Gabriel García Márquez dans son labyrinthe
p. 101-122
Texte intégral
Cent ans de solitude
1S’il est vrai que tout romancier véritable, depuis Balzac, fait concurrence à l’état civil en inventant un univers, en démiurge tyrannique, en père capricieux ou sadique de personnages à sa merci, en déicide supplantant toute autre divinité, Gabriel García Márquez, fasciné par l’absolu de l’écriture et la toute-puissance du verbe, en modelant dans le tohu-bohu génésiaque Cent ans de solitude, s’est voulu Créateur, en majuscule et en majesté, maître souverain d’un monde inscrit dans l’Histoire.
2Au commencement, donc, était Macondo, bourg mythique où se déroule la chronique de la famille Buendía selon la prédiction rédigée en sanscrit sur d’obscurs parchemins par le prophète gitan Melquíades. À la fin des temps reste l’écrit où est consignée la malédiction d’une lignée « condamnée à cent ans de solitude », depuis l’union incestueuse de José Arcadio avec Úrsula et le meurtre originel de Prudencio qui va entraîner l’exode de la famille, jusqu’à la naissance, cent ans plus tard, d’un enfant à queue de cochon, entraînant l’extinction définitive des Buendía et le tarissement de Macondo, en une boucle de temps circulaire, serpent qui se mord la queue et siècle accompli.
3Le livre n’est que le récit d’une prophétie qui se révèle progressivement, et de ce fait il nous est présenté avec le recul d’une chose récrite ou transcrite. Tout passe, en effet, par le prisme d’une écriture qui est celle de l’auteur, d’une parole épico-lyrique, grandiose et parodique, excessive et fleurie, à la fois hyperbolique et simple, charmante et fascinante, terrifiante parfois, comme peut l’être le langage d’un conteur de village qui impose à la conscience stupéfaite de son auditoire – ici de son lecteur – des contes de fée, des récits légendaires et des histoires fantastiques. Semblables, certes, à celles que racontait sa grand-mère galicienne au petit Gabo (ainsi qu’on appelle familièrement le grand Gabriel). De là une hauteur du récit qui ne se situe ni au ras des marigots colombiens ni dans l’éther de quelque cordillère ni dans les lagunes troubles d’une selva enchantée, mais très exactement au niveau de la lévitation chère au père Nicanor, le besogneux curé de Macondo qui, à chaque « tasse de chocolat bien crémeux et fumant », s’élève de douze centimètres au-dessus du sol, sous les regards émerveillés de ceux qui vivent dans la soif des miracles.
4Parole épique que celle d’un scribe dont l’œil suivrait de droite à gauche les cryptogrammes de la Genèse hébraïque et la lèvre balbutierait les boustrophédons ulysséens. À la hardiesse aventureuse de José Arcadio, à son aura de découvreur et de déchiffreur, répondent les grands moments cataclysmiques du Livre sacré : Exode, Genèse, Déluge, Apocalypse… On peut parler d’Adam et de premier homme à propos du fondateur de Macondo ; García Márquez le présente, en effet, comme « une sorte de patriarche qui donnait des directives pour les semailles, des conseils pour élever les enfants et les animaux, collaborait avec chacun, jusque dans les travaux manuels, pour la bonne marche de la communauté », celle qu’il a fondée après la fuite de Riohacha, le lieu de la naissance. Une fuite après la faute, comme Adam chassé du jardin d’Éden ? Plutôt comme Caïn après le premier meurtre de l’histoire.
5On trouve, en effet, au départ la malédiction de la consanguinité, tare biblique s’il en fut : la tante Úrsula mariée à l’oncle de José Arcadio – les deux êtres primordiaux de cette histoire – a eu un enfant à queue de cochon, fruit de l’inceste consommé. Mais Úrsula et José Arcadio, bien que cousins germains et malgré le précédent, se marieront tout en redoutant que « ces deux rameaux parfaitement sains de deux lignées séculairement entrecroisées ne connaissent la honte d’engendrer des iguanes » (à quoi est prédisposée, peut-être, Úrsula dont le patronyme est justement Iguarán). C’est cette crainte, ce tabou si essentiel, selon Lévi-Strauss, à nos sociétés issues des communautés tribales primitives et endogamiques, qui amène l’épouse à se refuser à son mari, au moyen d’un pantalon de grosse toile qui vaudra toutes les ceintures de chasteté ; or, la moquerie de Prudencio sur la virilité inopérante de José Arcadio conduit ce dernier, dans un accès de violente colère et un réflexe machiste, à le tuer. Voilà donc le couple maudit fuyant Riohacha, craignant la main du sort et fondant une cité à l’écart, loin de tout, coupée des autres hommes, dans l’innocence d’un rêve prophétique. Sur cette nouvelle terre, tout sera à créer et l’auteur nous fait vivre le déchiffrement des premiers jours du monde, car, dit-il, « beaucoup de choses n’avaient pas encore de nom et pour les mentionner, il fallait les montrer du doigt ». Voilà, donc, l’humaine condition installée dans l’Histoire et sa contingence, dans le devenir et le cyclique, et ce pour une durée d’un siècle.
6Comme dans la tragédie grecque, on sait d’emblée que la mort réunira tous les protagonistes et que la malédiction s’accomplira au dernier acte, même si ce peloton d’exécution qui, en ouverture du roman, déclenche chez Aureliano Buendía – le fils du couple maudit – la montée des souvenirs et le déroulement du récit, sera, par une pirouette de l’auteur (n’est-il pas, en dernière instance, Dieu le Père ?), désarmé. Le colonel Buendía, au bout du compte, dans le désespoir de sa défaite, après avoir arpenté le « désert désolé de la gloire », se fera justice lui-même, s’exécutant en lieu et place du peloton, mais finalement il se ratera et accédera de la sorte à une vieillesse de naufrage aussi infinie que sa solitude.
