L’Amérique latine et la France : un amour partagé
p. 23-33
Texte intégral
1À l’heure où la francophonie en crise va chercher en Asie des étais pour sa demeure ébranlée, il n’est pas inutile de rappeler les liens si forts qui unissent, toujours pour le meilleur, l’Amérique dite latine et la France. Pour le meilleur, oui, car le pire, rejeté dans le passé, fut, par exemple, cette annexion incongrue du Mexique à l’Empire de Napoléon III par les mains malheureuses de Maximilien qui mourut fusillé à Querétaro en 1867 – et l’on s’en souvient encore chez nous à cause de la terrible toile qu’en brossa Manet, ou de l’opéra Maximilien de Darius Milhaud, tout comme les Mexicains se le rappellent à cause d’un mot entré dans leur vocabulaire, et quel mot ? mariachis, qui désigne cet orchestre typique qui a fait le tour de toutes les cartes postales et dont le nom renvoie tout bonnement à une prononciation hispanique du mot « mariage », avec en arrière-fond les extra-vagances musicales de cette pauvre Charlotte, l’impératrice plongée dans la folie à la mort de son mari (qu’on relise pour en savoir plus le beau roman mexicain de Fernando Del Paso : Des nouvelles de l’Empire). Mais si le papillonnement sied à ce préambule qui se propose pour sujet l’« amour partagé » entre l’Amérique latine et le France, essayons plus méthodiquement d’avancer dans ce mariage annoncé non pour le pire mais pour le meilleur.
2Amérique latine ! que voilà une bien curieuse appellation ! Qui ne se souvient encore de la malheureuse bévue d’un récent président des États-Unis en visite officielle dans ces terres du Sud et s’excusant de ne pas parler « latin » ! Et c’est que ce continent dont les langues indigènes se nomment nahuatl, guarani, quechua et les centaines de dialectes qui en sont dérivés n’a de latin que la vue de l’esprit. L’Amérique, comme dit quelque part le grand Octavio Paz a été nommée avant d’être découverte – et ce nom au demeurant renvoie non pas au plus fameux des découvreurs, et le premier de tous, Cristóbal Colón (à l’origine de la seule Colombie), mais à ce condottiere marginal appelé Amerigo Vespucci qui succéda à Colomb après la disgrâce de ce dernier en s’attribuant, finalement, tout le mérite de la découverte. En vérité, l’Amérique, c’est une affaire de mots. Tenez, aujourd’hui, quand on dit Américain, il s’agit toujours d’un mâcheur de chewing-gum, et non d’un mastiqueur de coca ou d’un siroteur de maté. Quelle restriction pour une si grande terre ! Qu’on s’étonne après cela si l’essentiel de la littérature écrite en langue espagnole s’inscrit dans le débat identitaire et dans le désir forcené de s’imposer à l’existence. Nous ne serons, donc, pas surpris de lire, dans l’introduction de la dernière Histoire de la littérature hispano-américaine (Fell & Cymerman, Nathan, 1997) : « Nous savons aujourd’hui que l’Amérique latine existe. » C’est donc que précé on en doutait. C’est là que commence notre réflexion. Oui, l’Amérique latine existe et sa littérature en porte témoignage, mais l’Europe – et tout particulièrement la France – y est pour quelque chose. Entre Paris et les grandes capitales de là-bas, il y a depuis un siècle un cordon ombilical jeté par-dessus l’océan – les americanos disent el Charco – la mare – voulant signifier sans doute que ce bras de mer de quelque dix mille kilomètres, tout de même, n’est qu’une flaque d’eau, une frontière somme toute insignifiante, et que tout réunit ce Monde, Ancien et Nouveau, « L’autre, le même1 ». Deux mondes unis par les liens de l’amour. Sans doute manque-t-il un point d’interrogation au titre de ce chapitre, mais acceptons l’audace d’une affirmation sans nuance, et faisons face au défi du discours.
