Sur les mers hauturières, clamant et tonnant…
p. 167-176
Texte intégral
Alejo Carpentier, écrivain et idéologue
1Ce grand écrivain cubain a souvent été hâtivement catalogué comme un héritier appliqué du xixe siècle, tant son art du roman est classique, caractérisé par un souci maniaque de la description (le traducteur ne peut éviter de compulser tous les dictionnaires, tant cet écrivain a le souci du mot juste, précis, technique, rare), raillé par Cabrera Infante dans le chapitre parodique « El ocaso » [le crépuscule], démarquage par astucieuse paronomase de « El acoso » [chasse à l’homme], de Trois tristes tigres, où la main qui tient la hache assassine de Trotski est décrite avec tous ses os de carpe et métacarpe et tous ses ligaments… Mais Carpentier est un maître de l’écriture, comme le montre, entre autres titres glorieux, la petite nouvelle « Retour aux sources », incluse dans son recueil Guerre du temps (1958). C’est d’ailleurs la nouvelle qui justifie le titre de l’ensemble puisqu’il s’agit bien là d’une affaire de temps. L’idée originale, qu’on aurait pu aisément prêter à un Borges ou à un Bioy Casares, tant elle ressortit au fantastique, consiste, en effet, à remonter le temps : le vieux marquis Martial de Chapellenies à l’agonie, « sur son lit de mort, la poitrine bardée de médailles, sous la protection de quatre cierges aux longues bavures de cire fondue », et alors que la veillée funèbre prend fin, repart en arrière et revit toute sa vie jusqu’à l’heure fœtale : alors la cire repousse sur les cierges, le prêtre revient sur ses pas pour administrer l’extrême-onction, suivi du médecin impuissant et du notaire qui prend acte du testament ; les aiguilles de la pendule inversent leur progression, la maison se reconstitue, et voilà don Martial qui revit son veuvage et aussitôt après conduit son épouse à l’autel, tandis que soudain le jeune homme donne à sa fiancée son premier baiser derrière un paravent ; peu après, quittant le séminaire où il étudie, voilà que les meubles exagèrent leur volume et que le petit marquis joue aux soldats de plomb, à plat ventre sur le tapis, ou écoute les contes de fée qui bercent son sommeil enfantin, avant de replonger hardiment dans le ventre de sa mère en traversant une forêt de poils et une grotte étroite1, troquant l’éblouissement du premier regard sur le monde pour le domaine de l’ombre et le néant de l’inexistence. Voilà pour la trame qui, d’ailleurs, n’est guère différente de celle du Partage des eaux (le titre espagnol, Los pasos perdidos, de ce roman publié en 1953, dit sans doute mieux cette progression du temps à rebours, cette quête d’une empreinte effacée) où le narrateur-explorateur remontait cette fois le temps des civilisations en allant rejoindre le mystère des sociétés indiennes primitives, regagnant, comme chez celui qui n’est pas encore don Martial un monde de pure sensation et sans conscience (« sensible et tactile »), un monde d’avant la naissance. Ce n’est pas, chez Carpentier, que l’histoire soit racontée à l’envers, mais voilà, le temps progresse à reculons. Comment ne pas penser, après avoir lu « Retour aux sources » au très célèbre Tristram Shandy, de Laurence Sterne, dont les premières pages – plusieurs dizaines – rapportent la biographie du narrateur avant sa naissance, avec plein de détails des plus drôles sur la rencontre amoureuse de ses parents, sur son engendrement compliqué, sa gestation dans le ventre de sa mère et son irruption dans la lumière. Eh bien ! quand il écrit avec cette encre-là, Alejo Carpentier nous éblouit, nous émerveille.