7« Bien des années plus tard… », cette phrase leitmotiv constitue l’ouverture du roman, et voilà la parole déroulée, l’histoire dévoilée en un saut chronologique, un tour de passe-passe avec le temps qui nous impose le passé après le présent et le lendemain bien avant l’hier, qui suscite mort et résurrection en une paraphrase subtile de l’éternité qui n’est, tout compte fait, qu’acceptation de la précarité et de la contingence, affirmation à l’échelle de la misérable humanité d’un temps inscrit dans l’accomplissement du siècle. José Arcadio voudra-t-il en contrarier le cours, s’enfermer avec le devin Melquíades dans son atelier d’alchimiste, s’activant autour de l’athanor, dans les vapeurs du mercure, en quête de la pierre philosophale, ou s’appliquant à inventer des nouveaux rouages pour de multiples horloges et stoppant malencontreusement le défilement des jours ? Il en perdra son âme et sa raison, ligoté au châtaignier du patio pour le restant de ses jours, vieillissant sous la pluie, le visage brûlé de soleil, « hurlant comme un possédé dans une langue pompeuse », qui s’avère être un latin que seul l’altier prêtre Nicanor saura comprendre dans le délire scolastique. Grandie dans une odeur de soufre et de miasmes méphitiques, Macondo connaît une familiarité avec la mort telle qu’elle culminera, en une stupéfiante scène d’anthologie : la disparition d’Amaranta, programmant son décès, brodant son linceul, avertissant tout le village que, estafette des abîmes, elle portera le « courrier de la mort » dans l’au-delà, puis se calant dans son cercueil pour l’ultime voyage…
8Or c’est bien là, dans ce temps inscrit, en ce lieu donné, que Gabriel García Márquez délimite l’espace de son imaginaire, dans le secret des destinées et la fable d’une humanité grandiose et misérable, avec son cortège de guerres civiles, de révoltes à la pelle, de meurtres et d’abdications. L’espace de Macondo est à la démesure de son auteur, don du ciel apparu en songe. Macondo qui, dans la réalité colombienne, fut, en fait, le nom d’une bananeraie près de l’Aracataca qui vit naître le petit Gabo (bourg devenu à partir de 1982, dans l’admiration emphatique de ses habitants pour leur jeune prix Nobel, « capitale mondiale de la littérature ! »), apparaît ici sous la forme d’une édification prophétique qui éclaire la fuite biblique de José Arcadio Buendía, une promesse de terre à défaut de terre promise. C’est là, après l’Exode et la Genèse d’un monde qui est constamment à réinventer et où des petits papiers rappellent aux hommes oublieux le nom des choses – « table, chaise, horloge, porte, mur, lit, casserole » –, que s’accomplira la destinée de cette lignée condamnée des Buendía, un peu comme dans le livre biblique des Nombres où les listes d’engendrement défilent avec toujours les mêmes prénoms transmis de père en fils et de mère en fille. Le bourg de Macondo, de sa naissance à sa mort, de sa Genèse à son Apocalypse, est à l’image de la vie humaine : enfance, maturité, vieillesse et mort, et aussi à l’image de l’histoire des hommes. Au territoire merveilleux de l’enfance succède la litanie des guerres et des amours de la maturité, pour s’achever sur la déchéance et la décrépitude – un des vecteurs majeurs de l’œuvre du romancier – d’un vieux monde (un comble pour celui qui fut appelé le Nouveau Monde !). Plus largement, c’est aussi un microcosme de l’Amérique latine avec son cortège de guerres civiles – ces incessants affrontements entre libéraux et conservateurs –, de violence ou sexuelle ou martiale, et plus encore, un microcosme de la Colombie dans son histoire récente ou ancienne, depuis l’armure du premier conquérant symboliquement trouvée par José Arcadio dans son errance initiale, jusqu’à l’hydre tentaculaire du capitalisme nord-américain en son emprise : la compagnie bananière (The United Fruit Company). La répression d’une grève qui fait trois mille morts tient lieu dans ce récit de tous les commentaires politiques. García Márquez y a tout mis de son expérience, de sa sensibilité, de sa meurtrissure colombiennes, et la réalité la plus concrète de cet univers latino-américain n’est jamais absente d’un livre, au demeurant, fabuleux.
9Oui, l’émerveillement est partout dans ce monde que le romancier crée avec un esprit étonnamment frais et naïf. Non pas d’une naïveté fabriquée (qui sera inévitablement celle de ses nombreux imitateurs) ni d’une fraîcheur d’emprunt, mais vraiment si perceptible qu’on dirait parfois le récit d’un de ces pauvres conteurs de village, riches de toutes les mémoires collectives de leur peuple. García Márquez incarne à la perfection ce gran lengua (le « Grand diseur », dans la traduction de Claude Couffon) cher à Miguel Ángel Asturias, cet Homme qui parle magiquement recréé par son ancien complice Mario Vargas Llosa : porte-parole des communautés indiennes, voix prophétique qui rassemble la collectivité et lui renvoie son propre visage. Le premier émerveillement naît d’un aimant géant que les Gitans – seul lien de Macondo avec le reste de l’univers – exhibent lors d’une première visite, traînant derrière lui chaudrons, poêles, tenailles et chaufferettes, mettant à la torture les vis et les clous de toutes les poutres en bois. Avec les Gitans et leur chef, le mage Melquíades, c’est d’étonnement en étonnement, d’émerveillement en émerveillement que vont les habitants de Macondo, jusqu’à cette culmination de l’inouï, ce bloc de glace « renfermant une infinité d’aiguilles sur lesquelles venaient exploser en étoiles multicolores les clartés du couchant » et que José Arcadio, fasciné, qualifie de « grande invention de notre époque » en y portant une main brûlante « comme un témoin prête serment sur les Saintes Écritures ». Oui, d’emblée, nous sommes dans l’univers du magique et du sacré – là même où sont naturellement les enfants –, et le récit ne cessera de se peupler de prédictions, de malédictions, de signes prémonitoires et de présences maléfiques. Dès lors, qui peut s’étonner de voir le fantôme de Prudencio se promener nuitamment dans la maison d’Úrsula et chercher un peu d’eau pour soulager la blessure au flanc que lui a faite la lance irritée de José Arcadio ? Comment s’étonner que ce dernier le retrouve, chenu, gris et ratatiné, bien après la mort de Melquíades qui a inscrit son point noir dans la géographie de Macondo, découvrant ainsi jusqu’à l’ébahissement que les morts aussi continuent de vieillir ? Qui s’étonne vraiment de la lévitation du curé de Macondo à chaque gorgée d’un chocolat réconfortant ? Pas plus que de l’envol de Remedios-la-belle accrochée à son drap et quittant le monde de Macondo à la façon du prophète Élie emporté au ciel sur son char de feu. Pas plus que les Gitans ne surprennent en se promenant sur un tapis volant tout droit échappé des Mille et Une Nuits, qui est, avec la Bible, l’Odyssée et Gargantua, l’un des quatre piliers de la sagesse marquézienne. Tandis qu’un morceau de glace renvoyant la lumière ou un bout de fer attirant à lui les chevilles de maisons, voilà de vrais motifs d’émerveillement. Mais qu’est-ce que l’émerveillement après tout ? L’éblouissement devant la nouveauté, la faculté d’admirer un rien, ainsi qu’un enfant dédaigne son train électrique ou son bateau télécommandé, tous jouets sophistiqués, pour aller traîner un carton de chaussures accroché à une ficelle.
10La fantaisie fabuleuse de l’auteur l’amène à évoquer en parfaite contemporanéité le corsaire Francis Drake, le Duc de Malborough, tel personnage du romancier mexicain Carlos Fuentes – l’inoubliable Artemio Cruz – ou le Victor Hugues d’Alejo Carpentier dans Le siècle des Lumières, voire la Grande Mémé dont l’un de ses premiers récits, nous le verrons plus loin, narre les grandioses funérailles ; ou encore le mythique Juif errant peuplant de son odeur de soufre les rues de Macondo. S’il est vrai que le colonel Gerineldo Márquez, compagnon d’Aureliano Buendía, inscrit dans la mémoire de Macondo le patronyme de son auteur, le clin d’œil le plus pertinent est l’intrusion d’un certain Gabriel qui, gagnant la France en emportant en poche les œuvres complètes de Rabelais, vit à Paris dans cette chambre « sentant le chou bouilli où allait mourir Rocamadour » ; si cette chambre et ce personnage existent bien littérairement parlant, c’est dans la Marelle, de Julio Cortázar, que nous les trouvons, et, bien sûr, le Gabriel en question n’est autre que le romancier qui joue ici à traverser sa propre fiction.
11Espace fabuleux, fantastique, littéraire, mythique ou ironique, peuplé de colosses dignes de Rabelais, d’incroyables géniteurs et goinfreurs comme cet Aureliano le Second défiant l’Éléphante, une femme de poids, à un banquet mémorable et pantagruélique, jusqu’à l’apoplexie. Macondo est, en quelque sorte, le fourre-tout de l’imaginaire de son auteur en un bruissant désordre. Il représente la totalité de sa créativité, de son esprit pensant, rêvant et écrivant. Mais s’il faut chercher la présence du Créateur dans ce livre, s’impose alors celle du mage Melquíades à la barbe broussailleuse qui meurt et qui ne meurt pas, lui qui continue à hanter la « chambre de Melquíades » chez les Buendía, où se trouvent les manuscrits de parchemin dont le sanscrit est douloureusement déchiffré par l’ultime Aureliano au crépuscule de la destruction finale. C’est Melquíades qui, en prophétisant toute l’histoire de cette famille et intervenant à l’aube de la fondation de Macondo, tire en fait les fils ; il est le penseur, le voyant, le rêveur tout-puissant de cette fiction et aussi le scribe qui transcrit le récit de la vie et la mort de la cité mythique.
