Álvaro Mutis le guetteur des mots
p. 123-128
Texte intégral
1Timidement juché au plus haut des mots, vigie des sens et des essences, Álvaro Mutis découvre pour nous à l’âge du retrait l’ultima Thule de l’aventure du langage. Celui qui, petit-fils de planteurs colombiens, élevé sur la Terre Chaude, aurait pu n’être qu’un provincial sédentaire, riche de fèves caféières, comblé de confort et d’aisance, indolent et futile, s’est trouvé très tôt ballotté sur mers et océans au hasard d’une vie qu’il choisit vagabonde. Il est vrai qu’il téta au sein ce vagabondage si l’on songe qu’à l’âge de deux ans, le voilà à Bruxelles où son père est secrétaire d’ambassade. La Belgique et la France sont, donc, ses premiers ancrages. Mais plus tard, jamais affranchi de sa bougeotte, travaille-t-il pour tel consortium du pétrole ? pour telle compagnie d’aviation ? il choisit toujours d’œuvrer aux relations internationales. Cet homme qui se joue des frontières connaîtra tous les hôtels de toutes les métropoles du monde. Mais ce vagabondage professionnel – c’est là sa chance – s’est assorti très tôt chez lui d’un cosmopolitisme culturel. Parlant – presque – toutes les langues, et d’abord ce français primordial qu’il apprit de son père lui récitant Victor Hugo et Chateaubriand, tout en héritant aussi de son goût pour l’histoire et de l’admiration pour Napoléon ou le cardinal de Retz. Arpentant toutes les mers, sillonnant toutes les terres et traquant les nuages jusqu’à leur bauge, Mutis est aujourd’hui le parfait – le dernier – exemple de l’écrivain nomade.
2Mais sa plume bifide a deux crocs : le bon bec poétique, dont il nous livrera sur le tard la somme imposante, ces Éléments du désastre, qui rassemble en une seule voix la totalité des poèmes jalonnant son parcours chaotique, baisers volés aux lèvres d’Euterpe et de Polymnie. Et l’autre bec de la bonne bouche qu’il réservera à cette somme romanesque de Maqroll, menée à bien dès la première heure de la retraite, dès lors qu’il troqua sa casquette de navigateur des trois et quatre éléments (car il lui arriva aussi de traverser le feu) pour la vieille robe de chambre de Diderot et s’enclore en son cabinet alchimique de Mexico, son port d’attache. Là, l’écrivain nous régalera en sept ans, de 1986 à 1993, de sept admirables récits.
3J’ai beaucoup voyagé ces dernières semaines, en train et en avion où, au mépris de l’excédent de bagage, j’emportais toujours avec moi cette somme des Empresas y tribulaciones de Maqroll El Gaviero, un pavé réunissant ces sept récits qu’en sept ans Mutis avait publiés. J’ai, donc, bourlingué au centuple, multipliant les escales, visitant les gares (toujours crasseuses, même celle de Rennes), entre ciel et terre ou trouant la nuit campagnarde. Maqroll est un excellent compagnon de route – peut-être le meilleur qui soit – parce qu’il a beaucoup d’histoires à raconter. Ce marin à l’ancre, ce navigateur au sol, quand ce n’est pas sous terre, ce mineur de fond, donc, cette vigie aérienne, ce voyant de tous les mâts, de hune, de misaine ou de cocagne, est un homme de parole. Tout ce qu’il promet, il le tient et son verbe comblerait Danae bien mieux que la pluie de Zeus. Mais depuis longtemps déjà j’avais perçu, à l’horizon atlantique, le retour des Caravelles, chargées d’un or que Christophe Colomb fut bien incapable de produire devant ses Catholiques Souverains… qui le mirent aux fers. Depuis trente ans et plus, l’Eldorado nous revient sous forme de lettres, de romans, de missives, et si les Trois Mousquetaires des années soixante se nommaient García Márquez, Vargas Llosa et Fuentes, avec Cortázar en D’Artagnan, le dernier des bretteurs, lecteur assidu de l’histoire de France, c’est bien cet Álvaro Mutis. Sachons le reconnaître désormais comme l’un des plus grands, et découvrir avec lui un autre pan de cette littérature hispanique venue d’Amérique. En effet, Mutis ne ressemble à personne, sauf à le rattacher à Conrad, à Melville, à Kazantzakis ou à Panaït Istrati. Mais nous savons, depuis Borges, que le cosmopolitisme n’est pas l’apanage de l’Europe, tout comme l’Amérique n’est pas seulement une réserve d’Indiens. Sachons rabattre de notre superbe et balayer le tiers-monde devant notre porte. Ce que nous apprend Maqroll, avant tout, c’est que l’écriture est (de) partout, se riant des frontières et bafouant les langues. Et s’il fallait une image et une seule pour épingler cette mouvance, alors acceptons celle de l’Arche de Noë, ou plus moderne encore, le mobil-home (où un Henry Roth, autre nomade exemplaire, écrivit son admirable Rocher sur l’Hudson).
