Guillermo Cabrera Infante : The captain Ahab of the « Malecón »
p. 45-58
Texte intégral
Traduire la voix de l’Amérique latine : sous les griffes de Trois tristes tigres
1On admet aujourd’hui, plus de trente ans après, que Trois tristes tigres repré une révolution – une autre révolution cubaine ! – de l’art et de l’écriture du roman. Publié en 1965 à Barcelone – couronné du prix Biblioteca Breve en 1964 – et en 1970 en traduction française (prix du meilleur livre étranger), le chef-d’œuvre de l’écrivain cubain Guillermo Cabrera Infante est toujours considéré comme le « roman de la parole qui se défait, de la voix qui se décompose, du verbe en délire, de la littérature en faillite, du roman mis en pièces » (4e de couverture/Gallimard). Ces aspects novateurs sont à mille lieues des littératures latino-américaines du moment, encore fortement marquées par l’indigénisme, avec les traits archaïques d’un réalisme folklorique frappé au sceau d’une idéologie vaguement socialisante (courant définitivement dénoncé par Mario Vargas Llosa dans son ultime essai sur les fictions de l’indigénisme, 1996). Cabrera Infante s’inscrit dans la mouvance de ce que Carlos Barral, son éditeur, et Carmen Balcells, son agent littéraire, ont appelé à Barcelone le boom latino-américain. Désignant par là l’émancipation courageuse des jeunes écrivains de ce continent tournant définitivement le dos aux belles leçons d’Asturias et de Carpentier, et au-delà à l’héritage luxuriant et moralisateur de Rómulo Gallegos, Ciro Alegría, Jorge Icaza ou José Eustasio Rivera. La décennie soixante voit émerger Cortázar et Borges (pourtant signalé dès l’avant-guerre par Drieu la Rochelle, puis par Roger Caillois qui le publia en 1951), Gabriel García Márquez et Carlos Fuentes, Juan Rulfo et Mario Vargas Llosa, Juan Carlos Onetti et José Donoso (qui publia en 1987 une Historia personal del « boom » où il privilégie les trois mousquetaires de la littérature du moment, qui sont évidemment quatre : Márquez, Llosa, Cortázar et Fuentes, mais sans omettre de citer autour d’eux des écrivains tels que Roa Bastos, Severo Sarduy, Mario Benedetti, Ernesto Sábato et Cabrera Infante). L’Espagne sut reconnaître ces talents, Barcelone surtout, alors capitale de l’édition espagnole, et l’on notera que le prix Biblioteca Breve, créé par les éditions Seix Barral couronna successivement Vargas Llosa, Cabrera Infante et Carlos Fuentes, avec José Donoso en finaliste. Ce fut un choc pour les lecteurs, pour les éditeurs… et pour les traducteurs. Ces derniers, hispanisants souvent universitaires, convertis sur le tard aux Lettres latino-américaines, n’étaient pas toujours armés pour faire passer ces textes, et l’on se gausse encore – à tort – de certains contresens qui ne sont rien d’autre que les boutons de puberté de la jeune école des traducteurs français. Par-dessus le marché, il fallait à ces traducteurs inventer un nouveau langage et là aussi la hardiesse leur manquait parfois : ils n’étaient pas forcément écrivains. Ce fut un apprentissage difficile et une tâche parfois ingrate où les moulins à vent s’appelaient éditeur, lecteur d’édition, correcteur d’épreuves, critique littéraire. Mais aujourd’hui où tout a rejoint sa juste place, on peut jeter sur ces années soixante, la décennie pionnière, un regard serein et, peut-être, objectif.
2J’ai eu l’honneur redoutable de traduire ce livre de Guillermo Cabrera Infante, et pour ce faire il m’a fallu à deux reprises me rendre à Londres, lieu d’exil de l’écrivain cubain devenu, depuis, citoyen de Sa Gracieuse Majesté. J’ai, donc, vécu chez lui, dormi sur le canapé du salon éclairé a giorno par les lampadaires de Gloucester Road, partagé ses repas (arroz cubana et cuba libre), travaillé avec lui jour et nuit (de 9 heures du matin à 3 heures de l’aube, à l’exception du Jour du Seigneur scrupuleusement respecté), pendant quelques semaines. Et je m’y suis épuisé. Mais il m’en reste le souvenir et la mémoire de nos trouvailles, de nos petits trucs d’écriture, de nos tics, de nos bonheurs. Ce n’est pas une traduction ordinaire, puisqu’il s’agit d’un livre extraordinaire, et j’avoue n’être rien sans lui, n’avoir rien pu faire de ma seule initiative, car j’ai toujours pu compter sur ses patientes explications ou ses suggestions. En le voyant vivre avec Miriam, sa femme, et aussi les deux petites, Ana et Carolita, sans parler d’Offenbach le chat-tigre au petit pied (dont je traduirais ensuite la chronique dans un fameux chapitre de Orbis oscillantis en 1976), j’ai, peut-être, compris le fonctionnement de son œuvre, en aucun cas dissociable de sa personne. Une œuvre n’est sûrement pas séparable de son créateur et le traducteur, s’il veut accéder à cette empathie qui lui permettra de mieux restituer l’original, doit aussi entrer dans l’intimité de l’auteur. D’autant plus que dans ce cas de figure « Madame Bovary c’est… lui ». Alors essayons de retrouver ces références et de recomposer ce visage.
