Mario Vargas Llosa le cannibale
p. 59-83
Texte intégral
1En novembre 1998, participant à une réunion anti-nationaliste à Bilbao, Mario Vargas Llosa se présentait sous cette identité : Un sudaca con pasaporte español (« Un hispano à passeport espagnol »), entendant ainsi damer le pion aux autonomistes de tout poil. Et c’est que le bonhomme qui n’habite plus au Pérou, et qui a pris l’avion, peut-être définitivement, au soir de sa défaite aux présidentielles de 1989, ne sait plus, ne veut plus se réclamer d’une autre terre que celle de la langue espagnole. Nous l’avons dit plus haut, le problème identitaire est au centre de la création intellectuelle du xxe siècle en Amérique latine. À tort ou à raison, ces écrivains qui ont, presque tous, choisi de vivre ailleurs que dans leur pays, ne se sentent plus attachés par la plante des pieds au terreau, au terroir natal, au point que l’idée même de patrie, le concept même de nation, leur semble étranges et incongrus. On connaît les démêlées d’un García Márquez avec sa Colombie natale : à peine y est-il revenu qu’il a refait ses valises pour le Mexique où il vit depuis vingt ans, voisin d’un Álvaro Mutis qui a déserté depuis plus longtemps encore sa haute ville de Santa Fé de Bogotá. Mais Carlos Fuentes qui, lui, est mexicain, a choisi de vivre ailleurs, et Cabrera Infante a renoncé depuis longtemps à la chute de Fidel et au retour à La Havane, cette ville d’où le protagoniste de La Havane pour un Infante défunt dit ne pas même concevoir qu’il puisse en partir. Et Mario Vargas Llosa a un appartement à Londres, un autre, peut-être, à Paris, mais le plus souvent il est en Espagne, quand il n’obtient pas quelque semestre sabbatique à Berlin – qui semble devenir pour lui la prochaine capitale du monde. Lui, comme les autres, peut s’écrier légitimement : la langue espagnole est ma patrie. Et d’ailleurs, depuis peu, Mario Vargas Llosa est membre de l’Acadé mie royale de la langue espagnole, acteur et militant d’une autre cause autrement plus vaste, sinon plus noble, que la politique. Et pourtant, à l’exception d’une incursion circonstantielle au Brésil dont nous parlerons plus bas, son œuvre s’alimente du Pérou – tant il est vrai que pour l’authentique écrivain tout s’est joué dans l’enfance. Une fois largués les romans d’éducation, il y revient encore, il y revient toujours, inlassable arpenteur de Lima, des terres amazoniennes, du « front déchiqueté des Andes » (ultime phrase de Lituma), de la géographie multiple et contrastée de son « cher et vieux pays », cannibale de sa propre chair, mordant à belles dents et déchirant, en un banquet saturnal qui ne finira jamais, ses innombrables personnages…
La ville et les chiens
2Ce premier roman de l’écrivain péruvien fut écrit à Paris où l’auteur réalisait, à l’âge de vingt-trois ans (faut-il rappeler qu’il est né en 1936 sous le signe du bélier1 ?), son rêve flaubertien d’orgie perpétuelle, partageant son temps entre sa modeste chambre de bonne propice à l’échauffement littéraire et de menus travaux alimentaires à l’ORTF, à l’agence France-Presse et à l’école Berlitz où il apprenait à de jeunes gens des deux rives à parler espagnol avec l’accent de Miraflores – le quartier de son adolescence.
3Salué à sa publication en 1962 comme une œuvre majeure des Lettres latino-américaines, ce roman fut couvert de lauriers et d’éloges unanimes qu’il nous faut ici oublier pour recevoir ce livre, plus de trente ans plus tard, avec encore plus de force et tout son pouvoir de fascination. De la première à la dernière page, laissons-nous éblouir par cet écrivain qui, comme le faisait remarquer Milan Kundera, ne représente pas plus les « Lettres péruviennes » que Picasso n’illustre la « peinture andalouse », mais appartient bien évidemment à littérature du globe dont il est aujourd’hui l’un des plus sûrs atlantes.
4Abordons, donc, ce livre dense (plus de cinq cents pages en édition Folio). Deux mondes s’y opposent et s’interpénètrent, annoncés par le titre. La « ville », c’est Lima, capitale macrocéphale qui absorbe avec ses cinq ou six millions d’habitants (évaluation approximative), le tiers de la population du Pérou. Les « chiens », ce sont les bizuths du collège militaire Leoncio Prado. L’expérience autobiographique de l’auteur qui y passa deux dures années nourrit l’objectivité du récit et contribue à sa force persuasive – et l’on sait que le « pouvoir de persuasion » est un élément majeur de l’esthétique du romancier2. En même temps elle lui fournit la seule tranche de vie qui lui permette alors d’embrasser dans sa totalité une société singulièrement compartimentée dans sa Ville – comme la plupart des capitales de l’ex-Colonie. Or ce qui caractérise ce collège militaire, c’est qu’on y trouve dans le même brassage riches et pauvres, Blancs, Indiens, Noirs et métis, enfants de la haute et moyenne bourgeoisie et gosses du peuple, voire du monde de la marginalité et de la délinquance. Dans quel but ? L’auteur répond par la voix d’un officier : « Une moitié, leurs parents les envoient pour qu’ils ne soient pas bandits… Et l’autre moitié pour qu’ils ne soient pas pédés. » Voilà qui, en dépit des descriptions d’une violence inouïe et de la chronique ordinaire des brimades, nous situe, malgré les apparences, assez loin des Désarrois de l’élève Törless, de Musil.
5L’intrigue en est relativement simple. Le cadet Cava vole les sujets d’un examen sur ordre du Cercle, organisation clandestine qui impose son pouvoir terroriste au collège et dont le chef est un terrible voyou surnommé le Jaguar. Le vol découvert, toute la section est consignée au grand dam de celui qu’on appelle l’Esclave, souffre-douleur de ses camarades, adolescent lâche et soumis, qui se trouve ainsi dans l’incapacité d’aller retrouver, comme chaque dimanche, sa fiancée Teresa. Souffrant plus que les autres d’une claustration qui le met à la torture, l’Esclave dénonce Cava qui est aussitôt expulsé du collège. Au cours de manœuvres militaires effectuées par les « cadets », l’Esclave reçoit accidentellement une balle dans la tête et meurt. Le Jaguar est évidemment soupçonné de meurtre, mais la version officielle des autorités, soucieuses de la bonne réputation du collège, établit qu’il s’agit bien d’un accident. Le Poète, seul ami de l’Esclave et amoureux de la fiancée de celui-ci, qu’il a fréquentée et courtisée en son absence, rompt avec le Cercle et dénonce le Jaguar au lieutenant Gamboa, officier qui a l’estime des cadets pour sa droiture et son sens de la justice. C’est alors que le Poète est soumis au chantage de l’autorité militaire qui a découvert les petits romans pornographiques qu’il écrit et vend à ses camarades. Il cède, donc, à la raison d’État et retire son accusation. Gamboa doit aussi renoncer à son désir de faire toute la lumière et – premier d’une longue série de gradés injustement sanctionnés dans l’œuvre du romancier – il est muté dans une garnison lointaine et déshéritée, après avoir reçu les aveux complets du Jaguar, qu’il se refuse à croire. Le Poète retrouve sa vie de petit-bourgeois et épousera, non pas Teresa, finalement d’une classe trop modeste pour lui, mais une fille du quartier de Miraflores comme lui. C’est le Jaguar qui épousera Teresa à laquelle le destine son appartenance sociale, Teresa, aimée des trois garçons, et qui détermine par sa seule présence l’action de ce livre.
6C’est, on le voit bien, toute la société latino-américaine qui est ici passée au crible, avec au centre, cette éducation de la virilité, si particulière que le mot en est entré dans la langue française, le machisme. Peu après ce livre, avec Les chiots, nous retrouverons ces enfants « éduqués » prêts à rejoindre, on le verra ci-dessous, la grande meute des bien-pensants. Dans ce monde de codes et de gestes figés, de mystifications et d’imposture, peut-on espérer au moins quelque pureté qui prendrait le nom du devoir ? L’auteur excelle à nous brosser de ces naïfs, comme ici le lieutenant Gamboa qui voudrait bien tirer l’histoire au clair au mépris du scandale dont l’organisation militaire pourrait être éclaboussée. Mais la géniale bureaucratie qui l’anime vient à bout de lui. Notons d’ailleurs qu’à sa sortie, mille exemplaires de La ville et les chiens furent brûlés en autodafé dans la cour d’honneur du collège militaire Leoncio Prado. Cela vaut tous les hommages. Frère du Pantaleón Pantoja des Visiteuses, et première ébauche du célèbre Lituma, de Qui a tué Palomino Molero ?, qui deviendra dans la suite de l’œuvre de Vargas Llosa le militaire exemplaire, le lieutenant Gamboa finira comme eux dans l’exil et la froidure de la garnison la plus reculée du Pérou.