2De même pourrait-on être émerveillé par ce roman de la fin joliment intitulé La harpe et l’ombre (1979) où l’auteur, dans ce même désir de retrouver le paradis perdu, entreprend de mettre ses pas dans ceux du Découvreur et nous présente la chronique de ce nouveau Moïse qu’il est à ses yeux (comme d’ailleurs au regard myope de Simon Wiesenthal présentant dans La voile de l’espoir le franchissement de l’Atlantique par Christophe Colomb ni plus ni moins que comme un nouveau passage de la mer Rouge destiné à sauver le peuple juif espagnol de l’édit d’expulsion de 1492… sauf que la totalité des matelots embarqués sur les trois Caravelles n’excéda pas les 123 personnes, parmi lesquelles, au demeurant, on ne comptait que tel rabbin converti – le fameux interprète Torres –, ou quelque autre converso dont l’archétype littéraire nous a été donné par Homero Aridjis avec son Juan de Cabezón). Auparavant Alejo Carpentier avait déjà manifesté son intérêt, sinon pour la personne du Découvreur, du moins pour son itinéraire. Dans Le siècle des Lumières (1962), qui se situe durant la Révolution française, son personnage – historique, quoique obscur – Victor Hugues est chargé par la Convention d’appliquer aux Antilles (Guadeloupe et Guyane) le décret d’abolition de l’esclavage ; au début le protagoniste n’est qu’un exécutant loyal et appliqué, mais l’histoire tournant du tout au tout, lorsqu’on le charge de déroger au décret du 16 pluviose de l’an II, il sera incapable de retourner au passé – toujours la même obsession de l’auteur – et se transformera en promoteur inconscient des futurs mouvements d’émancipation de l’Amérique. On peut dire de lui qu’envoyé aux Caraïbes – ou plutôt la Caraïbe, comme on doit dire désormais – comme nouveau Christophe Colomb, conquistador derechef de ces terres pour éviter qu’elles ne tombent entre des mains anglaises, il devient plutôt un Bolívar, un promoteur de l’Indépendance. Comme dans La harpe et l’ombre les deux personnages clés de l’Amérique et antagoniques se mêlent et coexistent en un seul personnage. Dans ce dernier roman nous assistons à une vaste chronique historique des errances et errements du Grand Amiral. « Semblable à Ulysse », Christophe Colomb se qualifie ici même de « Juif errant, capitaine d’un vaisseau fantôme ». À la façon d’un bateleur de foire et d’un marchand, nous voyons d’abord le Génois tenter de vendre son projet sur ses « tréteaux mirobolants », déguisé en « interprète de retables » [trujamán de retablos]. De ce fait, la découverte de l’Amérique va être présentée comme une grande escroquerie et une mystification historique, et Alejo Carpentier, succédant à tous ceux qui, à l’époque précédente, se sont efforcés de s’accaparer la personne de Colomb qui a donc été successivement italien, espagnol, catalan, portugais, galicien et juif, entre résolument dans le temps du dénigrement et du déboulonnement du personnage historique le plus illustre de la modernité, et charge l’Amiral de la Mer Océane de tous les péchés et toutes les fautes de la Conquête et de la Colonisation, ce qui lui était relativement facile : en vérité, Christophe Colomb était un métèque. Deux traits majeurs vont contribuer à sa chute : son appartenance (supposée) au peuple juif et sa lubricité. D’une part Carpentier se montre raciste : le juif aurait dans ses gènes l’appétit du lucre, la cupidité, le goût de l’or et de l’argent (Salvador de Madariaga, tout en faisant l’éloge – ambigu – du personnage ne trouve rien de mieux à dire pour appuyer sa thèse de la judéité de Colomb que d’avancer comme preuve la séduction du personnage par les richesses, ors et pierreries, et il ose écrire : « Les Juifs ont toujours été curieusement fascinés par l’or et les pierres précieuses, aspects de la nature qui, tout à fait à part de leur valeur commerciale, sont en harmonie profonde avec l’âme d’Israël »), avec un antisémitisme archaïque qui n’était, sans doute, pas fait pour déplaire à la nomenklatura soviétique dont il était, à l’évidence, un servile affidé ; d’autre part, Carpentier manifeste, par sa condamnation outrancière de la lubricité – Colomb aimait les femmes et le sexe, était inconstant, volage, égoïste –, un puritanisme qui a été, d’une certaine façon, la gangrène du castrisme, si l’on songe aux camps de concentration pour homosexuels et à leur persécution permanente que Senel Paz, jeune et brillant écrivain cubain, a dénoncé avec une ironie grinçante dans Fraise et chocolat – une nouvelle qui fut couronnée à Paris du prix Juan Rulfo, devant un jury dont était membre, outre le signataire de ces lignes, son plus ardent défen-seur, et sans doute le plus motivé, Severo Sarduy, qui ne cessait de clamer que ce texte primé ferait à La Havane « l’effet d’une bombe » – devenu depuis un film à succès. En vérité, Carpentier dans ce roman de 1979 entache son grand, son immense talent d’une tare indélébile : l’idéologie partisane.