3Il y a deux clés à cette œuvre : la traduction et la parodie. Et ces deux clés sont données dès le texte d’ouverture, celui qui s’achève sur le pétaradant « Arriba el telón… Curtains up ! », traduit par « Place au théâtre !… » qui, parce que non littéralité mais transposition, situe aussi la politique du traducteur dans cette entreprise. Le maître des cérémonies du cabaret Tropicana de La Havane – lieu principale de l’action du roman – se déchaîne en traductions simultanées pour satisfaire son public cosmopolite. Il parle alors de « traducción literaria », en voulant dire par là qu’il va traduire littéralement (!) ses propres paroles. Mais son intervention est truffée d’allusions, de clins d’œil et de parodie. À commencer par la mention « Sin traducción » – « Sans traduction » qui suit la phrase « discriminatory public » qui lui cloue le bec, parce qu’en fait de discrimination, cet adjectif signifie que le public est, non pas raciste (adepte de la discrimination) comme l’anglais pourrait le faire croire, mais avisé. Il faudra attendre l’épisode de la canne de Mr. Campbell pour retrouver la critique de la traduction littéraire. Mais depuis que Cervantes a écrit que son Don Quichotte n’était qu’une traduction imparfaite – comme une tapisserie à l’envers – de l’arabe, les romanciers se sont souvent plu à jouer sur ce registre de la traduction comme degré zéro de l’écriture. Voyons dans ces cinq pages d’ouverture quelques éléments caractéristiques. Le jeu linguistique entre l’anglais et l’espagnol n’est pas toujours rendu dans les termes, par exemple « The Tropics ⁄ El Trópico », car en français on dit comme en anglais « les Tropiques »1, d’où perte du jeu sur le nombre, mais comme il faut bien jouer, la traduction ajoute un adjectif – c’est ce que j’ai appelé par la suite, quand je me suis mis à réfléchir à la traduction, une « figure de compensation » – : « Les joyeux tropiques pour vous ⁄ El Trópico para ustedes » ; dans quelle intention ? Si l’on sait d’emblée que tout le livre sera parodique et truffé de clins d’œil, on comprendra ici que l’auteur (via le traducteur) prenne le contre-pied de Claude Lévi-Strauss et de ses Tristes tropiques, au demeurant annoncé, peut-être, déjà dans le triste titre du roman. En revanche le « Brazil de Carmen Miranda » est traduit tel quel, en demandant au lecteur français, dans un même effort que l’espagnol, de se souvenir que l’actrice d’origine brésilienne Carmen Miranda, célèbre pour l’exotisme de sa personne – une sorte de Joséphine Baker avec plein de bananes… sur la tête – et surtout pour son accent épouvantable à Hollywood, a tourné comme premier film en 1934 Alo, Alo Brasil, mais pour un Cubain comme Cabrera Infante, au demeurant le meilleur critique cinématographique du moment (cf. Un oficio del siglo veinte2), elle est alors la vedette du film de Fritz Lang, Week end in Havana. C’est bien là ce qu’on appelle de l’intertextualité. Le traducteur n’intervient dans ce jeu de l’intertextualité que lorsqu’il y a réel péril de ne pas se faire comprendre par le lecteur. Ceci dit, Cabrera Infante m’a appris à faire confiance au lecteur et à fuir comme la peste le désir d’éclaircissement du texte, souvent blâmé par les traductologues (comme Jean-Claude Chevalier et Marie-France Delport, dans L’horlogerie de Saint-Jérôme, L’Harmattan, 1995) clouant au pilori ce qu’ils appellent l’« amplification », ce grain de sel du traducteur qui traduit moins qu’il n’explique, ce qui est toujours désastreux. Comment comprendre « nuestro forro romano », sinon comme un défaut de prononciation du présentateur, roulant intempestivement les deux rr, au lieu de dire, en bonne logique, « foro romano » ? Eh bien ! il paraît qu’à Cuba « forro » – qui signifie en espagnol « doublure » – veut dire « engaño », allusif, donc, de l’aspect frelaté et mensonger du spectacle pour touristes que propose le Tropicana ; la solution, là encore recourant à une figure de compensation, et plus encore, à une figure de substitution, car il s’agit moins de récupérer un sens perdu que de remplacer une notion par une autre qui ait à voir avec le même monde factice : le tourisme cubain, la solution, donc, est la traduction par « for-rhum », justifié par le fait que tout le monde sait que sur chaque table du Tropicana trône toujours la bouteille de rhum à côté du coca-cola, de quoi préparer ce qu’après Fidel Castro on appellera « cuba libre ». Reste l’accent, si difficile à rendre dans une traduction. Nous en avons un exemple dans l’aparté du maître de cérémonies : « (Me quedó bonito, ¿eh? ¡Di-vi-no!) », un accent qu’un sud-américain qualifierait de mariconcísimo (pédalissime ? chochotte ?), rendu par une transposition familière et affectée en français : « (C’est-y pas joli, ça, c’est-y pas di-vin ?) » ; ça vaut ce que ça vaut. La présentation des invités fait apparaître aussi quelques clins d’œil, le plus gros étant la « señorita Vivian Smith Corona Álvarez del Real », si l’on sait que la machine à écrire fétiche (personnalisée au cauri, le coquillage magique de la sorcellerie cubaine – la santería) de l’auteur a toujours été une « Smith & Corona » ; exemple de métalangage assurément. En même temps l’auteur présente, par ce biais, quelques personnages de son roman : Mr. Campbell, Viriato Solaún (du chapitre « Les débutants »), Arabella Longoria, Eros Minerva qui deviendra au chapitre des « Débutants » Cuba Venegas, et puis l’ami photographe Códac… Un dernier clin d’œil : l’évocation du colonel Cipriano Suárez Dámera est suivie de tous ses états de service militaire : « M.M., M.N. y P », toutes les médailles de mérite, militaire, naval et policier ; la traduction a recours ici à un jeu graphique qui consiste à reproduire le symbole graphique des principales décorations françaises, comme on le fait, parfois, sur les cartes de visite, mais le comique n’est pas que ce « pundonoroso militar » (« honorable militaire ») affiche croix de guerre et légion d’honneur, c’est qu’il arbore aussi l’insigne des palmes académiques. Je crois me souvenir que cela fit bien rire mon auteur.
