Adolfo Bioy Casares : l’ABC de la littérature
p. 153-156
Texte intégral
1C’est, en effet, par cette expression qu’hommage lui fut rendu au festival des Étonnants Voyageurs de Saint-Malo au printemps 1996 : « Adolfo Bioy Casares, vos initiales le prouvent, vous êtes l’A. B. C. de la littérature1. » Cet « étonnant » écrivain, peut-être trop longtemps dans la roue de Borges avec qui il cosigna quelques ouvrages savoureux tels que Six problèmes pour don Isidro Parodi (1942) et les Chroniques de Bustos Domecq (1967), et dont il partagea l’intimité, a peut-être souffert de l’ombre d’un si grand soleil, mais aujourd’hui, homme âgé et malade, dernier patriarche des Lettres argentines (il donne le bras à Ernesto Sábato), sa gloire ne peut cesser de grandir. Maître du récit fantastique, et par là même admiré et encensé par Roger Caillois qui le rencontra et le fréquenta durant les années noires de son exil à Buenos Aires, il est connu par ses Nouvelles fantastiques (1972) qui vinrent couronner l’entreprise antérieure. Cet écrivain, nous le savons par ses précédents titres, n’a qu’une obsession, celle de saisir le fil faillible de la perception sensorielle. De L’invention de Morel (1940) – qui campe une nouvelle île du docteur Moreau (titre de Wells), sauf qu’il s’agit ici de Morel, truffée de caméras diffusant diverses images graduées à l’échelle chronologique qui, en fait, par leur ingénieuse ubiquité, abolissent le temps – à Plan d’évasion, il cherche à affronter la frontière indécise du rêve et du réel, à maîtriser les images ambiguës de la mémoire et de l’imaginaire. Ces onze nouvelles fantastiques nous plongent, une fois de plus et avec quelle délectation ! au cœur de l’illusoire, de l’éphémère, du fugitif, de l’inquiétante fluidité du réel. Comme la flèche de Zénon « qui vibre, vole et qui ne vole pas », le monde d’Adolfo Bioy Casares est « immobile à grands pas », les choses existent mais échappent à la contingence. La mort, principe de toute mouvance, rôde sans cesse dans les cavernes de la mémoire, comme ce lion échappé du zoo de Palermo : nous suggérant de grands embrasements où périssent nos amours, nos émois, afin de nous surprendre à de mystérieuses résurrections phéniciennes. La fin du monde est proche, clame le « grand séraphin », ou cet étrange « poisson-chat » d’un autre monde échoué sur nos rivages, mais nul ne perçoit vraiment l’appel, nul n’écoute l’avertissement. Le quotidien, l’usage ordinaire, le geste millénaire de l’homme qui croit stupidement à son éternité, partout prennent le pas sur la peur. Si l’insolite surprend ce « Monsieur Tout-le-monde » qui, sous diverses identités, est toujours le protagoniste de ces nouvelles, il ne le désarçonne jamais. C’est pourquoi ce fantastique annoncé nous étonne par son manque d’ampleur. Rien de plus éloigné du « fais-moi peur » hitchcockien. Comme chez Cortázar – et sans doute est-ce une constante de ce fantastique du Río de la Plata –, nous nous prenons les pieds dans la vase du verbe, nous nous enlisons dans les médiocres images d’un absurde quotidien : c’est le bronze de Barbedienne descendu dans l’enfer de Sartre, la pierre de touche de la vaste immanence. De Buenos Aires à Lausanne, de Patagonie à Évian, Londres ou Genève, nous ne sortons jamais de nos ridicules chimères. Avec une élégance de bon ton et les effluves victoriens où passe l’ombre de Somerset Maugham (dont l’auteur présente un incisif, un fugitif portrait) ce livre surprenant, ravissant, inquiétant sent l’encre violette, et ce n’est pas là le moindre de ses charmes.
2Sur la frontière entre le réel et l’onirique, Adolfo Bioy Casares qui fut un grand séducteur – et il a gardé, passé quatre-vingts ans, une réelle et sombre beauté – s’intéresse dans Le héros des femmes (1978) non pas au mythe de Don Juan, mais au thème hispanique par excellence qu’il semble particulièrement priser et qui fut formulé par le grand Calderón : « la vie est un songe ». De nouveau ici, dans ces onze nouvelles (toujours le même chiffre), le monde extérieur bascule dans la rêverie hallucinée, le rêve investit dans le délire le piètre quotidien, permettant au subjectif de triompher une fois de plus sur une objectivité qui n’est d’ailleurs que « vue » de l’esprit. La nouvelle qui donne son titre au recueil pose la question essentielle : Qui a enlevé Laura ? Est-ce vraiment un tigre, ce tigre mythique dont Borges vanta naguère l’or et les artifices ? Ou est-ce ce Don Juan décadent, ce « héros des femmes » – nous y voilà ! – d’un autre âge, aux moustaches quotidiennement lustrées de « pommade hongroise », dont le fantôme rôde dans la chaleur de l’épouse adultère ? Nul ne le saura jamais, mais tout de même, un tigre est-il bien capable d’enlacer la taille d’une femme ? Deux hommes sont là pour en témoigner : le mari qui a vu le tigre surgir dans la pièce et entraîner son épouse, ce tigre-là était le vieux Bruno mort – ou disparu ? – depuis des décennies, et tout cela n’a rien de vraiment troublant car « dans un rêve, sans que le rêveur trouve cela surprenant, un tigre peut parfois devenir un être humain » ; et un deuxième témoin, promu chasseur de tigres et entraîné sur la piste imaginaire du fauve, qui a la manie de noter ses rêves nocturnes sur un cahier ; or son cahier, cette nuit-là, consigne l’irruption du tigre-Bruno