Jorge Luis Borges : L’Aleph et le Tav
p. 137-148
Texte intégral
Le mystère du nom
1À la vision cosmogonique de Paul Valéry faisant de la divinité un Absent fatigué et assimilant l’histoire de l’humanité au soupir de lassitude d’un Dieu sommeilleux se retournant dans sa couche, Jorge Luis Borges répond, en familiarité spirituelle, par la vision de l’homme comme rêve de Dieu, et par voie de conséquences, vision de toute création humaine comme rêve de l’homme. Dans cette perspective, le rêve qui est modalité créative est aussi apprentissage de la vérité, chemin d’approche des mystères divins. Étant entendu qu’il n’entre là, pour Borges comme pour Valéry, nulle préoccupation extatique, nulle piété ni croyance, mais seulement spéculation intellectualiste et ressassement d’esprit fort.
2Borges, on le sait, a lu tous les livres, a vu tous les alignements parchemineux de l’immense librairie dont il conserva les folios, lui qui parcourut le labyrinthe de Babel et en renversa l’effroi dans sa bibliothèque. Gardien d’une mémoire qui lui apparut en ce chaos comme un « tas de miroirs brisés », il s’est attaché à fonder un nouvel ordre ramené aux seules dimensions de l’homme, rétréci de surface, intense de profondeur, à la façon du cristal qui hante son œuvre et qui, loin d’être frêle topique dérobé à quelque révérend père anglais « through the looking-glass », devient chez lui image tangible de l’être, du ser espagnol opposé à l’existentiel estar, preuve originale et originelle de l’existence en soi, tout comme chez Lacan (tant prisé et étudié, avant tout le monde assurait Manuel Puig, en Argentine dès les années cinquante) l’enfant n’apprend qu’il est qu’en découvrant cet autre qui est je dans le miroir.
3Dans l’univers autiste de Borges, Dieu est « une sphère dont le centre est partout et la circonférence nulle part » (L’Aleph). Toucher aux rives infinies du mystère, autant y renoncer tout de suite, comme d’avoir la prétention d’épuiser la lecture du Livre de sable (1975), ou, dans Fictions (1944) de reproduire, à la façon de « Funes le mémorieux » (seul cet archaïque adjectif est capable de restituer le memorioso borgien – quand la traduction française patentée parle de « Funes ou la Mémoire »), la durée humaine. Mais la création n’étant accessible qu’en fermant les paupières, « le réel, écrit-il dans La parabole du palais, était une des configurations du rêve » (Roger Caillois traduit « configuraciones » par « virtualités », dans L’Auteur – Gallimard, 1965, p. 85 – ; or rejeter le rêve dans la seule potentialité c’est lui ôter, comme nous l’impose Borges, la faculté d’engendrer la forme extérieure : le rêve, en vérité, fait prendre corps). On notera que la paupière close donne, dès les premiers écrits de Borges, accès à la lumière. Comme si, le sachant dès sa jeunesse, Borges avait volontairement fermé ses yeux à l’illusion du jour pour lui préférer cette ombre dont il fit plus tard l’éloge. Refusant ce monde des apparences et la malédiction des miroirs, Borges invente ce que Caillois nomme avec bonheur la « loi de récurrence infinie » (L’Herne, 1964, p. 216) et qui établit que « toute créature est la créature d’un autre créateur ». Ainsi « l’homme gris » des Ruines circulaires voulant rêver un homme fabrique-t-il, au cours de « mille et une nuits secrètes » de fervent sommeil créateur, un nouvel être qui s’agite et se meut, jusqu’à ce que son Créateur « dans le soulagement, l’humiliation et l’effroi, comprit qu’il était aussi une apparence et qu’un autre le rêvait ». Ce récit de Fictions constitue l’un des thèmes de prédilection de l’inspiration borgienne, puisqu’on le retrouve pareillement, entre autres, dans le poème « Le jeu d’échecs » où « Le joueur aussi est prisonnier ⁄ d’un autre échiquier », et si « Dieu meut le joueur et le joueur la pièce », alors l’interrogation ultime – et sacrilège – est risquée : « Quel dieu derrière Dieu commence cette trame ⁄ de poussière et de temps, de songe et d’agonie » (L’Auteur, p. 118-119). Par-delà la multiplicité des références, c’est au thème plaisant, quoiqu’inquiétant de « l’Apprenti sorcier » que s’attache Borges. Thème aussi du monstre créé par le docteur Frankenstein dont la source première se trouve dans l’imagerie visionnaire de la Cabale. C’est au Golem, évidemment, qu’il nous faut ici penser.