3Le point de départ de La harpe et l’ombre est le procès en béatification de Christophe Colomb engagé au Vatican, présenté comme un vaste labyrinthe (une salle des pas perdus ?). Le titre fait référence aux deux pôles entre lesquels navigue, dans l’esprit de Carpentier, le grand navigateur : la « harpe » est l’image de ce bonheur séraphique auquel le « bienheureux » Colomb aurait pu aspirer si sa béatification avait été obtenue, et « l’ombre », allusion au cercle infernel de Dante, c’est le fantôme de Christophe Colomb condamné à errer comme une âme en peine puisque le Paradis lui est interdit. La voie est désormais tracée pour le procès en dénigrement que fait ici Alejo Carpentier qui s’investit lui-même du rôle de l’avocat du diable.
4Redisons-le ici, nulle figure ne fut plus séduisante, mystérieuse et controversée que celle de Christophe Colomb aux yeux des Latino-américains. « Ce Moïse…, comme moi,… Annonciateur de Terres Promises », lit-on dans La harpe et l’ombre. Le marin qui fit reculer les frontières du monde en partant à la recherche des mines d’Ophir et de Tharsis chantées par le roi Salomon, le visionnaire en quête ni plus ni moins du Jardin d’Éden, situé de toute éternité à l’ouest du berceau judéo-chrétien et de l’humanité courbée sous le poids du péché originel, cet homme-là qui était-il vraiment ? De quelle origine et pour quelle bannière ? Les historiens les plus autorisés ont, de nos jours, éclairci de grands pans de sa vie : Christophe Colomb était génois et chrétien, aussi loin qu’on puisse remonter dans sa généalogie. Qu’on lise à cet égard Marianne Mahn-Lot (Christophe Colomb, Le Seuil, 1980) et Jacques Heers dans sa monumentale biographie (Hachette, 1981). Or malgré un étalage de documents des plus convaincants, la thèse d’un Colomb juif, ou plutôt marrane, celle de Henri Vignaud en 1913 et surtout celle de Salvador de Madariaga en 1950 (Christophe Colomb publié en français chez Calmann-Lévy en 1952 et disponible en livre de poche) n’a cessé d’avoir cours, et naturellement, loin sans faut, avec de bonnes intentions. Il est vrai que la concomittance des dates a pu aider à la confusion : la même année 1492 vit tout à la fois le départ de Christophe Colomb vers l’Amérique et l’expulsion des Juifs d’Espagne ; mieux, c’est au lendemain – le 3 août – de l’expulsion des Juifs que l’amiral mit les voiles, ce qui autorise Madariaga à écrire : « Et c’est cette date qui vit le malheur d’Israël que Colomb choisit pour embarquer. » Jacques Heers qualifie tout cela « de simples hypothèses, des idées jetées en l’air ». Avance-t-on, comme Madariaga, que Colomb usait d’une étrange signature qualifiée de cabalistique ? Raymond Lulle aussi avait, sans être juif, une signature cabalistique. Colomb parlait-il un castillan archaïque qui donnait à penser qu’il descendait de Juifs ayant fui l’Espagne lors des pogromes de 1391 ? on peut tout aussi bien, et sans doute mieux, expliquer que le Génois avait appris le castillan durant ses longues années d’apprentissage au Portugal, d’où l’emploi de nombreux lusismes. Quant à la date du 3 août