12Lorsqu’au dernier acte, après bien des prouesses sexuelles où le frère couche avec sa sœur, le fils avec sa mère, le neveu avec sa tante dans une consanguinité enfin retrouvée, l’ultime couple engendre l’enfant à queue de cochon annoncé et redouté dès l’union primordiale de José Arcadio et d’Úrsula, nouveau-né aussitôt victime du fléau des fourmis rouges, lorsque Amaranta Úrsula, l’ultime femme, meurt en couches et qu’Aureliano lit sa propre mort dans les lignes de la main de Melquíades, le feu de Sodome et Gomorrhe peut enfin s’abattre sur Macondo et l’Apocalypse se consommer. Le monde est mort. L’espace se transforme en temps éternellement recommencé et qui se referme sur un siècle d’isolement et de solitude. Dans le grand vide cosmique créé après ce déchaînement tumultueux d’humanité par Celui qui, après tout, « avait toute l’éternité pour se reposer », gravite désormais le petit monde de Macondo, avec tous ses morts-vivants et les générations des Buendía, rayonnant jusqu’à la fin des temps de la lumière des mythes.
L’automne du patriarche
13C’est en 1975 que Gabriel García Márquez publiait L’automne du patriarche, huit ans après Cent ans de solitude et l’angoisse quotidiennement renouvelée de la page blanche. Qu’allaient devenir la race des Buendía, le siècle de solitude de cette famille marquée par la malédiction, la Colombie déchirée par les guerres civiles, ce théâtre cosmique, mythique dont l’illustre romancier avait le secret ? Le roman paraît à Barcelone l’année même où disparaît le généralissime Franco, le plus vieux et le dernier dictateur de l’Europe, au terme de trente-six années de règne sans partage sur une Espagne longtemps figée dans l’effroi et l’immobilisme. Cette image du dictateur décrépit et malade, mourant par petits bouts en sa lente agonie, a-t-elle influencé l’écriture de l’écrivain alors installé sur les hauteurs de Barcelone ? Ou bien son imagination a-t-elle été sollicitée par ce pari des grands auteurs latino-américains du moment de proposer, chacun pour sa part, le portrait édifiant et démystifiant d’un Caudillo ?
14Alors qu’un Alejo Carpentier y va de cette même plume dans son roman Recours de la méthode (1974) en campant un tyran de pacotille, à la fois débonnaire et impitoyable, comment ne pas penser aussi, en cette même année 1974, à l’ex-traordinaire Moi le Suprême du Paraguayen Augusto Roa Bastos, portrait réitératif du dictateur Francia, déjà évoqué dans Fils d’homme (1960, mais réédité en version augmentée en 1983), ainsi qu’à la chronique écrite à chaud du Chilien José Donoso, Casa de campo (1978), à La mort d’Artemio Cruz (1962) de Carlos Fuentes, et au-delà au célèbre Monsieur le Président (1946) du Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias, relayant le portrait, aussi archétypique qu’imaginaire, de Tirano Banderas (1926) du prodigieux Espagnol (Galicien) Ramón del Valle Inclán qui inaugure ainsi la longue série des romans consacrés aux dictateurs latino-américains ?
15Dans une optique relativement semblable, García Márquez se proposait initialement, semble-t-il, d’écrire la confession d’un dictateur déchu devant un tribunal révolutionnaire, mais comme il en va chez les grands créateurs de tempérament – ceux qu’on pourrait appeler au meilleur sens du terme des « bêtes d’écriture » – son projet s’est modifié dans la lente gestation de son livre : le tribunal est devenu tout bonnement le lecteur, multiple et contrasté, qui entend la voix de ce Patriarche, tout à la fois je-tu-il mêlés dans un immense monologue ininterrompu, avec parfois des phrases longues de soixante pages. Un vieil homme, un ancêtre antédiluvien à la peau couverte d’écailles et de lichens, en effet, se décrit et se confesse sous nos yeux, alors qu’il entre dans « son automne pitoyable » en sachant qu’il doit mourir, comme l’ont annoncé depuis longtemps « les eaux prémonitoires dans les écuelles des pythonisses », entre cent sept et deux cent trente-deux ans.
16Le récit s’ouvre d’ailleurs sur la vision de son corps
« […] allongé sur le sol… dans son uniforme de toile sans insignes, avec ses guêtres et son éperon d’or au talon gauche…, le bras droit replié sous la tête en guise d’oreiller, tel qu’il avait dormi nuit après nuit toutes les nuits de sa très longue vie de tyran solitaire. »
17En fait, celui qui est mort n’est pas le tyran mais son sosie qui aura péri dans cette mystification ; le vrai dictateur, lui, finira par prendre la position depuis toujours décidée le jour où, au terme des longues pages de cette confession, il s’entendra, enfin, appeler par son nom, lui qui n’a ni visage ni identité, et c’est la mort, « avec son croc de bois à la main et son crâne semé de pousses d’algues sépulcrales », la mort, qui viendra le reconnaître et définitivement le terrasser. Mais pour en arriver là, le vieillard nous aura décrit l’état de son pays, de cette « vieille ville de vice-rois et de boucaniers », son pouvoir solitaire et grand-guignolesque, et c’est tout le talent du romancier colombien que de nous en brosser ici, en un flot baroque et tumultueux, le portrait et le réquisitoire.
18Le récit s’ouvre sur une léthargie de plusieurs siècles pesant sur un palais présidentiel – « une maison de naufragés », écrit plus justement l’auteur – sur les balcons duquel s’abattent des charognards affamés de pourriture, comme il en défile dans tant de livres du prix Nobel, et jusqu’en ces souvenirs d’enfance qu’il commence à publier en 1998. Sur ce rivage caraïbe, la mer a disparu – on saura plus tard qu’elle fut vendue aux Yankees pour payer la dette extérieure du pays et transportée en pièces détachées vers le nord, ce genre de délire fabuleux étant habituel au romancier –, les murs sont décrépis, la forteresse est croulante, avec au fond de sa remise le fourgon de la peste. Le lecteur va se frayer chemin à travers l’asphyxiant buisson d’une végétation tropicale toujours proliférante, quoiqu’ici marquée par la puanteur du grand corps en décomposition du locataire du palais. Or le destin du tyran est de ne mourir jamais ; déjà une fois son cadavre avait été découvert au palais, mais c’était toujours celui d’un autre, de ce double maquillé qui le représentait partout et qui finit par succomber dans un attentat contre le vrai satrape. Il faudra cette fois encore, comme toutes les précédentes, ravaler la joie d’une libération éternellement différée, jusqu’à cette saison du déclin qu’a choisie le romancier colombien pour en finir avec la peste brune, jusqu’à « ces feuilles glacées de son automne » qui laissent place, après le passage de la mort emportant dans ses guenilles l’immonde vermine, aux hymnes d’allégresse, aux fusées de joie, aux cloches en liesse annonçant « la bonne nouvelle selon laquelle le monde incalculable de l’éternité était enfin terminé ».
19Le vrai problème est, bien sûr, celui du temps et de la mémoire, comme toujours chez García Márquez. Le propre de la dictature est l’immobilisme, le figement des jours, l’oubli de toute chose et d’abord de la pensée, cette impression d’éternité rythmée par les célébrations patriotiques et vaines et la succession de la kyrielle d’usurpateurs se détrônant l’un l’autre. Le Patriarche, soucieux de ses semblables, a installé dans une « maison énorme qui ressemble à un transatlantique échoué au sommet des falaises » un asile pour tyrans déchus. Le pays – ce « foutoir de nègres », disent les Yankees – est un champ de ruines où tout a été bradé aux oppresseurs étrangers, même la mer des Caraïbes goulûment absorbée par les envahisseurs nordiques. Pourtant au large, dans une sorte de mirage, le Patriarche aperçoit encore les trois Caravelles et l’Amiral de la Mer Océane – Christophe Colomb reste bien ici, pour nous, le guide primordial – dont il a hérité cet éperon d’or qu’il attache à son talon gauche. Le pays est un vaste cimetière alimenté par une répression féroce – incarnée ici par l’homme de main du tyran, un dandy délicat toujours accompagné d’un horrible doberman, dont la spécialité est l’expédition des têtes des opposants entassés dans un sac comme autant de noix de coco et qui encombrent par milliers le palais présidentiel.
