être d’en triompher. C’est d’eux que l’enfant apprend l’honnêteté, le sens de l’honneur et, par-dessus tout, la tendresse. Face à une mère délicieusement futile, l’enfant trouve d’abord en sa sœur Cinthia, puis, à la mort de cette dernière, en Vilma l’Indienne le nécessaire substitut maternel. Vilma apparaît comme le personnage central du roman, celui que regarde prioritairement Julius et autour de qui s’ordonne le récit. La véritable tragédie qui dévastera définitivement ce paradis n’est pas la mort de Cinthia, et en amont celle du père, quelque grand qu’en ait été le traumatisme chez l’enfant, mais le viol de Vilma, sa souillure par Santiago, le frère aîné, puis aux dernières pages du livre par Bobby, le second. Ils souillent, en somme, la « mère » de leur jeune frère. Le roman s’achève au moment où l’enfant, qui vient d’avoir onze ans, comprend le sens du terme argotique tirarse [s’envoyer] et la terrible phrase de Bobby : « Si tu me donnes l’argent de ta tirelire, je te dis qui je vais m’envoyer ce soir », et c’est alors que la vérité se fait jour en son jeune esprit, exprimée dans toute sa crudité : « Vilma était une gigantesque putain ». Désormais Julius peut pénétrer dans l’âge adulte, l’innocence est morte ; comme chez Vargas Llosa, il a cessé d’être un « chiot » pour rejoindre la meute des bien-pensants.
Notes de bas de page
1 Entretien publié dans la revue espagnole Ínsula, juillet-août 1972.
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