4En homme de lecture et d’écriture, comme n’importe quel scribouillard, de Vargas Llosa, Borges sait que « ce qui vient en premier c’est toujours le verbe » (La tante Julia et le scribouillard, Gallimard, 1979, p. 147). Voici le nom, et tout est dit, comme dans cette magnifique Rose de Paracelse, où l’alchimiste n’a qu’un mot à dire, à voix basse, pour que de « la petite poignée de cendre dans sa main concave » resurgisse la rose (nous y reviendrons plus loin). Or le cabaliste, comme l’alchimiste, a recours au Nom, à l’Imprononçable, à l’Ineffable murmuré, pour forcer la nature et susciter cet être de trop dans la Création. La puissance du Nom est perçue si fortement par la tradition juive qu’il faut savoir que le fameux tétra-gramme qui représente sur le rouleau sacré de la Thora le nom de Dieu (le croyant, dans son effroi, écrit seulement D.) n’est jamais prononcé. Jamais de Yahvé, encore moins de Jéhovah (mauvaise lecture hugolienne de l’hébreu), mais un terme de substitution qui recouvre comme d’un voile l’éclair aveuglant du sacré : Adonaï, qui signifie « mon Seigneur », est prononcé en lieu et place du tétragramme, et même, pour plus de distance avec le mystère, Adochem – à mi-chemin entre « Seigneur » et « Nom » (chem) –, voire Achem qui n’est rien d’autre que « le Nom ». Borges, parfaitement averti de ces usages, de l’attitude de « crainte et tremblement » du croyant utilisée à des fins littéraires, évoque dans Les ruines circulaires « les syllabes licites d’un nom puisant » qui, prononcées, ouvrent la voie à la naissance au monde d’un « être surnuméraire » – selon l’expression amusée de Roger Caillois. Plus encore dans « Le Golem », ce poème que lui inspira la lecture conjointe de Gershom Scholem (Les grands courants de la mystique juive, 1950) et de Gustav Meyrink (Le Golem, 1916). Le golem apparaît d’abord dans son Manuel de zoologie fantastique (1957), comme la suite logique de l’évocation de la statue de Condillac (Condillac l’imagine par petits bouts en la dotant de sens successifs et la crée progressivement dans son hypothèse). C’est là qu’il évoque cet « homme créé par des combinaisons de lettres » qui représentent le Nom cabalistique, né de la veille studieuse d’un rabbin de ghetto, le fameux Maharal de Prague. La créature porte gravé sur son front le mot hébraïque emet, qui signifie à la fois « vérité » et « réalité » ; mais qu’on efface la première lettre, reste alors le mot met qui signifie « mort », et la créature retourne à son néant. Une année plus tard, Borges publie, à partir de cette information qu’il recense dans ce livre, son poème « Le Golem », dans la revue juive de Buenos Aires Davar (n ° 77, juillet 1958) – davar signifiant en hébreu « parole » –, tout comme il publia Les ruines circulaires (en décembre 1940 dans la revue de Victoria Ocampo – évoquée plus haut – : Sur) après avoir répertorié le thème en publiant la même année dans son Anthologie de la littérature fantastique le conte de Giovanni Papini qui est considéré comme sa source : « La dernière visite du Chevalier malade » (cf. Caillois, L’Herne, 1964, p. 216).
