Julio Cortázar le ludion
p. 129-133
Texte intégral
Le tour du jour en quatre-vingts mondes
1Lorsque, dans les années soixante, il entreprit d’écrire sur lui-même, de rapporter la vie qu’il menait dans sa retraite estivale et provençale de Saignon, l’écrivain argentin Julio Cortázar avait déjà derrière lui une œuvre importante de conteur et de romancier. Les armes secrètes (1959) ont définitivement établi le lieu géographique où s’enracine l’inquiétude, où l’envers colle à l’endroit, où le miroir réfléchit l’autre côté des choses, où le rêve se confond avec le réel et où le quotidien prend des allures diablement fantasmagoriques, bref un univers sans dimension ni frontière où tout devient possible dès lors qu’on consent à plier sa lucidité aux nécessités de la métamorphose. Marelle (1963), qui donne au nouvelliste sa haute stature de romancier, établit pour la première fois une écriture romanesque qui exige pour être lisiblement constituée la participation active du lecteur. Les historiettes de Cronopes et fameux, l’année précédente, manière d’avant-goût de ce Tour du jour en quatre-vingts mondes (1967), imposent dans le rire pataphysique et l’humour destructeur – arme absolue, botte non secrète de l’Argentin – sa véritable obsession : le temps, le Khrônos, qui détermine chez l’homme le refus subtilement subversif du Cronope ou l’acceptation franchement benoîte du Fameux. L’écrivain qui porte beau la cinquantaine décide donc ici de parler de lui-même, quitte à braver l’ironie de sa femme : « Ce sera un livre de Mémoires ? Alors l’artériosclérose a déjà commencé ? » Mais non, mais non, rassure l’auteur : « Ces Mémoires se garderont de tomber dans le narcissisme qui accompagne l’andropause intellectuelle. » D’autre part, ne serait-ce pas se prendre au sérieux, se croire important ? Tant pis, il décide de plaider coupable, puisque « coupable d’un tas de livres qui me donnent droit à la première personne du singulier ». Avec la même apparente désinvolture dans la construction que dans Marelle ou dans 32. Maquette à monter (1968), ce livre nous confie le soin d’y voir clair dans le grenier d’une mémoire où le lecteur est conduit par petits chapitres mis bout à bout, en totale liberté, comme si l’auteur puisait dans son chapeau de magicien l’ordre d’apparition des divers textes. Il faut d’ailleurs signaler que l’édition française de ce livre, en 1980, s’enrichit des pages d’une œuvre postérieure, Último round (1969), toutes deux composant ce gros livre-almanach.
2Question primordiale dans toute autobiographie : que savons-nous de l’enfance de Cortázar ? Peu de chose, si ce n’est que le petit Julito, en se promenant avec sa tante dans les rues de Buenos Aires, avait le don de trouver toujours de miraculeuses pièces de monnaie, traînant par terre, grâce auxquelles il achetait des tas de bonbons. Enfant doué pour le miracle ?… Et la mystification, car ce garçon volait chez lui ces pièces qu’il laissait négligemment tomber par terre à l’insu de sa tante, pour avoir le loisir de les découvrir et de s’offrir des douceurs en apparente bonne conscience. Ainsi se forge un talent de magicien au rendez-vous de l’illusion. Mais surtout cette anecdote nous enseigne que Cortázar était déjà « plus sensible au merveilleux qu’au fantastique » et totalement incrédule face au mystère. Ainsi pour en revenir au grand Jules (Verne), son modèle, son inspirateur du moment, ne sera-t-il jamais vraiment surpris ou effrayé par l’histoire de Wilhelm Storitz, l’homme invisible, car la tâche à laquelle il se voue dès lors consiste à « poursuivre le fantastique dans le réel, le réaliser ». C’est là la clé de ses étonnantes nouvelles. En veut-on un exemple : quelle image du monstre vient-elle à son esprit ? Non pas quelque bête du Gévaudan, mais cette abstraction si présente, enveloppante et envahissante, qu’est le travail de bureau, cette tâche quotidienne à laquelle s’enchaîne l’individu pour subvenir à ses besoins – tous termes horrifiants :
« Et le matin où Dupont s’installera devant son bureau, entouré de collègues qui le saluent et l’embrassent, le monstre se réjouira de se réveiller, il se réjouira d’une horrible joie innocente, il se réjouira de ce que ses yeux soient une fois de plus les yeux avec lesquels Dupont le voit et le hait. »
3Chez Cortázar, le quotidien devient insolite, le banal est étrange, déroutant, le lecteur est pris au dépourvu, désarçonné par le renversement de la plus infime parcelle de sécurité où il asseyait son bon sens. Ainsi de cette phrase qu’il affectionne : « Qu’est-ce qu’on a rigolé, tout le monde pleurait ! » ou de cet aphorisme que n’aurait pas désavoué Raymond Roussel : « Plus un livre ressemble à une pipe d’opium, plus le Chinois qui le lit est satisfait. » Ce sont pensées de contre-pied qui honorent le renversement même du titre.