choisie pour embarquer, il est clair qu’elle fut choisie précisément pour éviter que quelque Juif en mal de fuite n’embarquât clandestinement, et c’est cette chronologie-là que montre fort bien Homero Aridjis dans son roman historique. Mais Carpentier dans tout cela ? Il ne dit pas clairement que Colomb était juif, mais c’est pire, il le laisse perfidement deviner et, au moins dans trois passages révélateurs, il porte les coups les plus bas : voilà, Christophe Colomb était circoncis ! La belle affaire ! Lui aussi, devant l’Histoire, et concrètement devant le tribunal romain prêt à le béatifier, il lui faut baisser culotte. La reine Isabelle la Catholique le traite-t-elle de marrane, il lui répond, en effet : « Je suis un marrane !… Et personne ne peut le savoir mieux que toi. » Plus précis encore : les prostituées juives de Gênes – alors que Jacques Heers soutient justement qu’il n’y avait pas de communauté juive à Gênes au xve siècle – dès qu’il baisse culotte : « Les Génoises, venues de quelque juiverie… me jetaient un clin d’œil complice en tâtant mon sexe », et enfin, rencontrant Maître Jacques le cartographe, Colomb a ce commentaire révélateur : « Quant à notre brève mais cordiale amitié, elle est due à notre appartenance à une même confrérie, si l’on peut dire, celle du bas-ventre » ! C’est ce qui s’appelle charger vilainement son personnage. Ceci posé, rien de plus naturel que de prêter à Christophe Colomb, dans la perspective démystificatrice d’Alejo Carpentier qui répond aux entreprises hagiographiques d’un Léon Bloy et, plus près de nous, d’un Paul Claudel, toutes sortes de défauts, non seulement celui de la turpitude sexuelle – trait juif, comme chacun sait, et dont la littérature européenne a toujours su faire ses orges –, non seulement l’absence de sentiment patriotique – le voilà bien le fameux cosmopolitisme juif ! –, Colomb vendant son projet au plus offrant ; mais surtout un goût immodéré du lucre : l’or, le Veau d’Or, voilà en définitive pour Carpentier le seul vrai Dieu de son Colomb. Nous glissons, à le lire, vers cette fameuse Causalité diabolique dont parle Léon Poliakov (Calmann-Lévy, 1980) : Carpentier situe les mensonges de Colomb au-delà, au-dessus des pires sorcelleries et autres invocations au Prince des Ténèbres, car il est animé, écrit-il, d’un « esprit abominable » qui fait que sa dévotion « empeste le soufre, le sabot du diable » : l’amour de l’or. C’est évidemment l’argument massue utilisé par l’écrivain cubain dans son dénigrement du navigateur. Ainsi Carpentier entend-il régler ses comptes avec le capitalisme occidental, et c’est, bien sûr, contre New York qu’il en a – mais quel besoin de vouloir encore prononcer à la manière détestable de Céline : « Jew York » ! Il n’empêche que le livre a des beautés et des séductions de style, et c’est pour cela qu’il a été couronné du prix Médicis étranger en 1979. Oui, quel beau discours et quel grand livre ! Mais que diable vient faire ce « Juif errant, capitaine de vaisseau fantôme », comme l’écrit tout rondement l’auteur à la fin de son récit, dans cette Caravelle ?