4Comme tous les grands humoristes, Cabrera Infante est d’un sérieux imperturbable, d’autant plus pince-sans-rire que le voilà tout à fait british, et c’est dans la gravité que tous ces jeux sur le langage ont été analysés et traduits. Le rire était toujours noyé dans la sueur de l’effort. Les jeux les plus fréquents sont les paronomases, les inversions ou mots dans le miroir, l’effet boustrophédon (écriture grecque alternativement de gauche à droite puis de droite à gauche), dont on a un exemple visuel au chapitre « Quelques révélations », culminant dans les palindromes. Il s’agit, au fond et en fait, de subvertir systématiquement le langage, comme dans ce fameux chapitre qui débute significativement par trois pages blanches – tout comme ailleurs on trouve une page noire – (et l’éditeur français – Gallimard – a joué le jeu, sans souci d’économie, alors que ma traduction du Baiser de la femme-araignée, de Manuel Puig fut par son éditeur – Le Seuil – amputée – pour gagner de la place ! – de ses nombreux silences et points de suspension ; le directeur littéraire3 qui n’y avait pas compris grand-chose voulait même supprimer les notes de bas de page qui jouent, pourtant, dans l’économie du roman, un rôle majeur) ; or quand le texte s’inscrit sur la page qui succède aux trois pages blanche de « Quelques révélations », il comporte en regard une page vue à l’envers, « de l’autre côté du miroir », dans une allusion fort évidente à Lewis Carroll et son « Through the looking-glass », et dont la clé est énoncée un peu plus tard, avec une tout autre transcendance, quand on apprend que le cubain, pour le narnateur, n’est que du russe à l’envers ! or rien ne ressemble autant aux caractères cyrilliques que la page reproduite à l’envers au début de ce chapitre. C’est évidemment à la lumière de l’idéologie qu’il faut interpréter ce truc d’écriture : Cabrera dit clairement son anti-soviétisme, recouvrant son anti-castrisme.
5L’art de la parodie de l’auteur s’illustre en divers moments que nous pouvons privilégier : la parodie du langage parlé, la parodie de la santería cubaine, la parodie des meilleurs écrivains du pays, et enfin les listes cocasses de noms qui peuvent faire penser aux généalogies burlesques de Rabelais. Sans vouloir analyser le fonctionnement de ces listes, restons-en à quelques problèmes concrets de traduction. S’il est évident qu’ici plus que partout ailleurs le littéralisme est inopérant, on comprendra qu’il s’agisse seulement d’offrir au lecteur français des équivalents suffisamment parlants à son oreille et à sa culture ; sa culture du moment, on va le voir : il s’agit du sous-chapitre intitulé « Les pro-et-contre noms » ; dans la colonne des « Danseurs » le traducteur introduit son grain de sel comme « Sissi Grammaire » où l’on est prié de reconnaître Zizi Jeanmaire, mais surbvertie par le même procédé qui fait passer la danseuse nationale de Cuba Alicia Alonso au patronyme russifié d’Alonsova, traduisant à la fois un talent reconnu – et l’on sait que la gloire d’un danseur ne peut être que russe – et la contamination soviétique de la culture cubaine ; et donc le traducteur risque ici une allusion bien française à la grammaire et un clin d’œil cinématographique du côté de la princesse Sissi. La vraie trouvaille me semble être, cependant, celle de Boris Méjart – au lieu de Maurice Béjart – qui glorifie le célèbre danseur par la slavisation de son prénom – Boris, c’est quand même mieux pour un danseur que Maurice –, et fait écho au jeu fondamental de ce livre qu’est l’inversion langagière, ici simple métathèse. La subversion, cependant, est plus forte dans le domaine des « Journalistes » où les Français des années soixante-dix reconnaîtront facilement Jean-Jacques Servan-Schreiber à travers Gigi Essess, et Françoise Giroud déformée en Françoise J. Rouge – car cette journaliste était alors perçue comme très marquée à gauche. Quant à Jean Daniel, le voilà « mousquetérisé » en D’Ardaniel (qui joue sur Daniel et D’Artagnan, et peut-être aussi sur Dardanelles – à cause de l’ascendance levantine ?) ; on notera aussi l’allusion à Raymond Cartier, autrefois rédacteur en chef de Paris-Match, créateur du concept protectionniste appelé « cartiérisme », ici dénoncé par l’espagnolisation burlesque de son nom : Ramón Quartier, ce qui doit prendre aux yeux du traducteur une dimension subversive ; et enfin la mention du correspondant de presse en Israël à l’époque de la guerre des Six Jours, André Scemama subverti par l’hébraïsation de son patronyme en André Chemamah Israel, où il faut entendre l’allusion au pays, certes, mais aussi à l’acte de foi primordial du judaïsme appelé « Chemah Israël ». Enfin, tout cela en faisant confiance au lecteur, pour peu qu’il se pique au jeu.