4Ce livre d’humour et de collages est avant tout ludique, et d’abord au niveau du langage qui se veut « va-et-vient d’étoiles, de palindromes et d’anagrammes ». À l’instar d’un Cabrera Infante, l’écrivain se contente « d’inventer, avec trois-tristes-tigres de papier et un crayon » Ainsi joue-t-il d’un nom fameux, Salvador Dalí, comme nous l’avons vu plus haut, punaisé au tableau d’honneur du surréalisme par le grand maître Breton qui le baptisa du célèbre Avida dollars : eh bien ! Cortázar fait mieux, et de ce Sin valor Adalid – anagramme intraduisible signifiant « chef sans valeur » il nous propose un gracieux Dors, Dalila, va qui aurait sûrement arraché, enfin, un sourire à l’austère Camille Saint-Saëns. Le langage, allégrement fourragé, fournit à son interrogation essentielle sur l’homme une réponse définitive grâce au palindrome premier, évident : Adan/Nada. L’homme initial – Adam ou Adán, en espagnol – est renvoyé inlassablement à son propre néant ou Nada. Tout le reste – lot quotidien, travail, lois, codes, règles – n’est que dérision contre laquelle, ici comme précédemment, il suscite ses cronopes, ces génies capables de contredire le temps qui « est bien gênant », de subvertir la matière, bref de libérer. Ce livre rameute autour de l’auteur tous ses amis du moment et les autres, Nietzsche, ce « cronope d’envergure », les cronopes Man Ray, Lezama Lima, l’immense Cubain, et aussi Xenakis « qui est un cronope pour jours secs et apolliniens », Alechinsky, Marcel Duchamp, Alfred Jarry, bien sûr, ainsi que les maîtres du jazz cher à son oreille : Lester Young, Charlie Parker, Clifford Brown et « Louis Supercronope » (Amstrong, n’est-ce pas ?), dont il dit que la musique sort de sa trompette « comme ces paroles en rubans de la bouche des saints primitifs ». Y a-t-il « un pays de cronopes », se demande-t-il ? Dans ces années soixante, la réponse est pour lui positive, c’est Cuba, et l’on voit que le propos politique, l’engagement personnel de l’auteur ne sont pas absents de ces pages à première vue inoffensive. La gravité perce, dès lors qu’il s’agit d’évoquer Calcutta ou « cet hypocrite génocide […] en plusieurs endroits du monde », face auquel les exploits de Jack l’Éventreur « ressemblent à des œuvres de bienfaisance ».
5« Ah ! que la vie est quotidienne », se plaignait cet autre Jules – Jules Laforgue –, « comme un javelot contre le Soleil, contre le désespérant mystère cosmique ». Dans « cette respiration de l’éponge où vont et viennent perpétuellement les poissons du souvenir, des alliances foudroyantes de temps, d’états et de matières », que constitue ce Tour du jour en quatre-vingts mondes, Cortázar s’attaque à l’irréalité qui se dégage du réel, désincrustant le prodigieux du quotidien, chaussant les lunettes d’Hoffmann, capables d’abolir l’espace et le temps et de mêler conscience et rêve. Ainsi invente-t-il une littérature proprement subversive dont il nous livre ici la recette, avec un fond de cuisson de près de deux siècles. Peut-être lui reprochera-t-on précisément cette accumulation culturelle (qu’il partage avec Cabrera Infante et Lezama Lima), son abus de clins d’œil pour initiés, son éclectisme – Thelonious Monk et Dietrich Fischer-Dieskau –, ses variations continues à l’instar des takes qu’il affectionne et qui sont « les enregistrements successifs d’un même thème au cours d’une séance d’enregistrement », à la longue fascinantes ou fatigantes. Mais c’est l’esprit même de ce livre qui se veut almanach, promenade au cabinet d’amateur, et impose à la littérature un peu lasse de ce siècle, par l’éclatement du langage, par le jeu systématique sur les mots, par l’analogie et le goût de l’interstice qui est le « point vélique » à partir duquel il écrit, le polymorphisme du collage. Il s’agit, somme toute, de respirer au plus près l’air ambiant de toute l’écriture de Julio Cortázar, et de participer à un univers de cronope qui secoue toutes les chaînes, avec humour et insolence.
Nouvelles (1945-1992), édition intégrale (Gallimard, 1993)
6Le miracle de cette édition intégrale en français des contes de Cortázar – qui comprend quinze nouvelles inédites – c’est qu’avec ses presque trois kilos, son format 24 x 15 avec absence de marge et ses mille et trente-six pages imprimées dans une typographie si gnomique et économique que l’on croirait lire des notes marginales – quant aux vraies notes de bas de page il n’est d’autre solution que la loupe –, eh bien ! c’est que, souffririez-vous de tennis elbow ou d’algie cervico-brachiale, cet énorme livre ne vous tombe pas des mains, venant à bout, comme par enchantement, de toute fatigue et de toute cette infinie lassitude à parcourir, parfois, ce qui se publie aujourd’hui. Et c’est qu’au bout de ses immenses mains, Cortázar tenait toujours d’étonnantes baguettes magiques. Oui, lire ce livre c’est se soumettre aux lois, aux joies des enchanteurs.