Osvaldo Soriano aux prises avec le péronisme
5Deux romans de cet écrivain argentin estimable, qui nous a quittés en 1997, proposent, de front, une chronique du péronisme ordinaire. Dans Jamais plus de peine ni d’oubli (1980), l’auteur situe son récit dans un petit village d’Argentine, Colonia Vela – mais inutile de chercher sur la carte, c’est un bourg imaginaire, comme la Santa María d’Onetti ou la Comala de Rulfo – au temps du retour de Perón dans les années soixante-dix qui voient s’affronter les diverses tendances de ce mouvement. À gauche, la vieille garde démocratique dévouée corps et âme au vieux leader, relayée par la jeunesse péroniste et l’avant-garde ouvrière. À droite, les nervis de López Rega, les jeunes fascistes de l’AAA (Alliance Anticommuniste Argentine) de sinistre mémoire pour ses expéditions punitives, la direction de la centrale ouvrière CGT et tous les gorilles, ainsi qu’on appelait alors les adversaires de Perón. À Colonia Vela le délégué du maire, Ignacio, se voit un beau jour calomnié sur la place publique, accusé à grand renfort de haut-parleur d’être communiste et antipéroniste. Malgré ses dénégations, il est lâché par tous ceux qu’il a aidés à s’installer dans la municipalité, le maire, les autorités policières, etc. C’est le complot. Ignacio s’enferme dans la mairie en compagnie d’un vieux jardinier, de son compagnon et de deux agents de police qu’il couvre de promotions successives. Aidé par la jeunesse péroniste qui contre-attaque de l’extérieur et malgré l’artillerie meurtrière des forces qui lui sont opposées, il réussit à faire échec à cette tentative de renversement, mais… en y laissant la vie. Sur ce théâtre s’agitent des êtres de peu de substance, ou comiques ou grotesques et toujours pitoyables, sur lesquels l’auteur promène une amère pitié. Trafic d’influences, prévarication, corruption, tout est passé au crible, dans un récit qui, après un départ « réaliste », s’envole littéralement vers l’onirisme, surtout quand une sorte d’aviateur fou, volant à bord d’un zinc encore plus digne que lui d’une retraite bien méritée, vient déverser, pour aider Ignacio, d’abord du DDT, puis tout bonnement des tonnes d’excréments. Métaphoriquement, on comprend bien là qu’une faction « fout la merde » chez l’autre et tout cela au nom du dictateur. Quoi de mieux pour illustrer ce panier de crabes, cette dictature démagogique et folle qui charria le meilleur et le pire ? Au demeurant, nous savons dans quel sens pencha l’héritage de Juan Perón, et nous avons vu plus haut le témoignage de Manuel Puig sur son épouse et héritière dictatoriale, Isabel Perón, qui hâta les premières disparitions. Osvaldo Soriano, qui fut contraint à l’exil en 1976 (à Paris) nous donne dans ce livre une leçon d’histoire et avec un grand talent, à la fois sobre et incisif, il dresse ici un bilan de ce que fut le péronisme.
6Deux ans plus tard il y revient avec une autre fable, plus forte encore et plus efficace, en ses Quartiers d’hiver2 (1982). Au sud de Buenos Aires, dans cette même ville mythique de Colonia Vela, Osvaldo Soriano nous présente cette fois le match du siècle – et nous n’oublions pas que l’Argentine fut la patrie d’un des plus grands champions de boxe de tous les temps, Carlos Monzón, ainsi que d’un des plus tocards, le poids lourd de deux mètres de haut Primo Carnera. Justement un géant de trente-cinq ans, mastodonte de cent kilos à l’image de celui-ci et champion du monde sur le retour, est invité à se mesurer à un coq local qui se prend pour le premier et célébrissime cogneur. Sauf qu’il est, de surcroît, lieutenant de garnison. Vedette de cette fête