5Cette illustration drolatique de la puissance créatrice du Nom que constitue, donc, « Le Golem » de Borges, nous est donnée en français dans deux versions et deux éditions différentes : celle de Roger Caillois dans L’Auteur (Gallimard, 1965) et celle de Néstor Ibarra dans Œuvre poétique (Gallimard, 1970). Tout comme le texte sacré du Pentateuque posa un problème spécifique de « translation » (plus juste terme que « traduction » puisqu’il s’agit du transport d’une langue sacrée à un idiome profane) qui fut résolu jadis par la traduction littérale au sens le plus strict avec au plus haut point le respect scrupuleux de la lettre sous peine de sacrilège, de même dans le cas de Borges et de ce poème précis, qui est l’un des rares textes borgiens à nous parvenir sous deux visages, convient-il de s’interroger sur ce qui est proposé au lecteur français. Il en va assurément du respect de la Lettre et du Nom. Que ressort-il de cette comparaison ? Roger Caillois qui a le souci de la rime, est amené à effacer du texte borgien l’évocation pourtant indispensable de l’infini réseau mémorieux du ghetto :
… el pueblo de Dios buscaba el Nombre
En las vigilias de la judería
6devient chez lui :
… le peuple de Dieu chercha
Le Nom durant ses veilles israélites
7(« israélite » rimant avec « limites » au premier vers), ce qui, on en conviendra, non seulement trahit l’original (le passage de l’imparfait espagnol, temps de la patience, au prétérit abrupt en français est aussi malencontreux), mais introduit incongrument ce terme juridique d’« israélite » inventé sous la IIIe République. Ibarra, quant à lui, traduit hispaniquement « judería » par « juiverie », mais l’on sait bien que le terme espagnol désigne, en fait, le quartier juif, le « ghetto », ce qui convient tout à fait pour la ville de Prague où se situe ce poème. Cependant, avec Ibarra, c’est pire encore, car s’essayant à l’alexandrin, le rimailleur est contraint d’allonger considérablement la sauce, si bien que la simplicité et la rigueur qui sont les traits propres de la poésie borgienne – parfois injustement délaissée au profit des récits – deviennent chez lui une logorrhée insoutenable ; qu’on en juge plutôt par ces deux vers de la première strophe :
En las letras de rosa está la rosa
Y todo el Nilo en la palabra Nilo
8rendu par Caillois :
Dans les lettres du mot rose est la rose
Et le Nil tout entier dans le mot Nil
(déjà « du mot » est en trop)
9et qui devient chez Ibarra cette monstrueuse prolifération :
Dans les lettres de rose embaume la fleur rose
Et le Nil entre en crues aux lettres du mot Nil.
10La crue est imputable au déluge de sa plume et l’embaumement renvoie aux opérations « naturalistes » auxquelles se livre le traducteur qui a, pourtant, toujours eu la confiance de l’auteur, quoiqu’il ait si peu respecté cette recommandation à son ami : à la question de Robert Louit (dans le Magazine littéraire de janvier 1982) : « Quelle est selon vous la bonne manière de traduire un poème ? », Borges répondit, en effet : « Celle qui tient compte des possibilités de retrouver dans la langue ce qu’a dit, ou ce qu’a voulu dire, le poète. » On appréciera.
11Les deux derniers vers du « Golem » constituent chez l’un et l’autre traducteurs une manière de bouquet :
Quién nos dirá las cosas que sentía
Dios, al mirar su rabino en Praga ?
12interroge Borges en ce moment capital de la « récurrence infinie ». Ces deux vers, si simples, peuvent être traduits tout à fait littéralement, et ce n’est pas plus mal :
Qui nous dira les choses que ressentait
Dieu, en regardant son rabbin à Prague ?
13Ibarra y va de sa plume prolixe :
Saurons-nous quelque jour ce que Dieu ressentait
Lorsque ses yeux tombaient sur son rabbin à Prague ?