20Mais le romancier colombien soutient ce récit de l’horreur et de la décrépitude par une succession de tableaux truculents, souvent drôles, quoique dans le registre grinçant et dans la dérision qu’il a bien assimilés de sa lecture de Valle Inclán, comme le portrait de la mère du tyran, Bendición Alvarado qui, à sa mort, sous l’effet de miracles crapuleusement orchestrés et de mascarades dignes du Carnaval – cet esperpento qui résume tout l’art du modèle galicien –, se transforme en Vierge et Mère Immaculée de la nation ; comme aussi le portrait de l’épouse, Lætitia Nazareno, une novice chassée de son couvent dans la déchéance collective d’un clergé renvoyé nu dans ses foyers à la suite d’un différend avec le Saint-Siège, et que le Patriarche remarque « avec de grands nichons intacts, des mains maladroites, un sexe abrupt, des cheveux coupés au sécateur, des dents écartées et dures comme des haches » et surtout « une trace obscure d’animal sauvage » : elle deviendra sa femme et elle lui donnera un héritier promu dès sa naissance général de division, sauf que l’un et l’autre disparaîtront bientôt dans l’océan de crocs de soixante molosses dressés pour les dévorer. Par ce catalogue de monstruosités, ce jaillissement cocasse de situations et un délire verbal dans l’héritage d’un Alfred Jarry, Gabriel García Márquez réinvente Ubu roi aux Caraïbes, avec une justesse de traits, une précision, une acuité dans la touche et la critique, une portée dans l’acte d’accusation, qui font de ce livre foisonnant et furieusement baroque l’un des meilleurs témoignages versés au procès de la tyrannie.
Chronique d’une mort annoncée
21Depuis 1981 et la publication de ce court roman, il n’est de jour ou de circonstance où l’on ne plagie l’heureuse expression, tant il est vrai que Gabriel García Márquez a un don véritablement prodigieux pour choisir le titre de ses livres. Ce récit est une œuvre bien singulière qui, tout en ressassant le monde originel d’une enfance et d’une mémoire colombiennes, se présente, brève et dense, comme une tragédie grecque. Dès les premières pages l’inéluctable destin accable un beau jeune homme innocent promis à la mort sur la dénonciation fallacieuse d’une femme répudiée au soir de ses noces, et vengée de l’outrage public par ses frères, avec la complicité ou l’impuissance de tout le village. Cet homme marqué par le sort, dont la foule – le chœur antique – chuchote l’imminente exécution, est le dernier à le savoir et piétine galamment son ombre. Telle est la trame du récit, mais l’auteur de L’automne du patriarche ne craint jamais de donner la dimension de la littérature à ce qui pourrait n’être qu’un simple fait divers. Alors nous assistons aux prodiges habituels, aux miracles quotidiens, phénomènes optiques ou mirages, sans lesquels Macondo ne serait qu’un point noir sur une carte, au demeurant imperceptible et insignifiant. Nous ne lirons donc pas ce récit comme une enquête policière – ce qu’il est malgré tout, par certains côtés –, encore moins comme un roman policier, pour la raison majeure qu’il n’y a pas ici de police, mais comme un texte éminemment hispanique où le code de l’honneur a l’épouvantable force de la Loi. Au demeurant, le mystère reste entier : on ne saura jamais si Santiago Nasar fut vraiment l’amant secret de celle qui se présenta à son époux comme une pure jeune fille. L’auteur se promène dans ce récit, à des années de distance il rencontre l’un, il revoit l’autre, interroge, écoute, prend des notes, opère des recoupements, se souvient à son tour comme un témoin quelconque de l’affreux crime.
22Et voici donc un conte plein d’aventures et de séductions où Gabriel García Márquez, par la vertu de son verbe enchanteur, sauve constamment l’écrivain : c’est Schéhérazade délivrant chaque matin le bonheur d’un jour neuf. Suivons ce regard excessif, écoutons la truculence ou le détour poignant : les assassins ont des visages d’enfants, donc, « capables de tout » ; la mort tombe sur la tête de Santiago Nasar comme la fiente des oiseaux dans ce songe initial et funeste que sa mère, experte à éclairer tous les rêves du village, ne sait pas déchiffrer ; le procès fleuve de ce crime est évoqué par les innombrables dossiers flottant dans l’eau des marées hautes qui envahit le palais de justice ; mais aussi tous ces feuillets dans la main du juge d’instruction présenté comme un fou de littérature, par quelque mise en abyme, évoquent sûrement les multiples brouillons de l’auteur en quête d’écriture, et perfectionniste en diable. La mort envahit toute la ville comme ce nuage brun qui glisse sur le cadavre en voie de putréfaction. L’odeur de la victime est partout, sur les mains de ses bourreaux, comme sur le corps des clients de la putain dont Santiago Nasar habitait le grand cœur. Quant aux assassins, ces frères vengeurs dont la collectivité n’a rien fait pour arrêter le bras, ils ne pourront plus jamais fermer l’œil. Vingt ans après, la femme répudiée pour un hymen (accidentellement) défloré1 a retrouvé l’amour de son mari revenu : pour lui, avec le temps, elle redevient vierge, et le destin, du même coup, n’en est que plus cruel… ou absurde. En définitive, nous avons là une fable illuminée par le verbe unique du chantre de Macondo.