et le rapt de l’épouse. Et bien voilà ! l’un a rêvé ce que l’autre a vécu tout en croyant l’avoir rêvé. C’est là que tout bascule et que Bioy Casares nous impose ce qu’il affectionne par-dessus tout et qui constitue le véritable sujet de ce livre : « une faille dans l’impassible réalité ». Aussi bien toutes ces nouvelles constituent-elles la quête – amusée ou inquiétante, drolatique ou diabolique – de cette faille, de ce glissement vers la quatrième dimension, de ce déplacement dans l’espace du temps qui est cet héritage de Wells qu’il a toujours fait sien depuis L’invention de Morel. « L’inconnu attire la jeunesse », nouvelle à laquelle renvoie expressément la précédente – sans nul ordre chronologique, bien entendu – voit le triomphe de l’élasticité du temps, autre thème éminemment hispanique depuis la fameuse dispute cervantine où Don Quichotte prétend avoir séjourné trois jours dans le gouffre de Montesinos quand Sancho, resté à la surface (et donc dans une autre dimension, un autre point de vue) soutient qu’il ne s’est écoulé que trois heures ; on notera, par ailleurs, que c’est le procédé même utilisé par José Donoso dans Casa de campo où les parents s’absentent pour douze heures et ne reviennent, à ce que disent les enfants, que douze mois plus tard : adultes et enfants vivent bien dans deux mondes et deux temps différents. Et tant qu’on y est, comment ne pas rappeler l’admirable texte de Borges ? « Le miracle secret », nouvelle où il nous rapporte qu’au moment de l’exécution de l’écrivain tchèque Jaromir Hladik, Dieu en sa grande bonté concède à ce dernier le sursis d’une année de vie pour lui permettre d’achever l’œuvre qu’il a projeté d’écrire toute sa vie ; à terme nous découvrons que cette œuvre ambitieuse, conçue dans l’intimité de sa conscience, s’écoule en fait entre le commandement « feu ! » du chef du peloton d’exécution et l’impact des balles qui transpercent le fusillé, c’est-à-dire à peine un fragment de seconde, une période infinitésimale. Voilà bien, une fois de plus, deux dimensions d’un même temps. Eh bien ! le jeune homme de cette nouvelle de Bioy Casares, avide de connaître la grande ville, accepte pour ce faire une douteuse commission qui devrait, en fait, le conduire à sa perte, s’il n’y avait l’inter providentielle et féerique d’un sommeil qui le fait dormir trois nuits – quand il croit seulement avoir pris quelque repos – et le sauve ainsi du rendez-vous avec la mort ; le journal qu’il lit à son réveil, comme dans le film C’est arrivé demain, est effectivement celui du lendemain et raconte le crime dont il aurait dû être la victime. Au demeurant, les rêves sont à ce point moteur et matière des récits que l’auteur leur consacre un jardin enchanteur, avec, bien entendu, « un décor de rêve », où le héros se promène en familiarité tangible avec ses propres fantasmes ; dès lors l’univers s’organise, une porte dans le jardin, sculptée d’une infinité de petites têtes en bois, n’ouvre que sur « des rêves réparateurs » ; le jeune homme est aux prises avec toutes ses obsessions ou ses peurs enfantines qui le poursuivent, le pourchassent en une nuit de cauchemar, jusqu’à ce qu’il tombe, en toute extrémité, dans les bras d’une femme. Quelle femme ? Justement la femme de ses rêves, une hôtesse de l’air qui le sauve en lui faisant prendre de la hauteur. Pourtant ce jardin est bien réel, ainsi que les choses étranges qu’on y voit ; en effet, il est la propriété d’un charlatan qui loue les services de figurants afin de « guérir par le rêve des milliardaires qui payent une fortune pour se faire soigner ainsi ». L’invention de l’auteur est permanente, surprenante, toujours réussie. Veut-on un autre récit ? Voici cet homme qui cherche à échapper à sa femme (usure du couple ?) en préférant à la mort violente une congélation pour un siècle ; parti de chez lui avec une hâte suicidaire qui lui fait négliger de lire un pli urgent que sa femme en partant a laissé à son intention, il se réveillera cent ans plus tard dans une clinique de décongélation où il découvre, ô surprise, que sa voisine de chambre n’est autre que son épouse abhorrée qui, en le voyant, ravie, croit qu’il a bien lu la lettre et a décidé de la suivre, même dans un autre âge. Quelle preuve d’amour, vraiment ! et quel cocasse quiproquo ! Car l’auteur s’amuse à nous prendre au piège des situations les plus invraisemblables, jouant du temps friable, mouvant, et de la distance abolie – par exemple, pour traverser le Río de la Plata il suffit de franchir un modeste tunnel, mais quel arcane pour en découvrir l’entrée ! Le lecteur sait d’emblée qu’il peut le suivre en toute confiance, il aura son comptant d’émerveillement et de frisson. Bioy Casares est probablement le seul écrivain du continent latino-américain à retrouver la veine anglaise des conteurs fantastiques, Defoe, Wells, Thomas de Quincey et, last but not least, Stevenson dont il fait sienne la phrase : « Il faut lire les bons écrivains parce que l’on croit que l’on peut écrire aussi bien. » Sans nul doute pour sa part, la leçon lui a réussi.
Notes de bas de page
1 Hommage prononcé par le signataire de ces lignes. (À l’heure où nous relisons les épreuves de ce livre, Adolfo a rejoint dans le néant l’île du docteur Morel.)
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