14(Est-ce vraiment un mauvais poème de Victor Hugo qu’il nous propose ?) Caillois, lui, ajoute au texte, et donc l’affaiblit, tout en supprimant l’ultime et décisif enjambement qui fait toute la différence entre le maladroit cabaliste et l’authentique Créateur tout-puissant :
Qui nous dira les sentiments qu’éprouvait Dieu
Contemplant Rabbi Löw, sa créature à Prague ?
15Eh bien, soit ! le Nom est un mystère, Borges nous l’a montré et il exalte tout particulièrement ici « le Nom qui est la Clef, ⁄ La porte, l’Écho, l’Hôte et le Palais », mais les traducteurs de son poème se sont acharnés à déchirer le Voile du Temple.
16Que conclure ? Borges a rêvé sa vie, a peuplé son œuvre de rêves et suscité ainsi un univers bien à lui auquel il ne tient qu’à nous d’accéder. Bien entendu, le rêve est toujours agréable – par exemple, un condamné à mort pourra, face au peloton d’exécution, et dans le très bref laps de temps qui sépare l’ordre et la salve, achever dans un rêve immensément élargi la pièce de théâtre qu’il lui restait à écrire1 –, car c’est la vie, c’est le réel qui est le cauchemar de l’homme. De ce fait, il y a toujours énormément d’humour. Le Golem, fruit d’un apprenti créateur dont les formules cabalistiques ne sont pas tout à fait au point, est tout juste bon à balayer la synagogue !
17Quel que soit le texte de Borges, ses séductions alchimistes, ses inquiétudes de cercle infernal, son angoisse du labyrinthe, ses fantaisies cabalistes ou brahmaniques, ses jeux sur les mots ou ses impostures de faux gardien du livre, on n’en retirera comme toujours, telle la statue de Condillac infiniment gorgée de sensations et d’images, qu’un seul affect : le plaisir.
L’éloge de l’ombre
18Borges, s’il croit à la culture, en conservateur de bibliothèque qu’il fut, ne croit pas à l’écriture. (Voilà pour le paradoxe.) Ou plutôt il entend accorder à l’apport individuel de l’écrivain l’importance d’un grain de sable. Toute innovation excessive – qu’il cite Joyce ou bien Góngora – ne lui apparaît que comme une monstruosité, une excroissance maligne, « un pur scandale ». Et c’est qu’en fait il ne croit qu’à l’Écriture. Inintemporelle, au-delà des hommes et des âges. Aussi définit-il la démarche de l’écrivain comme le passage progressif du fracas au silence, de la surcharge au dénuement :
« Curieuse destinée, écrit-il, que celle de l’écrivain. À ses débuts il est baroque, vaniteusement baroque ; au bout de longues années il peut atteindre, si les astres sont favorables, non pas la simplicité, qui n’est rien, mais la complexité modeste et secrète. »
19Voyons ce qu’il en est avec ce livre de poésie au titre si évidemment baroque : L’or des tigres (1972). Baroque et énigmatique. Nous y trouvons d’abord une interrogation sur la poésie qui est, pour lui, retour à l’irrationnel et au magique, aux temps primitifs de la création du langage. La poésie, qu’est-ce ? Mystère, obscurité, aventure cosmique autrement plus fascinante que le débarquement sur la Lune des « enfants de Whitman », quête d’un patrimoine national puisé aux sources populaires, interrogation inlassable du miroir de l’Être. Poète de l’Argentine, amoureux comme pas un de la poésie des tangos et des milongas qu’il recueille ou réinvente pieusement dans ces pages, ou du monde archaïque des gauchos qui « vécurent leur destin comme un rêve », Borges restera sans doute comme le chantre le plus inspiré de Buenos Aires. Son recueil de jeunesse, Ferveur de Buenos Aires, qui date de 1923, voilà qu’il le remet en 1969 sur le métier, le polit et le dépolit à la manière d’une pierre dont il tire mille feux. Qu’il évoque « La Recoleta » – le cimetière des beaux quartiers aux panthéons et caveaux joliment surchargés, mais qui lui enseigne « la certitude de la poussière » et « la désirable dignité d’être mort » – ou « La place San Martín » – le cœur de la mégapole « qui s’ouvre comme la mort, comme le rêve » –, qu’il parcoure « Un patio », son « Quartier reconquis », une « Rue inconnue » traversée au crépuscule, dans la « pénombre de la palombe », voire le « Faubourg », il confond sa personne avec sa propre ville :
Cette ville que j’ai crue mon passé
est mon avenir, mon présent ;
les années que j’ai vécues en Europe sont illusoires,
j’étais toujours (et je serai) à Buenos Aires.