7Roman d’apprentissage, livre d’une acuité sociale incomparable qui fait du romancier péruvien le témoin privilégié et le plus efficace de sa ville et de son pays, La ville et les chiens fait aussi de son personnage principal, le Poète, un double de l’auteur en ce qu’il suppose aussi une pénétrante et précoce réflexion sur le métier d’écrire. Bien avant La tante Julia et le scribouillard, Vargas Llosa illustre à travers cet Alberto dit le Poète qui écrit des lettres d’amour pour ses condisciples contre rémunération et leur vend des petits romans pornographiques, la double mission qu’a, à ses yeux, tout écrivain3 : mission sociale, il est le porte-voix des pauvres en esprit et des demeurés ; mission artistique, il assigne à la littérature le rôle de moteur de l’imaginaire et de compensation psychique. La part du rêve, bien sûr, moyen d’évasion précieux, indispensable dans ce monde clos ou carcéral d’un collège militaire réputé pour sa discipline.
8Alberto, c’est déjà le Varguitas – ou le Marito, car il use alternativement des deux diminutifs auto-dérisoires – de La tante Julia qui rêve de devenir un professionnel de la plume. Mais si fort est le talent de l’auteur et son éblouissante, sa flaubertienne séduction, que le scribouillard s’avère ici un scribe de génie, que l’admiration pour l’ermite de Croisset, le « Patron » déjà, pousse à fréquenter, d’un roman à l’autre, les sommets familiers à Frédéric Moreau et à Emma Bovary, et rejoint, à l’humble pupitre des immortels copistes, celui qui sut s’investir tout entier, avec frénésie et passion, dans l’orgie des lettres, ce dur métier d’écrire.
Les chiots
9Nous avons là, à l’inverse du précédent roman, une courte fiction de six brefs chapitres. Et pourtant, sans avoir l’ampleur des deux premiers titres, La ville et les chiens (1963) et La maison verte (1966), et moins encore du vaste texte qui lui succède chronologiquement, Conversation à « La Cathédrale » (1969), Les chiots reste néanmoins, avec d’autres moyens stylistiques, une œuvre pareillement totalisante, un authentique roman, et aussi un jalon nécessaire dans l’imposante production de l’écrivain. Composé de 1965 à 1966, en tout de même un an et demi, ce récit de quelque soixante pages s’inscrit dans l’évidente filiation de La ville et les chiens. Nous retrouvons là, en effet, la géographie précise, voire minutieuse, de Lima où s’ébattent, plus jeunes, plus chiens fous que jamais, les mêmes personnages, et ce quartier de moyenne bourgeoisie qu’est Miraflores qui sert de décor à l’action. Miraflores est, en effet, le lieu d’où est issu le protagoniste principal du premier roman et, nous l’avons vu, porte-parole de l’auteur, Alberto le Poète. Vargas Llosa n’est pourtant pas originaire de Lima, mais d’Arequipa où il est né, rappelons-le, en 1936, dans le Sud péruvien et montagnard. Il a passé sa petite enfance en Bolivie, à Cochabamba, puis à Piura, à la frontière équatorienne, où il situe l’action de son deuxième roman – La maison verte –, ainsi que de Qui a tué Palomino Molero ? et de sa pièce La Chunga. Venu vivre à Lima à l’âge de onze ans, il a habité un autre quartier de classe moyenne, Breña, avant d’entrer comme interne au collège militaire Leoncio Prado (de 1950 à 1952) où il fera un dur apprentissage de la vie dont témoigne son premier roman. Il s’agit, donc, dans Les chiots d’une transposition et d’une composition née, en réalité, d’un fait divers (peut-être lu dans un journal) – l’histoire d’un jeune garçon mordu et émasculé par un chien – dont il fait ici une métaphore, selon un procédé qu’il appliquera dans maintes œuvres à venir, voire une parabole qu’il nous faut maintenant expliquer.
10 Les chiots représente, donc, un monde innocent – celui de l’enfance – où la violence n’existe encore qu’à l’état latent. Mais elle est présente, sinon dans les jeux des adolescents et leurs exploits sportifs, dans le miroir de la vie et cet « incident » initial débouchant forcément sur un « accident » terminal qui mettra fin à l’existance du protagoniste. Entre les deux moments, et en parfaite circularité de récit, le romancier bâtit une fable de portée générale sur la société péruvienne : celle de l’impossible intégration d’un individu qui ne répond pas à la norme initiale imposée par un milieu fortement marqué par la primauté de la virilité – ce qu’on a dénommé hispaniquement en français le « machisme ». C’est, en effet, l’histoire d’un échec – d’un naufrage – humain qu’évoque ici Vargas Llosa. À vrai dire, il s’agit là d’un thème récurrent qui peut se dégager aisément de tous ses romans, des plus sérieux – le désastre de la rébellion de Canudos dans La guerre de la fin du monde, le lamentable fiasco de l’utopie néo-trotskiste dans Histoire de Mayta, l’impossibilité pour le lieutenant Gamboa, dans La ville et les chiens, de rétablir la justice et la vérité au sein de l’armée, thème repris dans Palomino Molero, où l’officier qui a tout élucidé d’un drame épouvantable qui éclabousse l’armée doit céder devant la « raison d’État » – aux plus drôles – du cuisant scandale du capitaine Pantaleón Pantoja entraîné, par excès de zèle militaire, dans la spirale de la prostitution qu’il doit planifier, dans Pantaleón et les Visiteuses, à l’irrésistible drôlerie du feuilletoniste Pedro Camacho, dans La tante Julia et le scribouillard, tellement pris dans le flot et les rets de ses multiples affabulations radiophoniques qu’il finit par confondre tous les épisodes et par plonger dans l’aphasie. Ici, avec Les chiots, l’auteur entend, plus gravement, démonter les rouages implacables de la société péruvienne fondée sur le mythe de la virilité et de la réussite sociale à travers l’histoire emblématique d’un personnage qui, parce qu’atteint précisément dans sa virilité, va se trouver d’abord marginalisé – Cuéllar est son nom, mais il est vite affublé par ses camarades d’un surnom infamant : « Petit-Zizi » –, puis broyé et éliminé par cette société. Or s’il est vrai que tant que dure le temps de l’adolescence – paradis relativement vert – Cuéllar, malgré son surnom qui le fait tant souffrir au début, est étroitement entouré par ses camarades de collège, mais dès lors que la puberté amorce le tournant décisif qui jette les chiots dans la course à l’affirmation virile de leur personnalité jusqu’à en faire, pour reprendre la lumineuse expression de Nizan, les « chiens de garde de la bourgeoisie », notre protagoniste se retrouve sur la touche, dans la marge, fréquentant les lieux mal famés et les mauvais garçons, plongeant même dans l’homosexualité qui devient, du même coup, pour lui le seul territoire possible de son affectivité. Aux yeux de ses anciens camarades désormais installés confortablement dans cette vie taillée sur mesures pour leurs ambitions, Cuéllar n’a plus la moindre excuse et sa mort même apparaît comme la conséquence logique de ses errements : « C’est un fait qu’il l’a bien cherchée », concluent-ils avec une cruelle désinvolture, tournant la page – la dernière page de ce récit dramatique – parfaitement cyniques (au sens étymologique, précisément). Alors, métaphore de l’impossible intégration sociale ? Assurément, et aussi récit exemplaire de l’apprentissage détestable qui conduit ces jeunes chiots issus de la petite bourgeoisie miraflorine à rejoindre, à l’âge adulte, la grande meute des bien-pensants. Nous avons là, en définitive, une œuvre lucide, celle d’un écrivain péruvien attaché – acharné – à juger impitoyablement les siens et la classe dont il est issu, et mieux encore, une entreprise littéraire de subversion.
11Subversion qui s’exprime ici à travers l’invention d’un style fort original. L’auteur propose et construit dans Les chiots une voix plurielle, avec une audace dans l’innovation dont on ne connaît guère de précédents. Certes, auparavant, une Virginia Woolf (un écrivain admiré par l’auteur comme le montrent certaines pages de Lettres à un jeune romancier, 1997), dans Les vagues, avait tenté de faire coïncider six monologues pour composer un narrateur multiple. Mais ici l’audace est sans pareille, et seule la brièveté du roman la rend, d’ailleurs, supportable : le procédé majeur qu’utilise Vargas Llosa consiste à mêler dans la même phrase le « nous » et le « il », et cela à maintes reprises, en une sorte de gymnastique syntaxique qui fait sauter le lecteur alternativement de la subjectivité à l’objectivité, d’un narrateur autobiographique situé à l’intérieur du récit à un narrateur omniscient qui veut être à l’extérieur :
« Ils portaient encore culotte courte cette année, nous ne fumions pas encore, de tous les sports ils préféraient le football, nous apprenions à courir les vagues, à plonger du second tremplin du Terrazas, et ils étaient turbulents, imberbes, curieux, intrépides, voraces. Cette année où Cuéllar entra au collège Champagnat. »
12Oui, le narrateur est tout à la fois à l’intérieur et à l’extérieur du temps de l’histoire, conjointement dedans et dehors, au point que l’auteur – Mario Vargas Llosa, certes – saute hardiment les années qui séparent le temps du témoignage du moment de l’action. Pour compliquer les choses – mais c’est une vertu de ce récit en quelque sorte expérimental – il fait, avec autant d’habileté que de systématisme, alterner le discours direct et indirect :
« […] et toi, Lalo, tu as déjà peloté une fille ? Et toi Petit-Zizi, et Fufu allait payer une glace quand son portefeuille est tombé avec la photo d’un Petit Chaperon rouge dans une fête enfantine, ah, ah, ne fais pas des manières, Lalo, on sait bien que tu es fou de qui ? Et lui non, tout rouge, pas encore, ou pâle, il n’était fou de personne, et toi et toi, ah ah. »
13mêlant ainsi confusément – mais il s’agit bien d’une confusion voulue, à l’image de la vie frémissante, bruissante, excessive et proliférante de la ville de Lima inlassablement traversée par la troupe haletante des « chiots » – dialogue et récit, monologue et commentaire, en une sorte de discours unique et totalisant qui finalement dérange et perturbe toute la poétique mise à jour par un Genette (si l’on cherche à y voir clair). Et pourtant, malgré le dramatisme – mais il est justement tenu à distance par le discours haché et atomisé inventé par l’auteur –, malgré la difficulté qu’on peut trouver à cette lecture qui requiert du lecteur un minimum – voire un maximum – d’attention, Les chiots reste d’une approche plaisante, grâce à l’abondance des expressions populaires ou typiquement liméniennes et un certain langage enfantin qui va parfois jusqu’à l’onomatopée expressive :
« Il voudrait avoir un revolver, pourquoi frérot ? piquant sa crise, pour nous tuer ? oui et aussi celui qui passe pan pan et toi et moi aussi pan pan ; un dimanche il envahit la pelouse de l’hippodrome et avec sa Ford vvvooouuummm il fonçait dans la foule vvvooouuummm qui hurlait et sautait au-dessus des barrières, terrorisée, vvvooouuummm. »
14Rien d’apprêté ou de guindé dans ce qu’on pourrait prendre pour un exercice de style. Nous avons là un grand texte littéraire qui, comme tous ceux de Vargas Llosa, se lit avec une relative facilité et qui, peut-être même à cause d’une complexité stylitique et narrative éminemment excitante, procure au lecteur attentif le rare bonheur de l’authentique plaisir du texte.