4Que cherche-t-on dans l’œuvre achevée ? Une cohérence. Qu’attend-on de son auteur ? Un fil d’Ariane. Justement l’écrivain est sur la scène, mêlé aux éléments, présent à sa fiction comme découvreur de tel manuscrit de Maqroll – rédigé durant la traversée mythique du Río Xurandó afin de donner forme à la « dimension exorbitée de ses songes » – ; comme destinataire de ses lettres, dont beaucoup nous sont fournies avec la précision et l’application du dernier épistolier de ce siècle ; comme ami du héros entre deux escales, attentif à la bonne santé de son personnage, l’entourant de tous ses soins et de sa prévenance, craignant pour la vie d’un héros qui n’a pas froid aux yeux et qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage ; comme conteur, ou plutôt scribe de conteur, et alors là auteur omniscient ; enfin, comme exécuteur testamentaire. Bref moins comme Dieu le père que comme témoin de sa créature et prophète à ses heures. Mutis est assurément l’Aaron de ce Moïse au nom étrange : Maqroll. À moins que ce ne soit l’inverse, le patronyme Mutis renvoyant en espagnol au silence (hacer mutis = se taire ou quitter la scène), quand l’invention – géniale – de ce nom tellement sonore « Maqroll » fait évidemment penser à l’arabe (la gutturale « q ») mâtiné de majorquin (roll), avec dans le fond un probable exotisme écossais (Mac). Car si Moïse, d’après le mythe biblique le plus grand médiateur du Ciel – celui qui grava les langues de feu de la parole divine sur les tables de pierre –, fut bégayant et mortel, celui qui porta sa parole et la dépêcha tout autour de la terre – Aaron – fut le premier des prêtres. Mutis comme grand-prêtre d’une religion d’errance, pourquoi pas ? N’est-il pas, enfin, la plus grande voix actuelle du nomadisme ?
5Vigie du haut mât, El Gaviero, le guetteur est depuis longtemps redescendu sur terre, comme si le héros du roman avait dû être ramené à la surface, dégringolé, dégradé et, partant, témoin plus qu’acteur de la misère humaine. Ajoutons que le roman se distingue de l’épopée – et c’est là son acte de naissance – par une nécessaire dégradation ; précipitée de « l’empyrée immense et profond » (Hugo), la parole romanesque erre sur les basses terres et les marécages, pourrit avec les feuilles mortes et les illusions perdues, s’embrase avec les passions les plus vaines, frémit avec les faibles, gémit avec les dolents, hurle s’il le faut avec l’écorché vif. Et puis le roman se distingue des vies de héros ou de saints par l’abandon de l’apologétique, et cette absence totale de repères : où, quand, comment naît-il ? Qu’importe, ce n’est pas là un héros, ça n’est qu’un homme, piètre ou misérable, et qui est parmi nous, hic et nunc, avec des gestes qui se détachent toujours in media res, en plein milieu de l’action, les mains dedans. Notre anti-héros accuse, donc, le poids des ans qui fait de ce Maqroll, dont on contemple avec peine les cheveux blancs et les rides, une sorte de perroquet décati, de moine égaré du couvent ou de sage rabbi échappé d’un quelconque mellah. Mais homme portuaire, jamais las malgré toutes ses vicissitudes, il navigue encore de Kuala-Lumpur à Hambourg, de La Valette à Puerto-Montt, de Port-Vendres – mais si, la minus passe des réfugiés pieds-noirs est ici haussée à la hauteur d’un havre – à Saint-Malo, ville de toutes les courses et de tous les dérèglements (on se délectera de la vision truculente de la « Rue de la Soif »). Il n’est pas jusqu’au modeste port de Pollensa, à Majorque, qui ne reprenne du service en faisant revivre ces chantiers de construction navale Myabca, aujourd’hui remplacés par une touristique et futile urbanisation.