3Quelques grandes voix ont échangé leurs anneaux dont nous allons parler : Rubén Darío le Nicaraguayen et Valery Larbaud le Bourbonnais, Victoria Ocampo la Portègne et Roger Caillois le Normalien, et il y eut les grands Jules du Río de la Plata, Julio Cortázar, d’abord, assurément plus Parisien qu’Argentin, et puis les Uruguayens Jules Laforgue et Jules Supervielle, ce poète qui écrivit : « Je parle, je pense, je me fâche, je rêve et je me tais en français », dans l’ombre du chantre absolu du « Charco » – ce « bel océan » –, Isidore Ducasse dit Lautréamont, qu’on peut aisément appeler, comme dans un récent colloque, « L’autre [est] à Monte-video ». Et puis Drieu la Rochelle qui, un jour de l’année 1932, rentrant à Paris, y proclama : « Borges vaut le voyage ». Alors Borges, bien sûr, aussi immense et prophétique que Tirésias est aveugle. Et puis ces grands exilés qui firent l’escale de Paris : Mario Vargas Llosa, Julio Cortázar, Carlos Fuentes, Gabriel García Márquez, ainsi que leurs épigones : un Bryce Echenique, un Scorza, par exemple. De tous ceux-là, de tous ces amants confondus, nous entendons ici parler. Mais d’abord et toujours cette question légitimement posée : pourquoi la France ? D’où vient cette fascination pour la France ?
4À cela je répondrai : à cause de l’Espagne. L’Amérique latine est fascinée par l’Europe à laquelle elle se rattache par l’esprit, si l’on veut bien faire fi du continent indien, orphelin de culture et analphabète. Encore que cette fascination ne soit plus là au troisième millénaire dont tout annonce qu’il sera, dans une homogénéité factice et une mondialisation plus mercantile que culturelle, nord-américain. Nous reviendrons sur cet effacement en fin de discours. Tout comme les Jésuites ont appris aux Vietnamiens à écrire leur langue et c’est pour cela que ces derniers, ultime rempart de la francophonie en Asie, écrivent en caractères latins, les clercs espagnols ont tenu la main de tous les intellectuels d’Amérique, les obligeant de ce fait à tourner les yeux vers la métropole d’outremer : Lisbonne pour les Brésiliens, Madrid pour les hispanophones – et je laisse de côté les fils de Jacques Cartier et les naufragés du Mayflower. Madrid, donc, étroite capitale de province perdue dans le désert de Castille et qui, pourtant, va polariser les regards des métis et moricauds assoiffés d’estime et avides de combler leur trou dans l’être dans les sables espagnols. Leur conscience s’éveille en même temps que se bâtissent les indépendances : au xixe siècle. S’étonnera-t-on qu’un San Martín, artisan suprême de la rupture avec la Matrie, ait choisi pour nourrir son exil et pour y mourir (en 1850), Boulogne-sur-mer et la France ? C’est bien sûr, le pays de la Révo lution française, le modèle absolu de tous ces rebelles affrontés à l’Espagne, la France admirée comme éminemment subversive ainsi qu’un Alejo Carpentier en brossera l’image saisissante dans son Siècle des Lumières. Résumant l’itinéraire des intellectuels latino-américains, Octavio Paz, dans un article publié dans Les Lettres nouvelles le 16 juillet 1961, écrivait cette phrase lapidaire : « Le chemin vers Palenque passait par Paris ». Peut-être pensait-il à quelque grand scribe, comme Miguel Ángel Asturias, avouant avoir écrit ses Légendes du Guatemala, qui furent préfacées par Paul Valéry en 1930, sous l’influence de l’ethnologie française ; citons à ce propos les paroles éclairantes de Roger Caillois :
« Les chapitres des Légendes du Guatemala publiés dans la plaquette des Cahiers du Sud, où je collaborais à l’époque, m’en révélèrent la puissance verbale. Paul Valéry avait écrit pour ces récits luxuriants hantés d’un tumulte de dieux barbares aux attributs effroyables une préface mi-éblouie, mi-épouvantée qui manifestait le contraste de deux sensibilités. » (Rencontres.)