Conversation à « La Cathédrale »
15Décidément le chien ne cesse de hanter l’écrivain, car dès les premières pages de ce roman, nous voyons le narrateur courir à la fourrière, dans les faubourgs de Lima, pour récupérer son caniche égaré. Santiago Zavala – ainsi se nomme-t-il – rencontre là l’ancien chauffeur de son père, le géant noir Ambrosio, devenu maigre et haillonneux. En quatre heures de conversation devant d’immondes bocks dans un troquet au nom somptueux – Eliotien ? – de « La Cathédrale », Santiago va chercher, en faisant parler cet homme qui connut de près toute sa famille, à recomposer la biographie de sa race, à éclairer tous les coins d’ombre de son passé, toutes les énigmes de la vie mystérieuse de son père, puissant homme d’affaires et pilier du régime – la dictature du général Odría (1948-1956) –, à embrasser d’un regard lucide dans les miasmes de cette taverne de banlieue toute la période de son enfance, à « fouiller toute la vie sociale », selon l’expression de Balzac placée en exergue et qui donne à ce livre sa dimension de roman totalisant. Ce propos où les plans chronologiques se trouvent mêlés, où le présent de l’infâme bistrot suscite d’incessants flots de passé, permet à l’auteur qui avait manifesté la même virtuosité d’écriture dans les deux premiers romans totalisants – La ville et les chiens et La maison verte –, de donner l’ample mesure d’un art consommé de la narration, et en particulier de suggérer, par une prose diffluente, la démarche pénible, angoissée du souvenir.
16Qui est le narrateur ? Un fils de l’oligarchie qui a très tôt rompu avec ses hypocrisies et ses fastes cyniques. Affrontant son père dont il condamne les agissements capitalistes et le soutien au régime du général, tout en admirant sa forte, son imposante personnalité, il milite d’abord au sein d’un mouvement vaguement communiste (sans doute le mouvement Cahuide auquel appartint, un temps, le jeune Mario), mais sans y trouver la véritable satisfaction de son idéal. Cet « enfant chargé de chaînes » – pour reprendre une célèbre métaphore de Mauriac – s’y sent trop marginal, et une intrigue sentimentale, où son meilleur ami et initiateur au militantisme lui « souffle » une compagne tendrement estimée, l’écarte définitivement de l’engagement politique. À l’échec affectif se superpose la débâcle du mouvement clandestin et il ne doit qu’aux appuis politiques de son père d’échapper à la torture et à la réclusion. Ce jeune homme est prisonnier de son milieu : il quitte alors le toit familial, définitivement, et entre dans un journal pour s’occuper à plein temps des « chiens écrasés », avant de devenir un petit chroniqueur à la tâche. Il a tout sacrifié de son passé pour se satisfaire d’une honnête médiocrité, d’une vie douillette et terne, entre son épouse et son chien. Mais combien d’énigmes au fond de sa mémoire, de trous d’ombre, de cernes maléfiques ?
17Au centre de ce voyage au bout de la nuit – et nous verrons plus loin que Vargas Llosa connaissait bien et appréciait Céline –, la haute stature du père est scrutée dans le regard de chien battu du fidèle Ambrosio, qui avant d’être son chauffeur fut celui du ministre de l’intérieur Cayo Bermúdez. Par Ambrosio, le fils pénètre dans l’immonde intimité des deux hommes, Cayo le « voyeur » jouissant après son dur labeur policier des jeux accouplés de sa maîtresse et d’une fille de cabaret (on retrouvera ce thème fantasmatique aux dernières pages des Cahiers de don Rigoberto), Don Fermín, l’auguste père, se laissant conduire, aux soirs de dépression, dans sa luxueuse et lointaine villa d’Ancón pour s’offrir lamentablement à son chauffeur (l’accouplement sodomique est décrit avec une crudité non exempte de complaisance – sauf à la rattacher à la propre catharsis de l’auteur dont on connaît les rapports conflictuels avec un père tyrannique et castrateur qui l’envoya à quatorze ans au collège militaire pour « ne pas être pédé » !). Par Ambrosio, colporteur malgré lui de ces chienneries, le scandale gronde aux portes de ces gens honorables de la bonne société liménienne. Cayo (surnommé significativement « Cayo Mierda »), victime de ses propres machinations policières, sera contraint à l’exil ; Don Fermín, plus connu parmi les mauvais garçons sous le surnom infamant de « Boule d’Or » (allusion à son homosexualité), fera assassiner une demi-domaine qui le faisait chanter. Au-delà de ces intrigues majeures, le roman est, comme toujours chez le romancier péruvien, foisonnant d’histoires et d’anecdotes époustouflantes, d’une belle densité humaine qui tâche de se hausser à la hauteur de Balzac – qu’on songe aux Splendeurs et misères des courtisanes ou aux Illusions perdues – dont Vargas Llosa, en cette étape de sa création, se réclame à l’évidence. En effet, c’est toute l’oligarchie péruvienne qui, par les révélations d’Ambrosio, descend aux Enfers et se roule dans cette vomissure chère à Céline. Mais, bien sûr, à la lumière de ce que nous savons de la propre existence de Mario Vargas Llosa, on peut lire ce livre sinon comme une véritable psychanalyse, du moins comme une « purgation » de ses démons.
L’orgie perpétuelle
18Rien ne prédisposait Flaubert, homme d’un seul voyage en Orient, exaltant et cuisant – suivi du saut que l’on sait à Carthage à l’heure de lever le secret des temps abolis sous le masque de Salammbô – à hanter le rivage pacifique du Nouveau Monde. Pas plus qu’il ne semblait plausible qu’un intellectuel sud-américain tournât ses regards vers ce type d’écriture.
19Émile Zola et le naturalisme scientifique, certes, Auguste Comte (si en faveur au Brésil qu’il y a sa statue) et son positivisme, le symbolisme français et le Parnasse chers à un Rubén Darío, admirateur touchant de Verlaine, tout cela, bien sûr, trouvait en Amérique un terreau fructifère. Mais Flaubert, l’écrivain de marbre, celui dont Nathalie Sarraute allait faire le « Patron » du nouveau roman, l’écrivain qui avait renoncé, sous la pression de ses exigeants amis, au baroque échevelé de La tentation de saint Antoine, semblait peu s’accorder, a priori, à la luxuriance attribuée, parfois abusivement, à ce continent-là. Et pourtant le Péruvien Mario Vargas Llosa, chef de file du réalisme romanesque contemporain en Amérique latine, le revendique comme maître et modèle d’écriture, s’y identifiant tellement qu’on a pu, ici et là chez nous, le surnommer « le Flaubert du Pérou ».
20Il est vrai que l’auteur de La ville et les chiens, on vient de le voir, ne manque pas de stature, qu’il a souvent pour écrire le goût des retraites, comme l’ermite de Croisset, et qu’il est comme lui un bourreau de travail, ce dont témoigne son œuvre prolifique. Au départ ses goûts le portaient d’abord vers l’imagerie romantique de l’écrivain à la française : une mansarde à Paris, la bohème littéraire, les cafés, la tête ivre d’Alexandre Dumas et de ses mousquetaires, quand ce n’était pas de Victor Hugo et de ses « Misérables », à quoi l’on peut ajouter un soupçon de Rastignac chez cet adolescent qui débarque un beau jour de 1958 – il a tout juste vingt-deux ans – sur les bords de la Seine avec en poche une bourse française remportée à Lima pour prix d’une première nouvelle (qui sera reprise dans son tout premier livre publié en 1959, le recueil de nouvelles intitulé Les Caïds). À Paris, donc, dans la patrie du réalisme, quoiqu’avec un siècle de retard, le voilà écrivant de savants récits imperturbables – il n’introduira l’humour et la distance romanesque qu’en 1973 en publiant Pantaleón et les Visiteuses. L’écrivain s’arme du froid scalpel et s’applique à une réalité crue, rude, qui dérange et secoue.
