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Ernesto Sábato : l’ange exterminateur

p. 149-152


Texte intégral

L’Ange des ténèbres

1Ce livre – faut-il le tenir pour roman ? –, publié en 1974, succédant aux deux premiers titres – eux clairement marqués par l’écriture romanesque –, Le tunnel (1948) et Héros et tombes (1961), après une longue interruption, établit assurément la grave maturité de l’écrivain argentin Ernesto Sábato, né en 1911, qui, passé la soixantaine, jette un regard critique, désabusé (mais au sens classique de l’espagnol : lucide), sur son œuvre précédente, sur sa vie, sur sa raison d’être dans ce monde. En nous forçant de constater, d’abord, le mystère. Aussi troublant et impénétrable que l’herméneutique kabbalistique en ce qu’elle a de plus irrationnel et cérébral (ou rationnel et magique) : la guematria, c’est-à-dire la réduction du sens (et sa plénitude) non à la lettre mais au chiffre. Rien d’étonnant, en effet, qu’un récit placé sous le signe de l’Apocalypse, invoquant Abaddôn, l’ange des ténèbres, s’inscrive dans une chaîne romanesque marquée par le chiffre 13. Ernesto Sábato n’a publié que trois romans, quoiqu’il en ait détruit un plus grand nombre (tout comme il a brûlé maintes toiles de sa main de peintre), chacun séparé par un intervalle de treize années, Le Tunnel en 1948, Héros et tombes en 1961, et L’Ange des ténèbres en 1974. Or l’on sait que 13 est un chiffre fatidique qui représente la moitié du chiffre bénéfique 26 par lequel la guematria hébraïque chiffre le nom ineffable de Dieu : le tétragramme. Curieusement – prodigieusement – la guematria du patronyme Sábato a pour résultat le chiffre 13 selon le calcul qui consiste à attribuer à chaque lettre sa valeur numérique et à opérer ensuite la somme du tout : S = 19, A = 1, B = 2, A = 1, T = 20, O = 15, soit au total 58 qui se lit 5 + 8 = 13. Avançons, donc, dans cette forêt de symboles.

2Né dans une famille attentive aux signes, le petit Ernesto, appelé ainsi pour faire revivre un frère mort en bas âge – Ernestito – alors même que la mère attendait son dixième enfant, a vu le jour à la Saint-Jean, mais ne fut déclaré que dix jours après, comme pour conjurer les mauvais augures du 24 juin, « jour néfaste, car c’est un des jours de l’année où se réunissent les sorcières ». L’écrivain argentin, qui ne croit pas au hasard mais, selon la terminologie de Jung, aux « coïncidences significatives », argumente encore pour confirmer à ses yeux – et aux nôtres – cette importance des signes : « Comme s’il ne suffisait pas déjà de notre nom de famille, dérivé de Saturne, Ange de la Solitude dans la cabale, Esprit du Mal pour certains occultismes, le Sabbat des Sorciers. » Voilà, donc, l’avènement au monde en 1911 d’un être à l’« âme déjà déchirée » et qui, dès sa plus tendre enfance, fut habité par « des hallucinations, des cauchemars et des crises de somnambulisme ». Un être né pour projeter sur la feuille blanche ses vertiges ténébreux et qui bâtit une œuvre romanesque en forme de triptyque, en trois moments de sa propre chronologie – les années quarante, les années cinquante, puis les années soixante-dix –, avec une résurgence insistante des personnages et des thèmes et une cohérent qui tient à la récurrence, au centre des trois romans, d’un Rapport sur les aveugles. Une obsession qui, après avoir hanté toute la vie de l’écrivain, agité toute l’encre de son écriture, a fini par le rattraper dans sa propre chair : Sábato est, en effet, atteint d’un mal incurable qui l’achemine vers la cécité (comme Borges – autre étrange coïncidence – dont il est si proche par plus d’un trait). Depuis 1979 il ne peut quasiment plus lire ni écrire. On comprendra, dès lors, qu’il convient d’aborder cet Ange des ténèbres avec prudence, circonspection et, peut-être, cette crainte que l’on ressent à ouvrir le rideau du Temple qui abrite la Parole.