patriotique préparée à grand renfort policier depuis une semaine, Rocha a fait le voyage depuis la capitale en compagnie d’une autre gloire fanée, Galván, un chanteur de tangos sans contrat, et qui d’ailleurs se voit, dès son arrivée, interdire de chanter pour avoir mis naguère sa voix au service d’une certaine jeunesse frondeuse qui maintenant placarde sur les murs de la cité son portrait le dénonçant comme « la voix d’or des assassins », affiches aussitôt blanchies par les militaires, ainsi que celles qui proclament : « En chaque Rocha un tortionnaire. » Car l’armée est présente partout dans ce bourg reculé, dès la sortie de la gare, soit qu’elle demande candidement un autographe au chanteur, soit qu’elle meurtrisse d’un coup de crosse brutal et précis la main du boxeur insolent. Au fil des événements, nombreux et souvent savoureux, narrés qu’ils sont avec une sorte d’humour aigre, il apparaît bien clairement que le match est joué d’avance ; car dans cette atmosphère de pesante kermesse placée sous le slogan partout répété : « Citoyens et Forces armées unis dans le destin commun de paix et de grandeur », l’armée doit évidemment triompher partout où, à grand tapage, le peuple est appelé à la réjouissance. Le chanteur de tangos, averti du massacre qui se prépare par un clochard envers qui il a eu un regard de bonté et qui finira torturé et exécuté par les forces militaires, servira de manager de fortune – c’est d’ailleurs la seule façon pour lui de demeurer dans cette ville et d’aider son compagnon – au boxeur pitoyable naïf qui, refusant un K. -O. initial qui le mettrait à l’abri, affirme furieusement sa dignité d’homme, se bat avec une fougue désespérée, quoique son gauche soit défectueux – le coup de crosse initial, n’est-ce pas ! – et se comporte, ainsi, en héros tragique. Naturellement l’officier finira, non sans traîtrise et avec la complaisance de l’arbitre, par l’envoyer au tapis pour le compte. Au milieu de la liesse qui entoure la victoire du représentant de la force publique, le chanteur de tangos s’efforcera de sauver ce qui reste de son ami, une bouillie de chair inconsciente, qu’il poussera sur un brancard jusqu’à la gare pour le conduire, dans une semi-agonie, à Buenos Aires, chez lui, chez eux, dans un pays qui, le titre l’indique bien, vit ses « quartier d’hiver » – expression qui prend tout son sens si l’on songe que le mot espagnol cuarteles en sa polysémie signifie tout à la fois quartier et caserne. Osvaldo Soriano nous raconte cette histoire sans exagérer les effets, et dans son style habituel fait de sobriété et d’efficacité. L’histoire en ressort presque innocente et s’écoule avec une logique froide qui en devient effrayante. Sa Colonia Vela vit la paix des cimetières – à l’instar de la Comala de Juan Rulfo – dans une sorte d’atmosphère poisseuse : tout le match, en particulier, se déroule sur un ring en plein air, la nuit, sous la bruine et, de surcroît, sous la vigilance d’un hélicoptère qui survole incessamment les lieux, accroissant le malaise du boxeur promis au massacre et notre propre nausée. En écho aux représentations histrioniques de la Coupe de football du Mundial en plein régime des généraux – qui ne fut pas boycottée et où l’équipe argentine, justement, avec la bénédiction de l’armée du général Videla, fut sacrée championne du monde – et en attendant d’autres orchestrations excessives d’un consensus populaire exalté par la force et la propagande des armées, ce petit livre admirable dit bien l’Argentine des années soixante-dix, celle des « disparus » et des « Folles de mai ».
Antonio Skármeta : Pablo Neruda n’est pas mort !