21Et puis voilà qu’un beau jour des années soixante-dix, après avoir quelque peu bourlingué sur les flots de l’écriture, remporté d’éclatants succès avec La maison verte et Conversation à « La Cathédrale », et produit ce chef-d’œuvre du roman expérimental : Les chiots, Mario Vargas Llosa écrit sa confession d’un écrivain du siècle en forme d’hommage, et c’est L’orgie perpétuelle (1975), dont le titre est directement issu de la correspondance de Flaubert. Là, le Péruvien donne libre cours à son admiration, tout en manifestant une telle maîtrise du texte de Madame Bovary et de si profondes intuitions qu’elles émerveillent plus d’un flaubertien patenté. Avec l’esprit frondeur qui le caractérise, Vargas Llosa va même jusqu’à combattre l’image en odeur de sainteté à Paris : le « Patron » n’est pas le froid théoricien du roman sans histoire, celui qui voulait faire « un livre sur rien, un livre sans attache extérieure » (c’est la définition flaubertienne du nouveau roman), il est, au contraire, celui qui rêve « d’écrire un roman de chevalerie ». Flaubert, c’est le délire imaginatif, pas seulement dans Salammbô ou, surtout, dans La tentation de saint Antoine, le texte obsédant et cent fois sur le métier remis, mais dans le baroque de Bouvard et Pécuchet, les sublimes « scribouillards », dans la folie et les audaces sensuelles de Madame Bovary. Après tout, la seule description de la casquette de « Charbovari » qui passe pour le parangon de l’écriture objectale témoigne davantage de la démesure d’un style prétendument réaliste, d’une accumulation gigogne d’images, que de la froide description analytique et méticuleuse d’un objet ordinaire. Tout cela, Vargas Llosa le voit et le propose, au point de donner à notre Gustave, mais c’est pour l’enrichir, un petit air de « réalisme magique » ou de « baroque caraïbe » qui ne lui aurait, sans doute, pas déplu.
22Ce que Vargas Llosa retient du xixe siècle, c’est que cet âge d’or du roman « est extraordinaire par son extrême liberté : il n’y a rien que les romanciers n’osent faire dire ou faire faire à leur personnage4 ». L’écrivain sud-américain trouve là, paradoxalement – car c’est lui, n’est-ce pas ? l’homme du Nouveau Monde, mais revenant vers l’Ancien juché sur sa Caravelle – un territoire d’innocence, de naï, de luxuriance. Il porte, donc, sur notre xixe siècle, de Balzac à Hugo en passant par Flaubert et Dumas, le regard émerveillé du découvreur et c’est avec un regard neuf qu’il nous le redonne à lire, tant il est vrai que maintes strates d’histoire et d’écoles littéraires l’ont encrassé, empoussiéré, voire terni. Son Flaubert est à contre-courant, car il le voit avant tout comme « un grand conteur d’histoire », revendiquant « la fonction de l’anecdote dans la narration ». En douterait-on ? Rétorquerait-on par la froideur de plume telle qu’en lui-même, enfin, l’académisme français le change ? Vargas Llosa nous cite alors cette phrase du solitaire de Croisset : « Qu’est-ce que je n’ai pas envie d’écrire ? quelle est la luxure de plume qui ne m’excite ? » Et le voilà tout de bon installé dans la quête romanesque tous azimuts. Pour Vargas Llosa – et cette définition ne peut manquer de déranger nos cuistres de manuel qui, depuis Brunetière et Lanson, s’attachent à figer et à réduire l’écriture à quelques règles d’école – « Flaubert est un écrivain rebelle ». Et rebelle est Emma Bovary, estime-t-il, « comme l’était Don Quichotte », au demeurant livre de chevet de Gustave. Oui, Flaubert est un original, un fou, un marginal, un « homme plume » et un maniaque de génie. Ainsi le voit-il, ainsi le veut-il.
23Si L’orgie perpétuelle, en nous proposant une vision toute personnelle de Flaubert, constitue le plus grand hommage rendu par les Lettres latino-américain à l’auteur de Madame Bovary, une autre œuvre de Vargas Llosa, un roman cette fois, La tante Julia et le scribouillard (Gallimard, 1979) se présente plaisamment tout à la fois comme une paraphrase de L’éducation sentimentale, un clin d’œil appuyé à Bouvard et Pécuchet avec quelques réminiscences de la volumineuse correspondance de Flaubert (Vargas Llosa en a lu les neuf volumes de l’édition Conard) et, pour l’essentiel, une réflexion pleine d’humour, et certes pas sans profondeur, sur l’art du roman. Au centre du livre, en effet, nous trouvons un écri professionnel, le truculent « scribouillard » et feuilletoniste de radio Pedro Camacho, un homme qui ne vit que de, par et pour la plume, organiquement structuré en littérateur, qui dispense ses savants et, parfois, ridicules conseils au jeune « Marito Varguitas », projection fantasmatique par l’auteur de l’écrivain débutant qu’il fut. Pedro Camacho, par exemple, installe son bureau au rez-de, quasiment sur la rue pour être en prise directe avec la réalité ; et pour entrer dans la peau de ses personnages, il n’hésite pas à se déguiser, à passer des masques, à se contorsionner à haute voix (en gueulant ?) pour se justifier de la plus flaubertienne façon : « Qu’est-ce que le réalisme, messieurs, le soi-disant réalisme, qu’est-ce que c’est ? Quelle meilleure façon de faire de l’art réaliste que de s’iden matériellement avec la réalité ? » Ne perçoit-on pas comme en écho la fameuse observation de Flaubert, si bien pénétré de l’empoisonnement d’Emma qu’il venait d’écrire – confie-t-il à Louise Colet –, avec ce goût d’arsenic dans sa bouche, qu’il en vomit tout son dîner ? De même, les conseils sur le mariage que prodigue l’ermite de Croisset à son jeune ami Ernest Feydeau : « Prends garde d’abîmer ton intelligence dans le commerce des dames. Tu perdras ton génie au fond d’une matrice », nous les retrouvons paraphrasés sur le mode parodique chez Pedro Camacho sermonnant Varguitas, épris de sa tante Julia : « La femme et l’art s’excluent, mon ami. Dans chaque vagin est enterré un artiste. » À prendre comme un hommage à Flaubert, évidemment.
24Ce que Vargas Llosa emprunte à Flaubert, surtout, c’est l’idée que tout est littérature, qu’il faut intégrer la totalité de sa vie et de son vécu à la littérature, s’y identifier « corps et âme ». À Gustave déclarant : « Il faut s’habituer à ne voir dans les gens qui nous entourent que des livres », ce que reprend L’orgie perpétuelle de la sorte : « Il transforme en littérature tout ce qui lui arrive, sa vie entière est cannibalisée par le roman », répond Mario en jeune écrivain dans La tante Julia : « J’appris que tout le monde, sans exception, pouvait être sujet de récit. » La suite de la production de Vargas Llosa en est la parfaite illustration, en particulier l’ouvrage autobiographique Le poisson dans l’eau (1993), mais aussi l’étonnant récit Mon fils l’Éthiopien, publié dans Un barbare chez les civilisés (1990) où l’auteur se met lui-même en scène et contemple l’étrange croissance de son propre fils, que son accoutrement écolo-rasta surprend et désarçonne ; or ce récit baigne dans une étrange atmosphère de souvenir de famille et de conte fantastique, subtil mélange qui fait qu’on n’est jamais sûr de la réalité alors que la fiction s’impose à l’évidence, même dans les pages les plus ouvertement autobiographiques. Après tout, ce candidat-président qui prend la parole et se raconte dans Le poisson dans l’eau, qui nous assure qu’il s’agit bien de Mario Vargas Llosa quand l’écriture, finalement, le rend si proche des hautes figures de sa fiction : Pantoja, Camacho, Lituma voire don Rigoberto ? L’auteur n’hésite d’ailleurs pas à déclarer dans ses Lettres à un jeune romancier (1997) : « Le narrateur est toujours un personnage inventé, un être de fiction, à l’égal de tous les autres. » Car persuadé que « la seule façon de l’être [écrivain] était de se livrer corps et âme à la littérature » (La tante Julia), notre auteur en toute occasion n’a jamais cessé, succombant à l’appel des sirènes flaubertiennes, de « s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle ».
Le petit théatre de Mario Vargas Llosa : de Pantaleón Pantoja à don Rigoberto
25Éduqué dans la stricte école du réalisme – celui de Balzac et de Flaubert –, Mario Vargas Llosa publie ses premiers romans sans s’écarter de l’exigeante copie d’une réalité sévère, grave, prise sur le vif, ne visant à la modernité que par une structure redevable en grande partie aux prouesses rhétoriques d’un Faulkner, d’un Hemingway ou d’un Dos Passos, rénovateurs du réalisme au XXe siècle. Le succès de La ville et les chiens, de La maison verte, de Conversation à « La Cathédrale » et, last but not least, des Chiots, qui constituent d’une certaine manière l’inventaire balzacien de la réalité péruvienne, illustrent l’art du jeune romancier qui accède là au sommet, en même temps qu’il se rend compte que tout désormais est dit et qu’il ne pourra aller plus loin dans cette direction. Le réalisme – tout comme le fameux engagement de l’intellectuel marqué par les positions d’un Jean-Paul Sartre – devient alors caduc. Et il doit évidemment trouver un nouveau souffle de vie créatrice. Alors l’auteur démiurge réinstalle sur son pupitre les figurines de ses soldats si dramatiquement campés dans La ville et les chiens, son roman primordial, et il imagine une nouvelle façon de les manœuvrer, de les manipuler, et voilà comment le champ de bataille se transforme en théâtre de guignol, et le sens du devoir si fortement chevillé au corps du lieutenant Gamboa devient caricature de l’honneur chez le nouveau lieutenant de son petit univers romanesque : Pantaleón Pantoja. Le roman est de 1973, soit postérieur de quatre ans au précédent. Il fallait bien ce laps de temps pour mettre en place la nouvelle écriture.