6Le langage parlé avec ses déformations du parler familier est une des difficultés majeures de la traduction littéraire. Un exemple parmi tant d’autres dans ce livre qui prétend être écrit non pas en espagnol mais le plus souvent dans « l’argot nocturne » des Havanais, le coup de fil de Beba Longoria à la 5e séquence des « Débutants » ; on a là des mots agglutinés : miamiga (machérie), miabuela (magrand-mère), miamor-monchou – miami-chachatte ; des mots estropiés : un pomo de Chanel y tenía miedo que se me vaporara – un flacon de Chanel et j’avais peur qu’il s’évapeure ; il n’y a pas d’équivalence exacte, on estropie la langue où on peut en français, ainsi : ¿Qué testaba disiendo? Bueno da lo mismo – Qu’est-ce que je te racontais ? Ça fait rien, tant pire ; esta conversadera atrata – cette histoire astraite ; casalno pola iglesia y to ese lío – qu’on se marie à l’église et tout le touin-touin ; et ce jeu de mot : nos metimos en Tropicana. No, niña, con ene no con eme – on a été au Tropicana – Mais non fifille, pas jama, Tropicana – où l’amplification est rendue nécessaire par la nécessité de bien faire comprendre au lecteur le jeu sur « pyjama ⁄ (tro) picana ».
7Le premier texte que j’ai traduit de ce livre, publié en revue dans le numéro spécial des Lettres nouvelles consacré à Cuba en décembre 1967, est la 6e séquence de ce même chapitre, la demande d’augmentation de Ribot à Viriato Solaún, et cela aurait dû me décourager ; il y avait d’abord cette difficulté de vocabulaire : unos tiburones caprichosos (y por ende bugas) où il fallait savoir ce qu’était bugas, mot inconnu des dictionnaires (en argot espagnol buga signifie bagnole) ; en fait buga désigne à Cuba el bujarrón (nous verrons plus loin qu’un Alfredo Bryce Echenique saura s’en souvenir), d’où la traduction : des requins batifoleurs (et par là même tapettes) – où l’on remarquera la valeur d’anticipation (prolepse ?) de l’adjectif expressif « batifoleurs », mais on ne peut systématiquement reprocher au traducteur de mettre trop de couleur sur sa palette ; et puis ce premier jeu langagier azuloso mar porcelado (¿o se dice azulado mar proceloso?) traduit hardiment par le même effet de métathèse : les fleus blots furieux (ou dit-on les flots bleus furieux ?), c’est-à-dire qu’on estropie d’abord et l’on rectifie entre parenthèses – jeu qu’affectionne Cabrera Infante (il y a maints exemples) ; on a l’air de bafouiller, de se tromper, et puis on se rattrape après, ce qui donne toujours plus de vigueur à la phrase ; par exemple : « Il a mis sa lettre poche restante (ou dit-on poste restante ?) ».
8La parodie des écrivains : celle de Lydia Cabrera met en cause la santería – le vaudou cubain et tout le vocabulaire pseudo-africain, qui mêle vrais dieux et fausses expressions : que estaba bien (tshévere) – que c’était bien (Fo’mido), estaba también de acuerdo (sisibuto) – était également d’accord (béni-oui-oui), Olofi ta contento-Olofi lé content, et culminante : ¡Qué situación difícil! No (nananina) quedaba (re’tongo) más (ma) remedio (iwo finda) que (ke) irse (futé-le-kán) – Quelle situation difficile ! Il ne (nenni) restait (restongo) d’autre (otrogo) solution (iwo finda) que ( ke) de s’en aller ( fouté-le-kan), sans oublier les notes comiques, et celle qu’ajoute le traducteur à coco traduit par Cabosha (= caboche) : « Coco en cubain. Du polynésien Tateete » (où l’amour de Gauguin pousse le traducteur à s’inspirer du célèbre tableau Ta matete – le marché – amalgamé au toponyme Papeete). Traduire ce genre de texte parodique cause toujours un plaisir intense au traducteur qui se voit, ici, légitimé en tant que créateur (malgré les reproches de Milan Kundera dans Les testaments trahis, où il présente volontiers le traducteur moins comme un serviteur que comme un rival de l’auteur).
9Le jeu sur le langage est au centre du livre, caviardant et subvertissant tout le texte. Mais surtout au chapitre purement virtuose « Casse-tête ». À l’imitation de James Joyce dans Ulysse.
10[Voyez ce fragment de Finnegans Wake, traduit par André du Bouchet en 1962 :
« Sandhyas ! Sandhyas ! Sandhyas ! Tôt le monde en basse ! Tôt le monde à aube ost. Ourrez ! Surrection. Oeireveille allo galobe d’épôle en pôle. O railliez, O ralost, O ralliez ! Gomphanix, O ralliez ! A tout figne quasivif de l’oiseau. Mertez rubis en quête. Nue mer este pour l’Ossianie. Irci ! Irci ! Briquet, Briffaut, Brillard, Bégueur, Rador et Bavard. La brumée s’élave » ;
11et traduit par Philippe Lavergne en 1982, de façon plus éclairante – à peine :
« Sanctus ! Sanctus ! Sanctus ! Appel à toutes à jour. Orée ! Surrection ! Eireweeker s’adresse au bon peuple de Bludin. O raillez, O Ralliez, O reillers ! Mes phlammes, oyez ! Ce qu’ensigne comme vie le Canaan sauvage. T’as gourdé tant d’histoires. As-tu vu l’Ossianie. Ici ! La voici ! C’est ça Tass, Patent office, avec AFPlouf et Reuters. Le brouillard s’élève »
12– ce qui annonce clairement, does’nt it, le jeu de Cabrera sur les journalistes.]