6Le romancier n’a, en effet, inventé qu’un seul personnage auquel le poète a insufflé la parole prophétique : ce drôle de navigateur des hautes terres qui expirera, en décadence, dans la descente du delta, parmi les marigots caraïbes qui virent mourir aussi Bolívar. Maqroll le mystérieux acquiert, dans les romans comme dans le ressassement poétique, la densité impalpable du mythe. Une sorte de Zorba des Caraïbes, un marin en terre digne de Rafael Alberti, mineur en Cordillère des Andes, fouillant d’une verge impérieuse le sol infécond de la terre-mère et traversant d’incertaines frontières. Jamais lubrique, toujours inquiet et appliqué à la tâche copulante, avec une sorte de bonté et d’indulgence, plus que de plaisir véritable, Maqroll n’a rien du Grec truculent auquel on a pu, abusivement, le raprocher. Le désordre de la vie alimente d’un cours plus soutenu une permanente méditation sur la mort et la vanité des choses. Álvaro Mutis ne cesse de nous parler du désastre élémentaire et primordial : « Nul rêve, pas même le plus noir de nos cauchemars, ne peut égaler la somme totale des échecs qui composent notre vie », confesse-t-il devant l’usure et l’oubli, les deux faces d’une même mémoire. Tous les efforts que met l’homme à vivre ne visent qu’à « finir enseveli dans les plis obscurs de sa propre destruction ». Faut-il s’étonner que, sortant de la putride Colombie et de « l’ardent climat des terres basses », il se tourne vers les gloires maladives de toutes les têtes couronnées de l’Europe à la vacillante Renaissance, se passionnant pour le sort des Valois, des Bourbons, brûlant d’un cœur héroïque les fagots des Chouans, s’inquiétant du sort de l’Empereur à Waterloo (pourquoi ne viendrait-il pas trouver refuge aux Caraïbes ?) ou prenant la pose du dernier authentique monarchiste ? Maqroll, dans ses bagages de Juif errant serre les Mémoires du cardinal de Retz et les Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand. « Une nuit, à Bizerte, dans un caboulot du port, il me récita – nous confie le récitant (Mutis ?) – presque en entier, la scène de la rencontre à Cordoue entre René et Nathalie de Noailles. » Plus à l’aise, au demeurant, dans la compagnie de Talleyrand et du Prince de Ligne, qu’en celle d’Amerigo Vespucci ou de Bolívar, le héros mutisien ne veut, finalement, rien devoir à l’histoire de l’Amérique. Quelle histoire, d’ailleurs ? Sauf à rechercher l’authenticité américaine du côté des Chibchas de Bogotá.
7Homme à femmes néanmoins, un peu plus, mais guère plus, incarné que Don Quichotte « le puceau », Maqroll poursuivra toujours le mirage d’un type de femme grande, élancée, mystérieuse et, pourquoi ne pas le dire ? femme évidemment fatale. Ilona est la plus attachante, toute auréolée de sa slavitude (elle s’appelle Grabowska) et promise comme toute beauté à un destin tragique (sa mort dans l’explosion d’un navire – en fait, un assassinat – s’inscrit naturellement dans le cercle excessif du temps des hommes) – ; tout comme Amparo María porte naturellement en elle le charme de la Circassienne, et Flor Estévez, la tenancière du troquet fantomatique « La Neige de l’Amiral » sur la crête des Andes, lui fait l’amour comme on s’unit mystiquement à l’idole, avec une ardeur rituelle et des gestes de foi. À vrai dire, faire l’amour est, pour Maqroll, une autre façon de connaître le monde (« connaissance par les gouffres », certes, mais tout de même bien plaisants) ; façon aussi de conjurer la mort et l’usure des heures : en fait, on n’a rien trouvé de mieux depuis que le Seigneur arracha à Adam sa côtelette pour lui faire une compagne capable de guérir sa mélancolie. Sur le même plan que l’amour, et sans doute même un peu plus haut, Mutis-Maqroll place l’amitié. Ici représentée par un seul personnage, emblématique, Abdul Bashur, dont à la mort Maqroll cherchera à élever et à chérir l’enfant comme son propre fils, consommant ainsi une paternité frustrée, et au-delà une sorte d’union accomplie, physiquement même, avec l’homme qu’il aima par-dessus tout sur terre.