7Mario Vargas Llosa, dans son émouvante préface, nous donne une explication d’ensemble qui tient à un seul trait de l’auteur argentin : le ludisme enfantin. Est-ce vrai qu’il se réservait chez lui « une chambre aux jouets » et qu’il soufflait dans sa trompette ? Toujours est-il que le jeu est une clé chez cet écrivain au nom bizarrement signifiant : Cortázar, n’est-ce pas celui qui coupe le hasard (corta-azar), qui taille le jeu en modifiant le cours du bridge ou du poker et qui sait qu’à la passe anglaise, comme le proclamait son admiré poète, un coup de dé jamais n’abolirait l’incertitude. Comme le disait à haute et grosse voix son disciple Néstor Sánchez (notamment dans Pitre de la langue), tout est « inscrit ». Oui, chez Cortázar tout est inscrit dans la nécessité d’écriture, ce qui est, ce qu’on croit être et même ce qui n’est pas, au hasard des lettres.
8Quelque chose comme deux cent trente nouvelles composent cette somme, et c’est miracle que de relire ou de découvrir cet homme du Río de la Plata qui incarna, de toute sa stature de deux mètres, l’essence même de la littérature argentine. Borges est aujourd’hui plié en Pléiade, mais Cortázar est impliable, impertuable, avec cette jeunesse éternelle qu’il sut conserver jusqu’à sa soixante-dixième année et qui faisait dire à la niaise rumeur qu’une mystérieuse maladie génétique avait une fois pour toutes figé ses traits enfantins.
9En fait, Cortázar qui était Alice, et aussi Nils, et Till, et un Andersen qui aurait été perverti par Poe (dont il fut l’admirable traducteur en espagnol), incarna mieux que tout autre cette appartenance géographique au territoire de l’utopie, ce non-lieu invraisemblable qui occupe vainement tant d’espace sur la carte de l’Amérique du Sud. Inventeur de son propre espace, il se faufilait derrière les murailles, sautait dans l’opale des miroirs, confondait rêve et réalité – alors ces battoirs de boxeur qui traînaient à terre au point d’exiger leur amputation, non, ce fut un rêve, n’est-ce pas ? mais oui, c’est bien ainsi et comme c’est moignon ! – et je était toujours un autre : qui regarde qui, le visiteur de l’aquarium ou l’axolotl ? Et ce guerrier conduit par les Aztèques sur la pierre du sacrifice où l’on brandit son cœur, rêve-t-il vraiment qu’en un lointain futur il chevauchera un engin à deux roues qui le précipitera sur la pierre mortifère ?
10Jules Laforgue censura l’immense monotonie des jours, et l’autre Jules uruguayen, Supervielle, leur mollesse, ce qu’il nommait la pachorra (quoique écrivant en français). Enfin vint le troisième Jules dit Julio, qui inventa la fable des Cronopes et Fameux : d’un côté la belle ordonnance, la peur de déranger, la sotte croyance en la permanence, et voilà pour les Fameux ; de l’autre les semeurs de trouble et d’inquiétude, impayables nomades, ces piantados dont rit encore Vargas Llosa et qui sont tous un peu fêlés (« rajados », prononce-t-on là-bas, « rayés » comme un vieux disque), les faiseurs de nique à Chronos et à ce cannibale de Saturne, les écolos avant la lettre, « objets verts humides ébouriffés », et qui ne font rien comme les autres, voilà pour la leçon dans un pays aux bêtes étranges – et Cortázar est un maître en bestiaire, de l’araignée à la mygale et toute la gamme des lépidoptères – où règne celui qui donna à Laure Bataillon, sa traductrice accomplie, son dernier cauchemar : Satarsa, le Rat des Rats (il suffit de lire son nom à l’envers « as ratas »). Dans ce pays qui balança depuis toujours entre « civilisation et barbarie » (cf. le Facundo de Sarmiento), il arrive que l’avers soit l’envers et vice versa.
11La force de ces contes de Cortázar qui puisent au plus profond des fantasmes et des craintes, c’est de nous inquiéter, ainsi que le voulaient les préceptistes espagnols du xvie siècle : perturber, d’abord, puis rassurer. Julio fut un maître à ce jeu, soit qu’il baignât dans un fantastique borgien ou bioycasarien, soit qu’il démontât les rouages pervers de la dictature : sans nulle rupture, car c’est toujours d’une même encre que cet Ariel qui voyait toute chose de si haut sut noyer dans le noir et le brou le monde des cloportes et des Caliban.
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