26 Pantaleón et les Visiteuses se présente comme un roman selon les normes, héritier en apparence du réalisme antérieur comme le prouve l’exergue emprunté à L’éducation sentimentale de Flaubert (« le Patron ») : « Il y a des hommes n’ayant pour mission parmi les autres que de servir d’intermédiaires ; on les franchit comme des ponts et l’on va plus loin. » La phrase flaubertienne est révélatrice parce qu’elle va à l’encontre de l’impératif du « héros » de roman, personnage central qui polarise toute l’histoire ; dans ce cas, le romancier nous annonce que son protagoniste sera comme un « pont », un simple « intermédiaire », un personnage habituellement situé à la périphérie, une nullité projetée à l’avant-scène : le militaire. Le lieutenant Gamboa vient occuper le premier rôle par sa transformation burlesque en Pantaleón. Le comparse est devenu héros de guignol, comme le suggère clairement son nom hérité de la Commedia dell’arte : le vieillard amoureux Pantalone, sordide avare dont se moquent tous les valets de la comédie. Quant au patronyme de Pantoja, il est « le prototype de l’intégrisme administratif » de l’univers de Pérez Galdós, et nous lisons dans son roman – sûrement à l’esprit de Vargas Llosa – Miau : « dire Pantoja c’était comme évoquer l’image même de la moralité ». Nous verrons bientôt comment l’auteur marie la moralité et le pantalon. En outre, prénom et nom ont un effet d’écho : Pan-Pan, Panta-Panto, Pantita, et le ridicule qui en découle.
27D’où naît le comique de Pantaleón ? De l’inadéquation entre la fonction et l’objet, du choc entre le sens du devoir – ce que le capitaine d’intendance appelle sa « mission » – et la matière sur laquelle il est appliqué : la prostitution. Choc, enfin, entre le haut et le bas, les sentiments élevés et les basses besognes. Si au début Pantaleón éprouve un mouvement de répulsion en apprenant l’objet de sa nouvelle affectation à Iquitos – lieu de chaleur et de débordement sexuel –, il assume ensuite héroïquement la situation. Le romancier procède astucieusement par de délicats glissements qui – ponts entre les deux mondes, celui de l’épique et celui du sexe – font naître irrésistiblement un flot de rire. Par exemple le « rapport numéro un » du 2e chapitre où le capitaine expose consciencieusement la situation de la prostitution : description générale et statistiques, beaucoup de chiffres, passant en revue, au passage, les « aberrations sexuelles », au chapitre desquelles il glisse peu à peu, sous prétexte d’énumération méticuleuse, jusqu’aux détails les plus scabreux :
« […] depuis la simple masturbation effectuée par la prostituée (manuelle : 50 sols ; buccale ou « pompier » : 200), jusqu’à l’acte sodomite (en termes vulgaires « porte étroite » ou « mousse au chocolat » : 250), le 69 (200 sols), spectacle saphique ou « gouines » (200 sols chacune), ou des cas plus rares comme ceux de clients qui exigent de donner ou de recevoir le fouet, de passer ou de voir des déguisements et d’être adorés, humiliés, voire même déféqués… »
28Il est évident que le « devoir » du militaire ne l’obligeait pas à fournir à ses supérieurs tant de détails et à utiliser des termes argotiques et grossiers, mais il se laisse aller – l’auteur se laisse porter – et c’est ce glissement qui provoque inévitablement le rire. De la même façon, dans Éloge de la marâtre (1988), quand don Rigoberto évacue ce qu’il appelle des « oboles », sa satisfaction va jusqu’à « voir et (s’il le désirait) toucher les immondices pestilentielles » ; ici le glissement consiste en l’exagération introduite par la parenthèse. L’explication du comique réside en l’énumération d’une logique apparemment normale et acceptable qui, soudain, dévie vers l’impasse du scabreux. De la même façon le capitaine exemplaire organise son service auquel il attribue, en bonne logique et fort dignement, un sigle « S.V.G.P.F.A. » qui se révèle comique lorsqu’on apprend ce qu’il signifie : « Service de Visiteuses pour Garnisons, Postes Frontières et Assimilés ». Penser qu’en France, durant la guerre d’Algérie, il existait une institution semblable, quoique pas aussi exagérément planifiée, un bordel pour militaires dans les villes de garnison, et quelques prostituées qui occupaient une mechta près des lieux de combat (le mien se trouvait à Beghaoun, sur le barrage marocain, et il y avait là trois prostituées indigènes, avec leur famille et leurs enfants, qui servaient au « repos des guerriers »), mais sans la moindre intervention apparente de l’autorité militaire ; on appelait cela d’un nom un peu ronflant un BMC – Bordel Militaire de Campagne. De sorte que l’idée d’utiliser un sigle pour désigner la chose n’est pas aussi échevelée, mais c’est sa formulation qui l’est, avec cet euphémisme extravagant : Visiteuses – plausible dans un pays habitué à la litote, si l’on sait que les prostituées « civiles » d’Iquitos exercent leur métier en se déguisant en (fausses) « lavandières » qui racolent dans la rue en cognant aux fenêtres et criant : « Lavandière ! y’a du linge ? » Chaque élément de la stratégie du capitaine Pantoja débouche inévitablement sur le scabreux. Un dernier exemple : bon organisateur, soucieux de l’efficacité de son service, faisant dans le culturel, Pantaleón Pantoja installe une petite bibliothèque d’information sur le sujet en question ; et dans ce cas le glissement de l’auteur consiste à diriger les recherches de son personnage vers deux lieux inadéquats, surtout le second : « la bibliothèque municipale et celle du collège des pères augustiniens ». Pour finir par trouver quelques ouvrages dans des librairies de la ville, tels que Comment développer l’élan viril ou Tout le sexe en vingt leçons avec lesquels il inaugure la pompeusement nommée « bibliothèque du S. V. G. P. F. A. » Mais cela n’est pas encore suffisant ; comme dans ces feux d’artifice où la fusée explose en pluie d’or, chaque goutte de cette pluie explose à son tour en pluies multicolores. Le rapport numéro un s’achève sur cette sollicitation de Pantoja auprès des autorités :
« Qu’il prie ses supérieurs, s’ils le jugent bon, de bien vouloir lui adresser de Lima une sélection d’ouvrages spécialisés en tout ce qui concerne l’activité sexuelle…, sur des sujets d’intérêt fondamental tels que maladies vénériennes, prophylaxie sexuelle, perversions, etc… »
29et comme si ce n’était encore suffisant pour provoquer l’apoplexie de l’aréopage des généraux de l’armée péruvienne, il décoche pour finir le venin de sa queue : « ce qui, sans aucun doute, profitera au Service de Visiteuses ». Ce qui suit ne sera plus qu’engrenage bureaucratique et cercle vicieux : Pantaleón Pantoja va multiplier à l’infini, en même temps que le nombre des « utilisateurs » celui des « visiteuses », qu’il considérera, en toute logique, comme un bataillon de soldats à ses ordres, se mettant en rangs pour la revue, défilant au pas cadencé (déhanché ?) et chantant un hymne composé pour l’occasion, quoique sur une musique bien peu militaire et hautement parodique : la Raspa ; et il poussera jusqu’à rendre les honneurs militaires à la prostituée victime de son devoir : un attentat à la fin du roman. Et, last but not least, il poussera la conscience professionnelle jusqu’à « essayer » personnellement, comme un vulgaire maquereau, chacune de ses Visiteuses (ou Bisiteuses, comme les appellent les jeunes indigènes locaux). Effet de boule de neige, élan accumulatif, tout le roman comme un guignol grotesque s’achève en catastrophe hilarante et délirante, avec coups et bosses, dans la meilleure tradition des farces médiévales. Et c’est que Vargas Llosa dans ce premier roman nouvelle manière entend absolument que le roman soit esthétiquement une dégradation de l’épopée. Comme il l’apprit de Rabelais et de Cervantès. De La ville et les chiens à Pantaleón et les Visiteuses, sans sortir de la sphère militaire de ses obsessions et de ses démons, Vargas Llosa passe d’un réalisme cru et amer à un réalisme burlesque et grotesque, mais en poursuivant le même but : le roman total.