13Cabrera Infante invente la logorrhée, cette accumulation de paronomases à effet comique, dont on a ici deux exemples ; le premier joue du titre de l’ouvrage emblématique Alice au pays des merveilles, le second joue du nom de l’ami qui prend le masque de Boustrophédon, Rine Leal et se permet toutes les acrobaties dans la paraphrase des deux noms. Le traducteur n’a pas dans ce cas à traduire servilement mais à entrer dans le jeu de la précipitation langagière et à se laisser aller en toute fantaisie [autant que les deux « traîtres » de Joyce], ce qui donne ceci :
Alicia en el mar de villas, Alicia en el País que Más Brilla, Alicia en el Cine Maravillas,
Avaricia en el País de las Malavillas, Malavidas, Mavaricia, Marivia, Malicia, Milicia
Milhizia Milhinda Milindia Milinda Malanda Malasia Malesia Maleza Maldicia
Malisa Alisia Alivia Aluvia Alluvia Alevilla y marlisa y marbrilla y maldevilla
« Alice au pays des mers vieilles, Alice au pays d’amère veille, Alice au palais des males vieilles, Males vies, Mal vice, Malalice, Malice, Milice Mifigue Mirisin Maraisin Maraison Malaisance Malaisie Malaise Alaise Alésia Arlésia Arlésienne Alesbienne Alèsriendenouveau » [l’introduction de « Alesbienne » doit faire écho au jeu récurrent sur le personnage de Beba Longoria, ailleurs appelée « Lesbica Beba »]
14et le jeu sur Rine Leal et Bustrófedon :
Rineceronte, Rinedocente, Rinedecente, Rinecente, como luego hubo un Rinecimiento seguido de Rinesimiento, Rinesimento, Rinesemento, Rinefermento, Rinefermoso, Rineferonte, Ronoferante, Bonoferviente, Buenofarniente, Busnofedante, Bustopedante, Bustofedonte
« Rhinecéros, Rhinecerveau, Rhumedecerveau, comme il y a eu ensuite un Rinaissant suivi du Rinaissance, Rinaisance, Rinefossedaisance, Rinefervent, Rinefervolant, Roneffervescent, Roneofarniente, Buonofarniente, BusnofaiDante, Bustopédante, Bustopétant, Bustopétard, Bustofêtard, Bustoféerique, Bustoféroce » [la précédente traduction était en deçà de l’original, quant au nombre de signes, ici il y a rattrapage : c’est ce que j’appelle, parfois, « l’équilibre des volumes »].
15Pas question dans cet exercice de rechercher une quelconque littéralité, et tant pis pour Kundera, apôtre d’un strict littéralisme en matière de traduction. Une fois admis le jeu, et démonté son fonctionnement, le traducteur n’a qu’à laisser aller sa propre fantaisie. Dans ce cas-là, qui peut lui contester le rôle de créateur ?
16Et puis il y a la parodie de Rubén Darío, transposée en français en écho des poètes parnassiens, moitié Leconte de Lisle moitié Victor Hugo, dont on peut citer seulement quelques vers :
Maniluvios con ocena fosforecen en repiso.
Maniluves à l’ozène en effluves resplendissent.
Catacresis repentinas aderezan debeladas
De soudaines catachrèses ensemencent l’azur.
Maromillas en que aprietan el orujo y la regona,
Le cordage où rigole en caresse l’éclisse,
Y esquirazas de milí rebotinan el amomo.
Et des tympans de guerre font refeuiller l’alpaca.
¿No hay amugro en la cantoña para especiar el gliconio?
Marcotte-t-on la comptine pour épicer le houka ?
Tufararas vipasanas paloteabean el telefio.
Des touffeurs vipesaines font agonir les gerfaults.
… ¡Vale reis!
Vae, Victor !
¿No entrelinean el dilúculo?
Les voiles de l’ennemi flottaient sur Falbalas.
… Y en las dalas, en las dalas de Gehenna
Et dans les dalots, les dalots de la Géhenne
Recurvan los borborigmos de la simonía de abril.
S’incurvent les borborygmes simoniaques d’avril.
17Le principe est simple : on garde les mêmes mots – aussi insignifiants, comme il convient à cet assaut de non sense – chaque fois que c’est possible, pour le reste on essaie de créer une poésie ronflante, avec des mots compliqués, avec quelques pistes, comme Victor Hugo, clairement évoqué à travers le « Vae, Victor » qui ironise sur l’expression latine « Vae victis » (malheur aux vaincus !), et surtout le vers hugolesque bien connu (de La légende des siècles) : « Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala » (Booz endormi).