20Il se minéralise ou plutôt la ville s’incarne en lui, avec son habituel esprit de paradoxe qu’il sait manier avec tant de séduction, ce n’est pas lui qui passe dans les rues, mais le poète qui en est traversé :
Les rues de Buenos Aires
sont déjà passées dans ma chair.
21Ce qui est nouveau dans L’or des tigres, c’est ce reflux du poète devenu aveugle vers les zones intérieures, les tréfonds obscurs, cette « pénombre de la palombe… comme agréable déclin » où il se laisse porter. Plus que jamais il est sensible à « cette rumeur de forêts et de nuits » qu’il devine dans les paroles entendues et, pour la première fois, pour leur seule musique langagière. Car pour lui, non sans quelque pathétisme dans l’aveu :
Avec les ans s’en furent me laissant
les autres belles couleurs
et maintenant me restent seulement
la vague lueur, l’ombre inextricable
et l’or du commencement.
22Aussi peut-il se permettre de faire, dans sa sagesse lucide, l’« éloge de l’ombre ». Ne rappelle-t-il pas opportunément que « Démocrite d’Abdère s’arracha les yeux pour penser » ? Pour échapper à la distrayante fuite des heures, à la beauté toute fugace et futile des choses, à la cruauté de « la vieillesse (c’est le nom que les autres lui donnent) », il accepte ce doux retour sur lui-même, sa mémoire, son miroir véritable. Et la solitude acceptée :
Mes amis n’ont pas de visage,
les femmes sont ce qu’elles furent voici déjà tant d’années.
23On retrouvera au centre de ses poèmes, comme en général de ses écrits, l’importance primordiale du livre. Car en ses ténèbres nouvelles, il continue de projeter cette identité qui fut longtemps la sienne, « Le gardien des livres » – superbe poème dédié à Hsiang, comme naguère il célébrait, dans Le Golem, le rabbin de Prague, autre miroir, autre facette –, le Bibliothécaire juché dans cette tour où se conserve la mémoire des hommes :
Dans mes yeux il n’est de jours. Les rayons
sont très hauts et n’y atteignent mes années.
Des lieues de poussière et songe encerclent la tour.
.....................
Je suis celui qui garde les livres,
qui sont peut-être les derniers,
.....................
Là sont les hauts rayons,
proches et lointains à la fois,
secrets et visibles comme les astres.
24Sans doute fallait-il que ces vers fussent écrits dans l’Argentine des bûchers de livres… Qui nierait, par ailleurs, que sa profession le rattache, d’un lien peut-être plus sûr que l’obscur sang, au peuple d’Israël qu’il célèbre ici dans trois beaux poèmes et dont il évoque le dialogue à travers le livre comme en un miroir où se reflète « le visage de Dieu qui…, terrible, se devine » ? Faisant l’éloge de cet homme, – l’Israélien – qui a triomphé de
la nostalgie que les diasporas séculaires
accumulèrent comme un triste trésor
dans les villes de l’infidèle, dans les juiveries
25ici comme ailleurs Borges est fidèle à cette filiation chez lui essentielle, à cet « Israël… beau comme un lion à midi », « à ce réseau perdu de fleuves millénaires », à cette sagesse antique et jamais inactuelle qu’il fait défiler devant nos regards éblouis, et navrés de ne parcourir « autre chose qu’une partie infinitésimale du palais ».