30L’élément déterminant de cette dégradation de l’épopée est ce lest qui pèse et pousse le roman vers le bas – les fameuses epitumia d’Aristote, autrement dit les parties basses de l’être humain – : le sexuel, assurément, sous son aspect le plus scabreux, comme nous venons de le voir, et aussi, dans la tradition plus proprement rabelaisienne – et quichottesque –, le scatologique. L’exemple précédem cité d’Éloge de la marâtre où don Rigoberto contemple dans la cuvette des cabinets ses « oboles », cette attention excrémentielle, s’annonçait déjà dans Pantaleón et les Visiteuses, avec l’évocation et l’opération des hémorroïdes du militaire. Lors de trois circonstances qui requièrent de Pantoja une attitude digne, celui-ci ressent un insupportable prurit mal placé qu’il doit surmonter avec un héroïsme gignolesque : lors d’un défilé militaire (« tandis qu’il exécute gaillardement le pas de l’oie »), durant la fête de promotion (il danse avec rien de moins que « la vieille épouse du colonel ») et, plus grave encore, sur le champ de manœuvres ; et toujours, dans chacune de ces nobles occasions, intervient cette sollicitation au plus bas de sa personne :
« […] la conversion en nid de guêpes de l’orifice de son anus et de l’ampoule rectale […] une démangeaison incandescente, un fourmillement serpentin, une torture en forme de chatouilles menues, simultanées et acérées élargissent, gonflent et irritent l’intimité de son rectum et la boutonnière de l’anus […] un courant foudroyant, ardent, effervescent, émulsif et crépitant qui brûle, cuit, exacerbe, multiplie, supplicie, affole le vestibule anal et le couloir rectal et se déploie comme une araignée entre ses fesses » ;
31et quand intervient l’opération hémorroïdale, ce militaire exemplaire doit subir l’humiliation d’une « position gynécologique » qui le féminise, suivie d’une posture encore plus humiliante quand il doit affronter son premier clystère : « Genoux écartés, bouche embrassant le matelas, cul en l’air », prélude à un acte décrit comme un véritable viol sodomique : « L’introduction de la canule dans le rectum, malgré la vaseline et l’habileté de prestidigitateur du médecin, lui arrache un cri. Mais maintenant le liquide s’écoule avec une tiédeur qui n’est plus douloument, qui est même agréable », le tout culminant en une sorte d’orgasme totalement contre-nature : « Il a laissé tomber la serviette de sa bouche pour pouvoir rugir comme un lion, grogner comme un cochon et rire comme une hyène. » On le voit, dans cet épisode, le plus grotesque du roman, la dignité du militaire et la vertu du héros volent en pièces.
32Cette sollicitation du scatologique intervient toujours en contrepoint de l’élévation du, jamais mieux nommé, héros du roman. Ainsi don Rigoberto, au moment où il pénètre dans sa salle de bains pour faire ses besoins se souvient de ses idéaux juvéniles de « militant enthousiaste d’Action Catholique », et après la « cérémonie » de l’exonération des « oboles », pleine de détails typiquement dégradants :
« […] dans les cavités du bas-ventre, quelque chose s’apprêtait humblement à partir et se dirigeait déjà vers cette porte de sortie qui, pour lui faciliter le passage, s’élargissait. Pour sa part, l’anus avait commencé à se dilater […] et se froncer de mille petites rides » ;
33le personnage, envahi par la satisfaction du devoir accompli, se laisse aller à une image totalement sacrilège : « la même sensation de propreté spirituelle qui le possédait, enfant, au collège de La Recoleta, au sortir du confessionnal quand il accomplissait la pénitence imposée par le prêtre confesseur ». Cette sollicitation spirituelle a posteriori lui fait venir à l’esprit l’expérience de ces jeunes novices d’un monastère bouddhiste exécutant un bien étrange rite de purification de leurs entrailles – l’introduction d’une corde par l’anus – qui ici aussi peut faire penser à quelque extravagante sodomie :
« […] leur corps – ophidien qui déglutit lentement l’interminable vermisseau – absorbait, par contractions péristaltiques, cette corde qui, se pliant et se dépliant et avançant calmement et inexorablement dans l’humide labyrinthe intestinal, pousserait de façon irrésistible tous ces excédents, restes, adhérences, minuties et excroissances que les oboles émigrantes laissaient derrière. »
34Et la conclusion de don Rigoberto, tout à fait digne du militaire qu’il n’est pas, mais qui pourrait bien renvoyer à notre Pantaleón : « Ils se purifient comme l’on écouvillonne un fusil. » Mais la sollicitation martiale n’est pas suffisante, et l’auteur fait culminer son propos de dégradation en évoquant en ultime phase la plus haute figure de l’intelligence espagnole du siècle, Marcelino Menéndez Pelayo, sévère bibliographe appliqué à la difficile gestation de son Histoire des hétérodoxes espagnols, « assis sur la cuvette des cabinets à pousser » tout en luttant, en même temps que « contre son ventre ladre entêté à ne pas libérer la crasse fécale déposée là par la copieuse et rude cuisine espagnole », contre les « hétérodoxies, impiétés, schismes, blasphèmes et extravagances doctrinales dont il dressait le catalogue ». On le voit, il s’agit bien d’un jeu de massacre.
35Bien entendu, il n’y a là aucune obsession véritable, et moins encore perversion de la part de l’auteur, mais tout bonnement application systématique – juste un peu excessive – des procédés classiques de dégradation de l’épopée, tels que les lui ont appris ses maîtres en matière de roman : Rabelais, Cervantès et ce Quevedo cher à l’auteur dont il suffit de se rappeler l’élection du personnage de Pablos de Ségovie comme « roi des coqs », promené en tant que tel au travers de la ville sur une vieille haridelle qui le précipite dans une latrine, dès lors « martyrisant tous les nez qui croisaient son chemin ». Nous savons bien que Vargas Llosa est un grand lecteur et admirateur des classiques espagnols ; et tout comme Quevedo, en donnant à la littérature picaresque son modèle le plus efficace, voulait souligner la décadence de l’Espagne sous Philippe IV, Vargas Llosa, enfant de l’après-guerre et d’un siècle qui, en quelques décennies, accumula tant de monstruosités et tant d’horreurs qui eurent définitivement raison des héros à l’ancienne, sait bien que la seule « souveraineté » (pour user d’un terme emprunté à Georges Bataille) qu’il reste à l’homme héroïque consiste à contrôler ses déjections et à sublimer son anus. Qu’on songe, d’ailleurs, à cet Anus solaire de Bataille, auteur tant admiré par Vargas Llosa qui préfaça l’édition espagnole de Histoire de l’œil. Dans nos sociétés revenues de tous les héroïsmes, qui peut nier que le sexe envahit tout ? En entraînant toutes les truculences de la dégradation imaginées par les romanciers prophétiques du monde moderne.
36Laissons parler Mario Vargas Llosa, critique et extraordinaire pédagogue des Lettres à un jeune romancier. Là il analyse un fragment caractéristique du chef-d’œuvre de Céline, Mort à Crédit, cet épisode
« […] inoubliable : la traversée de la Manche, effectuée par le protagoniste, dans un ferry plein de passagers. La mer est agitée et le mouvement imprimé par les vagues au petit bateau rend tout le monde malade, équipage et passagers. Bien entendu, à l’intérieur de ce climat sordide et truculent qui fascinait Céline, tout le monde se met à vomir. Jusque-là, nous sommes dans une tonalité naturaliste, d’une terrible vulgarité, dans un tableau de vie mesquine, mais les pieds bien enfoncés dans la réalité objective. Cependant, ce vomissement qui nous tombe littéralement dessus, nous lecteurs, nous barbouillant de toutes les cochonneries et déjections imaginables, ce vomissement par sa lenteur et l’efficacité de sa description décolle du réalisme et devient quelque chose de grand-guignolesque, d’apocalyptique, si bien qu’à un moment donné ce n’est plus seulement cette poignée d’hommes et de femmes nauséeux mais l’univers humain tout entier qui semble cracher ses entrailles. Grâce à cette mutation l’histoire modifie son niveau de réalité, atteint à une catégorie visionnaire et symbolique, voire fantastique, et tout ce qui est autour est contaminé par l’extraordinaire transformation. »
37Ainsi Mario Vargas Llosa sait-il lire et analyser les tendances d’avant-garde de la littérature de notre temps, illustrant ici ce qu’il appelle « les mutations » (concept efficace créé par lui), et soulignant la véritable portée de la truculence stylistique, ce flux d’humeurs, cet assaut de scatologie et de sexe qui déborde de tant de pages de la littérature actuelle. Il n’est assurément pas brouillé avec le fameux tremendismo [terribilisme] d’un Camilo José Cela, maître en provocation et en transgression, et de ce fait justement admiré. Mais dans l’évolution de son esthétique, Vargas Llosa a choisi de le dire d’une façon histrionique et guignolesque qui, loin de lui retrancher de l’efficacité, donne à cette représentation, à ce « miroir » stend-halien du monde qu’est tout roman, une portée supérieure, comme potentialisée par l’ironie, l’humour et le rire.