3Ce roman inscrit sous l’Apocalypse de saint Jean1 suggère à l’ouverture la présence – ou la quête – de l’Ange de l’Abîme, cet Abaddôn hébraïque qui est l’autre nom de l’Exterminateur. L’auteur nous engage, en effet, dans une perspective de fin du monde. Mais en même temps, un deuxième exergue, tiré du roman de Lermontov, Un héros de notre temps, entend situer l’auteur entre deux appréciations erronées : l’homme de bien et la canaille2. De la sorte, Ernesto Sábato qui convoque son lecteur à un jugement dernier avant les temps ultimes lui dénie d’emblée toute compétence. Eh bien ! soit, nous sommes ici dans un roman qui relève de l’autobiographie en ce que son scribe entend, autour de la personne de l’écrivain, de ses fantasmes et de ses démons (au sens dostoïevskien), se camper dans un immuable inaccessible et glacé. Face à un Rousseau bâtissant sa propre statue et accablant son lecteur de sa morgue (« Qu’un seul te dise, s’il l’ose, je fus meilleur que cet homme-là ! », Les Confessions), Sábato choisit, plus modestement, le silence hautain du cimetière de « sa maison natale » où – fil narratif – Bruno, son propre personnage de Héros et Tombes, sa créature, chair de sa chair, découvre en passant la dalle aride du géniteur : « ernesto sábato a voulu être inhumé en cette terre avec ce seul mot sur sa tombe paix. » Tant il est vrai que « seule la mort prépare pour de bon à la vérité de la vie ». Mais nous, lecteurs, nous nous promènerons sur la distance de quelque quatre cents pages au travers de lambeaux de vie et d’écriture qu’Ernesto Sábato nous livre pour une ultime explication, comme on produit au tribunal des pièces à conviction ou des témoins à décharge. Car ce livre ressemble à un règlement de compte où chaque phrase, comme sur la scène shakespearienne, vaut une livre de chair. Mais cette chair est sang et encre de poète qui écrit là, en l’ultime sursaut, « un roman sur la recherche de l’absolu », c’est-à-dire la plongée « au cœur même de ses propres ténèbres ». Et qui fouille son imaginaire et sollicite, tout éveillé, le rêve qui « est toujours une vérité à l’état pur ».

4Dans un désordre organisé qui n’est pas sans rappeler le tumultueux bureau d’un romancier dépassé par son œuvre – car il sait bien que Don Quichotte est infiniment plus grand et plus réel que Cervantès – Ernesto Sábato convoque ses créatures pirandelliennes : Bruno, son alter ego, le fantôme d’Alejandra et ses pulsions, son frère incestueux, Marcelo le gauchiste, Natalicio le voyant, lui-même – l’auteur – s’orthographiant Sabato sans accent à l’initiale, ce qui est bien une façon de se gommer quelque part, de s’effacer dans la mort comme ce nom gravé au front du Golem (le Golem de Borges, certes) qui, en perdant une lettre à l’initiale (emet = la vérité, en hébreu, devenant met = la mort), le précipite au néant. Et puis il y a les personnages de S. et M. où nous pouvons lire assurément le propre nom de l’auteur et le prénom de sa compagne, Matilde, qui est et fut toujours son seul secours (c’est elle qui fit barrage et me cloua le bec au bout du fil alors que je tentais de forcer sa demeure argentine, mais c’est elle aussi qui m’autorisa, finalement, à parler avec son mari). Le sujet est, bien sûr, la quête de la réalité qui, pour lui, « ne se révèle que dans l’art ». Trois faits retiennent initialement l’attention du narrateur en ce début de l’année 1973 dans la ville de Buenos Aires : au sortir d’un bar, un Dingue découvre en titubant, une inquiétante présence dans le ciel – un monstre crachant le feu « par la gueule de ses sept têtes » ; dans une autre rue un frère guette l’arrivée de sa sœur chérie et de son amant ; « pendant ce temps », dans « les caves sordides d’un commissariat » un jeune homme « accusé de faire partie d’une troupe de guérilleros » meurt sous la torture. Ces trois faits qui constituent l’ouverture du roman sont, en dépit des apparences, liés par une profonde logique : celle d’un même drame existentiel. En même temps, le romancier nous impose les trois strates de l’action, qui sont aussi les trois niveaux de lecture : le ciel de l’ivrogne, la terre du jaloux et le sous-sol (toujours au sens dostoïevskien) du mal. Là, dans la solitude de sa page blanche, l’écrivain est assailli par ses créatures : « Des dizaines de personnages attendaient en ces lieux clos, comme des reptiles cataleptiques. » C’est tout ce monde qu’il réveille dans le feu de la création, n’hésitant pas à retrouver le chemin du labyrinthe, à redescendre au « puits » qui met en péril son âme et son équilibre, afin de racheter de l’enfer cette pauvre humanité glaireuse et sans paupières.