5Contraste, certes, mais aussi empathie, en même temps que perce, à travers l’adjectif « barbare », un élément latino-américain qui fera florès dans les années suivantes. Par exemple, l’un des derniers livres traduits de Vargas Llosa s’intitule en français non pas Contre vents et marées – qui reproduirait le titre original – mais porte un titre plus accrocheur, plus en accord avec l’attente du lecteur français : Un barbare chez les civilisés (Gallimard, 1998). Nous y reviendrons, mais restons encore avec Miguel Ángel Asturias ; celui-ci a souvent confié que d’avoir suivi à Paris, jeune étudiant au musée de l’Homme, les leçons de l’ethnologue Alfred Métraux, il avait enfin découvert son propre pays, le Guatemala, magique et maya. N’est-il pas vrai après tout, et vérifié, qu’on ne voit jamais mieux sa patrie, la réalité des siens, qu’en se postant sur la rive d’en face ? Ce prix Nobel n’allait jamais cesser d’aimer le Paris de ses jeunes années puisqu’il y revint comme ambassadeur du Guatemala jusqu’à sa mort (en 1974, à Madrid). Mais s’il faut mentionner les grands écrivains de ce continent qui furent ambassadeurs à Paris, et heureux d’y être, alors citons le plus grand des poètes, Pablo Neruda pour le Chili, et cet immense romancier, Alejo Carpentier, pour Cuba.
6« Je rêvais de Paris depuis l’enfance, au point que, lorsque je faisais mes prières, je priais Dieu de ne pas me laisser mourir sans connaître Paris. Paris était pour moi comme un paradis où l’on devait respirer l’essence du bonheur sur la terre », écrit Rubén Darío, le poète nicaraguayen qui allait recevoir de la France des leçons profitables de poésie qui, du Parnasse à Verlaine, lui feraient concevoir la révolution du langage latino-américain que l’on appelle el modernismo [le modernisme]. Nous sommes à la fin du xixe siècle, et Darío balise déjà le chemin de tous les intellectuels de ces pays qui l’ont suivi.
7Dans son Autobiographie, ce même Rubén Darío évoque, par exemple, sa rencontre avec Verlaine :
« Un de mes plus grands désirs était de pouvoir parler avec Verlaine. Un soir, au Café d’Harcourt nous trouvâmes le Faune entouré d’acolytes équivoques. […] On voyait qu’il avait pas mal bu. Il répondait de temps à autre aux questions que lui posaient ses compagnons en frappant par intermittence le marbre de la table. Nous nous approchâmes […]. Je murmurai dans mon mauvais français toute la dévotion dont j’étais capable et je conclus sur le mot gloire… Qui sait ce qui était arrivé, ce soir-là, au malheureux maître ? Toujours est-il que se tournant vers moi, sans cesser de frapper sur la table, il me dit d’une voix basse et caverneuse : La gloire ! La gloire ! Merde, merde encore ! »
8La citation est longue, mais si savoureuse qu’on peut en excuser l’impertinence. Car en somme, Darío est avec Paul Léautaud qui, dans son Journal, évoque ce bouquet de fleurs offert au « Pauvre Lélian », l’un des rares écrivains à avoir témoigné avec tendresse de la grandeur et de la superbe décadence du poète de Sagesse et du grand parc solitaire et glacé.
9S’il nous faut chercher une voix équivalente de l’autre côté de la « Mare », c’est assurément celle de Valery Larbaud que nous entendrons. La découverte et l’estime de l’Amérique ont chez lui une origine fortuite : au collège Sainte-Barbe, à Fontenay-aux-Roses, où il est interne, le jeune Bourbonnais a des amis sud-américains qui lui sont chers et avec qui il entretient des liens d’amitié ; ce cosmopolitisme du collège où les fils de maharadjahs hindous côtoient les héritiers des grandes fortunes de la Pampa, où les rejetons des industriels de Pittsburg tiennent les coudes aux fistons des armateurs britanniques, deviendra le trait dominant de l’œuvre larbaudienne. Que ce soit comme créateur – le romancier de Fermina Marquez – ou comme traducteur, en particulier de Ricardo Güiraldes et son célèbre gaucho Don Segundo Sombra, Valery Larbaud portera l’hispanité chevillée à l’âme. Écoutons-le, dans son roman Fermina Marquez, évoquer ces bancs de l’école avec « ces fils des armateurs de Montevideo, des marchands de guano du Callao, ou des fabricants de chapeaux de l’Équateur [qui] se sentaient, dans toute leur personne et à tous les instants de leur vie, les descendants des Conquistadores ». Il est aisé de trouver des traces de ce premier enthousiasme colonial dans les poèmes de Barnabooth – « La mort d’Atahualpa », par exemple – et bien entendu dans son roman. Fermina Marquez présente une Amérique hispanique différente, plus authentique, car elle est celle que Larbaud connaît de première main. Celle de ce petit noyau d’Hispano-Américains transplantés qui peuplaient Sainte-Barbe, et auquel il revint sa vie durant.