Borges à Babel
26Depuis sa disparition en 1986, Borges ne cesse d’imposer son verbe et de fasciner la critique. L’intarissable causeur qu’il fut – malgré son immense timidité, ou peut-être à cause d’elle : paralysé devant la foule, il manifeste une aisance époustouflante face à un seul interlocuteur – nous revient à travers la publication de ses dialogues avec le journaliste argentin Osvaldo Ferrari : Ultimes dialogues et Nouveaux dialogues, les seconds succédant aux premiers sans nulle contradiction tant il est vrai que pour l’auteur du Livre de sable, la dernière page débouche toujours sur une nouvelle, ad libitum. Si, comme toujours chez Borges, le mot précède toute création – le Créateur amène toute chose à l’existence par la puissance du verbe –, ici le « dialogue » est le sésame qui ouvre toutes grandes les vannes d’un somptueux bavardage. Se prenait-il vraiment pour Socrate accouchant les esprits ? Il revendique, en tout cas, pour l’homme argentin, face au dogmatique Espagnol, la vertu du doute – « l’un des biens les plus précieux de l’homme » – et de l’incertitude. Le système littéraire de Borges se fonde sur l’idée que tout est littérature. Certitude du bibliothécaire enclos dans sa Babel de livres et devenu aveugle – on sait quel parti un Umberto Eco a su en tirer dans son Nom de la rose, à travers le bibliothécaire aveugle et tyrannique justement appelé Jorge de Burgos – et donc sage autant que le fut Tirésias : d’où, ici et là, la tentation du prophétisme. Homme du livre dont il a fait toute la substance de son être, ne va-t-il pas jusqu’à affirmer : « Je me souviens plus des livres que j’ai lus que des événements de ma vie » ? Assurément pour lui le livre – ou le mot – précède l’existence, en même temps qu’il la renferme ou la consacre. Tout comme la vie apparaît au génial aveugle comme un rêve et une fantaisie, la littérature – mais aussi la religion et la métaphysique – est perçue comme « essentiellement fantastique ». De là qu’on prenne plaisir à le lire et ici à l’entendre, littéralement charmés. On peut, certes, préférer une pensée plus construite ou structurée qui irait plus loin et prétendrait s’ériger en système. Rien de plus éloigné de l’esprit borgien : papillon de lumière, phalène tournant audacieusement autour de tous les phares, il est le plus parfait exemple du dilettante de génie. Au fond, on peut lire ces dialogues comme on parcourt une correspondance ou un journal intime : au milieu de la gangue et du limon verbiageur, on trouvera toujours, ici ou là, un diamant décisif.
27Que nous dit-il, par exemple, de sa propre écriture ? « Il m’est arrivé d’oublier que j’ai répété la même idée sous différentes formes et sans même m’en rendre compte : certaines de mes nouvelles peuvent être jugées comme des variations d’autres nouvelles ». C’est à partir de cet oubli et de ce souvenir créatifs que l’universitaire Michel Lafon va fonder sa prise de sens de l’œuvre borgienne, sa personnelle lecture. Son Borges ou la réécriture (Le Seuil, 1990) constitue une astucieuse grille pour aider à l’exégèse. Or non seulement Borges fait du Borges, mais l’on peut induire de cette pratique qui pourrait n’être, à la limite, que banal plagiat d’autosuffisance, toute une théorie du fait littéraire. La littérature serait, dans cette hypothèse, moins une écriture qu’une réécriture. Et dès lors qu’on a admis, comme on l’a vu plus haut, que les mots précèdent les choses, l’univers tout entier peut se lire comme un palimpseste : on écrit sur l’écrit, on récrit, tout est déjà dit, tout a déjà été vécu, d’où la « pénible et brusque impression d’avoir déjà vécu le moment présent ». Mais loin d’en être arrêté comme le parcimonieux La Bruyère qui croyait être né trop tard, Borges s’en fortifie (sans doute est-il plus proche en cela de l’hindouisme et du ressassement oriental qui l’ont toujours fasciné) pour produire une « accumulation monstrueuse », une « arborescence floue », selon Michel Lafon qui brosse dans son analyse « le spectacle grisant d’une littérature tout entière adonnée aux charmes de la réécriture ». Mais cette écriture se parcourant et se traversant sans cesse, n’est-elle pas finalement à l’image de la métaphore proposée par Gracián, aussi sophiste que conceptiste et emblématique (c’est-à-dire pétrie des emblèmes d’Alciat ou de Covarrubias), comme métaphore de l’infini : un serpent qui se mord la queue. Paraphrase et palimpseste en seraient les deux pointes confondues, puisque nous retombons sur le constat initial – cette fusion chaotique et métaphysique – qui mêle en un seul regard le début à la fin et fond en une seule page la première et la dernière, puis la dernière et la première, jusqu’à l’infini d’un verbe que rien jamais ne pourra épuiser.