5Mais pourquoi tout cela ? Quelle valeur pour ce roman, s’interroge l’auteur qui se rappelle que naguère non plus « La Nausée ne [faisait] pas le poids » ? Ernesto Sábato porte en lui un amour infini des hommes ; anarchiste de la première heure comme en sa dernière, il a lutté toute sa vie pour l’utopique bonheur de tous. À Paris, d’abord, où, rejetant le communisme naïf de ses premiers combats parce que découvrant, effrayé, les procès staliniens et le grand péril couru par la liberté de l’homme, il trouve refuge auprès des groupes trotskistes et anarchistes (et du fameux Etchebéhère3 qui, le premier, mourut sur la crête aragonaise en 1936), et, de retour en Argentine, s’engage résolument dans la défense farouche en tout lieu et à tout moment des droits de l’homme. « J’ai toujours défendu la justice, les peuples opprimés, les races persécutées », affirme-t-il orgueilleusement. Il présidera notamment, en 1984, la commission nationale sur la disparition des personnes, victimes de la plus sanglante dictature militaire qu’ait connue l’Argentine. Il verra, ainsi, défiler entre ses mains plus de vingt mille fantômes disparus dans les caves, sacrifiés à cette « conjuration des aveugles » par quoi il avait chiffré, sans aucun rapport avec la pauvre infirmité qui n’est ici qu’une parabole, le mal absolu. C’est de tout cela que parle L’Ange des ténèbres. Et au fond du gouffre, en écho à la révolte d’un Dostoïevski, ce cri poussé vers le ciel : « Où donc était Dieu ? »

6Au terme de cet admirable roman, tout de réflexion et de sagesse amère, qui a tant déconcerté la critique, il y a cette ultime désillusion : « La vie est un continuel rendez-vous manqué. » Mais après avoir lu cette mise à nu d’un homme et d’un écrivain dans ce qui nous apparaît bien finalement comme l’autobiographie d’un créateur, nous pouvons dire, sans l’ombre d’un doute, qu’ici au moins, dans le champ clos de l’écriture et ce cartel de défi lancé à son lecteur, Ernesto Sábato n’a pas manqué son rendez-vous.

Notes de bas de page

1 « Elles ont sur elles pour roi l’Ange de l’Abîme ; son nom en hébreu est Abaddôn, qui veut dire l’Exterminateur », Apocalypse de saint Jean.

2 « Il se peut que je meure demain, et sur terre il ne restera personne qui m’ait pleinement compris. Certains me jugeront pire et d’autres meilleur que je ne suis. Les uns diront que j’étais quelqu’un de bien ; d’autres, que j’étais une canaille. Mais l’une et l’autre opinion seront également erronées », M. I. Lermontov, Un héros de notre temps.

3 Voir à ce propos les mémoires de sa veuve, Mika Etchebéhère, Ma guerre d’Espagne à moi, Denoël, Les Lettres Nouvelles, 1976. (J’en fis alors la réécriture.)

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