10Qu’a-t-il vu dans ce continent, qu’a-t-il lu sur ces visages qui lui ont arraché de tels cris d’amour :
O combien de fois j’ai pensé à ces larmes,
Ces larmes du suprême Inca
11scande magnifiquement Barnabooth ? Et que verront après lui des esprits éclairés épris de l’Amérique, comme Roger Caillois – découvreur de Borges – ou Max-Pol Fouchet – découvreur d’Onetti – ? Une barbarie exotique, un tellurisme renversant, un réalisme halluciné, un feu de passion aux antipodes d’une fade Europe régie par la froide raison. Il est une phrase de Larbaud qui dit bien tout cela, et traduit du même coup un évident, un inconscient ethnocentrisme où le critique français semble vouloir tremper les plumes américaines dans l’encre de ses désirs et de ses fantasmes : dans un article donnné à la revue Nuevo Mercurio à Paris en avril 1907 (en espagnol) : Larbaud s’oppose à la gallomanie des Sud-américains, tombés sous la tutelle des petits poètes français (Darío subissant l’influence, en particulier, de Catulle Mendés et d’Armand Silvestre, sans parler de son admiration touchante pour le grand Verlaine), et il s’adresse à eux sous forme d’objurgation :
« Nous ne leur demandons pas de poèmes du quartier latin, ni des nouvelles qui laissent entendre qu’elles ont été écrites sur le boulevard, à la terrasse d’un café à la mode. Nous exigeons d’eux des visions de villes tropicales, de blanches et voluptueuses villes antillaises, des villes de couvents au cœur des Andes noires, les verdoyantes perspectives d’avenues caressées par des rafales de vent tiède à Mexico et Buenos Aires ; la vie des estancieros et des gauchos, une belle silhouette de vacher des provinces frontalières de la république argentine, et par conséquent, le spectacle de la nature, la note exotique, la tristesse, la mélancolie et même l’ennui qui se dégage de certains paysages andins. » (La influencia francesa en las literaturas de lengua castellana.)
12On mesure par là les limites de cet amour de l’Amérique latine, car enfin quand on aime vraiment, on ne pose pas de conditions. On ne dicte pas à l’écrivain de là-bas ce qu’il doit écrire pour plaire à son lecteur européen. Eh bien ! cet exotisme déclaré, exigé, aura la peau dure. Malgré tout son amour, pas seulement pour les bras de Victoria Ocampo, mais pour tout le Río de la Plata, Roger Caillois rentrant à Paris après la Seconde Guerre mondiale qu’il aura vécue à Buenos Aires dans le cénacle de sa chère Victoria et de son cher Borges, sans oublier l’ami Adolfo Bioy Casares qui l’éclairera sur le sens du fantastique dont il allait faire ses orges, Caillois, donc, crée la première et fameuse collection strictement latino-américaine des ouvrages Gallimard et il lui donne un titre qui, tout à la fois, la désigne et la limite : « La Croix du Sud ». Ce ghetto-là durera deux décennies, mais sachons lui reconnaître le mérite incomparable d’avoir donné à connaître les plus grands noms et les meilleures œuvres du continent : Borges, le premier numéro, mais aussi Cabrera Infante, Vargas Llosa, Asturias et son « réalisme halluciné » – pour reprendre la catégorisation de Caillois… Ce dernier justifie, d’ailleurs, ses intentions en proposant cette explication dans son ouvrage Rencontres (1978) :
« Peut-être la seconde guerre mondiale, en isolant l’Amérique et en contraignant poètes et romanciers à exploiter leurs ressources domestiques, a-t-elle été l’occasion du subit épanouissement dont peut légitimement s’enorgueillir la génération de Miguel Ángel Asturias ».