18(Explication succincte de tous ces mots barbares, directement puisés au dictionnaire par l’auteur comme par le traducteur : Maniluve = immersion des mains dans un liquide chaud. Ozène = ulcère de la membrane pituitaire qui dégage une odeur infecte, comparable à celle d’une punaise écrasée, d’après Littré. Repiso = piquette. Catachrèse = métaphore – « à cheval sur le mur ». Debelar = vaincre, réduire. Regona = large rigole. Éclisse = attelle, gouttière. Esquiraza = ancien navire de transport à voiles carrées. Rebotín = seconde floraison du mûrier. Amomo = amome, plante exotique et aromatique. Amugronar – et pas amugro – = provigner, marcotter la vigne, faire prendre racine à une tige aérienne. Cantoña = attesté nulle part, fantaisie de l’auteur. Verso gliconio = vers glyconien ou glyconique, un spondet et deux dactyles. Houka = narguilé. Tufarara = mis pour tufarada, touffeur. Vipasanas = non attesté, mais évoque « viperina », comme en français vipesaines. Palotear = faire du bruit avec des bâtons, d’où la traduction par hourvaris de pierres. Telefio = orpin blanc ou artichaut sauvage. Entrelinear = écrire entre les lignes. Dilúculo = point du jour. Simon le magicien, hérésiarque juif du ier siècle, baptisé, il tenta d’acheter l’Esprit-Saint, et c’est ce qu’on appelle depuis simonie. Il s’agit donc bien d’un catalogue de mots biscornus, dans la plus pure tradition du non sense).
19La comptine de ce poème farfelu nous amène tout naturellement à la chan à boire des pages suivantes, où l’on assiste aux variations sur les cinq voyelles successives, suivant un jeu d’enfant universellement connu : « Yo te daré, niña hermosa, una cosa que yo sólo sé, café ⁄ yo to doró, noño hormoso, ono coso quo yo sólo só, cofó » trouve son équivalent naturel dans une autre comptine française : « Buvez un coup ma serpette est perdue mais le manche est revenu ⁄ bavaz a cap ma sarpatta parda ma la macha ravana. » Le tout est de trouver l’équivalence exacte. C’est alors qu’on tombe sur les palindromes du livre, évidemment transposables, soit par le patenté « Élu par cette crapule » correspondant au classique « Dábale arroz a la zorra el abad », soit par l’invention plus ou moins réussie : « Amor a Roma, Anilina y oro son no Soroya ni Lina, Abaja el Ajab y baja lea jabá », ce qui n’a pas toujours grand sens [Ajab est le capitaine Achab prononcé à la cubaine, et jabá pourrait renvoyer au jaba cubain, ce panier de jonc], mais le sens est dans le seul palindrome, d’où en français : « Esop un aga nu pose, Non Lana anal non, Ivre il a été Ali Ervi » – où l’on remarquera le respect de l’orientalisme évident du texte espagnol. (Dans mon carnet d’exercices, j’avais noté aussi : Un roc cornu et Un été tenu, non utilisés.)
20Trois tristes tigres est le seul roman, à ma connaissance, à poser la problématique de la traduction, dans son double chapitre de Mrs. Campbell. On pourra utilement comparer les deux versions successives, la bonne suivie de la mauvaise. Mais c’est évidemment le brouillon supposé du mauvais traducteur d’un texte anglais prétendument original, qui retient toute l’attention. Ce que censure l’auteur chez le traducteur [qui en prend plein le mufle au moment où il exerce ses talents] : son littéralisme, avec des phrases aussi grotesquement calquées sur l’anglais que la infestada de mosquitos, endémica con malaria, poblada por bosques de lluvia Zona Tórrida – l’infestée de moustiques, endémique de malaria, peuplée de forêts de pluie Zone Torride. Il est clair que la traduction en français doit obéir ici à cet impératif : plus c’est mauvais, mieux c’est. Alors le traducteur s’en donne à cœur joie, dans tous les anglicismes outranciers (« Miel [traduisant un supposé Honey = Chéri], c’est le Tropique ! »). On notera l’accumulation de notes explicatives et l’on se souviendra de Dominique Aury déclarant que « la note en bas de page est la honte du traducteur » (préface aux Problèmes théoriques de la traduction de Georges Mounin). Remarquons pour la petite histoire la mention de Joyce à la note 15 « Corridoors en inglés. Joycismo intraducible » : c’est le seul endroit du livre où Cabrera Infante avoue ses sources. Et puis l’on trouve la fameuse mention « Juego de palabras intraducible » qui ajoute à la défaillance du traducteur la frustration du lecteur, mais qui, du même coup, interdit au traducteur de Trois tristes tigres le moindre « grand écart » de ce type. En dehors de ce passage, et des parodies d’écrivains, il n’y a pas la moindre note dans toute la traduction.
21L’intertextualité est partout, et les allusions culturelles à foison : au cinéma, certes, spécialité de l’auteur qui fut critique de Bohemia et fondateur-directeur de la cinémathèque de La Havane, mais aussi à la musique (cf. notamment le jeu logorrhéique sur le célèbre chef d’orchestre Celibidache : « Celibidache, Chelibidaque, Cellobidache, Célabidoche » traduisant : Celibidache, Chelibidaque, Cellobidache, Celos-bis-ache) et, par-dessus tout, à la littérature. Quelquefois c’est assez évident, il y a les idoles du moment : Joyce, Proust et Kafka, la triade du siècle, dit-il, mais aussi un nombre incroyable de références à Lewis Carroll, à Faulkner, à Thomas De Quincey, à Herman Melville, et à tant d’autres, même à Alice Toklas, la secrétaire de Gertrude Stein. On ne peut alors parler que de vertige culturel, tant la parodie est partout avec ses effets accumulatifs dont nous avons donné quelques exemples et ce non sense permanent qui sollicite à l’extrême, et de façon gratifiante, la créativité du traducteur. Mais il faut en rester là, car on pourrait mettre autant de temps qu’il en a fallu à traduire ce livre – plus d’un an. Le mot de la fin : à défaut de compétence, et bravant jusqu’à la démesure les horlogers de Saint-Jérôme et les testamentaires trahis, le traducteur a ici, en tout cas, manifesté sa passion et son plaisir d’écrire.