28Et s’il faut parler – pour leur rendre hommage – des beaux esprits qui nous ont rendu, par leur exégèse, Borges plus familier, qu’on nous permette, en conclusion de ce trop bref regard sur l’un des plus grands noms de la littérature de ce siècle, de proposer sur la table du banquet la grande Lisa Block de Behar, une Uruguayenne qui a fait de « Georgie » (petit nom réservé aux intimes) l’homme de sa vie universitaire :
29Lisa Block, universitaire éminente en la ville de Lautréamont (évideo), dans un nouvel essai : Borges ou les gestes d’un voyant aveugle (Champion, 1998), réfléchit si bien (à) Borges, est si lumineuse, si pétillante d’intelligence qu’elle accable son lecteur de flaubertienne bêtise. Je sais bien que je ne sais rien, se dit ce dernier après coup, quoique fidèle à la leçon de Bouvard – ou est-ce Pécuchet ? – il ajoute en son for (t) intérieur : mais cela que je ne sais pas, je le sais bien. Dans une jonglerie inimitable de vocables et de concepts – dont la catoptromancie ou divination par le miroir –, l’exégète scrute ici deux ou trois choses qu’elle sait de Georgie – Borges, pour les non-intimes – et nous donne la plus belle leçon de lecture qui soit. De Genette à Derrida, de Jabès à Walter Benjamin et d’Umberto Eco à Blanchot, elle épingle sur le ciel de lit du barde les constellations gravitant autour de l’astre aveugle, donnant sens à l’omniprésent brasier : « Tout texte, écrit-elle d’emblée, qu’il l’aborde ou non, s’inscrit en marge de Borges. » C’est donc au maître impérieux de la lecture, au gardien absolu de la bibliothèque de Babel, que s’intéresse ce livre. En dix chapitres et un prologue – qui à lui seul vaut leçon – Lisa Block aborde les plus significatifs de ces « gestes d’un voyant aveugle », tous placés évidemment sous le signe du paradoxe. À commencer par cette écriture qui fait fonction de regard ; en sémiologue avertie, Lisa Block reprend à son compte le verbe portugais escrever qui signifie écrire et d’où elle dégage, confondus, les deux mots clés espagnols : escribir (écrire) et ver (voir). Aussi nomme-t-elle heureusement la mission de Borges : « l’écrivoir ». Et elle entend revendiquer ce paradoxe que Borges, moderne Homère, imputait à la « magnifique ironie » de Dieu lui accordant « à la fois les livres et la nuit ». Ce qu’elle recherche et analyse chez son ami Georgie – inscrivant le paradoxe dans sa propre identité : « Jorge » renvoyant aux Georgiques virgiliennes et Borges rappelant l’homme du bourg, le citadin – c’est ce qu’elle appelle fort justement tantôt « le paradoxe orthodoxe », tantôt (paraphrasant le biblique « Cantique des cantiques ») les « paradoxes des paradoxes ». Borges le paradoxal fait le bonheur des sémioticiens, d’Umberto Eco, qui le pasticha avec tant de talent, à Lisa Block. Le premier de ces paradoxes étant que la Création du monde oblitère la première lettre de l’alphabet – cet Aleph qui inspira à Borges l’un de ses plus beaux textes. C’est en effet par B (Bereshit) que débute la Torah – la lettre Beth signifiant au demeurant, et c’est toute une allégorie, « la maison » –, ce livre que Dieu, dans son immuable, son intemporelle éternité, consulta, à la façon d’un architecte contemplant son plan de