13Acceptons, donc, de réduire et de justifier cet appel à l’exotisme, à la peinture « domestique » comme le résultat d’une circonstance historique. Mais alors comment expliquer l’extraordinaire engouement des Latino-américains pour la France dans les années 50-60 ? N’avaient-ils pas depuis si longtemps aspiré à ce bain culturel de l’Europe ? Et qu’est donc un Lezama Lima sinon un Joyce des Tropiques ? et que fait Guillermo Cabrera Infante dans ses Trois tristes tigres sinon récrire au prisme caraïbe l’emblématique Ulysse irlandais ? Quelle patrie nous décrivent les Borges, les Cortázar, les Onetti, les Sábato ? Eh bien ! ce non-lieu géographique, cette utopie où l’esprit projette, quatre siècles après Campanella, une subjective, une évanescente Cité du Soleil.
14On a beaucoup glosé sur cette extraordinaire efflorescence du roman latino-américain qu’on a qualifiée de boom. Or quelles sont les capitales de ce mouvement du « boom » ? Elles tiennent dans un triangle d’or dont les sommets s’appellent Paris, Londres et Barcelone. Ces écrivains choisiront volontiers ces trois villes pour y vivre. Cortázar fut parisien toute sa vie, comme le furent durant maintes années Vargas Llosa et García Márquez, d’abord voisins à Paris, puis voisins à Barcelone, et parisien fut Bryce Echenique qui, dans son style drolatique et inimitable, rapporte, par exemple, son expérience de lecteur à Nanterre (dans le roman L’homme qui parlait d’Octavia de Cadix), et parisiens furent Manuel Scorza et Néstor Sánchez. Comme le fut chaque année Manuel Puig, tenant à écouter de toutes ses oreilles la prose difficilement cadencée de son traducteur et corrigeant son rythme en se déhanchant dans le studio du Marais prêté par son ami Néstor Almendrós, au milieu des affiches de L’angle bleu et de Mata-Hari. Comme sait l’être encore aujourd’hui, devenu parisien à chacun de ses séjours, le Colombien Álvaro Mutis qui n’hésite pas à déclarer :
« J’avais sept ans quand je connus cette ville, et depuis lors, à chaque visite j’éprouve la même chose, la même sensation de me trouver dans la ville la plus belle, la plus remarquable jamais construite et la mieux adaptée à l’homme… Paris, c’est une certaine façon de vivre le monde qui m’apporte une totale plénitude ».
15Et lui aussi, comme Vargas Llosa, il a caressé le rêve de vivre définitivement à Paris.
16Aujourd’hui Mario Vargas Llosa est établi à Londres, à deux pas, dans le quartier de Kensington, de Guillermo Cabrera Infante qui, lui, proscrit par le castrisme, est devenu citoyen britannique (quoique son esprit n’ait jamais déserté Cuba, comme on peut le voir dans son émouvante, sa bouleversante, quoique drôle et truculente, La Havane pour un Infante défunt). Et qu’est devenu pour eux le programme de Valery Larbaud ? Vargas Llosa dans son ultime essai L’utopie archaïque ou les fictions de l’indigénisme (1997), tord définitivement le cou à ce pseudo-enracinement et à ce simili-réalisme qu’on a appelé « l’indigénisme » et dont les grands noms furent le Péruvien Ciro Alegría, le Colombien José Eustasio Rivera, le Vénézuélien Rómulo Gallegos, et aussi, dans une moindre mesure, le Guatémaltèque Miguel Ángel Asturias. Féroce et polémique, Vargas Llosa – mais aussi Octavio Paz ou Carlos Fuentes, deux illustres Mexicains – n’assigne à la littérature d’autre fonction qu’elle-même. Tout le message – si message il y a – ou disons toute la leçon de Jorge Luis Borges est dans ce miroir que les Lettres tendent aux lettres, la littérature à l’alphabet, en fascinant Livre de sable. Bien entendu, malgré les réserves que nous venons d’émettre, sachons reconnaître à un Caillois et à un Larbaud le mérite majeur d’avoir considéré et fait considérer ces littératures-latino-américaines à l’égal et à la hauteur de toutes les autres. Même si l’on a pu juger leur attitude comme empreinte d’un certain ethnocentrisme, il n’y a pas vraiment chez eux de sentiment de supériorité : la culture hispano-américaine vaut bien celle de l’Europe, et un Drieu la Rochelle – qui précéda Roger Caillois dans les bras de madame Ocampo, peut légitimement estimer dans son Journal : « Ma Mme de Staël, ç’aurait été Victoria ».