Les funérailles de la Grande Mémé
23Les huit nouvelles composées entre 1948 et 1962, et réunies sous le titre de la plus notable, constituent les débuts fulgurants du romancier – mais nous verrons plus avant qu’il y eut un avant qui ne fut publié qu’après. Nous avons là, en effet, les premières gammes de celui qui allait devenir, par l’ampleur et l’ambition de son œuvre romanesque, celui que Vargas Llosa qualifierait de « déicide2 » – en somme, le rival ou plutôt le supplantateur de Dieu –, jetant là les bases de son univers romanesque. Au point de départ de l’écriture de Gabriel García Márquez, il y a toujours – et déjà – le bourg mythique de Macondo, à un jet de pierre de la côte caraïbe de la Colombie ; séjour de désolation, marqué par le cataclysme, où les gens vivent un temps arrêté, une éternité d’ennui et de solitude, et la terreur de l’événement, si fort et si pesant est le destin qui écrase les hommes. Le Macondo de ces nouvelles est celui de la fin des temps du colonel Aureliano Buendía, traversé aussi par l’ombre de José Arcadio, son frère, de la veuve Rebecca, du père Antonio Isabel du Très Saint sacrement de l’Autel et quelques autres références notables. Un village morne, accablé par la chaleur tropicale, crevassé de sécheresse, où flotte « une épaisse fumée suffocante », visité par le lent train jaune – naguère encore lourdement chargé de bananes en ses dizaines de wagons, et par les charognards omniprésents aux grandes ailes sales, quand ce n’est pas par les oiseaux de quelque plaie d’Égypte qui crochètent les grilles afin de venir mourir à l’intérieur des maisons…
24La guerre civile est passée par là, s’est achevée, l’armée s’est emparée des mairies, et des caciques sans scrupules ont aidé à la pacification, dévastatrice et mortifiante. Le grand corps colonial n’en finit plus de se décomposer. Dans ce monde d’amertume et de silence, la parole est aux humbles : la mère de ce Carlos Centeno qui ne volait qu’aux riches ; un bon petit avec sa gueule cassée de boxeur mal-chanceux qui restait trois jours au lit après chaque match ; le merveilleux Balthazar qui construit une immense et belle cage pour le fils du riche Montiel et, malgré le refus de celui-ci de le payer, imagine les millions de pesos qu’il va gagner en assemblant des millions de cages et poursuit son rêve après une beuverie mémorable dans le cloaque des rues ; c’est aussi cet autre voleur qui fracture le cadenas de la salle de billard, et, ne trouvant rien à voler dans le tiroir-caisse, s’en retourne avec les trois boules en ivoire, inutiles, encombrantes et finalement fatales au crocheteur. À travers ces histoires, García Márquez exalte le plus souvent la parole authentique des petits, des sans-grade : ici la dignité douloureuse d’une mère qui ne craint pas d’affronter la foule hostile pour se rendre sur la tombe de son voleur de fils qu’on a exécuté ; là celle de l’artiste qui, face à l’égoïsme des riches, affiche démesurément son désintéressement et sa pureté ; là enfin, chez le voleur frustré, le désir de rétablir le cours normal des choses, et qui se précipite du même coup au-devant de la pire des crapuleries, celle des autres, des propriétaires, des nantis. Ce peuple-là, misérable, exploité, toujours victime et néanmoins plein de verve et d’invention naïve, lorsque les Grands de ce monde s’écroulent et meurent, et qu’il voit, enfin, scellé le plomb de leur cercueil, pousse un « fracassant soupir de soulagement ». La mort des riches est le talion des pauvres, et un motif de fête. Ainsi la nouvelle intitulée « Les funérailles de la Grande Mémé » qui donne son titre à ce recueil, et qui célèbre la disparition de la « souveraine absolue du royaume de Macondo », se déroule-t-elle en une kermesse délirante dont l’écho retentit d’un bout à l’autre du globe : Sa Sainteté elle-même est convoquée, traverse la forêt vierge dans sa gondole noire et connaît « pour la première fois dans l’histoire de l’Église » le supplice des moustiques ! et avec Elle le cortège mythologique des fées, des iguanes, des piroguiers, et l’incroyable énumération des mille et un travaux de ceux qui sont à la peine, en un discours furieusement jailli et réparateur qui annonce la meilleure veine de L’automne du patriarche. Que reste-t-il au bout de la fête funèbre ? à la fin de ce monde ? Le grand nettoyage des balayeurs débarrassant « l’ordure de ses funérailles, et cela pour l’éternité ».
25Eh bien, oui ! l’univers des contes de García Márquez est tout peuplé de magie et de charmes fantasmatiques qui haussent constamment le récit au niveau de l’imaginaire, du surréel, du mythique. Étonnant démiurge que cet auteur qui déclarait naguère : « Il faut laisser la porte grande ouverte à l’invention, et même à tous les excès de l’imagination. » Immenses, riches d’un humour ravageur et gratifiant, ces récits révèlent un prodigieux regard sur les temps modernes, prunelle démoniaque, prométhéenne, qui donne à voir aux hommes la réalité de leur histoire, de leur misérable monde bâclé par un Dieu absent, en ce village mort aux rues interminables et poussiéreuses et sous la « chaleur intense, solide et brûlante » d’un été justicier : Macondo. Plus tard, bien des années après, rédigeant ses mémoires dont le premier chapitre est paru dans le numéro d’octobre 1998 du Magazine littéraire, Gabriel García Márquez nous livrera la vérité toute nue, la réalité toute crue de ce désastre géographique : « Soudain ma mère s’écria en tendant le bras : – Regarde, la fin du monde, c’était là. »
L’incroyable et triste histoire de la candide Eréndira et de sa grand-mère diabolique
26Que voilà un long titre pour un mince recueil de sept nouvelles, écrites entre 1961 et 1972 ! Par rapport au précédent recueil, le paysage a changé : le lieu, également mythique encore habité par le fabuleux, est toujours un bourg misérable comme il en est tant sur les terres basses de Colombie, village abandonné des dieux, coincé entre la mer, marécageuse, dévoreuse de dunes, avec ses myriades de crabes empuantissant l’atmosphère, et l’infranchissable cordillère des Andes. Si Macondo sous le sel, le soufre et le feu pourrissait dans la sécheresse climatique et le désert de l’âme, ici, le décor de ce nouveau musée imaginaire gît sur la côte caraïbe, humide et putrescent. La vie y est tout aussi difficile, mais la mer qui envahit l’horizon alimente fantasmes et craintes, vaste espace de mémoires et de fables. Ainsi les flots rejettent-ils « le noyé le plus beau du monde », superbe corps d’homme ulysséen que les femmes en mal de cœur vont habiller et cajoler, jusqu’à lui faire de somptueuses funérailles. Ainsi Tobie l’insomniaque va-t-il plonger dans « la mer du temps perdu » pour y découvrir, dans la plus pure tradition des légendes celtiques autant que des fables des Mille et Une Nuits, un village englouti, peuplé d’hommes et de femmes à cheval tournant autour du kiosque à musique. La mer, en vérité, est territoire de mort, de rêve et de beauté – ou de mirage –, mais aussi espace de liberté : lorsque la « candide » Eréndira3, que sa redoutable grand-mère prostitue pour lui faire payer l’incendie de sa maison provoqué par la maladresse de la fillette, réussit à lui échapper et à s’évader, où court-elle ? où fuit-elle ? Vers la mer humant l’odeur inconnue de l’espoir, vers le désert et le silence. Ici encore le merveilleux s’épanouit. Loin d’être un piètre faiseur de miracles, à l’instar de son ange déchu – « un monsieur très vieux avec des ailes immenses » –, thaumaturge tout juste bon à faire pousser trois nouvelles dents à l’aveugle et de faire gagner le gros lot à la loterie au paralytique, Gabriel García Márquez est un authentique démiurge et un prophète accompli, capable de peupler le réel de créatures surnaturelles : ici un acrobate volant qui vrombit au-dessus de la foule avec des ailes de « chauve-souris sidérale », là « une effroyable tarentule de la taille d’un mouton qui exhibe une tête de pucelle triste », autrement dit la fillette changée en araignée pour avoir désobéi à ses parents ; là encore ce vieil ange tombé dans un poulailler et qui finira, une fois ses plumes reconstituées, par reprendre l’essor avec « un battement d’ailes hasardeux de vautour sénile ». Véritable Gorgone – car García Márquez connaît bien sa mythologie grecque – la grand-mère d’Eréndira périra sous le couteau du gentil Ulysse, évidemment fils de Personne et amoureux de la petite prostituée, et elle saignera comme un dragon en projetant « un sang huileux, brillant et vert, pareil à du miel à base de feuilles de menthe ». Même la mort ne peut endiguer le flot de légendes : lorsque Blacamán, le faiseur de miracles qui n’est qu’un charlatan de foire, se retrouve mort au fond de son cercueil blindé, il pleure et vit de la vie geignarde des défunts, « tout le temps que moi je serai vivant, c’est-à-dire éternellement ». Ainsi García Márquez définit-il le merveilleux à transmission orale et nous donne-t-il sa version fort juste de la culture populaire : sans âge, permanente, toujours recommencée. Et c’est que l’écriture rachète de toutes les injustices, celle des caciques profiteurs, des grands-mères diaboliques ou de ce gringo de Herbert qui ruine le bourg sous l’afflux de ses pesos et dessine une cité future avec « d’immenses édifices tout en verre et des pistes de danse sur les terrasses » qui finira, comme le reste, mangée par les crabes…
27Dans cette vision exhaussée, exaltée, démesurée, servie par une écriture merveilleusement cadencée comme la voix de la Grande Mémé berçant la tête de l’enfant, il s’agit toujours pour l’auteur de compenser un univers minable et douloureux, un monde qui fut bâclé par Celui qui, après tout, « avait toute l’éternité pour se reposer ». Alors nous pénétrons dans la voix du conteur « en descendant, très profond, jusqu’à ces lieux où s’achève la lumière du soleil », et puis nous regarderons « vers la surface des eaux » et nous verrons « à l’envers toute la mer ».