38Pour le romancier réaliste – forcément réaliste – il y a deux perspectives possibles, tout comme au théâtre : ou tragédie ou comédie. Eh bien ! Vargas Llosa crée, ou plutôt recrée, une troisième catégorie, intermédiaire, la tragédie bouffe. Les deux derniers, et excellents, exemples de cette nouvelle manière sont La guerre de la fin du monde (1981) et Lituma dans les Andes (1993). On sait que le premier roman, né originellement d’un scénario sur un événement tragique de l’histoire du Brésil – l’écrasement de la rébellion de Canudos –, scénario commandé au romancier par le cinéaste Ruy Guerra qui, finalement, ne le filma pas (j’ai traduit en français ce scénario, pour la production de Paramount dont le représentant à Paris s’appelait Léon Zuratas… qui allait passer à la postérité en prêtant son nom, à son insu, au protagoniste de L’homme qui parle, en 1987 : Saúl Zuratas, fils de David Zuratas), se fonde sur un texte antérieur hautement historique, et par conséquent sérieux et dramatique : Os Sertões [Le Sertan], d’Euclides da Cunha – dédicataire du roman de Vargas Llosa qui ne nia jamais cette dette, tout en faisant une œuvre fort différente. En effet, la différence entre les deux écrivains est que, s’il est vrai que chacun constate à sa façon la folie des hommes, Vargas Llosa choisit d’en donner une représentation grotesque, sur un registre tragicomique. Oui, tous les acteurs de La guerre de la fin du monde souffrent de quelque anormalité : le Conseiller est fou à lier, héritier du frère Francisco, fondateur de l’Arche, une confrérie qui, dans Pantaleón et les Visiteuses, prêche le culte du bois et fait crucifier rituellement de petits animaux – avec pour culmination la crucifixion, par de prétendus adeptes, de la belle Brésilienne, la Visiteuses favorite de Pantaleón. Les sermons du Conseiller mêlent dans la même condamnation le stupre et le recensement républicain, l’union libre et la perception des impôts. L’anarchiste écossais (dans le scénario, Vargas Llosa en avait fait, imprudemment, un Irlandais !) et phrénologue Galileo Gall est un extravagant, voire une marionnette de guignol. Le journaliste témoin des événements tragiques – inspiré assurément par Euclides da Cunha lui-même – est un homme myope et maladroit, affecté d’éternuements spasmodiques et irrépressibles qui, au milieu de la bataille, perd ses lunettes, ce qui fait qu’il assiste à tout sans rien voir, personnage, donc, totalement ridicule. Quant au colonel Moreira César, antipode du Conseiller, il est aussi fou que le prédicateur, tous deux réunissant les mêmes traits maniaques que, par ailleurs, nous retrouvons dans le fameux Pedro Camacho de La tante Julia et le scribouillard, finalement multiples faces d’un même visage. L’idée de génie du romancier a été ici d’installer un cirque en plein milieu du sertan et d’y animer, par conséquent, un jeu de figures hautement grotesques (le Nain, le Lion de Natuba, la Femme à barbe, l’Idiot, etc.) au milieu des figures apparemment sérieuses d’un prédicateur, d’un militaire, d’un journaliste et d’un militant propagandiste… Le cirque est le réactif qui révèle la véritable face des choses et des êtres. Et c’est naturellement le cirque qui ressuscite le monde perdu de la chevalerie et de l’héroïsme du passé – comme dans Don Quichotte les marionnettes du retable de maître Pierre. Ainsi voyons-nous les rudes et barbares cangaceiros se mettre à pleurer en écoutant des lèvres des chanteurs ambulants ou du Nain du cirque l’histoire des Douze Pairs de France, de la princesse Maguelonne ou de Robert le Diable. Quelle meilleure façon d’opposer deux mondes, l’héroïque et le prosaïque, et de créer dans le même corps romanesque cette fameuse « dégradation de l’épopée » qui, comme nous l’avons dit, caractérise depuis Cervantès le roman moderne !
39Cette dégringolade de l’épique, et dans ce cas de l’apologétique, culmine dans ce roman à l’épisode de la maladie et mort du Conseiller. Étendu sur son grabat et agonisant, veillé par les dévotes du Chœur Sacré, Antonio Vicente Mendes Maciel perd les humeurs de son corps ainsi que ses dernières forces dans une diarhée liquide qui s’égoutte sous son lit, sous les yeux fascinés de tous ses adeptes : « Il y avait quelque chose de mystérieux et de sacré dans ces petits pets subits, tamisés, prolongés, dans ces attaques qui semblaient ne jamais finir, accompagnées toujours de l’émission de cette petite eau. » La scène se situe dans une tonalité quelque peu surréaliste, car il s’agit de mesurer l’élévation spirituelle à l’aune de l’apparente dégradation. « Ce sont des oboles, non de l’excrément », décrète le Ravi (son saint Pierre, l’organisateur du culte) et nous remarquons que c’est le même mot qu’emploiera, au comble de sa « souveraineté », le personnage de don Rigoberto dans Éloge de la marâtre. En niant la déjection, celle-ci devient manne, et en conséquence participe du sacré. C’est alors qu’intervient l’image la plus forte et la plus grotesque : la communion de toute la confrérie dans la diarhée sacrée du Conseiller : « [Le Ravi] s’est avancé, a tendu la main au milieu des béates, a trempé ses doigts dans le liquide et les a portés à sa bouche en psalmodiant : Est-ce ainsi que tu veux que ton esclave communie, mon Père ? » Et naturellement tout le Chœur Sacré communie avec lui, mangeant et buvant ce qui reste, ce qui flue du corps de son Conseiller. On ne peut certes pas aller plus loin dans ce processus de dégradation de l’épopée, et Vargas Llosa qui n’a jamais reculé devant les audaces stylistiques et idéologiques, exerce là réellement le rôle qu’il attribuait à Rimbaud dans le prologue à la traduction qu’il effectua dans son jeune temps d’Un cœur sous une soutane (publiée pour l’anniversaire de la Révolution française en 1989 aux éditions Jaime Campodónico à Lima) : « le Corrupteur ». Ce texte du poète français a joué un rôle majeur dans la formation intellectuelle de Vargas Llosa : il montre comment la plus haute élévation du personnage – l’aveu de son amour et de sa foi – s’accompagne d’un rite dégoûtant : « depuis un an, je n’ai pas défait les chaussettes qu’elle m’a données… », faisant allusion au cadeau qu’une pure jeune fille, secrètement aimée, lui a fait avant qu’il ne revête la soutane, et cette dernière notation du récit, sa conclusion qui allait marquer si durablement l’écrivain Vargas Llosa, qui avait une vingtaine d’années quand il traduisit ce texte, est cette phrase faussement sublime : « Ces chaussettes-là, mon Dieu ! je les garderai à mes pieds jusque dans votre saint Paradis ! » C’est sans doute là qu’il faut chercher l’origine de toutes les images de pieds, comme dans Histoire de Mayta (1984), par exemple, quand le protagoniste rentrant chez lui le soir, fourbu par son travail de propagandiste politique, mêlant une fois de plus l’idéal élevé et la basse physiologie, ne pense qu’à ses pieds fatigués et à la cuvette où il va les tremper et les soulager. Cette obsession des humeurs, de la crasse, de la mal-propreté constitue, évidemment, un élément supérieur de dégradation dans ses fictions.
40 Lituma dans les Andes, roman si grave sur le terrorisme du Sentier Lumineux et les superstitions sanglantes des gens de la sierra, récit terrible et terrifiant, culmine sur une autre communion, aussi dégoûtante que celle du roman de Canudos : celle des serranos dans la chair de l’homme sacrifié aux dieux tutélaires de la montagne – les Apus –, chair qu’ils doivent mastiquer et avaler, et qui laisse dans la bouche de celui qui avoue ce crime atroce un goût abominable provoquant chez lui de constantes nausées. Mais la truculence du récit se détourne vers le grotesque à travers le couple constitué par Dionisio et Adriana, qui dégradent dans leur attitude les nobles mythes illustrés par leur nom respectif : le mythe dionysiaque et le fil d’Ariane. Dionisio apparaît ici comme un cabaretier lubrique et pervers, que le narrateur appelle « le pédé » : pour se marier avec Adriana, il doit accomplir une promesse faite au gardien du cimetière qui lui avait permis d’entrer dans sa jeunesse, pour converser post mortem avec sa mère (« Yaranga le laisserait aller à son rendez-vous à condition qu’il revienne et se soumette à lui avant de consommer son mariage ») ; et Dionisio monte jusqu’à cimetière, et constatant alors que le gardien est mort, il accomplit cependant sa promesse en une bacchanale sodomique exagérément grotesque, rapportée par Adriana :
« Je l’avais vu tout le jour affairé à tailler quelque chose, avec son couteau, dans une branche de saule. Une pine de belle taille, c’était cela. Il l’enduisit de suif, la planta sur la tombe de Yaranga, baissa son pantalon et s’assit dessus en hurlant. Puis, malgré le gel, il m’arracha ma culotte et me renversa. Il me prit par-devant et par-derrière, plusieurs fois. Bien que je ne fusse plus vierge, je hurlai encore plus que lui, je crois, jusqu’à perdre connaissance. Telle fut notre nuit de noces. »
41Qui peut nier que la description de cette célébration carnavalesque et haute en couleur d’une union charnelle obéisse à cet impératif esthétique de dégradation de l’épopée ?