17Eh bien ! il est temps pour nous de nous attarder à deux figures majeures d’une Amérique latine éprise de la France : Victoria Ocampo et Mario Vargas Llosa. Victoria Ocampo, une belle Argentine qui régna sur les Lettres de ce qu’on appelle le « Cône Sud », apparaît d’abord comme une amoureuse de la France, et ensuite, pour un Roger Caillois, comme « un des êtres auxquels je dois le plus ». Fille d’un riche estanciero argentin, Victoria Ocampo, née en 1891, découvre la France au cours d’un long voyage et séjour à Paris alors qu’elle n’a que cinq ans, mais ce souvenir ne la quittera jamais :
« L’alphabet où j’appris à lire était français, françaises la main qui m’aida à tracer les premières lettres et l’ardoise sur laquelle j’écrivis mes premiers chiffres… Depuis ces jours où je pêchais les grenouilles au Pré Catelan, la France a laissé une marque indélébile sur ma vie. »
18Mais qu’avait-elle cette femme qui fascina Drieu la Rochelle, Roger Caillois, André Malraux et René Etiemble, entre autres ? Ce dernier lui rendit hommage en ces termes : « Je l’aimais, et l’admirais. Cette très jolie femme et un très grand monsieur. » Nous retiendrons surtout qu’elle créa en 1931 la revue Sur qui fut un lieu d’échange entre l’Amérique et l’Europe, et qu’elle y publia le meilleur de l’intelligence française : Alfred Métraux, André Malraux, Drieu la Rochelle, Henri Michaux, Marguerite Yourcenar et tant d’autres… Mais c’est surtout Roger Caillois qui sera cher à son cœur et restera jusqu’à sa mort l’ami le plus fidèle, dont témoigne une abondante correspondance (Stock, 1997) ; elle écrira de lui : « Il avait 26 ans quand, au cours d’un hiver parisien, j’ai trébuché sur son intelligence, aussi évidente que sa maigreur. » Le beau ténébreux accédera auprès d’elle à la lumière de la Cité du Soleil – celle du pays de l’utopie à laquelle l’intellectuel français ne cessait de rêver. La guerre le surprend à Buenos Aires, il n’en bougera plus jusqu’à la fin du conflit, y publiant grâce à Victoria, ces cahiers trimestriels édités par la revue Sur et qui portent ce titre qui deviendra glorieux : Les Lettres françaises, avec dès 1941 des signatures aussi illustres que celles de Gide, de Malraux et de Supervielle. La revue paraîtra de juillet 1941 à juin 1947 et donnera la parole, entre autres, à Paul Valéry, Etiemble, André Breton, Saint-John Perse, Marguerite Yourcenar, Bernanos et Paul Benichou. Ces jeunes gens rêvaient de pont jeté entre les deux rives du Charco, eh bien ! la réussite fut éclatante et ne peut s’apprécier aujourd’hui que si l’on admet qu’il s’agit là d’un amour partagé.