masse, avant de proférer le premier mot qui allait tout déclencher. Que de bonheurs d’analyses Lisa Block tire-t-elle de cet Aleph que l’on revendique – et c’est la vie – ou que l’on efface – et c’est la mort ! Relisez le Golem, la poésie borgienne explique le mystère ontologique bien mieux que maints in-folios théologiques. Borges, nous montre-t-elle, a bien lu Gershom Scholem et connaît à ce point la Kabbale qu’il va jusqu’à proposer dans UNDR son tétragramme à lui où l’on devra lire, bien sûr, dans l’absence hébraïque de vocalisation, le mot « wonder », la magie rejoignant la merveille. Son exégète nous montre que le paradoxe est un remède souverain pour « la résolution des conflits entre opposés ». C’est bien là la sagesse borgienne, ce bonheur de le lire qui vient de notre apaisement, de la facilité de son style, de son héraclitéenne fluidité. Que de richesses dans ce livre ! Le célèbre conte de « Pierre Menard auteur du Quichotte » est lumineusement abordé comme paradigme, non de la traduction comme on l’a souvent dit, mais de la lecture créatrice : un livre n’existe – n’est créé – que s’il est lu, et c’est cette « identification auteur-lecteur » qui donne son vrai sens à ce texte emblématique ; « le texte ne s’altère pas, dit joliment Lisa Block, mais il est principe d’altérité ». On retiendra aussi, après ce hâtif effleurement, la récupération par Lisa Block d’Auguste Blanqui, le « révolutionnaire messianique » dont naguère elle ressuscita pour nous, avec un brillant prologue, l’œuvre maîtresse, L’éternité par les astres2. Analysant cet engagement à rebours de Blanqui, « de l’action politique à une fiction astronomique », elle nous montre comment la vision poétique et cosmographique du tribun a, contre toute attente (car nulle trace de son œuvre n’est retrouvée dans leur bibliothèque), influencé et Borges et Bioy Casares (dans L’invention de Morel), soulignant l’impact chez eux de la formule lapidaire, autant que pascalienne : « L’univers est un cercle dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » En vérité, comme chez Gracián, ce baroque Espagnol, nous ne demandons qu’à être guidé par le génial aveugle. Après la lumineuse leçon de son regretté ami, Emir Rodríguez Monegal3, Lisa Block de Behar a repris le flambeau de l’exégèse borgienne et nous donne ici, aux plus hautes marches de la tour, de nouvelles clés pour abolir Babel.
Notes de bas de page
1 Il s’agit de la célèbre nouvelle de Borges, « Le miracle secret », où, au moment de l’exécution de l’écrivain et poète tchèque Jaromir Hladik, Dieu concède à ce dernier une année de vie pour que, mentalement et donc en rêvant le temps, il achève le drame en vers, Les ennemis, qu’il a projeté d’écrire toute sa vie ; mais l’année nécessaire à mener à terme cette œuvre ambitieuse dans l’intimité de sa conscience s’écoule entre le commandement « feu ! » du chef du peloton d’exécution et l’impact des balles qui transpercent le fusillé, c’est-à-dire à peine un fragment de seconde.
2 Louis-Auguste Blanqui, L’Éternité par les astres. Hypothèse astronomique, Fleuron, Slatkine, Paris, 1996. Édition de Lisa Block de Behar.
3 Borgès, Paris, Le Seuil, 1978.
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