Des yeux de chien bleu
28Les onze nouvelles de ce recueil, composées entre 1947 et 1955, œuvres de jeunesse, donc, n’a pu paraître en France qu’en 1991. On sera d’autant plus frappé par la maîtrise qu’y manifeste Gabriel García Márquez, ainsi que par l’unité d’inspiration. Au lieu de se fourvoyer dans l’esthétique vaine d’un quelconque « réalisme magique » (expression, dit-on, forgée par Alejo Carpentier), trop souvent invoqué à propos de l’écriture marquézienne, on pourrait plus légitimement s’autoriser ici du surréalisme, tant l’art du romancier colombien sait puiser au trésor d’images et de fantasmes de son subconscient. Ce surréalisme, au demeurant, se rattache moins à quelque école dûment située et datée – comme ce pourrait être le cas dans l’œuvre d’un Miguel Ángel Asturias – qu’à une attitude plus générale et, semble-t-il, propre au continent latino-américain. Ce dernier, en effet, incapable de coller à un réel toujours changeant, fuyant et proliférant, sait se hausser – la lévitation est une attitude habituelle aux personnages du romancier de Macondo – au-dessus des turbulences tropicales pour atteindre à la quintessence de l’imaginaire. D’où une relation privilégiée avec l’univers des mythes et des archétypes.
29Ainsi ces premiers textes tendent-ils à envisager la mort – ou à la conjurer. Mais comment mieux l’appréhender qu’en la contemplant à l’envers, c’est-à-dire dans le miroir de la vie ? Ou plutôt en retournant comme un gant le concept : mort et vie sont une seule et même chose, que distingue seulement la visée ou la perception. Le personnage de « la Troisième Résignation » est un enfant qui continue de grandir dans la mort (le thème est repris dans le roman De l’amour et autres démons, en 1994) : le coussinet calant ses pieds dans le cercueil ouvert doit être de plus en plus allégé de laine, et sa barbe devenue hirsute est régulièrement peignée par sa pieuse mère « pour que dans son cercueil il fût présentable ». Et l’auteur de noter malicieusement : « Pour vivre sa mort, il n’avait même pas besoin de respirer. » N’empêche, quelle triste enfance pour celui qui a dû la passer « dans la mort » ! Alors il va devoir mourir pour de bon et ce passage « dans ses propres humeurs » et dans l’« eau visqueuse » de sa décomposition ressemble à s’y méprendre au parcours amniotique de la naissance. Il n’est que de se laisser aller, et c’est la résignation – à la vie ? à la mort ? Tel autre vit dans sa chair vive la mort mutilante de son jumeau, une mort qui « avait commencé à couler dans ses os comme un fleuve de cendre ». Il voit, donc, comme en quelque cauchemar, son frère « dans un miroir » tentant de « s’arracher l’œil gauche avec une paire de ciseaux » : ce passage de l’autre côté a des accents clairement buñuéliens. Car les personnages de García Márquez évoluent toujours « entre les rivages prodigues des songes et la réalité ». Mais ils peuvent aussi naviguer sur l’échelle infinie du temps : ces deux jumeaux ne sont autres que Jacob et Esaü qui renvoient aux temps bibliques et mythiques, et la mort est moins dans la tombe du réprouvé que dans les veines poreuses de l’élu chargé de vie. Nous voilà, ainsi, plongés dans « le monde faux et absurde des animaux rationnels ».
30Dans la vie lente des rêves, la somnambule qui s’élance du second étage ne recherche que « le goût du sédiment sépulcral ». Dans le miroir où la lumière exécute « un mathématique aller-retour », le jumeau – toujours lui, mais dans un autre récit – qui rase impeccablement fait à son frère une « balafre violacée en travers de la joue ». Un homme qui, au réveil, n’a plus le moindre souvenir rêve chaque soir d’une femme aux « yeux de chien bleu » – nous y voilà enfin ! Sur les vitres embuées, dans le bois dur des tables, sur l’ombre des murs, et certes, sur tous les miroirs infinis, elle grave « ses grands yeux de cendre brûlante ». Gabriel García Márquez ne cesse ainsi de nous plonger dans l’onirisme et le vertige spéculaire.
31Pourtant le temps bien réel de la vie pèse de tout son poids de sable : cette prostituée qui vient d’exécuter son client au terme d’un long dégoût du sexe mercenaire et d’une interminable humiliation se battra pouce à pouce avec le barman à sa dévotion de son bistrot de drague pour qu’il veuille bien admettre qu’elle était bien là une demi-heure plus tôt : son alibi. « La femme qui venait à six heures » sera donc arrivée en avance sur son crime.
32Au dernier temps des récits, tout s’est définitivement déréglé : « On m’appelle pour assister à la messe de dimanche dernier », s’écrie Isabel en « regardant tomber la pluie sur Macondo ». Le déluge qui transforme le ciel en « une substance gélatineuse et grise » précipite et noie tout cet imaginaire débridé qui regagne, comme l’esprit malin la prison de sa fiole, le ventre d’une femme. Alors celle-ci se sent « métamorphosée en prairie désolée, ensemencée d’algues, de lichens, de champignons suintants et mous, fécondée par la flore répugnante de l’humidité et des ténèbres ». En vérité, l’écrivain est ce ventre fécondé, l’esprit créateur est une matrice. Par le recours subtil au mythe de l’éternel retour, dans une atmosphère de glaise et de glaire, et cette odeur de pourri qui monte de la terre où les corps flottent au-dessus des tombes. Gabriel García Márquez, en voyant inspiré, nous donne ici déjà l’alpha et l’oméga de son total talent.
Des feuilles dans la bourrasque
33Qu’est-ce que la hojarasca, ces « feuilles dans la bourrasque » qui tourbillonnent dans ce récit (de 1955) ? Feuilles mortes et paroles en l’air, ces détritus d’une splendeur passée symbolisent le dépotoir torride qu’est devenu Macondo, toujours ce même bourg reculé et mythique, coincé entre les dunes stériles qui l’isolent de la mer et les dents arides de la sierra, enfermé dans le silence et le secret d’anciens, d’éternels conflits. Macondo est, pour Gabriel García Márquez qui avait dix-neuf ans lorsqu’il écrivit ce livre – en fait, son premier roman –, le lieu de sa poésie, le centre de toute sa création (aussi exemplairement mythique que la Comala de Juan Rulfo ou la Santa María de Juan Carlos Onetti). Traversé par la double folie meurtrière de la guerre civile et de la fièvre bananière (on sait désormais que Macondo est le nom d’une bananeraie proche d’Aracata, le village natal de l’auteur), Macondo panse ses plaies, se replie, vit dans la haine des crocs rentrés et de molles et baveuses babines. Trois générations rythment ici cette chronologie : un vieux colonel comme les aime notre auteur et qui vit dans l’attente ou la résignation de la vieillesse, revenu de tout ; sa fille, Isabel, abandonnée par un mari volage et qui l’accompagne dans son silence ; son fils, enfin, qui a l’âge de l’étonnement et de la lucidité.