19Figure primordiale est celle du Péruvien Mario Vargas Llosa, monstre sacré des Lettres latino-américaines, écrivain complet à l’écriture totalisante animé de la même ambition qu’il saura aimer et admirer chez les maîtres que furent pour lui Dumas, Flaubert et Victor Hugo. La France fut le pays désiré par le jeune Péruvien (né en 1936) qui y accéda à la force du poignet – et de la plume – en remportant à vingt-deux ans un prix de nouvelles accordé par la Revue française, prix qui consistait en un séjour d’un mois à Paris. Il réalisait en 1958 ce rêve qu’il avait choyé dans ses lectures de jeunesse : la bohème parisienne, le quartier latin, la mansarde, les cafés où souffle l’esprit… Cet homme, parce qu’il est le plus accompli des romanciers du moment, est un amoureux du xixe siècle français. Qu’on lise La tante Julia et le scribouillard, où il évoque sous la fiction ses propres émois adolescents, et l’on trouvera non seulement le rêve de la mansarde, mais aussi le rappel des cinq années vécues à Paris après son mariage ; on y trouvera aussi, à travers le personnage de Pedro Camacho le « scribouillard », le plus bel « idiot » de la littérature latino-américaine, un émule de Bouvard et de Pécuchet, les plus illustres scribes des lettres françaises. Vargas Llosa a toujours reconnu sa dette envers les inventeurs du réalisme dans le roman, et il est l’auteur de l’essai le plus pertinent qu’aucun étranger ait consacré à Flaubert : L’orgie perpétuelle, où le Péruvien reprend la phrase de Gustave à Mlle Leroyer de Chantepie écrite le 4 septembre 1858 : « Le seul moyen de supporter l’existence, c’est de s’étourdir dans la littérature comme dans une orgie perpétuelle. » Cette orgie de mots et de lettres que Vargas Llosa a su voir chez l’ermite de Croisset, il n’a cessé de la pratiquer dans une boulimie incroyable de livres de toutes sortes et d’une multitude d’articles. Homme de sagesse et homme de combat, chien fou de la politique et de la chose publique, ogre des lettres, toutes ces appellations ont pu convenir précédemment à ses vrais modèles : Alexandre Dumas (qu’il a lu et relu maintes fois), Victor Hugo (qu’il a préfacé en espagnol) et Gustave Flaubert (qu’il a si bien glosé). Mais aussi rappelons que, traducteur en français d’une seule œuvre dans son jeune temps, c’est un fameux texte qu’il choisit dans nos lettres : Un cœur sous une soutane de Rimbaud, texte emblématique qui peut expliquer bien des instances de son imaginaire. « Rimbaud le corrupteur », le nommera-t-il dans sa préface. Rappellera-t-on les autres préfaces éclairantes, les études consacrées à Bataille, à Restif de la Bretonne, à tant d’autres qu’il admira : successivement Sartre et Camus, mais aussi Raymond Aron et Jean-François Revel (qui est son ami). « Le Flaubert du Pérou », comme le surnomma pertinemment le critique littéraire Angelo Rinaldi, aime la France qui le lui rend bien quand, par exemple, un Pierre Combescot dans Les Nouvelles littéraires qualifie L’orgie perpétuelle de « lettre d’amour d’un romancier péruvien ». Oui, la France le lui rend bien qui traduit, diffuse et encense tous ses livres. De même que le piètre scribouillard de sa pièce Kathie et l’hippopotame fait trôner dans son cabinet d’écriture un buste de Victor Hugo, qui peut douter qu’un jour la tête de Mario Vargas Llosa ornera quelque bureau et quelque écritoire d’un quelconque scribouillard ?
20Après ces béatitudes et cette vision idyllique – et historiquement exacte – des rapports entre la France et l’Amérique latine, il convient d’aborder l’actualité, et de se lamenter sur l’état actuel et désastreux de la francophonie. Laissons parler d’expérience un randonneur de l’Amérique latine, des alliances françaises et des services culturels des ambassades. Si les rapports – excellents – entre la France et la Colombie relèvent surtout du commerce des armes et de la prévention du trafic de drogue, les liens qui rattachent la France et le Río de la Plata sont d’un ordre tout culturel et nous intéressent, donc, plus profondément. Ainsi l’ambassade de France à Montevideo subventionne une collection de livres traduits du français (aux éditions Trilce, créées par Annie Morvan et encouragées par Daniel Lefort, alors conseiller culturel, mentionnons la « colección Agapá », du mot grec signifiant « amour », justement) : ainsi a-t-on traduit et publié Molière, André Breton, Robert Pinget, Beckett, Robert Anthelme, et quantité d’ouvrages en sciences humaines. Il faut savoir que l’Uru guay offre la