42Quant au fameux fil d’Ariane guidant Thésée entré au labyrinthe pour tuer le Minotaure et qui lui permettra de retrouver la sortie, il se transforme dans le roman de Vargas Llosa en un fil scatologique : le héros, doué d’un nez généreux – le même nez à la Cyrano qui caractérise le personnage de don Rigoberto dans Les cahiers de don Rigoberto (1997), nez-sexe que suce jusqu’à l’orgasme la mulâtresse du dernier chapitre – pénètre sur les conseils d’Adriana dans la grotte labyrinthique du pishtaco (diable) qui ravit les jeunes filles et s’alimente de chair humaine ; elle lui a fait manger auparavant « un ragoût bien piquant, avec ce piment vert qui vient à bout de la constipation la plus tenace », ce qui fait qu’
« […] au bout « […] au bout d’un certain temps, il s’arrêtait, baissait son pantalon, s’accroupissait et laissait un étron… Et ainsi progressa-t-il en s’arrêtant pour déposer les oboles [toujours ce même mot, faussement élevé] de son ventre et en reprenant sa marche en avant. »
43Ainsi atteint-il l’endroit où réside le diable pishtaco, alors il lui coupe la tête et libère ses « souillons », ses servantes et filles de joie, puis il entreprend victorieusement le retour « en se guidant au fil de l’odeur que le basané avait semée au long de son parcours, et que son odorat de limier lui faisait suivre sans la moindre hésitation ». En définitive, mythes chrétiens et païens, voire amazoniens (si l’on songe à la scène du pénis du narrateur mordu par une guêpe qui croît jusqu’à un volume mythologique dans L’homme qui parle), tous sont dégradés et sacrifiés sur l’autel de la réalité la plus réelle et la plus crue, car telle est l’entreprise esthétique constante de Mario Vargas Llosa, depuis son premier roman et ses premiers récits (n’oublions pas l’aspect terriblement sexuel et grotesque des Chiots, en 1967, la tragique castration de celui qui est surnommé Petit-Zizi), bien qu’après 1973 et l’invention de Pantaleón Pantoja le romancier semble avoir trouvé son terrain de prédilection – la farce – où il accomplit la tâche la plus caractéristique de tout romancier réaliste : la dégradation de l’épopée.
44On peut dire, enfin, que ce romancier – démiurge autant que montreur de marionnettes – est le seigneur tout-puissant de ses créatures ; c’est lui qui monte son petit théâtre, librement, donnant vie à ses démons, et nous, ses lecteurs, sommes ses spectateurs amusés, fascinés, convaincus, enthousiastes. Mais que se passe-t-il quand la fiction se mêle à la biographie ? Je ne parle pas de La tante Julia et le scribouillard qui, malgré les apparences – le mariage de Mario avec sa tante Julia – relève davantage de la fantaisie et du fantasme que de l’autobiographie et apparaît comme une recréation d’un passé qui a bien plus à voir avec l’apprentissage de l’écriture qu’avec l’éducation sentimentale, et dans ce cas, si Flaubert demeure le modèle, ce texte renvoie davantage à Bouvard et Pécuchet qu’aux aventures sentimentales de Frédéric Moreau et Mme Arnoux. Il faut savoir se méfier de l’évocation de la vie de l’auteur : de même quand il brosse le portrait de son fils Gonzalo dans la longue nouvelle Mon fils l’Éthiopien (Un barbare chez les civilisés), il est clair que ce grand garçon dégingandé déguisé en rasta, avec ses vêtement de cirque et ses chaussures de matière indéfinissable, qui ne mange que des fruits naturellement tombés de l’arbre et a la phobie du sel, a bien plus à voir avec le guignol habituel de l’auteur qu’avec sa vie réelle. Non, je parle précisément du Poisson dans l’eau (1993), livre de confession et de politique où le romancier évoque, sans le masque de la fiction, ses rapports conflictuels avec son père, en même temps qu’il rapporte sa désastreuse campagne des présidentielles du Pérou. Eh bien ! ce livre oppose deux images de père – toutes deux vouées à l’échec –, celle du père authentique de Vargas Llosa et celle du père de la nation qu’il voulait être en se présentant à la présidence de la république. Qui nous assure que, même dans ce cas limite – finalement, le récit méticuleux d’une bataille électorale – nous ne sommes pas devant la scène d’un théâtre ? Et plus encore, un théâtre de marionnettes ? Cirque de la politique, assurément, nouveau Cirque du Gitan, resurgi de La guerre de la fin du monde. Rappelons comme seul exemple le fameux épisode de la visite chez le candidat de l’archevêque de Lima qui l’oblige à lire la Bible pour connaître ainsi les voies insondables de la Providence :
« Ce que le hasard avait mis sous ses yeux ce matin le stupéfia ; cela ressemblait à un commentaire sur l’actualité péruvienne. Avais-je une Bible sous la main ? Je pris celle de Jérusalem et il m’indiqua le chapitre et les versets correspondants. Je les lus à voix haute et nous nous mîmes tous deux à rire. Oui, c’était bien vrai, les intrigues et les méchancetés cuisantes de ce Malin du livre sacré rappelaient celles d’un autre, plus terrestre et plus proche. »
45Nous voilà renvoyés, une fois de plus, à la précédente galerie de diables et pishtacos, créatures récurrentes de son univers depuis la première nouvelle sur les pishtacos, rappelé par le jeune Marito devant le grand Camacho (dans La tante Julia et le scribouillard). Nous savons bien que Mario Vargas Llosa, avec son intelligence supérieure, avec une malice et une fantaisie inégalables, est capable de se moquer de lui-même, et finalement de présenter les acteurs du mélodrame politique – songeons au personnage du « Chinetoque » (son rival heureux), salué grotesquement par le candidat Vargas Llosa qui prend congé de lui en lui faisant « une farce… à la japonaise, avec une révérence et en murmurant : Arigato gosai ma su » – ni plus ni moins que comme des guignols.
46S’il nous fallait une synthèse de son « petit théâtre », nous avons là son dernier roman, Les cahiers de don Rigoberto qui mêle la suite burlesque de l’histoire entreprise dans Éloge de la marâtre – don Rigoberto séparé de doña Lucrecia et qui se désespère de voir dérangé son bel univers hygiénique, le petit Fonfon qui retourne chez sa marâtre indigne pour tenter de réconcilier le couple – à la glose critique de la vie du peintre Egon Schiele (rappelons, trempé dans la même encre, l’essai publié par Vargas Llosa en France sur George Grosz, aux éditions Flohic, à Paris, en 1992), qui mêle aussi les fantaisies érotiques, voire pornographiques (l’amour avec des chats, le lesbianisme, le fétichisme, le jeu des « échangettes » et la prostitution) aux textes théoriques et idéologiques qui semblent sortir du programme électoral du candidat Vargas Llosa, tels que « Chlorophylle et crottin », « Diatribe contre le sportif » ou « Lettre au lecteur de Playboy ou traité minime d’esthétique », textes qui plaident tous pour une nouvelle société, fondée sur le libéralisme, et une ville idéale, telle que la pensait l’homme politique qu’il fut… et qu’il continue d’être (par exemple, en assurant régulièrement une chronique des événements de ce monde dans le quotidien madrilène El País, relayé par bon nombre de revues et journaux d’Amérique latine : La Nación de Buenos Aires, Caretas de Lima, etc.). Bien entendu, tout cela baigne dans les teintes de la parodie, de la dérision et de l’humour, dans l’atmosphère malicieuse et le souci constant de dégradation de l’épopée ; et c’est ce mélange, que nous avons tenté de définir et d’illustrer avec tant d’exemples, qui caractérise l’esthétique actuelle de Mario Vargas Llosa. Le déicide qu’il admirait tellement dans sa jeunesse à travers la figure et l’écriture de Gabriel García Márquez est devenu montreur de marionnette, aussi pouvons nous dire, en dernier lieu, que dans les romans prodigieux de Vargas Llosa, et précisément dans ce dernier où le narrateur se rappelle les fameux vers de La vie est un songe, de Calderón : « Il n’est pas possible de faire tenir ⁄ dans un songe tant de choses », il y a une véritable apologie de la fantaisie, des images et démons accumulatifs, et plus encore, de la « frénésie » créatrice. Le « petit théâtre » de Vargas Llosa renoue avec la meilleure veine des comiques universels, poètes satiriques et romanciers réalistes, antipodes de ceux que Lautréamont appelait les « Grandes têtes molles » (les écrivains qui se prennent au sérieux, comme, en leur temps, Lamartine, Hugo et Chateaubriand), à telle enseigne qu’en dernière instance, nous pouvons dire que, derrière le masque du Créateur, Dieu contemple son petit théâtre bouffon et se tient les côtes.
Notes de bas de page
1 Et son traducteur, de même signe astral, broute dans le même pré.
2 Voir à ce sujet le chapitre III que Vargas Llosa consacre au pouvoir de persuasion dans son ultime essai : Lettres à un jeune romancier (1997), avec cette définition qui éclaire bien l’utilisation de sa propre expérience dans la construction de cette fiction : « Pour doter un roman de pouvoir de persuasion il faut raconter son histoire de façon à profiter au maximum du vécu implicite des personnages et des anecdotes pour réussir à transmettre au lecteur l’illusion d’une autonomie face au monde réel où se trouve le lecteur. »
3 Dans ses mémoires, Le poisson dans l’eau (Gallimard, 1993), Vargas Llosa confirme la dimension autobiographique de ce personnage : « Je ne sais comment je me suis mis à écrire des lettres d’amour pour les cadets qui avaient des petites amies et ne savaient comment leur dire qu’ils les aimaient et se languissaient d’elles. […] Cela m’amusait de jouer les Cyrano. » (Folio, p. 156.)
4 Interview dans le Magazine littéraire de juillet-août 1983.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Comparer l’étranger
Enjeux du comparatisme en littérature
Émilienne Baneth-Nouailhetas et Claire Joubert (dir.)
2007
Lignes et lignages dans la littérature arthurienne
Christine Ferlampin-Acher et Denis Hüe (dir.)
2007