8Par-dessus tout, oui, Álvaro Mutis est un conteur. Maqroll, son héraut, parle et psalmodie à la façon des troubadours de foire qui, dans le déhanchement du corps mémorable, enflent le vent des paroles. Sachons le voir, accroché au mât d’où il défie les Sirènes, ou écroulé sur le pont du dernier Tramp-Steamer des mers australes, comme une sorte de Christophe Colomb à l’envers, opposant à l’Amiral des Mers Océanes sa qualité d’Amirbar (dont l’arabe nous apprend qu’il est l’émir de la mer). Avec un sens inné du tellurisme, le romancier confond la mer et la terre. Peu importe que son protagoniste aille fouiller le fond d’une mine sur la Cordillère péruvienne, il restera toujours un marin attentif à cette voix de houle, ce ronflement d’entrailles qui monte des abysses. Ce n’est pas le moindre des paradoxes et la moindre des beautés de cet univers que d’entendre résonner cette rumeur marine au fond d’une galerie creuse, scandant inlassablement le nom d’Al Emir Bahr que Maqroll – lui qui a un passeport chypriote (d’un territoire bâtard et conflictuel s’il en est) – est seul à pouvoir entendre et comprendre. En vérité la mer – flux amniotique par excellence – est partout.
9Comme sur le damier des échecs – autre mot arabe exaltant la puissance du Cheikh –, nous suivons El Gaviero en ses sauts obliques, cavalier fou et prince à la tour abolie. De Californie à Vancouver, des monts du Liban à la mer des Caraïbes, de Fort-de-France aux bordels de Cherchell (s’ils ont jamais existé !) – laissons-le poursuivre son errance toponymique, dérouler ce « chaotique effon de projets et d’aventures désastreuses qui est [sa] vie ». Son Créateur a toujours cultivé un désabusement d’honnête homme, un pessimisme supérieur. Tout passe, tout lasse, ne cesse-t-il de nous dire. La maladie hante les corps – et Maqroll est souvent jeté aux portes de la mort –, le désastre est partout, l’homme joue perdant à tous les coups… Sauf à considérer, comme dans Don Quichotte, la déroute de l’homme misérable comme une forme spirituelle de victoire. Et cet échec comme le plus beau motif esthétique, à la façon du Solal d’Albert Cohen – émigrant exemplaire – qui va toujours « vers demain et sa merveilleuse défaite ».
10Maqroll, au dernier temps du récit, aura échappé à l’accouplement sodomique – car Antonia, la compagne qu’on lui envoie pour rendre tolérable son immense solitude d’orpailleur de boyaux, ne se laisse pénétrer, comme la terre pour le Vendredi de Michel Tournier, que d’ignominieuse façon (créature de soufre infernal, au demeurant, cette Antonia jettera le feu sur son pauvre amant qui en sortira roussi et échaudé). Reste la fuite vers un horizon jamais satanique, celui des mers lointaines, et au-delà tout l’infini. Maqroll restera à jamais homme de haubans et de fierté portuaire. N’ayant finalement que mépris pour la course au trésor – alors même qu’il lui faut toujours s’embarquer pour quelque aventure afin d’assurer son ordinaire –, Maqroll en son « incurable transhumance » n’est sûrement pas en quête de terre promise (de façon caractéristique, ses Juifs majorquins, refusant l’avenir et narguant l’espoir, plongent dans le sel de Sodome et mettent ainsi fin à leur descendance) mais à la recherche des routes hauturières où il pourra, enfin, parler aux éléments et les apprivoiser. Séduits par cette langue envoûtante et ce verbe de feu de Dieu, laissons-nous emporter, heureux lecteurs, au « labyrinthe aux milles détours de son irrémédiable odyssée ».
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