La Havane pour un Infante défunt
22Si Maurice Ravel, par le titre évocateur, et provocateur, de ce livre, scande à la façon de l’entêtant Boléro – rythme cubain s’il en fut – l’obsession de la ville sempiternellement hantée par la mémoire, notre Montherlant aussi, Don Juan dévoyé des Jeunes filles quand ce n’est pas des Garçons, peut nous prêter cet autre titre suggestif d’un éloquent constat : « La ville dont le prince est un Infante ». En effet, La Havane prend ici le visage de toutes ces femmes, filles ou infantes promises à l’auteur, dauphin en attente de trône ; et ce dernier, du même coup, en son deuxième roman – succédant à ses Trois tristes tigres de papier – nous donne à la fois un « portrait de l’artiste en jeune homme » et une manière d’autobiographie où seule la cité convoquée est mise en majesté.
23Ce jour – le 25 juillet 1941 – de ses douze ans et de son installation avec ses parents, montés de leur province orientale de Gibara jusqu’à cette capitale mythique et le 408 de la rue Zulueta, constitue la véritable date du passage à l’adolescence où le gosse villageois, en chrysalide encore, entreprend de lisser ses jeunes ailes de papillon. De cet âge tendre jusqu’à son mariage – raté –, il verra défiler tous ces visages de femme qui, souvent inaccessibles, parfois tout juste estompés, et quelquefois, tout de même, pressés contre sa propre face, imprimeront à ce chantre tropical les mâles traits d’un Don Juan des Caraïbes dont l’ascension et la chute s’inscrivent dans l’exacte trajectoire du soleil sans paupière de la métropole coloniale, en torrides tropiques.
24Toute l’histoire, en effet, s’inscrit entre deux pôles. Commençant par l’ascension primordiale des étages de cette demeure citadine – « C’était la première fois que je montais un escalier » inaugure le récit –, image insistante d’une grim qu’analystes et exégètes du rêve ont de tout temps associée à l’impétueuse libido. Pour s’achever, en belle parabole, sur la chute dans l’enfer vaginal où ce Casanova au petit pied, qui a tant parcouru de millimètres de chair conquise et refusée – en estimant rétrospectivement et ironiquement : « Après tout, les femmes ont toujours été pour moi une énigme » –, finit par s’immerger la tête la première sous la jupe ouverte de la dernière femme, figée devant l’écran du cinéma, tandis que l’adolescent attardé va voir une bonne fois ce qui se passe là-dessous, là-dedans. Or ce n’est pas pour constater, comme Henry Miller – autre pornographe éclairant d’un phare polyphémique l’énigmatique « sourire vertical » – qu’il n’y a là rien qu’un trou, un vide, un néant sexuel ; c’est, au contraire, pour y plonger front en avant et se laisser entraîner, à l’instar de cet ahuri de Marcello Mastroianni dans La cité des femmes (de Fellini), sur le tapis roulant d’une orée sexuelle, jusqu’au plus intime du gynécée. Voyage au bout de la nuine – le mot est de Marie Cardinal (dans Autrement dit) –, narines enflées de « papaye parfumée » – l’image est de Guillermo –, soufflant à tout vent dans la trompe de Fallope, voguant en Matrice galante, jetant l’ancre, enfin, à son port pelvien.
25Cabrera Infante nous donne, donc, là, un récit initiatique plus qu’un roman d’apprentissage, moins bildungsroman – selon la terminologie teutonne – que roman de billevesées où ce jeune homme trop curieux, qui cherche à s’emparer sans cérémonie de la cité promise, ira donner du nez dans tous les panneaux, cédant à toutes les prises du corps de la géante, lui qui sera à tout jamais l’Infant de cette ville mulâtresse généreusement ouverte de seins et de béances. Tout à la fois goulûment gourmand et tristement échaudé, tant il est vrai qu’à la façon de Bobby Lapointe : Havanie et framboise sont les mamelles du destin.