caractéristique essentielle d’avoir compté au début du siècle un tiers de sa population de langue française. Normal dans la patrie des trois grands Franco-Uruguyens : Lautréamont, Laforgue et Supervielle. En 1985 le retour de la démocratie s’accompagna aussi du rétablissement du français comme première langue étrangère obligatoire. Hélas ! depuis quelques années, le français ne l’est plus, le voilà devenu seconde langue étrangère et, du même coup, dans une dégringolade vertigineuse, loin derrière l’anglais. Le service de coopération linguistique et éducative de l’ambassade de France a établi en novembre 1992 un rapport tout à fait alarmant intitulé : « L’image de la France, de sa langue et de ses habitants ». Le constat est plutôt catastrophique. Voici quelques chiffres qui parlent d’eux-mêmes : quand dans les foyers uruguayens il existe quelqu’un parlant ou comprenant une langue étrangère, nous avons 32 % pour l’anglais contre 13 % pour le français (et certes seulement 3 % pour l’allemand, et 12 % à peine pour le portugais, alors que le Brésil est un pays limitrophe et que sa télévision y est omniprésente). L’image de la langue française est celle d’un « instrument apte à véhiculer une culture », alors que l’anglais est perçu « comme une langue utilitaire par excellence », et quand on sait de quel piètre poids pèse la culture dans le phénomène actuel de mondialisation, on comprend aisément que le français et la francophonie se trouvent désormais dans un ghetto. Si l’on interroge le public uruguayen sur l’opportunité de l’apprentissage d’une langue étrangère, 80 % se prononcent pour l’anglais 1re langue, et 38 % pour le français 2e langue, soit une minorité pour une langue minorisée. Et si l’on interroge les professeurs de français en Uruguay, le rapport indique que
« […] finalement, les professeurs sont pessimistes… Deux professeurs consultés sur trois pensent que dans les années à venir le nombre de personnes s’intéressant à la langue française sera considérablement plus bas. La concurrence de l’anglais et le manque d’appui officiel seraient à la base de ces expectatives pessimistes. La faible diffusion de la langue a été également mentionnée. »
21Ajoutons pour la petite histoire que lors de la dernière tournée – en 1998, l’année du « Mundial » – du président de la république française en Uruguay, la vraie vedette a été Michel Platini, qui accompagnait Jacques Chirac, et le prestige minuscule dont jouit encore la France dans les masses tient à la qualité de son football et surtout au fait que la France organise la plus grande fête du ballon rond. Mais si l’on cherche à scruter l’image de la France en Uruguay, le verdict est plutôt accablant comme l’indique, lapidaire, la conclusion du rapport : « La France : un pays hostile, fermé, élitiste, aristocrate, raciste, indifférent au monde, centripète. » Quant à la langue française elle apparaît « fortement caractérisée comme langue, langue difficile, inutile, spécialisée, pour peu de monde ». Lors d’un dernier voyage en Uruguay : dans l’avion, un père faisait réciter à son enfant les nombres en anglais : one, two, three… Tout est dit. Et qu’en sera-t-il de ces écrivains abondamment traduits et qui, tous, sans exception, comprenaient, lisaient et parlaient français, les Vargas Llosa, les Puig, les Donoso, les Onetti et les Cabrera Infante ?
22Mais quand tout le monde saura parler le « Basic Language » si utile pour se débrouiller sur les autoroutes de l’information, il y aura alors, peut-être, place pour la culture, et la France retrouvera ses droits… à condition qu’elle ne se soit pas outrageusement anglicisée à son tour. À quoi bon ajouter ces jérémiades aux légitimes inquiétudes du Haut Comité pour la langue française ? C’est, en fait, la culture qui entre au ghetto. La culture telle qu’elle s’est bâtie jusqu’ici, avec le livre et la parole pour supports. Va-t-on basculer dans l’aphasie et la barbarie ? Pas vraiment, mais il est à craindre que la tour d’ivoire guette ceux qui s’intéressent encore au roman, à la poésie, à l’échange épistolaire, au débat philosophique. Mais du moins d’une tour d’ivoire française à une « torre de marfil » latino-américaine on percevra sûrement pendant longtemps encore ces voix croisées, ces voix chaleureuses qui véhiculent l’amitié et l’amour. Et l’on guettera dans l’enthousiasme et la ferveur le retour des Caravelles…
Notes de bas de page
1 Titre d’un recueil poétique de Borges, publié en 1964.
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