34Trois monologues intérieurs composent ce récit qui s’ouvre sur la découverte, non pas du diamant lumineux de Cent ans de solitude, mais de la mort et l’horreur cadavérique : un médecin s’est pendu qui vivait cloîtré et maudit au bout du bourg. Misanthrope et monstrueux, ce Céline des Tropiques, capable pourtant de sauver la vie du vieux colonel et pour cela protégé par lui, a refusé au soir d’une émeute électorale de secourir les blessés ; menacé de lynchage par la foule, il s’enferme avec la servante indienne du colonel, l’engrosse, puis la tue, probablement, en faisant disparaître son corps comme un quelconque Landru. Et voilà que ce médecin mort, aux lèvres violettes, à la grosse langue pâteuse, et la peau comme « une grosse motte de terre mouillée », fait, dans l’odeur de sa putréfaction, chanter les charognards, tous les butors. Défense de le mettre en terre. C’est Antigone aux Caraïbes. Or le colonel bravera le village hostile pour donner à ce médecin misérable, méchant, minable, mais homme tout de même, la dignité d’une sépulture.
35Sur cette histoire de funérailles – comme bien d’autres funérailles à venir – où le morbide le dispute à l’odieux, Gabriel García Márquez construit un récit étouffant, circulaire, vertigineux dans le tourbillon des feuilles sèches et le cercle de feu d’un ennui mythologique. Voyage au bout de la nuit putride et tropicale où la chaleur « cogne au visage », où l’espoir gît « étouffé par la stagnation » dans un bourg « habité par des chômeurs aigris », torturés par « le souvenir d’un passé prospère », dans le maléfice des feuilles mortes, des résidus de résidus, et ce cadavre épouvantable, Des feuilles dans la bourrasque s’inscrit toujours, s’écrit déjà dans un regard enfantin, naïf et lucide, celui du petit Gabriel – Gabito, comme l’appelait sa mère – qui savait bien, dans l’obsession des odeurs, que « les jasmins… comme les gens… sortent errer la nuit après leur mort ».
La Mala Hora
36Ce roman publié en 1962 remporta en Colombie le Prix national du roman, la première grande récompense du futur prix Nobel de littérature (1982). Et nous y retrouvons, bien sûr, cet immuable bourg colombien sur la côte, en avant de Macondo, qui vit la paix douloureuse des lendemains de guerre civile. Le curé règne sur les bonnes mœurs de ses ouailles, réduisant le nombre des unions illégitimes et sonnant les cloches de son église les soirs de cinéma où l’on passe tel ou tel film montré du doigt par les autorités ecclésiastiques. Le maître, lui, règne sur tout ce qui bouge – ou ne bouge plus : il est vrai que ce militaire a rétabli l’ordre en peuplant le cimetière, et tout le monde a une dent contre lui, à juste titre. C’est lui, pourtant, qui a la joue enflée et va souffrir longuement d’une fluxion jusqu’à ce que le dentiste, naguère condamné à mort, consente à l’opérer, mais sans anesthésie, n’est-ce pas ? Car il ne la mérite pas ! Or la paix permet à l’édile de s’enrichir en taxant le bétail, en amnistiant tel meurtrier ou en empochant la moitié des gains d’un cirque de passage. Ce militaire s’en met plein les poches et la paix est une bonne affaire.
37Autour de lui, le pays entier – raccommodé avec des fils de toile d’araignée – s’achemine lourdement vers l’hiver, dans l’inconsolable pluie, le pourrissement végétal ou la puanteur de tel bovidé enlisé aux marais. Chacun vit là sa propre décrépitude et le dénuement quotidien. Le barbier, qui interdit à sa clientèle de parler politique – parce qu’il est contre le pouvoir établi – n’a plus de client, et le tiroir-caisse de Moshé le Syrien en son échoppe est désespérément vide. La vie s’immobilise.
38C’est alors que vont surgir, dix-sept jours durant (et nous savons que 17 est un chiffre de malheur, par lequel la tradition hébraïque signifiait la mort – transfigurée en symbole de vie par Jésus lors de la pêche miraculeuse du lac de Tibériade où 17 poissons seront pêchés –, tradition que l’on retrouve dans l’Antiquité romaine où le chiffre XVII pouvait aussi se lire, en chiffres romains et en en dérangeant l’ordre, VIXI, c’est-à-dire « j’ai vécu »), des tracts anonymes qui dans la nuit proclament et disent à chacun son fait. Ici, c’est un adultère qui est révélé : le mari trompé exécute l’amant présumé de sa femme et s’en va mourir en prison. Là c’est la bâtardise d’un tel qui est cloué au pilori. Ou encore, dénoncée, la folie de la plus riche propriétaire des cantons. Nul n’en réchappe et tous s’affrontent, car le coupable des libelles – le « corbeau » – est le bourg tout entier. La diseuse de bonne aventure qui accompagne le cirque en son passage sait lire le malheur – la « mala hora » – dans les mains du maire et dans son jeu de cartes falsifiées. Déjà les jeunes se soulèvent, vont mourir en prison ou rejoindre la guérilla. Des familles entières plient bagage et le village est envahi par les charognards et les butors. Seul le maître campe, assis sur son magot, mais l’enfer des affrontements civils hurle à sa porte. En dix-sept jours, la paix a échangé son masque avec la guerre.
39Sur cette trame simple et obsédante, recourant aux plus archaïques des croyances et des superstitions, le romancier bâtit un récit haletant et morcelé. Les personnages déambulent dans ce village comme des fantômes, sous un ciel qui se précipite avec son petit air habituel de déluge. Dans l’arrière-plan et la contingence d’une misérable humanité, une fois de plus la politique dévoyée et la morale bien-pensante sont tournées en dérision, et la fausse paix des braves, imposée par les vainqueurs, montrée sous son vrai masque de profit et de lucre. Il restera, bien sûr, la rédemption par l’amour qui est, dans ce contexte, une valeur précaire. Le plus sûr chemin du salut reste la fuite. Cet admirable récit est déjà une longue méditation sur la barbarie humaine et, par-dessus tout, un regard de pitié sur l’intraitable solitude.
L’amour aux temps du choléra
40On sait que les histoires, contes, mythes et légendes nous sont légués, le plus souvent, par nos aïeules, et que nous les déchiffrons sur les lèvres parcheminées des grands-mères. De la Mamaé de Vargas Llosa, centenaire babillarde de La demoiselle de Tacna, ressuscitée par le petit Belisario devenu grand, à l’Úrsula de Cent ans de solitude, voire à la Grande Mémé aux somptueuses funérailles. Et voici que García Márquez en son troisième âge – mais nous attendrons avec tout autant de curiosité gourmande son quatrième, en pariant sur la verve solitaire du beau centenaire qu’il ne manquera pas d’être – nous livre un nouveau florilège d’anecdotes magiques et entêtantes, un cours romanesque attendri.
41Oui, c’est un merveilleux conteur que ce diable de Colombien qui excelle à faire naître des miasmes lagunaires et des flots caraïbes – si somptueusement brossés dans Le général dans son labyrinthe où la nature pourrit au rythme du mal qui ronge d’agonie le grand Simón Bolívar, choisissant le delta pour mourir – des parfums et des couleurs, et surtout des senteurs, car cet homme est un « nez », balançant toujours, suivant les mots de l’impeccable traductrice4, entre remugle et fragrance. Qu’ils sont proprets et parfumés ces vieillards, rivaux de cœur, raides de dignité et le pouls encore palpitant ! Seulement voilà, ils sentent le vieux, « la charogne », dira même plus crûment une amante à carte vermeille. Car, il faut le dire, le sujet de ce roman, de la première à la dernière ligne, est l’amour, passionné et physique, fou et romantique, un amour de la dernière pluie et à l’eau de bleuet, eau de rose et de toute teinte, candide, jaune, mauve, fané…
42Que reste-t-il des promesses et des serments de ces jeunes épris, cette Fermina de Márquez qui semble droit issue de la bibliothèque de Valery Larbaud, comme on l’a vu plus haut (et cela n’aura pas échappé à l’auteur) et ce Florentino tout vibrant de messages – il est télégraphiste ! – et de vers de mirliton ? Amours adolescentes, touchantes et condamnées. Fermina l’altière repousse dédaigneusement l’humble gratteur de luth qui lui jure fidélité jusqu’à la fin des jours, et la voilà conduite à l’autel par un médecin prestigieux et riche. Que peut un Florentino Daza, transi et piteux, en face d’un Juvenal Urbino, glorieux et fortuné ? Il se réfugie dans la poésie, il rédige d’interminables lettres qui sont autant de cartes du tendre, et qui finissent, moisies, au grenier. Il vit sa passion dans le rêve et le fantasme, allant jusqu’à acquérir un miroir dans lequel, deux heures durant, Fermina s’est contemplée, et retrouvant dans le tain, pour son adoration, l’ineffable beauté. (Qu’on ne rie pas, mais qu’on se souvienne plutôt de Charles Bovary, pareillement sublime d’amour désintéressé, lisant dans les yeux de Rodolphe, qui fut le premier amant de sa femme, le reflet amoureux d’Emma qui n’est plus.)