26Notons qu’insulaire jusqu’au fond des eaux (des os ?), Cabrera Infante devenu adulte choisira pour son ex-île un autre archipel. Est-ce séduction de Laputa raillée par Swift et autres gulliveries ? Ce scribe encrera ses mémoires en terre d’Angle et fera suivre désormais son nom de l’aristocratique « Esquire ». C’est, en effet, dans la patrie de Sterne qu’il remontera le temps, point tant, pourtant, que le préfœtal Tristram Shandy (inspirateur, peut-être, de certain conte de cet autre Cubain de Carpentier, que nous analyserons plus avant), mais assez pour contempler depuis l’autre rive ses tristes tropiques qu’il débordera par le rire. À l’instar du philosophe madriléno-berlinois Ortega und Gasset (ainsi qu’il aimait à dire) qui postulait comme norme et point de vue « Moi et ma circonstance », l’écrivain cubain nous renvoie à cette image ancienne de l’Infant égaré en l’immense cité et cherchant à saisir des deux mains la proie de son ombre. Adepte du nomadisme, comme tout vrai sédentaire, il nous promène inlassablement dans sa Terra (ou plutôt Teta) incognita, cette ultime Thulé du premier Colomb de l’âge moderne, avec pour seul moteur ce kaléidoscope d’images qu’il serre entre ses mains, entre ses jambes, et frotte en incessant Onan jusqu’au jaillissement de la plus belle des écritures. En vérité ce jeune homme n’a que Cuba en tête – de quelque façon qu’on l’écrive (qui a dit qu’à Cuba il n’y a pas de cacao ?) – et ce parcours en Havanie – mère de tous les vices et de tous ses fils – est une plaisante façon de connaître ou reconnaître la géographie urbaine.
27Hymne à la ville adorée, ce livre est d’abord un hommage à sa négritude. Nul mieux que Cabrera Infante n’a chanté la beauté mulâtresse dont il nous dit qu’on lui vouait à Cuba une sorte de culte. Ainsi, dès la première femme entrevue dans cette « riche ruche sexuelle » de la rue Zulueta, il donne le ton de son épithalame :
« Ses veines charriaient les quelques gouttes de sang noir qui donnent à la peau la teinte iodée que j’associe à celle des jeunes beautés amoureuses de la plage et aux sang-mêlé ; teinte iodée que je n’ai vue dans toute sa splendeur que chez les Cubaines d’alors. »
28Bien avant de toucher au but, le jeune artiste accroché à son « pénis d’ivoire » va faire l’apprentissage de l’amour, mais en succombant toujours aux plus médiocres des mousmés. Des trois sœurs qui vivent à son étage, l’adolescent choisira celle qui est « boiteuse et légèrement prognathe », inaugurant ainsi « la série passionnée de [ses] amours impossibles, [sa] recherche de la perfection dans des femmes imparfaites ». À cette disgracieuse Esther au menton en galoche, succéderont Delia au « teint pâle hérité sans doute de son grand-père chinois », Sonia la Polonaise, Maria la Majorquine, Georgina « l’unique négresse authentique », toutes ses voisines un peu sottes chez qui il puisera l’essentielle leçon de vie : « Aujourd’hui encore je préfère la conversation d’une femme stupide à celle d’un homme intelligent ». Puis il connaîtra ce baiser « parfait » de Beba, cette « déesse dahoméenne » de Nela, et enfin, sur ce « chemin de croix de [sa] vie sexuelle », ces longues séances de cinéma où le naufrageur des chambres noires explorera au plus près la chair féminine qui saura s’en venger, comme cette perverse voisine de fauteuil lui plantant dans le bras une longue épingle assassine. Vient enfin la fin des « fiascos sexuels successifs » et ce premier coït qui le laisse coi avec une « Juliette des esprits érotiques » l’autorisant d’emblée à de flatteuses prouesses. Après tant de flagorneries cinématographiques, tant d’éjaculations à côté de la plaque, tant d’échecs précoces, c’est l’heure du triomphe et la première pénétration, ce passage à l’autre vie : d’un coup de dé qui abolit son bazar, voilà notre héros embobeliné sautant à l’âge adulte.
29Cinéphile par excès de libido, scoptophile des fenêtres sur cour, notre « Chassanova » du pauvre accumule les piètres conquêtes sans toutefois prétendre à l’excessif mille tre de Don Giovanni : déflorant ici une ballerine sans hymen dont la barre d’exercice fut, pour ainsi dire, le coupable braquemart, accumulant « rencontres fortuites et forcées » dont cette jeune Chinoise qui, sur sa mine de binoclard au teint indianisé, veut absolument lui faire avouer un grand-père cantonais et qui le plaque parce qu’elle ne veut « pas avoir affaire à quelqu’un qui renie ses origines » ! Jusqu’à l’apothéose des conquêtes, cette Amazone qui se donne à lui dans le noir parce qu’un accident d’enfance – le feu sur sa chemise de nuit – a ruiné la croissance de son sein droit. Amante mutilée qu’en son amour le conquérant transforme en déesse et en mythe. En vérité, ce livre est un hymne à la femme, à toutes les femmes.
30Dans cet « abîme horizontal » où plonge enfin, spéléologue utérin, le narra, mémorialiste d’amours bouffonnes et piquantes en cette savoureuse friction tropicale, donne ici toute la mesure du vieux rêve cubain : faire tenir La Havane tout entière dans l’entrecuisse d’une Ève caribéenne. Mais cette quête et ce parcours, ludiques autant qu’érotiques, s’inscrivent au-delà des sens dans un regret, un repentir des plus évidents, des plus profonds, dont le vrai nom est nostalgie.
Notes de bas de page
1 Sauf à une date toute récente où l’on a estimé que le sous-continent caraïbe pouvait prétendre à l’unité dans la diversité, et mieux s’exprimer dans le singulier « la Caraïbe », qui n’est, somme toute, que la traduction littérale de l’espagnol, n’était le changement de genre. Voir, à ce sujet, le numéro d’octobre du Magazine littéraire consacré à « Lire la Caraïbe ».
2 Qui n’a toujours pas été traduit, non plus que le tout dernier – et brillantissime – essai sur le cinéma : Cine o sardina (1997).
3 François Wahl.
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