7Cet écrivain chilien nous avait été révélé en 1979 par un très beau roman dont le titre reprenait en hommage un vers de François Villon : Beaux enfants, vous perdez la plus belle rose, et qui racontait les tribulations d’un petit Chilien monté à la capitale pour devenir un « dieu du stade » et vivant l’expérience de l’Unité populaire jusqu’à la chute sanglante d’Allende en 1973, le roman finissant sur l’arrestation du jeune garçon « aux funérailles du poète ». Il s’agissait déjà de Pablo Neruda qui suivit dans la mort le président du Chili assassiné. En 1980, une pochade drôle et tendre, T’es pas mort ! (titre espagnol No pasó nada), reprenait le fil de l’histoire au coup d’État militaire de Pinochet et campait dans l’exil parisien et la froidure une sorte de titi chilien réfugié en banlieue. Puis vient, au troisième temps, la maturité avec ce roman, Une ardente patience (1985), que l’adaptation italo-anglaise de Michael Radford Il Postino (Le facteur de Neruda) a fait accéder à une gloire méritée (notons que l’écrivain, réfugié à Berlin et enseignant à l’Institut de cinéma, avait déjà adapté lui-même son roman à l’écran et en avait même obtenu deux prix de cinéma). Nous revenons là à l’expérience de l’Unité populaire, mais vécue sur les arrières, et donc avec une distance non dépourvue d’ironie (ainsi le marché noir y est-il nommé euphémiquement « marché gris »). Ces arrières-là, c’est le somptueux et sauvage décor de l’île Noire, la résidence solitaire de Pablo Neruda. En fait, ce livre-là se veut tout entier un hommage tendrement ému au barde, à celui qui était présenté dans le premier livre comme « le poète ». Grâce à Skármeta, nous le revoyons physiquement, avec sa paupière lourde, ses sourcils arqués, sa casquette de jockey, son double poncho, sa démarche essoufflée et son souffle asthmatique, sa bonhomie, sa tendresse infinie pour les hommes et les choses. L’auteur choisit de se glisser dans l’humble peau d’un disciple singulier : un facteur quasi analphabète qui, ne desservant que l’île Noire, n’a qu’un seul client, mais croule sous le poids de son courrier. Entre les deux hommes va se nouer d’abord une complicité, puis une amitié, à la faveur de l’amour que ressent Mario pour Beatriz – un prénom pour un poète – et qui a besoin, pour se donner des ailes efficaces, du soutien, du concours, voire de l’entremise de Pablo. C’est tout bonnement cocasse et cela nous vaut un savoureux apprentissage de la métaphore – dont on sait la poésie de Neruda friande et abondante – qui culmine en un magistral plagiat – un hommage, bien sûr – de l’auteur du Chant général. L’amour et Salvador Allende triomphent. Neruda chausse ses souliers vernis et rejoint l’ambassade de Paris où lui parviendra l’étonnant, l’émouvant poème de son disciple : « Ode à la neige sur Neruda à Paris ». Puis il ira recevoir le prix Nobel de littérature à Stockholm au moment même où la crise éclate au Chili – teintes noires, lucides, amères – et avec elle le putsch innommable. L’événement – la plus haute des récompenses – est fêté à l’île Noire en saturnales orgiaques où la revanche du sexe, le triomphe orgasmique, puis le silence s’abattant sur l’île en un ultime baiser font comme un adieu à la vie. La fin du livre est la fin du monde pour cet orphelin de cœur qu’est Antonio Skármeta. Son livre émeut jusqu’aux larmes – presque autant que le film où Massimo Troisi joue le bouleversant facteur : d’autant que le scénario prend des libertés avec le roman en faisant mourir le facteur dans un meeting ouvrier alors que le roman fait, plus logiquement, mourir le poète. « Généraux de trahison : regardez ma maison morte », lançait autrefois Pablo Neruda à l’adresse des militaires franquistes (dans son Espagne au cœur), et prouvait ainsi, une fois de plus, que les poètes sont des prophètes. Skármeta ne nous épargne pas le saccage de la maison du poète sur le Cerro San Cristóbal où gazouillent toujours les gorges chiliennes que rien ne fera taire et qui, sur les lieux mêmes du crime, semblent noyer dans l’esmog – la brume polluée de Santiago –, l’assassinat d’Allende et la mort du poète, épuisé par la maladie et le chagrin. Eh bien, non ! nous dit Skármeta, Pablo Neruda n’est pas mort, le regard brouillé et la voix rauque, Neruda est toujours vivant, comme dans le haut-parleur de ce magnétophone où le facteur enregistrait, pour le barde en poste à Paris, le bris des vagues sur les rochers noirs et le cri glapi des mouettes.
Notes de bas de page
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Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007