43Les années passent, cinquante ans, pas moins, à l’aune mythologique de l’archange Gabriel, et sa fidélité reste intacte, malgré une incroyable succession d’assouvissements sexuels – de la plus vieille des veuves à la plus jeune des pucelles : la candide filleule de quatorze ans qui pourtant se suicidera en apprenant la perte de son amant de soixante-dix-huit ans. Il faut oser de pareilles passions et García Márquez a toutes les audaces, joue à chaque ligne son va-tout, même si le lecteur a parfois du mal à le suivre dans ses débordements baroques. Quant à Fermina, elle créera un foyer, donnant naissance à une lignée, bref elle sera digne et respectable – malgré ces cigarettes qu’elle roule entre deux doigts et fume dans le secret de son cabinet, en revivant de douces coquineries adolescentes. Elle sera, pourtant, une femme trompée, bafouée, quoique jamais ridicule. À la mort de Juvenal, Florentino viendra renouveler sa promesse, et face à l’incroyable, à l’impossible, un pied déjà dans la tombe, voilà ces amoureux aux portes du quatrième âge et qui ont tant attendu – Florentino ayant chu de « grand cœur » au « lac d’indifférence », et Fermina sautant de « négligence » à « petits soins », puis de « tendresse » à « confiante amitié » –, les voilà, donc, saisis par l’amour fou, cet « amour chimiquement pur » dont rêvait Albert Cohen dans Belle du Seigneur.
44Avec un art absolu du mensonge romanesque auquel nous adhérons sans – presque – rechigner, pris aux rets magiques du magnifique écrivain, nous vivons cette passion folle et sénile qui s’accomplit, en un sursaut de vraisemblance, sur un bateau descendant le fleuve colombien et le remontant interminablement, loin des rives, loin du temps, hors les villes et leur médiocre rumeur, hissant le drapeau jaune du choléra – d’où le titre énigmatique de ce roman – qui assure l’isolement heureux des pestiférés de l’amour et claque vaillamment au vent brûlant de leur passion. Alors oui, ce romancier est un magicien qui nous fait gober d’incroyables niaiseries et applaudir à des fadaises de superbe envol.
Pas de lettre pour le colonel
45Qu’on nous permette de garder ce petit livre pour la bonne bouche. (Pourquoi respecter une quelconque chronologie, si nous nous laissons guider au labyrinthe par le seul fil du plaisir ?) Nous savons désormais que Gabriel García Márquez connut une enfance peuplée de merveilleux et de fantastique, dans la modeste ex-bananeraie au nom exotique d’Aracataca, à une encablure de la côte caraïbe de la Colombie, grandissant dans une énorme bâtisse aux multiples pièces soigneusement calfeutrées contre le soleil agressif et la chaleur trop vive, où, pour apaiser ses peurs nocturnes, sa grand-mère, galicienne et bavarde, lui racontait des histoires de fantômes, tandis que le jour, pour meubler l’ennui d’un temps immobile, son grand-père lui répétait inlassablement ses souvenirs de la guerre civile (dans les années soixante du xixe siècle). Lorsque, devenu journaliste, il se retrouve en 1955 à Paris, correspondant d’un quotidien de Bogotá qui bientôt fermera ses portes, dictature oblige, le voilà fort désemparé et bien démuni. Il est là, sans travail et l’esprit tourmenté, attendant probablement de vains subsides colombiens qui jamais n’arrivent, attentif aux pas de quelque facteur qui n’a jamais rien pour lui. Est-ce la conjonction de cette situation critique et des folles histoires dont il a la tête farcie qui lui dicte alors ces pages superbes ? Toujours est-il qu’en 1957, juste avant de rentrer dans son pays, il met à Paris le point final à un récit court et décisif, Pas de lettre pour le colonel. Ce bref roman fut publié en 1961 en Colombie et en 1963 en version française (qu’il corrigea en 1980 pour une nouvelle édition).
46L’histoire, comme souvent chez l’écrivain colombien, est des plus simples : dans un village perdu de Colombie, sous un automne tristement gris marqué par de lentes pluies continues, un vieux colonel famélique attend la lettre de la capitale qui lui annoncera l’attribution de la pension militaire qu’il a méritée pour de bons et loyaux services rendus durant la guerre civile. Ainsi donc, depuis des années, tous les vendredis, le colonel se rend au port à l’arrivée de la gabare qui amène le courrier de Bogotá et reçoit immanquablement la même réponse de l’employé : « Rien pour le colonel ». Ce qui est doublement, voire triplement dramatique, car non seulement son ventre crie famine – ce que l’auteur traduit ainsi en sa verve fantastique : « Il sentit des champignons et des iris vénéneux lui pousser dans les tripes » –, mais son épouse s’épuise en crises d’asthme, et, pour comble de malheur, son coq de combat n’a plus rien à becqueter. Or ce coq qui devient bientôt la dramatis persona, ou le motif envahissant, du récit, est sa seule fierté. Il représente même sa seule possibilité de revanche sur la vie. Ce coq, en effet, lui vient de son fils Agustín, assassiné quelques mois plus tôt pour avoir distribué, en plein état de siège, des tracts antigouvernementaux. Les camarades d’Agustín offrent-ils chaque jour une poignée de maïs pour assurer la subsistance de l’animal qui, seul, est capable de venger cette mort ? C’est la survie de toute la famille qui est ainsi garantie : le coq picore quelques grains, le colonel et son épouse engloutissent des bouillies, dans une atmosphère tragicomique ou grotesque. Mais tout de même, faudra-t-il au bout du compte et de la faim, immoler le coq ? ou le vendre à vil prix ? L’imagination est ici au pouvoir et le colonel a assez d’humour ou de distance par rapport à l’adversité pour s’en remettre à l’espoir. Et puis, les lecteurs de Gabriel García Márquez découvriront là une nouvelle pousse de cet univers étouffant de Macondo, déjà esquissé dans les nouvelles et contes antérieurs. De la première à la dernière ligne, nous admirerons la superbe cohérence d’un talent souverain.
Notes de bas de page
1 Si l’on songe que Cabrera Infante, dans La Havane pour un Infante défunt, évoque aussi une vierge dont l’hymen a été accidentellement perdu – une danseuse qui en accuse l’exercice quotidien de la barre –, on conviendra qu’il s’agit bien d’un thème récurrent dans cette littérature si fortement marquée par le code hispanique de l’honneur.
2 Dans son étude intitulée Historia de un deicidio, jamais traduite en français.
3 Ruy Guerra l’a portée à l’écran (Eréndira, 1983).
4 Il n’est pas interdit de rendre hommage ici à Annie Morvan, la voix française des plus grands – García Márquez, Mario Benedetti, Álvaro Mutis… – et aussi la Colombine de l’édition française dont elle occupe le Seuil, attachée à découvrir les nouveaux territoires littéraires de Cipango.
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